• Lectures

    Bibliothèque de Gex

    Un torticolis et la chaleur = une boulimie de lecture;

    La nouvelle biographie de Mary Shelley par Cathy Bernheim. Un regard féministe sur l’auteur de Frankenstein.

    Puis à la bibliothèque municipale de Gex :

    Montaigne à cheval, biographie  de Jean Lacouture. Décidément, j’aime la lucidité, le courage de Montaigne.

    La Petite fille de monsieur Linh, roman de Philippe Claudel. Étrange !

    Un Médecin de campagne de Balzac (préface de l’historien de la ruralité, Le Roy Ladurie)

    Trois romans de Paul Guimard ; Les Faux frères, L’Ironie du sort. Le Mauvais temps. La France des années 60-70.

    L’Énigme du retour de Denis Laferrière. Retour en Haïti après trente années d’exil à Montréal pour fuir les Duvalier et les tontons macoutes. Belle écriture, tendre regard, une volonté de ne pas tricher avec la réalité.

    Ravel de Jean Echenoz.Superbe roman biographique. J’aime tellement Maurice Ravel, ses deux concertos, tout, à l’exception du Boléro qui me rase.

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  • Eclipse de lune.

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    Une dizaine de voitures stationnaient à l’entrée du sentier qui mène à la chapelle de Rianmont. Nous avons continué sur la route forestière avant de nous arrêter près du départ des parapentes. Dans la pénombre, il fallait veiller à pas se tordre les pieds et éviter les bouses de vache.

    Derrière nous la lueur du soleil dessinait encore les crêtes du Jura et devant nous des épinettes basses masquaient d’un rideau sombre la plaine du Léman. A l’heure annoncée, nous avons cherché la lune en vain. La colline de Rianmont nous la cachait peut-être.

    Elle a émergé des Alpes au-dessus des arbustes. Son grand disque orangé-rose se distinguait mal dans la brume de beau temps, mais il y avait dans le silence de la montagne, dans l’obscurité qui gagnait peu à peu la pente herbue sur laquelle nous étions assis, comme le déroulement d’une étrange cérémonie. Elle monta assez vite devenant plus distincte, bientôt rejointe par Mars, petit point étincelant sur sa droite. L’immensité de l’univers se déployait autour de nous, insondable.

    Les lumières de Genève au loin semblèrent alors dérisoires. Nous étions sur une surface qui basculait dans l’infini du ciel. On voyait très nettement le mouvement de la terre par rapport aux deux planètes. Nous n’étions plus que des petits êtres sans défense sur un radeau mouvant. Nous nous trouvions dans l’infini sidéral, en face du mystère de la vie. Par quel miracle la brise de montagne soufflait-elle, les grillons chantaient-ils, le sang circulait-il dans nos veines ?

    La terre semblait si fragile, mise en danger par la folie des hommes….

     


  • Autoportrait de Paris. Dany Laferrière

    Juste avant de partir, je suis allée rendre à la bibliothèque du 2d arrondissement le roman sur Paris,  dessiné et écrit à la main par Dany Laferrière. Il préparait alors son discours de réception à l’Académie Française (au fauteuil de Montesquieu et d’Alexandre Dumas). Vivant à Montréal et à Miami, cet écrivain d’origine haïtienne s’était installé dans le quartier de la gare de l’Est pendant quelques mois pour s’imprégner de la vie locale. Il n’a pas dû y côtoyer beaucoup d’autochtones, mais il semble en avoir savouré la diversité. J’ai apprécié son regard neuf et généreux sur ma ville. Je l’ai lu de bout en bout, ce qui est méritoire, car écrit dans tous les sens, il se lit dans tous les sens.

    Je me suis rappelé l’avoir salué d’un sourire à la réception qui clôtura le Salon de Genève de 2016. L’ayant  plusieurs fois entendu à la radio ou vu à la télévision, j’avais apprécié son langage structuré, son absence de prétention,  mais je n’avais rien lu de lui. C’est pourquoi malgré un évident intérêt réciproque, j’avais préféré ne pas insister. J’avais aimé son regard curieux et bienveillant, l’élégance de sa haute taille, une distance polie peut-être inhérente à sa situation d’intellectuel descendant d’esclaves devenus notables avant les horreurs de Duvallier.

    A la lecture de cet Autoportrait de Paris, au dessin un peu naïf, au ton légèrement désuet à la mode de Woody Allen dans Midnight Paris, j’ai reconnu un regard familier, une complicité, une saveur un peu brouillonne qui s’apparentent à mes propres déambulations et j’ai regretté de n’avoir pas franchi à Genève une distance qui m’était tout de même restée sur l’estomac.

    A la réflexion, c’est probablement mieux ainsi. Pourquoi chercher à rencontrer un auteur alors qu’il offre le meilleur de lui-même dans ses livres ? Ce n’est pas avec quelques phrases maladroites qu’on peut miraculeusement réactualiser un dialogue construit au fil des pages. Il en est des amitiés littéraires comme de beaucoup d’autres ; à distance, elles n’en sont pas moins réelles.


  • La coupe du monde de foot

     

    Événement démesuré qui remplit les stades de dizaines de milliers de supporters surexcités et met des milliards de téléspectateurs en transe. Quand vous lirez ces lignes, tout sera terminé. Pourquoi, cette année,  ai-je été aspirée d’abord sur mon Smartphone à l’atelier, puis à la télévision par les matchs de quart de finale sans pouvoir y échapper ? Pourtant, on m’écorcherait vive que je refuserai d’entrer dans un stade bondé.

    J’avais deviné le match nul de la France contre l’Argentine à l’atmosphère suspendue qui régnait sur la rue de Montmartre, haut lieu des écrans dans les cafés. Des foules sont agglutinées dedans, dehors, partout et se mettent à crier, gigoter, hurler de joie en cas de victoire. Les motos pétaradent, les voitures klaxonnent dans une liesse qui dépasse tous les bonheurs du monde. Les larmes coulent, les défaites personnelles sont oubliées.

    Une heure avant la demi-finale, j’étais dans le métro. Une foule de jeunes débarqués de la banlieue, des milliers de touristes airbnb prenaient d’assaut les rames pour se rendre place de l’Hôtel de Ville ou retrouver des copains. Le conducteur avait probablement reçu des consignes, il exigeait qu’aucun pied ne dépasse de la ligne de sécurité. Nous avons mis quatre fois plus de temps que d’habitude pour atteindre les Halles. Les garçons de café y organisaient des surfaces de fan-clubs et sortaient de longues banquettes sur le trottoir.

    J’ai vite acheté de quoi dîner et je me suis installée devant mon téléviseur. Oui, pourquoi ? Ces joueurs sont souvent beaux, font preuve d’une étonnante intelligence tactique, d’une exceptionnelle endurance, d’un sens remarquable du groupe, les différences de couleurs de peau s’estompent. Quand ça rate, ils n’en reprennent pas moins leur course et quand ça marche, but…t.t,  ils se sautent dessus s’embrassent avec frénésie. Magnifique ! De quoi retrouver son optimisme vis à vis de l’humanité tout entière, malgré les guerres et leurs atrocités, malgré la misère, la souffrance et le désespoir. Une parenthèse de gloire pour les vainqueurs.

    Et pourtant, j’ose avouer que cet immense fourbi me gène. Ce n’est qu’un jeu, juste de quoi mettre un peu d’émotion dans nos vies programmées, alors, pourquoi cette inquiétude ? ..

     


  • Mars sur Allier, suite et fin.

    Puis nous avons suivi la lisière de vastes champs de maïs. Jacqueline nous expliqua qu’ils étaient cultivés par son neveu Marc. Notre petit-cousin gère une grosse ferme d’élevage de Charolais. Il pratique l’agriculture raisonnée, c’est-à-dire qu’il produit la totalité de la nourriture destinée à ses vaches sans engrais ni herbicides. Les tiges et les feuilles couleur vert émeraude s’épanouissaient à l’aise sur les terres humidifiées par la rivière.

    Ça et là, des drapeaux américains claquaient dans la bise pour commémorer l’existence d’un grand hôpital de campagne (10 000 à 40 000 lits) installé à Mars sur Allier de 1918 à 19. Il n’en reste à peu près rien. Après l’entrée en guerre de l’Amérique, on y a soigné les maladies infectieuses, diphtérie, typhoïde, etc., attrapées sur le front, fixé des atèles sur les fractures des membres et des mâchoires, soigné les dégats ophtalmologiques.

    Pendant le déjeuner (un délicieux rôti de bœuf cela va de soi, salade de la voisine, framboises du jardin). Jean-Guy, mon cousin  qui a passé la main à son fils Marc il y a une bonne quinzaine d’années et son épouse Corinne nous ont évoqué le travail d’agriculteur. Passionnant ! Il évoquait tout particulièrement le progrès apporté par les alarmes installées dans les chambres à coucher des exploitants. Je n’en ai pas très bien compris le fonctionnement, mais des caméras détectent les mouvements des bêtes et permettent ainsi d’échapper aux rondes de nuit durant la période de vêlages. En partant, nous avons longé les vastes bâtiments de stabulation, vides pendant la belle saison et j’ai regardé d’un tout autre œil les innombrables vaches qui parsemaient les près. Ils nous en avaient parlé comme si elles faisaient partie de la famille.

    L’arrivée à Paris dans les embouteillages de l’autoroute, puis au milieu des immeubles et des trottoirs me parut surréaliste. C’est un peu éberluée que je me suis engouffrée dans le métro afin d’éviter à Yves de se coltiner le centre encombré de la capitale.


  • Le chemin des cigognes

    Pèlerinage avec mon frère Yves à Mars sur Allier, le village de mes grands-parents. J’y suis née durant l’invasion allemande. Nous y avons ensuite passé les vacances avant de pouvoir regagner notre maison du bord du Léman, une fois la guerre terminée.

    Ma cousine Jacqueline et son mari François, les actuels propriétaires, nous ont accueillis pendant deux jours avec grâce, attentifs à nos souvenirs dans cette belle et vaste maison du XVIIIe siècle, au milieu des champs, à l’ombre d’un grand châtaignier. Presque inchangée à l’extérieur, modernisée à l’intérieur pour recevoir enfants et petits-enfants, elle a conservé son âme d’autrefois. Ce fut deux jours sereins en pleine nature, habités de réminiscences.

    Nous nous sommes rendus le matin à la rivière où mon frère et moi avions des souvenirs de baignades heureuses, de grèves lumineuses et de bancs de sable. À pied comme autrefois, les deux kilomètres qui me paraissaient interminables furent un plaisir, peut-être parce que mes jambes ont eu le temps de grandir et que j’étais plus attentive aux prairies,  aux envols des cigognes, aux alarmes des oiseaux, au château de Vallière, à son parc et à son étang longés avant d’arriver à la clairière au-dessus de l’Allier. Nous avons descendu le sentier, impatients de retrouver les grèves.

    L’Allier avait débordé, l’eau les recouvrait et montait jusqu’à la végétation. Il fut tout juste possible de prendre quelques photos en veillant à ne pas glisser sur la terre mouillée. Nous l’avons longée par le Chemin des cigognes, un sentier aménagé au milieu d’une végétation volontairement laissée à elle-même. Dans le fouillis des broussailles et des arbres morts, les oiseaux s’en donnaient à cœur joie. Après avoir traversé par  des passerelles en bois plusieurs bras marécageux de la rivière, nous avons débouché sur une prairie recouverte de hautes herbes sauvages, un paradis pour les cigognes venues y nicher depuis l’Afrique. Belle et rare impression de nature intacte.

    (à suivre)


  • Défilé du Village Suisse (suite et fin)

    Je ne m’attendais certes pas à un défilé Lagerfeld, je fus cependant surprise de voir surgir le premier mannequin bientôt suivi de ses semblables habillés comme la plupart des jeunes dans le métro. S’y ajoutait une petite touche d’excentricité, comme s’ils avaient pioché au hasard dans leurs placards un jean effiloché, un petit haut râpé, un tee-shirt pendouillard ou une jupette déformée par l’usage, pour les juxtaposer avec une négligence revendiquée. Les filles perchées sur des talons hauts comme des buildings, les garçons en baskets blanches larges comme  des paquebots marchaient d’un pas tranquille sur le tapis noir, sans se dandiner comme sur les podiums de haute couture. Le présentateur nous expliqua que nous assistions à un défilé de jeunes créateurs et qu’il s’agissait là d’une mode à la portée de tous, dénuée de toute contrainte.

    Les mannequins blacks, blancs, beurs n’avaient pas grand-chose de commun avec la clientèle habituelle des antiquaires ! Ils s’arrêtaient pour prendre la pose devant les photographes et revenaient, le regard vide, jusqu’à leur point de départ.

    Le présentateur annonça un second jeune créateur. Ce fut toute autre chose. Les mannequins étaient les mêmes, les filles pas toujours aussi minces que dans les grands défilés, les garçons noirs et musculeux. Les robes et les costumes en ors, blanc et rouge vif flashaient dans la lumière des coursives. Les filles en cuissardes et les garçons en gants rouges, les tissus satinés éclatants de blancheur, les ors qui scintillaient  exprimaient la vitalité de son créateur Zaady, Belge d’origine africaine. Un optimisme qui faisait plaisir à voir. Il eut beaucoup de succès. Photos et buffet, il régna ce soir-là sur le Village Suisse une ambiance tout à fait inhabituelle !

    Le défilé reprit le lendemain et je ne pus m’empêcher d’aller y faire un tour. Comme il n’y avait plus de place pour s’asseoir, je n’y fis pas de vieux os. Juste le temps de voir une succession de sportwears et maillots de bain. Comme il est étrange de voir des corps dénudés dans un contexte urbain ! Les peaux semblent sortir du lit. Suivit une présentation de robes chics en dentelle noire, connotée orientale. On y retrouvait cette même vitalité et cette même créativité en provenance des banlieues. On ne pouvait qu’apprécier et admirer l’immense travail fourni, mais le public n’était pas celui des défilés et je ne pus m’empêcher de trembler, peut-être à tort, pour l’avenir de ces jeunes créateurs.


  • Défilé au Village Suisse

    Alors que je peignais des personnages au bord de l’eau, le boum-boum caractéristique des baffles de rue s’infiltra jusque dans mes neurones et perturba mon pinceau. La tête en bouillie, je voulus savoir combien de temps ce vacarme allait durer. Je partis en exploration vers le Champ-de-Mars, lieu privilégié de fêtes et de démonstrations en tous genres. L’esplanade était vide. Revenue sur mes pas et guidée par le bruit, je m’introduisis dans les coursives du Village Suisse, en face des fenêtres de l’atelier. Une grosse voiture américaine des années 50 trônait à l’entrée comme un énorme bonbon rose. Sur son capot, deux pin up du même âge posaient, l’une d’elles avec un yorkshire dans les bras. Plus loin, un tapis noir courait le long de la travée centrale, protégé çà et là par d’épais cordons rouges maintenus par des plots dorés. Un photographe, de très haute taille, cheveux en catogan se dirigea vers moi et se fit un plaisir de me renseigner. Un défilé de mode se préparait pour animer les boutiques d’antiquaires.

    – Bonne idée ! Le Village Suisse a tendance à s’endormir. Autrefois, il y avait foule, maintenant, c’est le désert, lui dis-je.

    – Pour quelle raison, selon vous ?

    – Je ne sais pas trop ! Peut-être qu’aujourd’hui les jeunes ne s’intéressent plus aux vieilles choses et préfèrent mettre leur argent dans des voyages. …Il n’y a plus de place chez les vieux.

    En y réfléchissant, ces réflexions n’étaient pas tellement pertinentes, puisque les Puces de Saint-Ouen font le plein. Serait-ce dû à l’univers crépusculaire des boutiques dans lesquels de vieux routiers vous accueillent avec des airs d’un autre âge ?

    – Vous devriez rester. Cela pourrait vous intéresser, dit-il fort gentiment.

    Une petite foule patientait sur des rangées de chaises de part et d’autre du tapis. Il n’y avait plus de place. Je m’assis sur l’une d’elles marquée « réservé » :

    – Elle est réservée pour moi, dis-je en riant aux femmes déjà assises, manifestement des antiquaires, vêtues de tailleurs genre Chanel. Elles sourirent du bout des lèvres. Et dans un bruit assourdissant, le défilé commença.

    (à suivre)


  • Dans l’autobus.

    Samedi après-midi. Foule dans Paris, les touristes ont oublié le Bataclan et sont revenus plus nombreux qu’auparavant.

    Je décide de me risquer vers le quartier de Beaubourg pour aller voir l’exposition Taulé, avec l’espoir de rencontrer le propriétaire de la galerie, Thierry Schwab. Son père, Marc Fontenoy, écrivait des chansons à succès dans les années 50 :  Le Petit train, La Petite diligence, les Bohémiens… C’est ainsi qu’enfant, il a vu passer chez lui des chanteurs comme André Claveau et Tino Rossi, plus tard Dalida et même Sylvie Vartan. J’aime son sourire heureux lorsqu’il évoque ses souvenirs, la liberté et la fantaisie qui régnaient alors chez ses parents. Son père, né en Russie, avait fui la révolution bolchevique.

    Le 29 vient de quitter l’arrêt et je fais des grands signes. Immobilisé au feu rouge, son conducteur m’ouvre la porte.

    – Comme c’est gentil ! Je crains de devoir attendre le suivant.

    Vingt cinq-trente ans, il me sourit :

    – Non, il est juste derrière. C’est le précédent qui est loin.

    – Pourtant vous venez de Saint Lazare, à deux pas.

    Il a un geste évasif :

    – J’ai été retenu…

    Et il ajoute :

    – Il y avait du monde.

    Il continue, comme s’il me confiait le résultat d’une longue méditation :

    –  Il y a trop de monde sur terre !

    Je lève la tête. Beau garçon, type maghrébin ou quelque chose comme ça. Je réponds :

    – En France, on n’en fait pas tant que ça. 2 ou 3.

    – 2,3, me répond-il.

    Un peu étonnée de la précision, je m’apprête à poursuivre, lorsque je m’aperçois que j’ai dépassé l’arrêt de la rue Quincampoix.

    – Oh, excusez-moi. Est-ce que je peux descendre ?

    C’est strictement interdit. Le risque de se faire faucher par une voiture sur la droite n’est pas négligeable. Mais gentiment, il obtempère et je descends par l’avant.

    Avant que la porte se referme, je me retourne et je lui crie :

    – En tous cas, moi, je ne peux plus en faire !

    Son visage se fend d’un large sourire et il lève un pouce approbateur.


  • Poésies d’Henri Michaux. Philomuses.

    Poésies d’Henri Michaux  par le comédien Eric Verdin.  Dialogue avec Poullenc, Fauré, Messian… A la flûte, Kouchyar Shahroudi, au piano, Maria-Carmen Barboro.

    Mon professeur de français Jacques Reynaud, lui-même poète avait une passion pour Henri Michaux. Je m’étonnais du contraste entre la voix forte et grave du « grand Jacques » et ce nom de Plume qui semblait s’envoler dans les airs. Il est vrai que notre professeur, également homme de théâtre et metteur en scène pouvait nous lire le rôle de Camille, la candide et rouée jeune fille de 18 ans  d’On ne badine pas pas avec l’amour, avec une vérité stupéfiante. Imaginez-le debout devant sa classe, taille élevée, cheveux blancs, allure à la De Gaule détaillant avec finesse et légèreté les répliques de Musset…

    Jeudi dernier, la musique française se mariait à merveille avec la fluidité et l’humour des poésies d’Henri Michaux dont l’acteur sut proposer une structure qui m’avait un peu échappé.

    Impossible de résister au plaisir de vous faire partager celle-ci :

    Bonheur bête (1935)

    Quand donc pourrai-je parler de mon bonheur ?
    Il n’y a dans mon bonheur aucune paille, aucune trace, aucun sable.
    Il ne se compare pas à mon malheur (autrefois, paraît-il dans le passé, quand ?).
    Il n’a pas de limite, il n’a pas de…, pas de. Il ne va nulle part. Il n’est pas à l’ancre, il est tellement sûr qu’il me désespère. Il m’enlève tout élan, il ne me laisse ni la vue, ni l’oreille, et plus il… et moins je…
    Il n’a pas de limite, il n’a pas de… pas de.
    Et pourtant, ce n’est qu’une petite chose.
    Mon malheur était beaucoup plus considérable, il avait des propriétés, il avait des souvenirs, des excroissances, du lest.
    C’était moi.
    Mais ce bonheur ! Probablement, oh oui, avec le temps il se fera une personnalité, mais le temps, il ne l’aura pas. Le malheur va revenir. Son grand essieu ne peut être bien loin. Il approche.

    Illustration : encre de Chine d’Henri Michaux.