En effet, après un discours du ministre sur la nécessité d’une ouverture, la journaliste, une femme d’une cinquantaine d’années au caractère affirmé, prit la parole pour évoquer un sujet sensible. Évoquant l’absence de dénazification en RDA, contrairement à la RFA, elle exprima son inquiétude sut le corps enseignant, en majorité composé d’anciens nazis. Le ministre répondit qu’après la guerre, l’urgence avait été de remettre le système éducatif en fonctionnement. En réalité, la même question avait été posée à Conrad Adenauer à l’ouest et sa réponse avait été plus pragmatique. Il ne restait plus assez d’hommes en vie après la guerre pour pouvoir faire la fine bouche.
La journaliste poursuivit. Elle se débrouilla en y mettant les formes pour poser des questions dérangeantes. Cette situation ne convenait-elle pas à un gouvernement inféodé à l’URSS ? Un ancien soldat nazi pouvait se convertir en enseignant efficace de l’idéologie soviétique. À ce genre de questions gênantes, les autorités de RDA répondaient invariablement en vantant les mérites d’une éducation de valeur accordée à tous, contrairement à l’occident et à sa démocratie inégalitaire. Si les plus âgés restaient encore hésitants sur l’idéologie marxiste, les plus jeunes en reconnaissaient davantage le prix : l’arbitraire et l’absence de liberté. Nous savions que la Savac était une des plus cruelles polices du bloc communiste.
Il planait sur l’assistance un flottement qui frôlait l’hostilité. Cependant, les autorités, mandatées au plus haut niveau, ne pouvaient pas laisser échouer leur mission : cette fameuse reconnaissance diplomatique de la RDA. On se réfugia dans l’humour lequel, après tout, peut constituer une passerelle efficace dans beaucoup d’incompréhensions mutuelles. A cet égard, nos aînés en vieux briscards étaient des plus habiles.
(à suivre)






Je me suis retrouvée dans une caverne d’Ali Baba, devant une flopée de chefs d’œuvre anciens, renaissance italienne, flamands, allemands, espagnols, français, que la guerre avait isolés du monde occidental. Et j’ai déambulé des heures, me nourrissant de ce que le passé européen pouvait m’offrir de plus admirable, de plus puissant, pensive devant une œuvre, interrogative devant une autre. Je me suis arrêtée longuement devant la Saskia à l’œillet de Rembrandt, bouleversée par son humanité, par cet œillet fragile tendu par la jeune femme vers le peintre, comme si je puisais à la source de mon existence.
Il s’y mêlait le sentiment étrange que cette armée soviétique sans contact avec la population la protégeait des remous de l’existence. Elle contribuait à un bien-être socialiste dont l’absence d’initiative semblait appréciée par nos interprètes et le personnel du restaurant, par les professeurs de l’école et les responsables qui guidaient nos pas. Qu’en était-il des Allemands de base ? Devant la fenêtre de l’hôtel, j’avais observé le manège des ouvriers sur le chantier d’un immeuble en construction. Un simple plateau en bois montait les matériaux par l’intermédiaire d’une poulie datant de Mathusalem. Des planches servaient de plateformes branlantes à des va-et-vient dont la lenteur et la nonchalance avaient quelque chose de surréaliste. J’aurais pu y découvrir le paradis des travailleurs, si je n’avais remarqué que rien ne fonctionnait dans ma chambre d’hôtel, ni la robinetterie, ni l’électricité et que le papier peint était posé à la va-comme-j’te-pousse.
Comme toujours à la traîne par rapport au groupe, je me sentis tirée par la veste. Un étudiant m’incita à me glisser derrière la porte que nous franchissions. Entre deux casiers, il tira un carton à dessin. Comme s’il dévoilait le diable ou le saint sacrement, il me montra des fusains sur papier léger. Ils étaient inspirés de l’expressionnisme allemand de Beckmann. Je n’eus que quelques secondes pour les regarder, l’étudiant referma vivement le carton et me fit signe de rejoindre le groupe. J’avais pensé qu’il me demandait des magazines occidentaux. Il n’en était rien. Le jeune homme au visage tourmenté revendiquait son identité allemande, sa liberté de s’exprimer librement. Avec le recul, je devine qu’on lui aurait pardonné de détenir les fameuses revues, mais qu’il risquait beaucoup plus à revendiquer sa résistance à l’idéologie soviétique. À cette époque, la Stasi, de triste mémoire, enfermait, torturait et éliminait pour moins que ça. Il m’arrive de repenser à mon inconscience quant aux déterminations de la RDA et au courage de ce garçon. Je demeure cependant assez fière de lui avoir ouvert, par mon regard et sans le vouloir, une petite fenêtre dans l’univers quasi carcéral de son école. Aujourd’hui que le rideau de fer est tombé, que les deux Allemagne sont réunies, se souvient-il de cette rencontre ?