• Autour du lac (suite 2)

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    La pouliche s’écarta, à la fois surprise et fataliste. Elle rejoignit son poulain qui en profita pour chercher les mamelles. Et j’entendis une voix sortir d’un casque de moto :

    – C’est une mule !

    À ma droite, appuyée sur un pied, une petite femme assise sur un vélo de course incliné regardait la scène d’un oeil intéressé. Je m’étonnai :

    – Comment serait-ce possible ? Il n’y a d’âne ici.

    – Et pourtant oui.

    Je me rappelais maintenant avoir vu un baudet ventru et placide sur la butte à côté des écuries. Je m’étais même demandé s’il préfigurait des promenades pour les enfants ou s’il servait de compagnie aux chevaux, dont chacun sait qu’ils détestent la solitude.

    – Les lads ne se sont pas méfiés.

    Je regardais la cycliste avec d’autant plus d’attention qu’elle paraissait liée à la scène qui se déroulait dans les enclos. Sous le gros casque lisse, noir et brillant, j’aperçus un petit visage ridé et boucané, la soixantaine dépassée, des cuisses et des mollets fins et musclés, des bras minces brunis par le soleil qui prolongeaient une tenue de cycliste digne du Tour de France, combinaison bigarrée de publicités moulant un corps svelte dont l’ardeur semblait avoir nié l’usure du temps.

    Voyant mon regard interrogatif, elle m’avoua qu’elle habitait la région depuis des décennies et qu’elle avait assisté à l’évolution du lac. Je ne pus m’empêcher de lui dire :

    – Le bâtiment en construction me parait un peu grand et surtout trop près du lac.

    – Ce sera un hangar, un manège pour les chevaux.

    – Celui qui borde le bois ne suffisait pas ?

    Elle ne répondit pas directement et continua :

    – … préférable à ce qui était projeté !

    Constatant mon ignorance, elle précisa :

    – Un grand ensemble immobilier.

    Je comprenais alors pourquoi des bulldozers avaient asséché les marais l’automne précédent, dans un remue-ménage hors de proportion avec le terre-plein d’aujourd’hui !

    – Il a bien failli se réaliser, mais une association s’est formée pour protester ! Ça n’a pas été facile, car la société du champ de courses qui loue le terrain n’est pas en bons termes avec la Mairie…

    Une vision de désolation surgit rétrospectivement devant mes yeux. Des immeubles à quatre étages avec balcon tout le long du marais, depuis le parc d’attractions jusqu’au champ de courses ! Sûr qu’ils auraient vite trouvé acquéreurs à des prix astronomiques ! À deux pas de Genève, avec vue plein ouest sur le lac, le Jura et les Alpes, à l’écart de la circulation. Le rêve !

    Devant mon regard atterré, elle évoqua le lac d’autrefois et nous avons partagé des souvenirs communs, moins par nostalgie que par révolte contre les dégradations dont il faisait l’objet. Son charme semblait irrésistiblement attirer les prédateurs. Puis, nous nous sommes séparées à regret, complices et amies. Elle a enfourché son vélo et je suis retournée à mes chevaux.
    (à suivre)

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  • Autour du lac (suite 1)

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    Mais ce jour-là, de gros nuages sur le Jura nous incitèrent à la prudence et nous sommes retournés nous dégourdir les jambes autour du lac, sans espérer une de ces petites aventures savoureuses qui égrenaient autrefois nos déambulations. Chacun s’applique désormais à pédaler, à aligner d’impeccables foulées, les chiens à courir, les enfants à relancer leur trottinette, les bébés à sommeiller dans leurs poussettes, les femmes à accompagner leur marche élastique d’un caquetage incessant, spectacles sympathiques et dynamiques, mais sans surprise.

    Un chantier ayant momentanément épargné deux petits enclos en retrait, l’un d’eux attira mon attention. J’ai laissé Gilles poursuivre sa marche, et j’ai traversé le bitume, intriguée par une petite jument grise qui ressemblait à Grisette évoquée dans une précédente chronique. En tenant compte du temps écoulé, elle pouvait être sa fille.

    La courbure de son nez, la couleur de sa robe, sa robustesse me rappelaient Grisette, le pauvre animal chétif transformé en princesse arabe par la grâce et les soins d’une jeune propriétaire passionnée. Mais n’y connaissant rien aux généalogies équines, je me contentai de remarquer à ses côtés un drôle de poulain qui tenait plus de l’âne que du pur-sang, longues oreilles, long museau et petit corps. Que faisait-il donc à côté de cette pouliche folâtre ? Le poulain s’approchait, cherchait les mamelles et se voyait repoussé sans ménagement à coups de museau agacés. Juché sur de longues pattes, il trébuchait et s’écartait sans protester, avec l’intention de recommencer aussi souvent qu’il lui plairait. Ce petit jeu fut interrompu par l’arrivée dans le deuxième enclos électrifié de deux grands chevaux à la robe rouge sombre.

    Les lads après avoir détaché les longes et refermé la porte s’éloignèrent d’un pas affairé, laissant les étalons se délecter d’herbe grasse. Ils broutèrent avec l’élégance de qui ne veut pas se jeter sur le buffet, tout en s’approchant négligemment de l’enclos de la jument. Celle-ci renvoya le poulain d’un coup de dent et s’éloigna des nouveaux arrivants, comme pour jauger la situation.

    Les chevaux immobilisés à quelques centimètres de la clôture électrique broutaient avec nonchalance, partagés entre les saveurs de leur repas printanier et les effluves provenant de l’enclos voisin. Ils relevaient la tête et tendaient les yeux vers la petite jument, laquelle avec l’air de ne pas y toucher s’approcha à son tour de la clôture. Le poulain semblait avoir compris qu’il valait mieux s’écarter pour le moment.

    La pouliche se fit câline. Elle effleura des lèvres la bouche d’un des étalons qui lui répondit par des caresses, joue contre joue. Légère et gracieuse, elle poursuivit des avances que le grand cheval acceptait avec une tranquillité d’autant plus étonnante que c’était son compagnon qui commençait à bander. La petite jument dans un élan joyeux se dressa sur ses pattes pour frotter sa robe soyeuse au grand corps musculeux. Une violente secousse les sépara avec la soudaineté de l’éclair. Ils avaient sauté d’une dizaine de centimètres, comme repoussés l’un de l’autre par la foudre.

    (à suivre)

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  • Autour du lac

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    Il y a plus de quarante ans, le lac de Divonne fut creusé sur un espace marécageux en échange de l’exploitation de sa gravière par la société qui construisait l’autoroute Genève-Lausanne. Nous l’avons donc connu à ses débuts.

    Comme il a changé ! Ce petit lac de trois kilomètres de pourtour évoquait quelque lac nordique perdu dans les marais. Le champ de courses au sud et le petit hôtel-résidence à l’ouest ajoutaient un charme étrange à sa surface irisée reflétant les humeurs du temps. Il y avait et il y a encore quelque chose de paradisiaque à nager entre les montagnes à l’ouverture matinale de sa petite plage. Une bergeronnette vous salue en trottinant sur le sable, des hirondelles vous frôlent en rase-mottes et des libellules aux ailes chatoyantes forment par paires des cœurs mobiles qui tressaillent au ras de l’eau.

    Nous pensions sa beauté inaltérable, berges plantées d’essences diverses comme une couronne protectrice, une petite île interdite aux humains fourmillant d’espèces sauvages, d’oiseaux migrateurs. Combien de fois avons-nous fait le tour de ce petit lac, dans un sens ou dans l’autre, selon que nous préférions l’éloignement des Alpes ou la proximité du Jura ?

    La première atteinte fut portée par une ligne de pylônes installée à la frontière suisse, rappelant les contingences d’aujourd’hui et les nécessités d’approvisionnement en électricité du grand anneau du CERN, Centre Européen de Recherche Nucléaire. Ses câbles avaient été enterrés dans des zones plus urbanisées. À l’époque, il était difficile de s’en offenser puisque beaucoup d’entre nous y travaillaient.

    Puis une boulimie de parkings vint bitumer de quoi garer plus d’un millier de voitures près du champ de courses, près de l’aire de pique-nique à peu près déserte, près du bois et de son acrobranche. Par une sorte de nécessité, cette frénésie s’amplifia d’année en année. La seule portion intacte du côté de la douane fut investie cet hiver.

    Il y a une dizaine d’années, la municipalité construisit un vaste centre culturel sur sa rive nord. L’architecture n’est pas vilaine, même plutôt belle, piliers blancs, bois, verre, et cuivre reflétant les montagnes. On devine que cet emplacement lacustre fut choisi comme un écrin à la créativité de son concepteur, mais ce bâtiment par sa taille réduisit le lac à l’échelle d’une mare à canards.

    Notre lac, désormais urbain, n’est plus vraiment ce bijou de nature à l’écart des constructions, qui permettait au regard de se perdre dans la verdure, de glisser sans entrave vers les Alpes et le Mont Blanc, de parcourir les crêtes du Jura sous l’immensité du ciel.

    Le but fut atteint. Si l’espace culturel est peu utilisé, le lac devint un centre de loisirs fréquenté. Des lampadaires ont eu raison de la douce obscurité qui accompagnait nos promenades nocturnes, des potences à intervalles réguliers arborent des concours de photographies ou des annonces culturelles. Un parcours Vita incite à se pendre, à étirer jambes et bras, à faire des pompes. Des foules de joggeurs arpentent ses berges d’un pas élastique ou fatigué. Vélos, rollers, trottinettes, vieillards désireux de ne pas se rouiller, poussettes, chiens qui cavalent à côté de leur maître à bicyclette, tous tournent inlassablement autour de sa surface sur laquelle filent des skifs au rythme régulier des rameurs. Et je crains l’installation d’une sonorisation fixée sur les potences, destinée à combler ce silence qui m’enchante, mais qui angoisse le monde moderne.

    Nous l’avons déserté au profit de balades dans la montagne où l’on entend chanter les mésanges, les sittelles, les merles et qui offrent à l’arrivée le spectacle bleuté des Alpes et du lac Léman.

     

    (à suivre)

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  • Cours de yoga

    [et_pb_section admin_label= »section » transparent_background= »off » background_color= »#ffffff » allow_player_pause= »off » inner_shadow= »off » parallax= »off » parallax_method= »off » custom_padding= »0px||0px| » padding_mobile= »off » make_fullwidth= »off » use_custom_width= »off » width_unit= »on » make_equal= »off » use_custom_gutter= »off »][et_pb_row admin_label= »row » make_fullwidth= »on » use_custom_width= »off » width_unit= »on » use_custom_gutter= »off » custom_padding= »0px||0px| » padding_mobile= »off » allow_player_pause= »off » parallax= »off » parallax_method= »off » make_equal= »off » parallax_1= »off » parallax_method_1= »off » column_padding_mobile= »on »][et_pb_column type= »4_4″][et_pb_text admin_label= »Texte » background_layout= »light » text_orientation= »left » use_border_color= »off » border_color= »#ffffff » border_style= »solid » custom_margin= »15px||| »]

    Comment ne pas être épatée par les femmes de mon âge qui pratiquent le yoga ? L’une que j’avais connue voûtée se redresse, l’autre qui économisait ses mouvements s’agite en tous sens, cette autre, dépressive, retrouve un pas élastique et beaucoup redécouvrent le goût de plaire. L’une d’elles à plus de soixante-dix ans m’a récemment présenté son nouvel amant. Vous comprenez pourquoi je suis partie à la recherche de cette cure de Jouvence avec l’espoir insensé de freiner « du temps l’irréparable outrage ».

    On m’avait fait l’éloge du « hatha » yoga. C’est ainsi que j’ai fini par atterrir un samedi après-midi au gymnase Léopold Bellan, lequel dépend de ma mairie. J’avais droit à un essai avant de me lier pour six mois.

    J’arrivais une heure trop tôt. J’en profitais pour obtenir quelques renseignements. Les gardiens qui discutaient paisiblement dans le hall me regardèrent d’un œil circonspect et me conseillèrent de m’orienter plutôt vers de la gymnastique douce pour « senior » ou encore vers de l’aquagym. Je ne voyais guère de différence avec le yoga dont la figure principale consiste à méditer immobile, mains jointes au niveau du cœur.

    Quand je suis revenue, les participants étaient déjà montés à l’étage, mais le cours n’avait pas encore commencé. Je pensais voir une vingtaine de personnes d’un certain âge papotant gentiment avant le démarrage. Quelle ne fut pas ma surprise de découvrir une vaste salle remplie à ras bord d’une centaine de matelas sur lesquels des jeunes gens levaient les bras en l’air, se penchaient, plongeaient, rampaient, s’étiraient, levaient le derrière, se redressaient dans un mouvement reptilien qui devait certainement nécessiter une solide musculature. J’allais reculer lorsqu’une femme d’une quarantaine d’années s’approcha :

    — C’est la première fois que vous venez ?

    — Oui, mais je crains que ce ne soit plus de mon âge !

    — Mais si ! Vous ferez ce que vous pourrez.

    Elle me dirigea vers un petit coin encore libre. Le temps que je change de tenue à l’abri d’une des tables de ping-pong poussées vers les fenêtres, je vis entrer le professeur.

    Une onde avait traversé la salle de part en part. Cheveux poivre et sel, pas très grand, moyennement musclé, des yeux à la fois perçants et impassibles sur un visage buriné, il avait passé la soixantaine. Son short au genou laissait apercevoir des mollets fermes et des chevilles charpentées. La jeune femme vint lui dire un mot. Il se fraya un chemin, se plaça à ma gauche et me convia à l’imiter. Il tendit les bras en l’air, se plia, lança une jambe en arrière, puis l’autre, etc. Bref, les mouvements que la centaine de jeunes déclinait dans un silence absolu.

    C’était un de ces personnages dont on sent la présence physique à quatre mètres, il ne fut pas trop difficile de me couler dans ses gestes, mais je bloquais quand il fallut ramener les pieds entre les mains plaquées sur le sol. Il me dit modestement :

    — Moi-même j’ai eu du mal à y parvenir. Faites ce que vous pouvez.

    À moins de me casser les os, comment pourrais-je jamais faire une chose pareille ? Il revint à sa place et le cours commença. Exemple à l’appui, il déclinait les gestes et les positions avec une sureté et une puissance confondantes. Il expliquait au fur et à mesure les bienfaits qui en découlaient, évoquant avec simplicité l’intimité de nos corps : périnée, estomac, poumons, vessie, foie, etc. Après nous avoir fait passer un bras derrière une cuisse, l’autre derrière le dos, il nous demanda de croiser les doigts. Mes mains se trouvaient paralysées à une cinquantaine de centimètres l’une de l’autre. Autour, c’était tout juste s’ils ne parvenaient pas de surcroit à se gratter le nez.

    — On fait ce qu’on peut, lança le maître, peut-être à mon endroit.

    Il enchaîna des positions et perplexe, je vis les participants assis jambes et bras tendus, poser le front entre leurs doigts de pieds. Essayez et vous verrez ! Je transpirais. Un courant d’air froid tombait de la fenêtre grande ouverte, de là à me retrouver clouée au lit avec un torticolis… J’allais chercher mon écharpe en cachemire. Provenant d’un des berceaux du yoga, elle ne pouvait que me faire du bien et j’essayais de nouveau d’imiter le maître.

    Les mouvements se complexifiaient. Incapable de suivre, je restais assise sur mon matelas. À défaut, il m’avait dit de me concentrer sur ses paroles, mais je ne pus m’empêcher de jeter un coup d’œil sur mes voisins. Ils étaient vraiment très forts ! À ma gauche, une femme d’une cinquantaine d’années glissait une jambe sur l’autre dans un équilibre flageolant, mais déterminé. Elle me lança un regard énigmatique.

    Une incroyable énergie débordait de partout et cette jeunesse me parut l’avenir du monde, et mon incapacité, l’approche inexorable de la vieillesse… Qu’étaient-ils ? Des jeunes cadres dynamiques ?

    D’année en année, notre quartier a vu partir ses artisans, ses marchandes des quatre saisons, ses petits vieux, puis ses petites vieilles, au profit des bobos. Ces jeunes bourgeois-bohèmes ont transformé nos rues devenues piétonnières. Bazars et merceries ont cédé la place à des magasins bio et à des restaurants mondialistes. Les prix de l’immobilier se sont envolés. Leur évocation s’accompagne toujours d’un brin d’ironie. Fils à papa, célibataires prolongés, jeunes divorcés, on les soupçonne de ne prendre de la vie que ses avantages et de négliger les devoirs inhérents à toute société. Ce samedi-là, les bureaux étant vides, c’était pourtant bien eux qui transpiraient avec cette belle énergie !

    L’effort effaçait les individualités. J’aurai aimé en savoir davantage. Connaître leurs prénoms, avoir quelque idée de leurs amours, de leurs études, de leurs métiers – on dit qu’il y a beaucoup de journalistes – leurs difficultés, leurs joies et leurs déceptions. Mais le groupe apaisé par l’anonymat ne se prêtait pas à ce genre de questions. Le Yoga et sa philosophie hindoue abolissaient les différences.

    Sur deux heures et demie de cours, trois quarts d’heure avaient suffi à m’épuiser. Je ne me voyais pas demeurer assise le reste du temps. Par bonheur mon tapis était situé à la lisière, proche de mes vêtements, je me suis donc levée le plus discrètement possible, je me suis glissée derrière une table de ping-pong repliée où j’ai pu me rhabiller tranquillement. Ennuyée de partir à la cloche de bois sans payer la séance, j’ai attendu quelques minutes sur un banc en observant l’enchaînement des mouvements. La concentration était telle que personne ne semblait s’être aperçu de ma désertion. Ne voulant pas troubler cette impressionnante harmonie sportive, je décidais de m’éclipser, sans plus de cérémonie.

    En bas, les gardiens fatalistes m’ont regardé pousser la porte vitrée et je me suis retrouvée sur le trottoir, comme si de rien n’était. Je dus me rendre à l’évidence, membres assouplis, une lassitude heureuse accompagnait mes pas. Nom d’une patate ! – comme dit un de mes amis dont la compagne est présidente d’une importante association de yogistes –   j’aurais peut-être dû rester !

    De retour devant mon ordinateur, j’ai de nouveau cliqué sur Hatha Yoga. Parmi la centaine de propositions, l’une d’elles s’adressait aux « seniors ». Une voix douce à l’accent américain m’a répondu au téléphone. C’était dans le Marais, un des quartiers les plus anciens de Paris, accessible à pied, détail important. Elle insista pour me dire qu’à mon âge, les cours étaient gratuits. Je ne sus trop qu’en penser. Fallait-il me vexer, ou y voir une subtile générosité ?

    Et depuis, chaque semaine, je retrouve quatre autres personnes, dont un espagnol, une Chinoise de Shanghaï et une franco-américaine dans une ancienne boutique au ras d’une petite rue tranquille, juste derrière le bâtiment historique des Arts et Métiers. Michelle au son d’une musique bouddhique nous convie aux mêmes gestes qu’à Léopold Bellan, mais sur un rythme qui me permet d’espérer encore quelques années de bien-être… en tous cas suffisamment de santé pour me permettre de vous raconter cette nouvelle aventure…

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  • Exposition Vallotton

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    —Nous attendons depuis plus d’une demi-heure ! C’est inadmissible !

    Je n’avais pas remarqué la file de l’autre côté du ruban de plastique rouge et Tchito m’expliqua :

    — Ils ont pris leur billet à l’avance sur Internet, ils ne sont pas contents que nous passions devant eux.

    Le bruit avait couru du manque de succès de l’exposition de Félix Vallotton et nous n’avions pas jugé utile de prendre cette précaution. Surprises de trouver des queues devant la porte du Grand Palais, nos retrouvailles s’étaient d’autant mieux accommodées de cette attente que notre file s’écoulait avec une rapidité inespérée.

    Devant la rébellion, le gardien dont la musculature inspirait le respect nous arrêta. Mais plutôt que de laisser passer les mécontents, il libéra une troisième file. Celle-ci, un peu à l’écart, moins fournie, se vit attribuer cette faveur avec une étrange satisfaction.

    — Ils ont des cartes d’invitation, dit Tchito.

    Le concert de protestation redoubla.

    — Voilà qui est bien français, le favoritisme à la hauteur d’une institution, dit l’un.

    — C’est n’importe quoi… dit l’autre.

    — En France, il faut toujours râler pour obtenir le respect de son droit…

    Dans notre file, un bon samaritain souleva le bandeau de plastique et fit passer plusieurs mécontents qui durent se courber à nouveau quand le gardien ayant éclusé les invités, se décida enfin à libérer ceux qui brandissaient des billets imprimés témoignant d’une heure d’accès largement dépassée. Leur file se résorba, trop rapidement à mon goût.

    — J’espère que nous ne serons pas gênées par l’affluence ! Murmurai-je, au souvenir de certaines expositions.

    En effet, des dizaines de personnes devant le premier mur d’explications bloquaient littéralement l’accès des salles. Peu importe ! Une vieille habitude de louvoyer à travers les toiles nous mit d’accord :

    — Comme d’habitude ? Chacun pour soi, on se retrouve quand on peut…

    Un grand sourire et nous sommes parties toutes les deux à la chasse aux espaces fréquentables. Si ces allers et retours fantaisistes perturbent la chronologie de la présentation, le préjudice est rattrapé au retour chez soi par l’étude des œuvres sur Internet.

    Il y a de nombreuses années, Félix Vallotton avait influencé mon travail. Fatiguée d’un art contemporain que je jugeais trop volontaire, trop conceptuel, trop mental, déconnecté de ma vie de mère de famille et de ses contingences, j’en avais apprécié le réalisme, une sensualité assumée et surtout une impressionnante indépendance vis-à-vis des courants de son époque. Mais, c’est un peu craintive que je revenais sur mes pas. Le temps avait passé, mon regard allait s’en trouver changé.

    — Les bois gravés sont particulièrement beaux, m’avait dit Tchito.

    Ils ne m’avaient pas laissé grand souvenir, mais après avoir salué l’impressionnisme des œuvres de jeunesse, puis l’engagement nabi qui transcendait l’intimité des scènes d’intérieur, ce sont eux qui me sautèrent aux yeux. Scènes de bars, de rue, de salons, d’alcôves, bourgeois hypocrites, femmes abusées, échafaud, tribunaux, foules en liesse ou en colère, leur construction inventive, alternant les noirs profonds et le rythme des traits forts ou légers, bouillonnait de vie. Les tirages impeccables restituaient une époque, certes disparue, mais dont les fondamentaux demeurent.

    En avançant dans l’exposition, je retrouvais la personnalité qui m’avait intéressée autrefois. De grands portraits incisifs, des paysages synthétiques aux couleurs soutenues, un engagement figuratif à contours marqués. Comment, lui qui avait connu personnellement la révolution picturale des premières années du vingtième siècle à Paris avait-il pu tenir ce cap ? Résistance et sérieux helvétique ? Pourtant, à la même époque son compatriote Hodler avait génialement flirté avec l’abstraction. Refus d’une misère qui mina tant de peintres ? Cependant, le moins qu’on puisse dire, c’est qu’il ne flattait pas ses modèles !

    — Elles sentent sous les bras ! Avait dit Jean-Hubert Martin, conservateur devenu par la suite un responsable influent à Pompidou, puis à Berne.

    Réflexion qui m’avait troublée. La féminité serait-elle une affaire de déodorant ? Il n’était cependant pas possible de soupçonner le conservateur de machisme tant il avait montré de délicatesse à l’égard de la jeune femme que j’étais. Le temps passant, il me fallut reconnaître qu’une certaine lourdeur, qu’un réalisme excessif retenait chez le spectateur certains élans de désir et de plaisir. Il est de ces mots qui vous ouvrent les yeux et… le nez. Je finis par admettre que les femmes de Vallotton sentent sous les bras, qu’elles soient nues ou habillées ! Mais après tout, on ne demande pas à un peintre de farder la réalité… Tchito qui m’avait rejointe regardait pensivement une dame à chapeau :

    — Le chapeau est magnifique, mais regarde ce teint vert, cette chair un peu bouffie !

    Vallotton est régulièrement exposé en Suisse, dans sa patrie d’origine. Tchito qui a longtemps habité Lausanne le connait bien. Et c’est vrai qu’à observer plus attentivement ces très nombreuses femmes, on devait se rendre à l’évidence que Vallotton peut-être par une certaine sécheresse de touche, sur les mêmes sujets, est aux antipodes de l’humanité d’un Toulouse-Lautrec. Celui-ci porte un regard lucide, mais empathique sur les prostituées de la Butte Montmartre. Les femmes du Salon de la rue des Moulins imposent leur présence. Les danseuses du Moulin Rouge ne sont pas de première jeunesse, mais elles s’en donnent à cœur joie. Il peint un monde qui l’a accepté malgré sa difformité. Chez Vallotton, on est davantage dans le rapport attirance-répulsion.

    — Il était obsédé, cet homme-là ! me dit Tchito.

    Lorsque nous vîmes sur grand format, trois femmes et une petite fille s’ébattant dans le plus simple appareil, de l’eau jusqu’aux cuisses, nous nous jetâmes des regards amusés. Mais nous nous sommes immobilisées un peu troublées devant une sorte de parodie de l’Olympia. Loin de la souveraine nudité offerte sans complexe par Manet, une odalisque d’un rose laiteux le visage en feu s’étalait sur la blancheur des draps, sous le regard indifférent pour ne pas dire hostile d’une femme noire, enveloppée dans un sarrau bleu, coudes sur les genoux, cigarette au bec. Il émanait de cette scène une violence accentuée par un fond vert vif, comme un effroi sourd, un démenti à la beauté de ce corps féminin, univers glacé ayant d’ailleurs quelques parentés avec celui de Hopper, exposé peu auparavant ici même.

    Chez Vallotton, une distance infranchissable, une sorte de puritanisme déforme la vision. Ces femmes plus présentes par le contour que par l’intérieur semblent les objets d’un désir toujours recherché et jamais assouvi, exprimant une rancune tenace : ogresses, aux regards implacables. Certains modèles dont une gitane en robe rouge sur fond rouge, lèvres rouges semblaient chercher en vain à résister à ce traitement inhumain, ambiguïté qui en accentuait paradoxalement la perversité. Un grand tableau montrait un homme à moustache, buste en arrière les bras croisés et une femme les poings fermés, tête en avant, dressés nus l’un contre l’autre sur un fond jaune vif, intitulé « La Haine ».

    S’il éprouvait une telle détestation des femmes, pourquoi en peignait-il autant ? Plus on avançait dans l’expo, plus elles étaient présentes. Plus les formats augmentaient et plus elles se dénudaient, la mythologie servant de prétexte. Devant « l’Enlèvement d’Europe », princesse grecque nue comme un ver, cheveux épars, accrochée aux cornes du taureau-Zeus jaillissant des flots, je dis à Tchito :

    — Elle a de belles fesses !

    Et je lui racontais une petite aventure qui m’avait réjouie alors que je regardais le spectacle d’un cirque à la télévision en compagnie de Thomas, quatre ans. Une acrobate jouait sous les projecteurs avec une corde suspendue au centre de la piste. Elle montait, descendait, s’enroulait, se déroulait, par la seule force de ses bras ou de ses jambes, la tête en bas ou rejetée en arrière, les genoux au menton ou les pieds derrière la nuque, un sourire immuable sur des lèvres écarlates. Thomas regardait fasciné la femme aux cheveux d’or dont le corselet abondant et pailleté chatoyait dans la lumière. Manifestement, sa plastique l’impressionnait davantage que son agilité et je lui dis :

    — Elle est belle n’est-ce pas ?

    Pourtant d’un naturel bavard, il ne répondit rien. Figé par l’admiration, il observait la dame aux longues cuisses dont le justaucorps se terminait par un string. Était-ce l’effet du cadreur, des sunlights ou des deux ? Son postérieur roulait, pivotait, s’écroulait ou se haussait avec une évidence qui crevait l’écran… Et je remarquais :

    — Elle a de belles fesses !

    Quelques secondes, et Thomas sortant de sa léthargie se mit à rire, comme un enfant de cet âge sait rire, d’un rire porteur d’allégresse et il s’écria :

    — Oh, oui, elle a de belles fesses !

    Et il continua « De belles fesses, de belles fesses ! » Comme s’il s’autorisait à des mots peu orthodoxes, il, répéta plusieurs fois encore, complice : « De belles fesses, de belles fesses ! » Il lui fallut un certain temps avant de retrouver son sérieux. Et depuis, à chaque fois que nous croisons une statue un peu dénudée, et il y en a beaucoup dans Paris, il me dit :

    — Tu te souviens, Atine… Les belles fesses.

    J’avais fini par oublier, mais récemment, devant la nymphe du passage Colbert, il me rafraîchit la mémoire :

    — À la télévision, la dame du cirque… Tu te rappelles…

    Comme je racontais l’anecdote à Tchito devant l’Europe de Félix Vallotton, je remarquais derrière nous un visiteur d’une cinquantaine d’années à l’air plutôt sympathique, un peu grisonnant, bel homme. Son visage était éclairé du même rire que celui de Thomas. C’est seulement à la sortie, par un échange de regards que je compris qu’il nous avait écoutées.

    Ce jour-là, nous avons poursuivi notre bavardage sur un banc public derrière le théâtre du Rond-point. Nous nous sommes connues à l’âge de treize ans et nous apprécions ces longues palabres un rien frondeuses qui nous retenaient déjà après l’école. Tchito me raconta les péripéties de son séjour en Géorgie pour la présentation à la presse et à la télévision de la traduction de son roman Le retour du mort. Nous nous sommes quittées, ravies de notre après-midi, prêtes à recommencer.

    Par la suite, j’ai étudié le peintre sur Internet. Le bougre avait énormément travaillé : paysages, natures mortes, marines, scènes de genre, portraits. Cette profusion de femmes n’avait donc rien d’étonnant. Et je me suis demandé si le regard du scénographe n’avait pas un peu forcé le trait de cette vision cruelle, lui qui avait intitulé l’exposition : Du Feu sous la glace ? Après tout, l’art vaut beaucoup par la manière de le présenter…

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  • Colarossi

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    A vingt ans, je plongeais dans un univers étrange et inconnu, extraordinairement neuf pour moi, sans savoir qu’il avait déjà subi l’érosion du temps.

    L’atelier de la Grande Chaumière et son prolongement l’atelier Colarossi avaient eu leurs heures de gloire. Une montagne de génies de toutes nationalités les avait fréquentés : Gauguin, Camille Claudel, Modigliani pour ne citer qu’eux. Ce voisinage à travers le temps me semblait aussi naturel que le ciel au-dessus de ma tête, ou le vent dans les arbres d’une forêt.

    On quittait l’agitation motorisée du Carrefour Vavin et le trottoir de la rue de la Grande Chaumière pour franchir une lourde porte qui ouvrait sur un couloir carrelé. On laissait et on laisse encore aujourd’hui sur la gauche l’Académie de nus. Tout au bout, dans une courette, les bâtiments Colarossi, faits de bric et de broc, torchis, brique et bois semblaient défier le temps malgré leur fragilité. Notre atelier se trouvait à gauche, au rez-de-chaussée. Nous dessinions au fusain des moulages en plâtre dans la lumière blafarde de son antique verrière. Une trentaine d’élèves y préparaient les concours aux écoles des Arts Déco et des Métiers d’Art, sagement assis sur de vieux tabourets en bois devant la souveraine tête de la Vénus de Laborde (du nom de son découvreur en Grèce), ou celle du Christ de Vézelay aux yeux impérieux, devant un énigmatique bouddha ou encore devant un serein et royal capétien à couronne de fleurs de lys.

    On aurait entendu voler des mouches si elles avaient osé y introduire une aile. Comment évoquer la tension silencieuse qui accompagnait le frottement des fusains sur le papier ? Notre existence semblait en dépendre. Bras tendus, nous évaluions la largeur par rapport à la hauteur, afin de faire rentrer le dessin dans la page. Puis, toujours bras tendu, le crayon vertical, nous établissions les proportions sans lesquelles le nez, les yeux ou le menton n’auraient pas trouvé leur place et auraient rendue vaine la poursuite de nos efforts. Car il fallait ensuite faire « tourner » le volume, établir des contrastes ni trop appuyés, ni trop pâles, cligner des yeux pour saisir la cohérence de l’ensemble, le but suprême étant de traduire le caractère et la puissance des modèles. Nous nous acharnions, la gomme de mie de pain à la main sur le papier Ingres à léger relief. Nous passions une semaine à raison de trois heures par jour devant un même plâtre.

    Quand j’écris ces lignes, je ressens encore la volupté de la caresse sur le papier, les doutes et le plaisir de cette lente élaboration, cette communion avec des œuvres d’une puissance mystérieuse et intimidante. Bataille dont nous ne connaissions jamais l’issue. Et je me gratte la tête. Comment est-il possible que ce qui nous paraissait éternel, intemporel, ait laissé la place en quelques années à des enseignements, puis à des démarches artistiques si différentes ?

    Il y a peu, je me suis promenée dans l’École des Beaux-Arts après avoir assisté à une lecture d’Homère dans la Chapelle, dite Salle des moulages, laquelle avait vu des générations d’étudiants travailler leur dessin. Elle venait d’être restaurée après avoir été en partie saccagée par la révolte estudiantine de mai 68. Il est vrai que les sculptures florentines, orgueil des Médicis, transpiraient l’académisme, avec leurs guêtres et leurs pantalons bouffants, mais de là à saisir le bien fondé des nouveaux enseignements, le pas n’est pas facile à franchir.

    Nous l’avons franchi, ce soir-là, tout à fait par hasard, après avoir traversé la cour du Mûrier. J’avais voulu montrer à Gilles l’emplacement de mon ancien atelier de sculpture. Une lumière filtrait sous la porte malgré l’heure tardive. J’ai appuyé sur la poignée, elle a cédé et nous avons surgi dans la vaste salle où mes camarades et moi, nous acharnions autrefois à modeler dans la terre l’anatomie d’un modèle nu trônant sur une selle tournante.

    Nous étions alors une dizaine à travailler et à attendre le bon vouloir du « patron ». Affairé, impatient de repartir, celui-ci, une fois par semaine, posait son manteau et son chapeau sur la patère qui lui était réservée. Il nous accordait une heure, exceptionnellement deux, pour une correction qui consistait à trancher sans état d’âme à grands coups de couteau dans une fesse ou un coude. Mais c’est avec une énergie considérable, remplis de bonne volonté et soudés par un sentiment de fatalité que nous enrobions de terre l’armature en fer qui préfigurait le tronc, la tête, les bras et les jambes selon un modèle souvent appétissant. Il y aurait beaucoup d’anecdotes savoureuses à raconter sur nos rapports avec les modèles, homme ou femme, choisis par le « massier », le responsable d’atelier. L’académisme de l’exercice ne faisait pas bon ménage avec notre envie de rigoler.

    Ce soir là donc, dans la salle aussi nue que l’avait été le modèle d’autrefois, une trentaine d’étudiants en cercle regardaient l’un des leurs planté au centre, bras ballants, les yeux fermés. Ils s’écartèrent gentiment pour nous faire place. Nous avions l’impression de nous introduire dans une cérémonie ésotérique, mais accueillante.

    Le silence et l’immobilité générale s’éternisaient lorsque le jeune garçon pris d’une sorte de convulsion se jeta sur le bac à terre, se saisit d’une motte, revint à sa place et la lança de toutes ses forces sur un mur de l’atelier. Elle s’y fixa comme une crotte sur le sol. De notre temps, elle n’aurait guère été visible sur une surface en mal de peinture depuis des décennies. Mais sur ce mur d’une blancheur éclatante, la salissure faisait son petit effet : provocation, rébellion contre la pureté, contre la virginité, contre la propreté, contre l’ordre établi. Il se recula, paru satisfait et se rua de nouveau vers le bac à terre. Après une vingtaine d’impacts, il s’immobilisa et tourna les yeux vers le professeur, une femme d’une cinquantaine d’années aussi souriante que bienveillante. Elle le félicita, il fut applaudi.

    Il me fallut un certain temps avant de comprendre que nous venions d’assister à une « performance ». Dans le cadre de festivals d’art contemporain, les artistes sont aujourd’hui conviés à « s’exprimer » devant des spectateurs. Il ne s’agit pas exactement de théâtre, mais de « happenings » destinés à repousser les limites du domaine artistique, à s’affranchir des matériaux classiques et par l’éphémère à refuser expositions et cimaises. Souvent les « performeurs » sont encouragés à faire passer des messages contestataires, rébellion institutionnalisée qui me laisse perplexe.

    Pendant que l’étudiant s’éclipsait, surgirent de ma mémoire les lourdes mottes de terre propulsées par mes camarades sur les bardeaux fixés au mur pour la confection des bas-reliefs.   Ces lancers vigoureux finissaient parfois en batailles rangées n’épargnant pas les murs qui pelaient ensuite dans l’indifférence générale.

    Un autre étudiant s’avança au centre du cercle, un long tabouret dans une main, des ciseaux dans l’autre. Yeux inquiets dans un visage pâle, cheveux en désordre, costume sombre légèrement trop grand, bonnet sur la tête, il posa son tabouret et s’y assis. Puis il saisit son bonnet et le regarda avec une certaine gravité.

    Alors, muni de ses grands ciseaux, il commença à le découper soigneusement en cercles concentriques comme la peau d’une orange. Le serpent de laine tombé à terre, il se figea un instant. Puis, le visage toujours tendu, il retira sa veste dont il découpa une manche, puis l’autre, puis les revers, puis les boutons et les poches, et ce qui en restait en carrés de vingt centimètres sur vingt. Ce fut ensuite au tour de sa chemise. Enfin, torse nu, il ôta son pantalon qu’il découpa méthodiquement. Les autres étudiants l’observaient religieusement. Le message semblait trop sérieux pour en rire. Il s’éclipsa à son tour sous les regards approbateurs de ses camarades.

    La professeure s’était rapprochée de nous, intriguée par notre âge canonique. Elle expliqua :

    — C’est un exercice d’invention et d’imagination…

    Nous l’avions compris, mais je continuais mi figue mi raisin :

    — Je pensais qu’il allait aussi découper son caleçon.

    Elle crut que je me moquais. Je la rassurai :

    — Il serait allé jusqu’au bout de la démarche…

    Elle répondit dans un sourire en haussant les épaules :

    — C’est juste pour s’amuser.

    Je lui expliquais que j’avais travaillé dans cet atelier plus de quarante ans auparavant et que l’enseignement y était alors très différent. Des étudiants nous écoutaient avec une simplicité confiante et une connivence inconnues à notre époque.

    Après l’avoir chaleureusement remerciée, nous sommes repartis vers la cour du Mûrier et la cour d’honneur de la rue Bonaparte. Mais en passant devant la Salle des moulages restaurée, je ne pus m’empêcher de penser à l’agitation qui régnait dans ces lieux en mai 68. confection d’affiches, réunions animées par l’ambition de refaire le monde… Nous avions participé à ces événements qui sonnèrent le glas d’un enseignement datant de Napoléon 1er, il nous fallait bien en assumer les conséquences bonnes ou mauvaises !

    Depuis, une dynamique probablement irréversible a rejeté aux oubliettes la lente maturation du pinceau, de la gradine et du maillet au profit de techniques plus modernes, comme la photographie et ses montages, les ordinateurs et la vidéo. On doit aujourd’hui étonner dès le premier regard, déranger, frapper l’imagination, faire appel à des concepts nécessitant de longues explications. Les œuvres destinées à l’espace public doivent être gigantesques et les tableaux sur les murs des appartements ont plus ou moins disparu, cédant la place à la fugacité des images de la télévision ou des écrans internet.

    Une foule de jeunes se pressaient sur la passerelle des Arts. Les rambardes croulaient sous des cadenas de toutes les couleurs, sorte d’happening collectif qui brillait dans la lumière des lampadaires. Puis, dans le silence et la faible lueur de ses magnifiques façades nous avons traversé la cour carrée du Louvre. Mystérieuses, quelques silhouettes glissaient sur les vieux pavés. Derrière les murs veillaient des chefs d’œuvre millénaires, et c’est songeuse que j’ai continué ma route accompagnée par le sentiment du déroulement inexorable du temps.

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  • Le Rougevin

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    Une rencontre au café Le Balto sur la place Jacques Callot, avec Gilles, Xiaoli, Tim et Barbara. Cette place m’avait rappelé le Rougevin, une fête estudiantine de l’époque des Beaux-Arts. J’avais évoqué une effervescence inconnue de nos jours, ne résistant pas à en citer quelques détails.

    — Tu devrais en faire une chronique, avait dit Tim.

    Dans le monde d’aujourd’hui abreuvé d’horreurs, de scènes de guerre, de famines, de catastrophes climatiques, de candidats à l’exil noyés par milliers dans les eaux de la Méditerranée, le sujet me paraissait bien futile, et tout à fait potache.

    Curieusement, au fil du temps ce mot de potache prit dans mon esprit un aspect moins péjoratif. Après tout, pourquoi ne pas consigner une manifestation inenvisageable de nos jours ? Tim Frisk (le traducteur de ses lignes en alternance avec Barbara Walker) spécialiste universitaire américain de la littérature française et espagnole a vécu en Chine. Il porte un regard intéressant et critique sur les innovations culturelles trompétées par les médias. Voici donc ce qui reste de mes souvenirs du Rougevin.

     

    Cette course de chars tenait son nom d’un concours annuel d’architecture créé en 1889 par Auguste Rougevin. Depuis cette date, pour fêter son rendu, le quartier latin voyait chaque mois de juin s’ébranler une nuée d’étudiants depuis les Beaux-Arts jusqu’au Panthéon

    Des semaines auparavant, cinq ou six chars destinés à défendre l’honneur des ateliers d’architecture étaient confectionnés en contrebas du quai Malaquais au bord de la Seine, entre la passerelle des Arts et le Pont Neuf. Sur un thème prévu à l’avance, les crocodiles par exemple, thème qui resta dans les mémoires, les étudiants rivalisaient d’imagination et d’humour, encouragés par la fanfare des Beaux-Arts. À grand renfort de mâts, de bouts de bois, de matériaux de récupération, de pots de peinture bon marché, ils échafaudaient des figures énormes et grotesques dont le résultat très différent des corsos de carnaval s’apparentait plutôt à ce qu’on nomme aujourd’hui de l’« art contemporain », bien qu’il n’y entrât pas la moindre ambition artistique ou philosophique, le but étant seulement d’attirer l’attention. Et vous devinez sans peine ce qui pouvait attirer le regard dans les temps prudes de l’avant-mai 68.

    Leurs créations prenaient forme devant les yeux rigolards des mariniers encore très présents sur les berges de la Seine à cette époque. Depuis des décennies, les péniches qui passaient sur le fleuve se devaient de saluer les activités des étudiants par de longs hurlements de sirène et ceux-ci se devaient d’y répondre en baissant leur culotte et en montrant leur derrière.

    Or il se trouve qu’à cette époque, de Gaulle était au pouvoir de la nation, et sa femme, que tout le monde appelait tante Yvonne, aux rênes de la bienséance. Cette femme charmante par ailleurs, d’une patience d’ange pour avoir supporté toute son existence le caractère autoritaire de son grand homme, avait obtenu, cette année-là, peut-être par compensation, l’interdiction des éléments rituels de cette manifestation. On imagine l’ordre amusé donné à la préfecture de police par le général que sa fonction militaire avait certainement familiarisé avec la paillardise.

    Afin d’éviter toute publicité, la préfecture de police ne lançait le feu vert que le matin même de la course. Dès l’annonce, les chars tirés et poussés par les étudiants grimpaient la rampe du quai pour aller s’aligner dans la cour d’honneur de la rue Bonaparte. L’atelier tout entier, plusieurs dizaines d’étudiants n’étaient pas de trop pour mouvoir chacun de ces lourds plateaux non motorisés. Cette année de 1966, une commission défila donc pour inspecter leur conformité aux bonnes mœurs. Après en avoir approuvé la décence, elle apposa son sceau sur le papier administratif et s’en partit vers d’autres lieux soupçonnés d’impudeur. Aussitôt disparue, avec des hurlements de joie, au son des fanfares en liesse, les étudiants tirèrent sur les drisses attachées aux mâts, et en déployèrent les fameux éléments plus turgescents et colorés que jamais.

    En fin d’après-midi, les chars s’ébranlaient et passaient un à un le portail de la rue Bonaparte. Spectacle étrange que cette bouche vomissant des amoncellements de tissus, de cartons, de cordes torsadées, d’étudiants costumés et grimés jouant de la trompette et battant tambour dans le vacarme des pétards qui annonçaient le début de la fête.

    Pour atteindre la ligne de départ de la course située à l’intersection du boulevard Saint-Germain et du boulevard Saint-Michel, il leur fallait franchir quelques centaines de mètres dans des rues étroites. Ces monstres qui frôlaient le quatrième étage des immeubles avaient été conçus au centimètre près pour passer entre les lampadaires, mais un peu de gite suffisaient à déjouer les calculs des futurs architectes. D’astucieuses manœuvres grâce à des haubans tirés depuis les trottoirs dégageaient les accrochages intempestifs, immobilisant le cortège pendant de longues minutes.

    L’angle droit de la rue des Beaux-Arts et de la rue de Seine était particulièrement difficile à négocier. Le bouche à oreille avait peu à peu rempli les rues de badauds hilares qui criaient des conseils farfelus. Dans la rue de Seine, désormais encombrée d’une foule encerclant les plateaux à les toucher, on ne voyait plus à la nuit tombante que les mâts et leurs attributs éclairés par la succession des lampadaires. Un jeune avait grimpé sur le réverbère de la place Jacques Callot afin de ne rien perdre du spectacle. Une fanfare devant le café La Palette entraînait la danse des étudiants qui précédait les chars, rythmant le dynamisme de leurs pousseurs.

    Durant la matinée, la préfecture de police avait procédé à l’enlèvement des voitures en stationnement le long du trajet. Un vaste périmètre d’interdiction de circuler avait été installé en fin d’après-midi depuis Saint-Michel jusqu’au Panthéon, de Cluny à Saint-Germain des Prés, de sorte que le cortège déboulait à l’Odéon sur un boulevard désert. Les chars s’y déployaient à petite allure, les étudiants économisant leurs forces pour la course. Ils franchissaient derrière une rangée de cars de police la centaine de mètres qui les séparaient du boulevard Saint-Michel. Encore un virage à angle droit et les chars s’immobilisaient côte à côte sur la ligne de départ. Un silence étrange avait pris possession du Quartier Latin après qu’une trentaine d’étudiants se furent positionnés autour de chaque char dont l’unique occupant cramponné à un volant rudimentaire paraissait bien petit. Un commandant de police, l’oreille collée à son talky-walky attendait les ordres de sa hiérarchie. La foule s’était figée sur les trottoirs et les minutes passaient.

    Enfin, sur un signe du commandant, la barrière de cars s’ouvrait par le milieu comme une porte à deux battants. Alors s’élevait une sorte de cri primal. La totalité des participants et des innombrables spectateurs comme un souffle géant expirait le signal du départ, mettant en branle d’abord doucement, ensuite frénétiquement la course des chars surmontés de leurs figures grotesques.

    L’exercice mettait la préfecture sur les dents. Un accroc dans le parallélisme des trajectoires et c’était l’écrasement inévitable de plusieurs pousseurs. Au milieu des cris et des encouragements, il fallait aux pilotes des nerfs d’acier pour conserver une direction que la pente du boulevard rendait difficile à maintenir. La montagne Sainte-Geneviève n’a pas usurpé son nom.

    Heureusement, l’esprit de compétition allié à la puissance des centaines de mollets n’en faisait qu’une bouchée. Les chars remontaient le boulevard Saint-Michel au pas de course, juste un peu ralentis devant la place de la Sorbonne par les internes de la préparatoire scientifique du lycée Saint-Louis. Agglutinés aux fenêtres, les élèves les arrosaient copieusement, leur jetaient des projectiles accompagnés d’injures. Cette tradition exigeait de la part des étudiants-architectes des réparties bien senties, préparées à l’avance. Ils ne s’en privaient pas, le nez vers le sol et la sueur au front. Juvénile combat entre l’art et la science ! Une fois franchi cet obstacle, les chars devaient affronter un péril qui chaque année abandonnait des épaves sur la chaussée, le virage devant la fontaine Médicis.

    À toute allure, les chars tournaient sur la gauche pour prendre la rue Soufflot, la voie triomphale qui menait à la ligne d’arrivée devant la majestueuse façade du Panthéon. Une impitoyable sélection avait déjà fait son ouvrage et c’est en ordre dispersé qu’on les voyait en général se jeter sur la gauche. Des étudiants cramponnés aux haubans tentaient en courant de maintenir des ornements qui penchaient à se rompre, tressautaient, chancelaient et dont le mouvement suggestif aurait pu horrifier Yvonne de Gaulle, si la conscience du devoir accompli ne l’avait gardée à l’Élysée, tricotant dans son salon, fenêtres ouvertes sur un jardin bruissant d’oiseaux que le printemps mettait en émoi.

    Mais il arrivait que deux chars se fissent une bataille titanesque pour prendre le virage à la corde. Malgré les recommandations expresses de la préfecture de police, ils se frôlaient, s’accrochaient et lorsqu’ils étaient parvenus à éviter les embûches des débris abandonnés par leurs prédécesseurs, s’arrachaient victorieusement à ce fatal duel, pour courir plus ardents que jamais vers la ligne d’arrivée. D’autres fois encore des grappes de chars s’enchevêtraient permettant aux retardataires de les dépasser. Devant la fontaine Médicis, la liesse des spectateurs atteignait son comble.

    Sur la place du Panthéon, des camions de pompiers les attendaient en grand nombre. Il est vrai que la course leur était dédiée, ayant trouvé son origine à la fin du XIX siècle dans une chanson à leur honneur.

    Un casque est une coiffure

    Qui sied à leur figure

    Un casque de pompier

    Ça fait presque guerrier

    Ça leur donne des airs d’vainqueurs

    Qui siéent pas mal à leur valeur

    Sous ce casque brillant

    Ils ont l’air épatant vraiment

    Zim la boum la boum la la lère

    Zim la boum la boum tra la la

    Zim la boum la boum la la lère

    Zim la boum la boum tra la la

    La la la la la la.

    L’arrivée en trombe des chars dans les encouragements de la foule en liesse et les hurlements essoufflés des vainqueurs se déroulait sous leurs yeux attentifs. Les policiers avaient au préalable disposé des barrières de sécurité pour isoler la place du public, ce qui n’empêchait pas de nombreux jeunes de sauter par-dessus avec une légèreté qui faisait plaisir à voir.

    Les chars fêtés au fur et à mesure de leur arrivée par la fanfare en délire s’entassaient glorieusement sur le parvis de l’ancienne basilique Sainte-Geneviève, aujourd’hui Panthéon, édifice laïc où reposent les personnages les plus illustres de la nation française : écrivains comme Voltaire et Rousseau en passant par le grand Victor Hugo, des hommes politiques comme Jean Jaurès ou le résistant Jean Moulin qu’André Malraux futur locataire célébra du temps des derniers Rougevin avec des accents lyriques qui firent tressaillir la ville entière, ou encore Sophie Berthelot et Marie Curie, les seules femmes jusqu’à présent à y être admises et beaucoup d’autres aux mérites plus ou moins célébrés ou oubliés.

    Une fois le palmarès dûment noté, authentifié, cosigné par les massiers (représentants élus des ateliers), proclamé, applaudi ou hué, la fanfare laissait la place au silence. Commençait alors une cérémonie qui s’est imprimée à jamais dans la mémoire de tous ceux qui y ont assisté.

    Les cars de police se reculaient le long des ailes du bâtiment et les camions de pompiers lances à incendies dans les mains encerclaient les chars dans une attente qui semblait suspendre, lampadaires éteints, le ciel de Paris au-dessus de nos têtes.

    Alors qu’on n’y croyait plus, comme une petite souris à peine visible, un étudiant muni d’une torche s’approchait en courant de l’amoncellement de bois, de cartons, de papier et de filasse et y mettait le feu.

    Les flammes distribuées en différents endroits vacillaient, hésitaient, se répandaient de place en place, jusqu’à envahir des pans entiers d’ornements. Elles avaient déjà gagné du terrain, dévoré des structures en bois avec des jaillissements d’étincelles lorsqu’on vit cette année-là dans la lumière rougeoyante un étudiant sauter sur un char, gravir une estrade, grimper sur une mince plateforme et pisser sur le feu. Défi ou arrogance d’une jeunesse indifférente au danger, désir de faire rire ou de faire peur ? L’assistance se partagea entre les applaudissements et l’effroi. À l’instant où un mât s’abattait dans la braise, la mince silhouette sombre sembla se décrocher comme un fruit mûr, puis léger comme l’écureuil, contournant les embrasements, sauta sur le pavé en levant les bras avec des accents de triomphe.

    Mais on ne voyait déjà plus que les flammes voltigeant au-dessus du brasier, comme un rideau rouge et mouvant devant la façade du Panthéon. On n’entendait plus que le crépitement des bois qui explosaient. Des papiers en feu s’élançaient dans le ciel, dansaient et disparaissaient dans l’obscurité. Les membres virils se tordaient et s’étiraient dans un jaillissement d’étincelles avant de s’effondrer lentement comme en planant sur les restes indistincts des chars dont les pneus avaient commencé à s’embraser.

    Et dans cette nuit de printemps, dans cette nuit parisienne, alors que la chaleur de l’incendie nous prenait à la gorge, que le souffle infernal du brasier vibrait dans nos oreilles, c’est ébahis, perplexes et admiratifs que nous lisions au-dessus de la fournaise, ses mots inscrits dans la pierre du temple républicain, spectacle ubuesque et sérieux à la fois, inoubliable :

    « A nos grands hommes, la patrie reconnaissante »

     

    L’année suivante, en 67, la course fut définitivement interdite. Certains mirent en cause madame de Gaulle, qui n’y était pour rien. Durant la préparation des chars, les étudiants fabriquaient d’énormes pétards avec des tubes en carton remplis de poudre noire, qu’ils faisaient ensuite exploser en l’air. Un étudiant qui avait repris ses études après vingt-sept mois de guerre en Algérie avait remplacé le carton par un cylindre métallique trouvé sur un chantier. Il fut grièvement blessé par un éclat. Ses camarades ayant cru à une blague tardèrent à appeler les secours. Quand ils réalisèrent la gravité de la situation, il était mort,

    On peut penser que la préfecture de police ne regretta pas cette manifestation plutôt confidentielle, mais à haut risque. Aujourd’hui avec Facebook, on frémit à la pensée des rassemblements et des réactions que provoquerait une cavalcade de ce genre. L’année suivante, dans ce même quartier, se déroulèrent les événements de mai 68. Pavés arrachés, barricades érigées, voitures incendiées, bombes lacrymogènes lancées par des policiers casqués, protégés par des boucliers. La révolte des étudiants chassa définitivement le souvenir du Rougevin.

    Cependant, oui, Tim, je crois que tu avais raison ! Je me devais de tirer le gargantuesque Rougevin de l’oubli et d’en faire partager la mémoire potache, ne serait-ce que pour évoquer une insouciance qui a animé de nombreuses générations d’étudiants, en dépit des guerres et des accidents de l’histoire, et qui leur a souvent permis d’affronter l’avenir avec hardiesse.

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  • Sur la plage du lac

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    De retour à Paris, son bruit, son remue-ménage, ses transports en commun, ses activités m’ont un peu fait oublier l’été et les baignades du matin dans le lac de Divonne. Pourtant, un souvenir me trotte dans la tête, souvenir anodin s’il ne frappait à ma porte comme pour demander d’être consigné.

    Chaque été depuis des années, nous avons pris l’habitude de voir un nageur multiplier les longueurs le long des boudins qui délimitent la surface de baignade. Au fil du temps, ses cheveux ont blanchi, mais son rythme n’a jamais fléchi. Matin après matin, il sort de l’eau d’un pas tranquille, reprend son sac déposé à côté du maître nageur, se douche et jambes un peu arquées dépassant d’un short ample disparait sur la pente qui mène au parking.

    L’année dernière, je lui ai souri en le croisant entre deux brasses, il a vaguement répondu, puis nos relations se sont enhardies jusqu’à de francs saluts. Il y avait fallu une bonne dizaine d’années ! On était loin de Twitter et de ses échanges instantanés. La veille de la fermeture de la plage, il nous a appris qu’il était vaudois et qu’il nageait dans le lac bien avant son aménagement. Cela me toucha d’autant plus qu’une profonde amitié m’avait autrefois liée avec Jean Debaud, le concepteur de ce lac artificiel.

    Gamin, ce Divonnais de souche avait exploré les ruisseaux descendant de la montagne et sillonné les hectares de marais entre la ville et la frontière suisse. Toute cette eau appelait à l’existence d’un lac dont l’image s’était irrémédiablement fixée dans sa tête de futur artiste et dans celle d’un compagnon de jeu, invétéré pêcheur lui aussi de truites et d’écrevisses, futur géographe-géologue. Les croquis sur papier d’écolier s’étaient professionnalisés à l’âge adulte. La découverte d’une nappe phréatique pendant la construction de la piscine, l’abondance des sources sur le territoire de la commune avaient peu à peu convaincu le conseil municipal de la nécessité d’un pompage et d’un drainage. Mais la nature poreuse du sol empêchait toute retenue à ciel ouvert.

    L’idée lumineuse qui fut à l’origine du lac, le tira une nuit de son lit et le jeta sur son téléphone. La société qui construisait à cette époque l’autoroute Genève-Lausanne réclamait des matériaux à corps et à cris. Qu’à cela ne tienne ! La ville de Divonne lui offrirait la gravière du marais contre l’aménagement d’un lac. Et le contrat fut signé. Une couche d’argile assura l’étanchéité du fond, des rochers affermirent ses bords, une petite ile fut préservée pour les oiseaux. Et ce fut notre lac, d’une longueur d’un kilomètre, avec petit port et plage surveillée, alternative charmante au lac Léman pour la baignade, surface de canotage pendant des années pour Gilles et lieu d’innombrables promenades sur ses trois kilomètres de rives plantées d’essences variées entre Jura et Mont Blanc.

    Cet été nous avons donc de nouveau croisé chaque matin le nageur vaudois ; un petit bonjour dans la première longueur de brasses, un au revoir lancé depuis le banc où nous nous séchons au soleil, en sirotant un café un peu raide et c’était tout. Le dernier jour d’ouverture de la plage, je me suis tout de même décidée à franchir le mur épais de cette discrétion :

    — Vous venez deux fois par jour ? Il me semble vous avoir vu, hier après-midi.

    — En effet, je nage aussi en fin de journée. Pas toujours, mais souvent. Je parcours une dizaine de kilomètres par jour.

    Devant mon air ébahi – il avait certainement dépassé la soixantaine – il poursuivit :

    — J’aime nager. Je nage depuis toujours. Mon père me portait sur son dos. Quand j’avais trois ans, mes frères qui l’accompagnaient ont crié parce que j’avais glissé. Ils se sont aperçus que je savais nager.

    Il ne pouvait plus s’arrêter :

    — Quand je faisais mes études en Angleterre, je traversais l’estuaire de la Tamise.

    Il parlait avec un accent indéfinissable.

    — Vous êtes anglais ?

    — Non, je suis suisse-allemand ! Par la suite j’ai travaillé dans l’hôtellerie à Genève et quand je retournais chez moi vers trois heures du matin, j’observais la construction du lac.

    — Vous avez connu mon ami Jean Debaud, à l’origine du lac ?

    — Non, mais je sais qu’il a été financé par les hôtels et par les Rothschild.

    Pourquoi pas ? Divonne est une ville d’eau et possède un casino qui fut jusqu’il y a quelques années le plus grand de France, avec un chiffre d’affaires supérieur à celui de Monte-Carlo. Notre lac méritait bien l’attention des célébrissimes milliardaires – leur fief, Megève n’est pas si loin !

    — Je croyais qu’il s’agissait d’une convention avec la société de l’autoroute, Genève-Lausanne. En échange des graviers, elle a imperméabilisé le fond avec une couche d’argile.

    — En tous cas, elle n’a pas fait correctement son travail, au remplissage un homme a été aspiré dans un trou et il est mort.

    Le Vaudois sans souffler a continué :

    — Dès que le lac a été complètement rempli, je m’y suis baigné. C’était merveilleux, je faisais dix fois l’aller et retour sous les étoiles. Mais une nuit alors que nageais autour de l’île, un animal m’a frôlé, j’ai compris que c’était une couleuvre. De deux mètres de long ! Je n’ai jamais recommencé.

    — Pourtant les couleuvres ne mordent pas !

    — Plus de cinquante pour cent des couleuvres sont venimeuses, le plus souvent leurs morsures sont mortelles. Ensuite, j’ai nagé dans le Léman, la nuit ou au petit matin. Je le traversais depuis Nyon, aller et retour !

    — Vers Nernier ?

    — Oui, vers Nernier.

    À cet endroit, le lac est large de cinq kilomètres !

    — J’ai dû m’arrêter lorsqu’un jour la police lacustre m’a embarqué et menacé d’une forte amende. C’était dangereux parce que les bateaux ne pouvaient pas me voir. Ils m’ont dit de nager le long du domaine de Napoléon, mais je me suis vite ennuyé. Heureusement la plage a été ouverte et depuis, je viens ici de juin à septembre. À deux pas de chez moi, c’est commode. Maintenant que je suis à la retraite, je fais mon jardin en rentrant.

    J’imaginais un jardin magnifique, vu l’énergie de l’énergumène…

    — Vous ne trouvez pas qu’il y a beaucoup d’algues depuis quelque temps ?

    J’avais été contrainte cette année de demander au responsable de faucher l’herbe qui envahissait de plus en plus la surface de la baignade. Après quelques résistances, il s’était exécuté, surtout par solidarité avec Gilles, originaire comme lui du Pas de Calais.

    — Non, pas du tout, les algues sont utiles. Au début l’eau était trouble, j’ai vu les spécialistes les planter. D’ailleurs les cygnes se chargent d’équilibrer leur densité, ils s’arrêtent de les brouter dès que nécessaire.

    Il continua :

    — Le soir du quinze août, la foule des baigneurs avait provoqué une prolifération de vase. Le lendemain matin, l’eau était de nouveau transparente. À cause des algues !

    Nous l’avions également constaté. Comment ne pas admirer une connaissance aussi rare de l’écosystème du lac ? Nous avons cependant dû l’interrompre car l’heure tournait et nos estomacs criaient famine. Nous nous sommes quittés comme si les mois à venir n’étaient qu’un intermède négligeable entre deux saisons de baignades.

    En rentrant, j’ai tout de même ouvert Internet. Et je n’y ai rien trouvé qui confirmait les dire de notre nageur au sujet des algues mangeuses de pollution, bien au contraire, leur invasion indiquait une eutrophisation préoccupante des eaux lacustres. Poussant plus loin cette investigation, j’ai ouvert les sites concernant les couleuvres : ces serpents parfois impressionnants sont inoffensifs, aucune espèce n’était mentionnée comme dangereuse sauf peut-être celle de Montpellier laquelle appréciait davantage les garigues que les roselières lacustres. De là à mettre en doute sa natation précoce, ses exploits sur le Léman, il n’y avait qu’un pas…

    J’ai sorti de notre bibliothèque la monographie de l’histoire du lac, écrite, illustrée et dédicacée par Jean Debaud. Je n’y trouvais aucune trace de la famille Rothschild et encore moins d’un tourbillon mortel…

    L’homme aux cheveux blancs bien peignés semblait pourtant le prototype du Suisse fiable. Sa brasse solide, sa voix précise, sa démarche balancée et tranquille inspiraient une irrésistible confiance, garantissaient le sérieux de ses paroles.

    Nous en sommes restés troublés. Comment avait-il pu soutenir de tels propos ? Et comment avions-nous pu le croire ? Ses brasses interminables lui auraient-elles porté sur le cerveau ? Vous n’imaginez pas à quel point on peut réfléchir sur l’existence, à nager entre Jura et Mont Blanc, sous l’immensité du ciel, en regardant les libellules, le vol des bergeronnettes, le manège des cygnes, le va-et-vient des canotiers… jusqu’à gamberger sans vergogne – et de notre côté, il faut l’avouer, … jusqu’à croire n’importe quoi !

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  • Les Escargots du jardin

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    Après un printemps pourri, à part quelques rares orages accompagnés de pluies diluviennes, trois semaines de soleil presque sans interruption, trois semaines de baignades, de promenades dans la montagne, de siestes pendant la chaleur de l’après-midi, de nuits fraîches, trois semaines qu’on n’espérait plus, persuadés que l’anticyclone des Açores avait fait ses valises et qu’il faudrait des décennies et peut-être même des millénaires avant de retrouver des étés satisfaisants.

    Balades en Provence, dans la vallée de Chamonix, mais surtout maison remplie d’enfants et de petits-enfants. Visite de mon frère Yves, déambulations pour lui montrer les trésors des environs, entre autres l’arrivée druidique au sommet du mont Mourex, la montée de la Faucille et la pyramide inoubliable du Mont Blanc, pendant que Gilles jouait au Festival d’Argenton le rôle de Tirésias des Bacchantes, avec un certain succès, m’a-t-on dit.

    Il y a deux jours, un orage sans vent a détraqué le temps, accompagné d’éclairs incessants qui illuminaient la montagne et dont on parlait hier encore dans la queue du supermarché. Le tonnerre a claqué en déchirures impressionnantes, comme si le ciel hurlait sa détermination de ne pas nous laisser croire à un éternel azur. Dans sa détresse, une abeille affolée qui s’était réfugiée sous mes draps ne songea pas à me piquer.

    Et maintenant il pleut, une pluie fine, bienvenue, qui ne va pas durer d’après la météo. Et j’ai fait le tour de mon petit jardin dont les roses s’épanouissent d’aise, les agapanthes dressent des tiges raffermies par la fraîcheur et l’humidité. Les buissons, les arbres semblent frétiller, enchantés d’un bien-être que mes arrosages du soir ne satisfont pas complètement.

    Soudain, qu’aperçois-je au milieu d’une allée ? Un énorme escargot, un escargot comme vous n’en avez peut-être jamais croisé durant votre vie. À lui seul il aurait occupé deux places des petites alvéoles prévues pour recevoir leurs coquilles dans un restaurant de Bourgogne. Son corps strié et brun comme le tronc d’un vieux chêne suscitait le respect. Ses cornes surmontées d’yeux dont les pupilles me fixaient avec témérité se courbaient lentement, sûres d’elles. Il avait hiberné plusieurs années dans la rudesse de nos climats continentaux, il avait résisté à des sécheresses, à des déluges. De toute évidence, il avait acquis le droit de vivre… Sauf, hélas pour lui, qu’un monstre de cette espèce avait toutes les chances d’achever notre massif de hostas, déjà réduit à l’état de dentelle.

    Peu de temps auparavant, j’avais discuté de ce délicat problème avec mon voisin, Denis Ch. Notre commun travail de peintre, méditations plein la tête, lui à embellir les murs et les volets, moi à recouvrir toiles et papiers de dessins et de couleurs, a fait naître au fil des ans une connivence tissée d’estime, de questions rarement résolues. Je lui avais évoqué les dégâts causés par les limaces et j’avais fini par lui avouer que j’en ramassais parfois des dizaines dans un bocal de confiture et que je les laissais s’asphyxier, les achevant par une exposition au soleil des plus radicales. J’avais ajouté, en pensant davantage à la bouillie nauséabonde qui en résultait qu’à la cruauté de ce traitement :

    – Cela me dégoûte !

    Il avait laissé s’installer un silence empreint du respect que suscitent chez les gens de bonne compagnie les problèmes insolubles, puis dans un sourire, il avait dit, presque en s’excusant :

    – Chaque mois, je ramasse un seau de limaces et d’escargots dans mon jardin.

    Voyant que j’attendais la suite, il me confia mezza voce avec son accent chantant :

    – Je les transporte dans la vignette. Ensuite, c’est l’affaire des hérissons.

    Et il continua, un rien facétieux :

    – La nature fait son travail.

    J’avais tiré un coup de chapeau devant l’élégance d’une démarche d’autant plus courageuse que la vignette n’est pas tout près.

    En dessous de l’alignement de nos maisons, une zone humide plantée de peupliers est traversée par un chemin de terre souvent boueux longeant un terrain en friche sur lequel avait autrefois poussé une de ces vignes maigrichonnes qui fournissaient la « piquette » consommée coupée d’eau, « pour tuer les microbes ». Le chemin de la vignette a quelque chose de primitif, d’un peu inquiétant. J’imaginais le combat des hérissons et des escargots dans le fouillis des herbes folles.

    J’enfermais l’énorme escargot dans un grand bocal de confiture et j’attendis d’avoir le courage d’aller jusqu’à la vignette, espérant qu’il aurait suffisamment d’air pour survivre quelques heures.

    Et je repris ma peinture. Une pause me ramena dans le jardin devant le bocal. On ne peut pas dire que l’animal appréciait la situation, il avait cherché à s’échapper en grimpant sur le couvercle. Mon regard fut alors attiré par une sorte de gros caillou qui semblait bouger sur le gravier. Un autre escargot plus énorme encore que le précédent rampait vers la table ! Incroyable ! J’aurai pu croire à un vieux couple si je n’avais pas su que les escargots sont hermaphrodites. Comme je l’attrapais entre le pouce et l’index, il ne fit même pas mine de rentrer dans sa coquille. Il était digne de faire la connaissance de son semblable !

    Je l’introduisis dans le bocal avec le sentiment qu’il ne fallait plus tarder tant ils étaient petitement logés. Avant de partir, je fis le tour du jardin et ramassais au passage un escargot de la taille de ceux qu’on mange habituellement. Il avait l’air minuscule à côté des deux autres. C’était peut-être leur fils.

    Je me suis munie d’un parapluie, dont je n’ai pas eu l’utilité, et je me suis trempé les sandales dans le chemin de la vignette. Le point de vue inhabituel sous les maisons de l’impasse me fit songer qu’il n’est pas indispensable de faire des kilomètres pour être dépaysé. Après avoir observé les fenêtres, les terrasses qui donnent sur la pente, j’ai ouvert mon bocal. Quand je l’ai secoué, les deux gros escargots ont tout de suite lâché prise, mais le petit s’est accroché, gluant de la bave et des excréments des autres. Je l’ai saisi avec une feuille de platane et je l’ai balancé dans le fouillis des buissons.

    Hérissons ou pas hérissons, leur nouvel espace de vie n’avait rien de commun avec notre petit jardin civilisé. Je leur ai souhaité bonne chance et j’ai remonté le chemin de la vignette, un peu inquiète d’avoir à m’expliquer avec les habitants des maisons à l’entrée. J’ai seulement entendu une mère demander à ses enfants qui jouaient dans un jardin de s’essuyer les pieds avant de rentrer et je suis revenue chez moi, devoir accompli. J’ai passé le bocal sous le jet et l’ai posé au pied du rosier grimpant.

    Vous le croirez ou non, ce matin, un troisième non moins gigantesque gastéropode tourniquait autour de la table comme s’il recherchait ses congénères. Le temps du petit déjeuner, je l’ai trouvé à côté du bocal le tâtant de ses pédoncules. Le temps que j’appelle Gilles, il avait disparu. Je me demande si je ne lui laisserai pas manger les hostas…

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  • Manifestations contre et pour le mariage pour tous

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    Aujourd’hui, la loi a été votée. Les mariages d’homosexuels commencent à être célébrés et enregistrés. En janvier, on en était encore loin : une manifestation avait réuni sur le Champ de Mars entre six cent mille et un million de personnes pour protester contre la proposition de loi instituant le mariage pour tous.

    Ce dimanche-là, je travaillais dans mon atelier, à deux pas de l’École Militaire. Le son s’amplifiant, j’ai fini par mettre le nez dehors. Un flot ininterrompu de manifestants s’écoulait de l’avenue de Suffren et la sono crachait à fond.

    — Un papa, une maman, y a pas mieux pour un enfant.

    — Hollande, ta loi on n’en veut pas !

    La foule reprenait avec bonne humeur. La voix stridente du haut-parleur lâcha un propos homophobe aussitôt suivi de rectification.

    On voyait une grande quantité de familles, parents avec enfants, la plupart en groupes d’amis, beaucoup de jeunes couples avec bébés et poussettes. La province, la France traditionnelle avait répondu présent. Il y avait quelque chose d’émouvant dans cette volonté d’affirmer un mode de vie mis en péril par la modernité.

    — Un papa, une maman, la différence fait vivre.

    Soudain le haut-parleur a lancé :

    — Votre attention s’il vous plait ! Un enfant s’est égaré. Six ans, vêtu d’un anorak orange et d’un bonnet bleu. Si vous le voyez, ramenez-le au pied de la statue du Maréchal Foch.

    Il y eut un flottement dans la foule. J’entendis un jeune à mes côtés s’écrier en blaguant :

    — Ah, s’il avait eu deux papas !

    La station de métro étant fermée, je remontais à contre-courant la foule qui continuait de s’écouler de l’avenue de Suffren, saisissant ça et là quelques réflexions amusantes, parfois saugrenues, surprise de l’absence d’hostilité à l’égard des homosexuels.

    J’ai fini par entrer dans le métro à la station Ségur. J’ai attendu deux ou trois rames avant de pouvoir m’introduire dans un wagon bondé de manifestants qui commençaient à regagner les gares. On s’y pressait dans la bonne humeur. Lorsque j’entendis une voix éraillée :

    — Enfoirés !

    Elle provenait d’une femme résolument assise sur un strapontin à côté d’un enfant. Le temps que je m’ébroue, que je me glisse entre deux passagers, j’entendis un homme protester :

    — Madame, vous pourriez vous lever. Vous ne voyez donc pas qu’il y a trop de monde ?

    — Sûr qu’il y a beaucoup d’abrutis dans ce métro. Tant pis pour eux !

    Je me suis retournée. La matrone, corpulente, tronche rougeaude, cheveux blondasses à demi défrisés protestait avec cette véhémence faubourienne qui disparaît à toute allure de nos jours à Paris.

    — Je me gênerais ! Pour une bande de salauds comme vous ? Des salopards qui veulent tuer les homosexuels ?

    Elle se répandit en insultes sonores, ajoutant pour faire bon poids :

    — Des mal baisés…

    Il y eut un moment de flottement, des protestations s’élevèrent de l’autre côté des banquettes centrales :

    — Si vous ne vous levez pas, nous saurons vous contraindre à descendre au prochain arrêt !, cria une voix mâle qui ne laissait aucun doute sur ses intentions.

    — Je me laisserai pas faire !

    Visage cramoisi, elle hurla :

    — Je l’avais dit à mon fils que vous n’aviez pas de respect.

    Je me penchais et je vis à ses côtés un petit garçon d’une dizaine d’années, gringalet, les yeux cernés, les sourcils froncés.

    Sa mère semblait décidée à en venir aux mains. Le groupe de passagers était constitué d’hommes et de femmes entre cinquante et soixante ans, vêtements soignés, coupes de cheveux nettes, d’allure sportive. J’entendis l’un d’eux s’écrier avec calme, sans forfanterie :

    — Madame, ce n’est pas un exemple à donner à votre fils !

    Cette phrase eut pour effet immédiat de calmer la femme :

    — Je n’aime pas les homophobes !

    L’homme répondit tranquillement :

    — Nous n’avons rien contre les homosexuels. Nous sommes contre le mariage pour les couples de même sexe. Et puis nous pensons qu’un enfant a besoin d’un père et d’une mère.

    La rumeur s’apaisa dans le wagon. Une jeune fille solitaire qui n’avait probablement rien à voir avec la manifestation me lança un sourire, plutôt soulagée de la tournure que prenait la discussion. D’ailleurs, le métro ralentissait pour s’arrêter à la station Odéon où je devais prendre la correspondance vers la Porte de Clignancourt. Je n’étais pas la seule car elle desservait la gare du Nord. Je laissais le flot s’échapper du wagon et je passais devant la mère et l’enfant toujours résolument assis sur leurs strapontins.

    Qu’est-ce qui me prit ? Je n’en sais rien. Peut-être un fond de sympathie pour le couple si différent de la multitude du Champ de Mars. Peut-être aussi le sentiment que la vie de cet enfant ne devait pas être facile au côté d’une mère aussi volcanique et atypique. En passant, je lui ai caressé la joue en lui disant :

    — Bon courage !

    Il sursauta comme s’il avait été piqué par une vipère :

    — Ne me touchez pas !

    Je m’arrêtai une fraction de seconde et je vis un enfant révolté. Ses yeux me fixaient avec un courage surprenant. Seul au milieu de la foule, il défendait l’honneur de sa mère, leur identité. On aurait dit Gavroche sur les barricades, la blague en moins. Il cria de nouveau avec une conviction et une force, une netteté qui forçaient le respect :

    — Ne me touchez pas !

    La mère bredouilla quelques mots. Mais il n’avait nul besoin de secours.

    Descendue sur le quai, je me suis retournée. La porte ne s’était pas encore refermée. L’enfant me fixait toujours avec la dignité de ceux qui refusent la pitié. Je lui rendis son regard avec le respect que je lui devais. Il me dit alors :

    — Ben oui, quoi ! Ne me touchez pas !

    Ce n’était pas de l’hostilité, juste la constatation de son bon droit, de son droit à être lui-même sans qu’une dame qu’il ne connaissait pas le touche et lui impose des sentiments sur ce qu’on doit être ou ne pas être. Je lui rendis un regard perplexe, en tout cas admiratif. Je crois qu’il en sentit la solidarité, car son visage se détendit ;

    Et ce fut comme un petit camarade qui disparut, lorsque les portes se refermèrent.

    Par la suite une manifestation pro mariage pour tous se déroula vers la Bastille. Ce n’était pas mon quartier. J’en eus des échos par les journaux et la télévision. Beaucoup plus folklorique, certainement moins soucieuse des opposants. Des slogans le plus souvent drôles, mais qui pouvaient blesser les convictions des familles réunies auparavant sur le Champ de Mars, dont le moindre était :

    « Jésus est né d’une procréation miraculeuse assistée, une vierge et deux papas »

    Mais c’est celui-ci qui m’est resté :

    « Moi aussi, je veux pouvoir épouser une chieuse, appeler mes enfants Kevin ou Tyson et avoir un chien qui pue. »

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