• Dans la cour

    [et_pb_section admin_label= »section » transparent_background= »off » background_color= »#ffffff » allow_player_pause= »off » inner_shadow= »off » parallax= »off » parallax_method= »off » custom_padding= »0px||0px| » padding_mobile= »off » make_fullwidth= »off » use_custom_width= »off » width_unit= »on » make_equal= »off » use_custom_gutter= »off »][et_pb_row admin_label= »row » make_fullwidth= »on » use_custom_width= »off » width_unit= »on » use_custom_gutter= »off » custom_padding= »0px||0px| » padding_mobile= »off » allow_player_pause= »off » parallax= »off » parallax_method= »off » make_equal= »off » parallax_1= »off » parallax_method_1= »off » column_padding_mobile= »on »][et_pb_column type= »4_4″][et_pb_text admin_label= »Texte » background_layout= »light » text_orientation= »left » use_border_color= »off » border_color= »#ffffff » border_style= »solid » custom_margin= »15px||| »]

    Les années s’écoulent les unes après les autres, accumulation d’heures et de jours qui nous filent entre les doigts à peine vécus. Le visage se creuse, les rides apparaissent, la santé se mérite, il y faut des soins, des exercices. Des enfants naissent, des parents, des amis disparaissent. Plus les années passent et plus on se rapproche de ce qu’on voulait ignorer : la mort au bout du chemin, de nos jours tellement occultée.

    Ces chroniques sont une tentative nécessaire bien qu’illusoire au regard de l’éternité de retenir l’instant fuyant, de laisser quelques traces de ce qui fut, de refuser l’oubli.

    Les lignes qui vont suivre ne sont guère réjouissantes, âmes sensibles s’abstenir.

    Il était environ une heure du matin. Le sommeil tardant à venir, mes pensées erraient dans les événements de la journée. Perçant la brume de mes sens à moitié endormis, j’entendis un objet tomber dans la cour. Je sursautai et tendis l’oreille. Le silence de la nuit s’était replié sur l’immeuble. Un pot de fleurs mal arrimé aux balustrades s’était probablement décroché sans faire de dégât puisque la gardienne, dont la chambre du rez-de-chaussée jouxte la cour n’avait pas jugé bon d’intervenir. Il aurait pu tomber sur la tête d’un retardataire !

    J’ai fini par m’endormir d’un sommeil légèrement troublé. L’éclatement mat précédé d’un crépitement bref ne correspondait pas tout à fait au bruit de la chute d’un pot de fleurs, même en plastique.

    Des bruits de voix me réveillèrent. Un rien d’inquiétude me fit jeter un coup d’œil dans la cour, à travers les vitres. Tout semblait dormir. À notre étage, un retrait de façade cache le rez-de-chaussée, j’ai ouvert par acquit de conscience la fenêtre du bureau de Gilles. Les voisins du dessous penchés au-dessus de la rambarde de leur chambre regardaient la cour éclairée.

    — Que se passe-t-il ? leur ai-je demandé.

    Le voisin s’est replié dans la pénombre de sa fenêtre, mais la voisine avant de le rejoindre me répondit après une hésitation :

    — On craint un suicide !

    Grands Dieux ! … la femme du cinquième ?

    Je ne suis pas tout de suite parvenu à me rendormir. Je pensais à cette femme, la soixantaine un peu forte, très maquillée dont le parfum persistait dans l’ascenseur longtemps après son passage. Elle venait souvent rendre visite à sa mère de quatre-vingt quatorze ans et à son beau-père de cent-un ans. J’avais pris l’habitude de lui demander de leurs nouvelles : son beau-père ne bougeait plus de son fauteuil, ne parlait plus, sa mère s’était blessé le genou en tombant.

    On voyait les deux femmes arpenter le trottoir à petits pas, la vieille dame agrippée d’un côté à sa fille, de l’autre à sa canne. On pouvait observer un va-et-vient incessant d’infirmières et de jeunes filles le plus souvent jeunes, blondes et jolies.

    Un jour, elle m’annonça blême, les cheveux défaits qu’on venait de lui diagnostiquer un cancer du sein. Je compatis du mieux que je pus.

    Elle restait dormir chez ses parents de plus en plus souvent. Au début, elle écoutait la radio durant la nuit, fenêtres ouvertes, puis, peut-être en raison de protestations, on ne l’entendit plus. L’été passa ; à notre retour, ne la voyant pas, je demandai des nouvelles à une des infirmières qui appuyait sur le bouton du cinquième.

    — Les parents ça va, mais leur fille… répondit-elle elliptique.

    — Problèmes de santé ?

    — La santé, ça va, mais…

    — Dépression nerveuse ?

    Elle acquiesça d’un battement de cils. Un souvenir qui, cette nuit-là, me trottait tristement dans la tête. L’heure tournait et la fatigue aidant, je commençais à m’assoupir lorsque nous fûmes réveillés par la clameur impérieuse de la sonnette d’entrée.

    Le temps d’enfiler une robe de chambre :

    — Qu’est-ce que c’est ?

    — Police !

    Difficile de ne pas obtempérer ! Gilles m’avait rejointe et nous vîmes surgir du palier, en tenue, un policier de plus de deux mètres de haut et sa collègue, la trentaine, petite, menue, maquillée queue de cheval, cheveux blonds s’échappant sur les oreilles. C’était la chef, elle prit la parole :

    — On vous a réveillés ?

    — Un peu, oui !

    — Excusez-nous !

    Et sans plus attendre, elle continua :

    — Vos noms, prénoms, dates et lieux de naissance ?

    Comme je demandais la raison d’une entrée en matière aussi abrupte.

    — Vous n’avez rien entendu ?

    Je leur ai fait part du bruit de chute et plus tard des voix dans la cour.

    — À quelle heure ?

    — Je ne sais pas, je dormais à moitié.

    — Une heure du matin, affirma Gilles qui avait pourtant dormi à poings fermés, ce que je lui fis discrètement remarquer.

    — La cour n’est pas visible depuis nos fenêtres. Mais les voisins du dessous ont vaguement évoqué un suicide. C’est vrai ?

    — Oui.

    — La mère ou la fille ?

    Ma question avait fusé, rapide.

    — La fille ! dit la jeune femme.

    — C’est fini   ?

    Je craignais qu’elle fût cassée en mille morceaux, mais vivante, condamnée à d’infinies souffrances.

    — Oui !

    Elle me regardait, vaguement interrogative, je lui dis :

    — Elle n’allait pas bien !

    Le géant hocha la tête et prit une mine de circonstance. Il ne savait pas quel lien nous entretenions avec la morte. Je me demandai à quelle fréquence ils intervenaient pour ce genre d’événement et s’il compatissait vraiment. Il semblait que oui.

    — Aucun enfant n’a vu ça ? ne puis-je m’empêcher de demander.

    — Non ! répondit la jeune policière, comme s’il y allait de son honneur professionnel me laissant comprendre que des paravents avaient été installés.

    La policière nous redemanda notre identité, que son compagnon inscrivit soigneusement dans un carnet d’écolier. Je ne pus m’empêcher de leur dire :

    — Je vous jure que nous ne l’avons pas poussée !

    Ils me regardèrent un peu estomaqués. Devant mon sourire, la jeune fille se décida à une explication :

    — C’est juste une routine. On prend toujours les noms des personnes de l’entourage.

    Je m’en étais doutée, mais ils auraient pu y mettre les formes. Elle demanda plus gentiment :

    — L’appartement en face de chez vous ? Ça ne répond pas…

    Pour le moment vide, de la lumière sous la porte laisse penser qu’il sert parfois de dépannage. Et j’imaginais un hôte de passage, probablement étranger, paralysé au fond de son lit en entendant la pétarade de la sonnerie et le mot police :

    — Il n’y a personne. Les propriétaires habitent en Australie.

    Sitôt les policiers partis, nous nous sommes recouchés. Que pouvions-nous faire d’autre ? On entendait des mouvements dans l’escalier, des voix. Dans ces cas-là, l’imagination cavale. Dans quel état est le corps ? Qui l’a aperçu en premier ? Quelle a été la réaction de sa mère, une femme élégante dont le grand âge n’a pas entamé une volonté de fer ?

    Je me suis cependant rendormie assez vite, le déroulement des événements prenant le pas sur le désespoir de cette pauvre femme.

    Le lendemain, je rencontrais la gardienne qui me salua comme si de rien n’était. J’en fus d’autant plus étonnée qu’au passage, je ne remarquais aucune trace sur les dalles de la cour. Peut-être une vague tache sombre, plus vraisemblablement la conséquence de la perte de feuillage du petit arbre à côté de la porte. Je me dirigeai vers le local à poubelle lorsque j’aperçus des silhouettes dans l’ombre de la voûte. Notre voisin du dessous discutait avec la présidente de la copropriété, une jeune avocate, dont la voix douce cache une certaine autorité.

    Le ton confidentiel me renseigna aussitôt sur la teneur de leurs propos.

    Ils se turent en me voyant arriver et je lançai :

    — Bien triste ce qui est arrivé cette nuit ! La gouvernante m’avait dit qu’il avait fallu l’hospitaliser en psychiatrie. Je ne savais pas qu’elle était rentrée.

    La jeune avocate approuva :

    — Hier, je plaidais en province, je ne suis rentrée que ce matin. Il y a quinze jours environ, mon mari qui travaille de l’autre côté de la cour, l’a vue enjamber la rambarde de sa fenêtre, il a crié, la gouvernante est apparue et l’a tirée en arrière.

    — Dans quel état est sa mère ?

    Le voisin du dessous a répondu :

    — Elle s’en remettra. Elle est forte !

    Il parlait en connaissance de cause. Voisin de palier, il veille sur eux. Il faisait faire le tour de la place au vieillard, petit pas après petit pas, jusqu’à ce qu’il ne puisse plus marcher. Spectacle étrange que cet homme de taille élevée portant pratiquement le minuscule vieillard dans lequel on ne pouvait plus guère reconnaître l’homme à la démarche assurée, bon vivant, vêtu avec recherche, feutre bourgeois sur la tête, une figure du quartier.

    Une vingtaine d’années auparavant, il m’avait dit :

    — Savez-vous que j’ai quatre-vingt-cinq ans !

    Comme je rétorquai qu’il ne les faisait pas, il m’avait répondu en séducteur inquiet :

    — Je les ai pourtant, et je ne sais pas ce qui m’attend !

    Les années avaient fait leur ouvrage !

    La gardienne qui sortait de l’escalier B s’arrêta en nous voyant :

    — Savez-vous ? Le colonel n’était pas content ce matin. Des noctambules ont cassé des branches à l’arbuste de la cour !

    Le colonel, copropriétaire attentif à la bonne tenue de l’immeuble, possède la voix forte, grave et caractéristique de son ancienne fonction. Son caractère tranché ne s’embarrasse pas de périphrase et la gardienne venait se faire réconforter auprès de nous. Il n’est pas réjouissant d’écouter le général protester au petit matin. Un silence suivit, rompu par la voix douce de l’avocate :

    — Vous n’êtes donc pas au courant ?

    — De quoi ? s’étonna la gardienne, généralement aux premières loges pour tout ce qui concernait l’immeuble.

    — Vous n’avez rien entendu ?

    — Non !

    — Cette nuit ?

    Comment était-ce possible ? Son lit est à trois mètres du lieu du drame.

    — Non, je prends quelque chose pour dormir et je mets des boules Quiès. Que s’est-il passé ?

    La gardienne était peut-être la seule personne à avoir eu un véritable contact avec la morte, l’avocate prit des précautions pour lui annoncer la triste nouvelle.

    — Mon Dieu, Kittie !

    Ses yeux s’écarquillèrent, puis son visage se décomposa.

    — Mon Dieu, Kitty !

    Ses yeux s’écarquillèrent, puis son visage se décomposa.

    J’entendais ce prénom pour la première fois. Nous connaissions son nom de jeune fille, mais nous ne savions ni ce qu’elle faisait, si elle était mariée, ni où elle habitait. Elle avait pourtant choisi notre immeuble pour mourir. Je vis dans les branches cassées du petit arbre, seuls témoins de sa détresse, une sorte de message. Son geste dont les traces avaient été effacées par la police ne pouvait pas sombrer dans cette irréalité soigneusement organisée.

    Je rassurai la gardienne qui se reprochait de ne pas s’être réveillée :

    — Cela n’aurait servi à rien. Vous auriez été remuée inutilement.

    Elle me rendit un regard mouillé :

    — En ce moment, j’ai des soucis et je dors mal. J’avais pris un comprimé. La pauvre Kitty ! Elle sortait de l’hôpital. La vie n’a pas été tendre avec elle !

    Nous n’avons pas voulu épiloguer davantage. Pour nous protéger ? Par discrétion ? Par pudeur ? Par respect pour l’infortunée ? Tout cela à la fois, mais peut-être davantage par manque de temps. On n’a jamais le temps en ville… même quand on n’a pas grand-chose à faire.

    Gilles m’a retrouvée à l’appartement pour le déjeuner :

    — Tu as vu le mur dans la cour ?

    — Non !

    — Ce n’est pas joli, joli !

    — Les policiers ont tout nettoyé !

    — Pas au-dessus d’une certaine hauteur. Ils voyaient probablement mal dans la nuit.

    — Je n’ai pas pensé à lever la tête. C’est si terrible que ça ?

    Je pensai aussitôt à la gardienne. Le mur était situé juste devant la loge.

    Après le déjeuner, quand je suis descendue pour aller à l’atelier, toute trace avait disparu. Le hasard voulut que je croise la gardienne sous le porche. Elle détourna des yeux bouleversés. Prenant mon courage à deux mains je lui dis :

    — Mon mari m’a dit que les policiers n’avaient pas nettoyé le haut du mur…

    — Oui. C’est moi qui l’ai fait tout à l’heure. C’était affreux !

    Je lui fis remarquer qu’au moins la pauvre femme n’avait pas eu le temps de se voir mourir. Piètre consolation !

    — Vous croyez ? Comment savoir ce qu’elle a pensé pendant qu’elle tombait ?

    — Il valait mieux qu’elle meure sur le coup. Le petit arbre aurait pu l’arrêter dans sa chute et la laisser dans un très triste état.

    — Du cinquième… ? me répondit-elle sceptique.

    Je pensais à ce chercheur, un collègue de Gilles, qui s’était jeté de la tour de Jussieu. Pris de regret, il avait retenu sa chute avec ses mains et ses ongles. Il avait survécu et repris son travail, cramponné sur des béquilles, enfin heureux de vivre.

    Nous avons évoqué la morte.

    — C’est dommage, elle paraissait sympathique ! ai-je dit.

    — Oui. Elle était très gentille. Mais elle a eu une existence difficile.

    — Elle vivait chez ses parents ?

    — Non, elle avait un studio dans le 16ième. Mais, elle restait souvent dormir chez eux. Elle ne travaillait plus. Elle avait été mariée très jeune et avait divorcé presque aussitôt.

    Elle hésita… :

    — Elle avait pourtant guéri de son cancer ! dit-elle en larmes, de l’admiration dans la voix.

    Il n’y eut pas de service funèbre. Certains disent que les morts sur lesquels on a pleuré vont au paradis.

    Quelque temps plus tard, une femme d’environ soixante-dix ans est sortie du cinquième. L’ascenseur s’est arrêté au passage et je lui ai demandé des nouvelles de la vieille dame. Dure d’oreille, elle m’a fait répéter trois fois la question. Elle ne comprenait manifestement pas ce que je lui voulais. Puis son visage s’est éclairé, elle a répondu :

    — Elle va bien. Je suis la fille de son mari. Mon père a cent-un ans. Lui aussi va bien, mais il n’est plus très présent. Ce sont de grands vieillards ! Heureusement, nous avons la chance d’avoir une aide qui s’en occupe très bien.

     

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  • Genève au printemps dernier

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    De nouveau huit jours à Tougin, cette fois par un temps agréable, et même quasi caniculaire lors du dîner républicain dans le parc des Granges à Genève autour du tricentenaire de la naissance de Jean-Jacques Rousseau.

    Déjà dans l’après-midi nous avions rejoint le cortège qui terminait sur l’île du même nom son périple à travers la ville. La chaleur était écrasante. Nous l’avions attendu au bord du Rhône, à l’abri d’une tente de bistro, devant une glace et une grande carafe d’eau. Précédés par des battements de tambour, nous avons vu surgir sur le pont quelques belles dames en robes à paniers, des hommes en redingote transpirant sous leurs perruques, des enfants qui virevoltaient en culottes d’époque, encadrés par la garde tambourinant à tout rompre y compris mes tympans fragiles.

    Nous avons aperçu notre ami JMH, spécialiste de Victor Hugo, lequel par passion et conscience professionnelle s’était fait un point d’honneur de suivre le cortège depuis le matin. Il avait été convenu la veille que nous nous retrouverions devant la Cathédrale Saint-Pierre avant le dîner. Les circonstances nous évitaient donc de grimper vers la vieille ville dans la canicule et c’est avec plaisir que nous l’avons rejoint sur l’îlot un peu rafraîchi par la bise du lac.

    Il nous fit part de son étonnement. Il s’était attendu à une cité en émoi, parkings complets, circulation bloquée. Il avait même préféré venir en train. Et voici que le cortège se résumait à une petite centaine de personnes, interrompant quelques minutes le flot habituel des voitures. Son étonnement m’étonna. Comment avait-il pu penser qu’un écrivain du XVIIIe siècle, quelque soit son génie et son importance dans le déclenchement de la Révolution Française et dans l’élaboration de la Constitution Américaine, pouvait retenir l’attention d’une population avant tout préoccupée de finance, arrêter des touristes venus pour la plupart d’Asie et du proche Orient admirer le jet d’eau et acheter des montres de luxe ?

    La question me tarabuste depuis longtemps. Pourquoi écrire sur le Mamco, se pencher sur le sort des mendiants du métro parisien, sur un écrivain du XVIIIe siècle aujourd’hui illisible par la plupart, alors que Disneyland et ses héros, canards et chiens rondouillards, attirent des millions de personnes sur tous les continents, que les fêtes de Genève avec ses manèges énormes et innombrables, ses confettis, ses marteaux à ressort, son bruit assourdissant s’étendent chaque année davantage sur les rives du lac ? Pour ma part, la réponse est très simple, le brouhaha, les sonorisations excessives m’insupportent, la foule et son instinct grégaire me semblent dangereux.

    C’est dans cet état d’esprit qu’en compagnie de Gilles et de JMH, j’ai rejoint sur l’île Jean-Jacques Rousseau la poignée de pèlerins qui s’apprêtait à écouter les discours des édiles de la Ville de Genève en ce jour du tricentenaire de sa naissance.

    Le contraste entre la qualité des intervenants et la rareté du public ne semblait troubler personne. Le Maire de Genève, le responsable de la Culture de la ville, un ambassadeur de France attaché à l’ONU y allèrent de leur commentaire sur l’œuvre et la personnalité de l’écrivain, son implication dans l’avènement du monde moderne et la politique contemporaine, debout micro à la main sous la statue de Jean-Jacques Rousseau assis pensif, la plume en l’air, le cahier sur les cuisses.

    Cette statue en bronze érigée en 1834 fut longtemps tournée vers le lac. Des travaux récents la replacèrent dans sa position d’origine, en direction de la Ville. « La vue sur le pont du Mont Blanc et ses embouteillages ayant perdu toute poésie. » nous expliqua le responsable de la culture lequel reprenait tout à l’émotion du tricentenaire :

    — Trois-cents-t-ans…

    Rectifiant avec le sourire, sous la pression de ses auditeurs :

    — Trois cents-z-ans.

    Puis reprenant par trois fois et même davantage

    — Trois-cents-t-ans.

    Jean-Jacques Rousseau, indisposé par l’arrogance des gens qui prétendent savoir, aurait probablement apprécié cette touchante erreur peut-être révélatrice d’une culture en pleine mutation. Mais j’entendais le ricanement de son meilleur ennemi, Voltaire, tapi dans sa résidence de Ferney à quelques kilomètres de là.

    La statue de Pradier ne possède certes pas la vivacité de celle de Voltaire par Houdon, mais dans l’ombre du bosquet de l’île, elle évoque la rêverie solitaire propre à Jean-Jacques Rousseau, à la condition toutefois d’oublier la circulation sur les ponts.

    Après les discours et quelques lectures de textes, on se régala au bord du Rhône de petits pains fourrés, de gâteaux simples et goûteux, arrosés de ce vin du canton de Genève frais et naturel, dont la qualité s’améliore d’année en année. JMH avait été camarade d’école de l’ambassadeur, lequel se préparait à une entrevue avec les Russes pour sortir la Syrie de l’effroyable guerre civile qui la ravage. Dans son discours il y avait fait allusion, évoquant la nécessité des utopies pour faire progresser la paix.

    Nous avons quitté l’île pour nous diriger vers le parc des Granges et son banquet républicain. Nous avons longé le quai des Bergues au milieu des touristes et des Genevois qui prenaient l’air. Le lac miroitait en vaguelettes de beau temps.

    La fraîcheur des arbres fut la bienvenue, arbres magnifiques, pour certains plantés au XVIIIe siècle du temps de Rousseau. La beauté des parcs de Genève contraste avec la végétation maigrichonne des espaces verts côté français. Il semble que ce soit une conséquence de la différence du niveau de vie de part et d’autre de la frontière durant des siècles. Plaisir des yeux d’un côté, bois de chauffage de l’autre.

    En haut de la pente, des tentes blanches s’agitaient comme des ailes dans la brise. Sur une vaste clairière, des tables et des bancs attendaient les convives, disposés en rond, couverts mis d’un seul côté et dirigés vers un podium central muni des micros. On nous avait donné la liste des intervenants.

    Nous avons quitté l’île pour nous diriger vers le parc des Granges et son banquet républicain. Nous avons longé le quai des Bergues au milieu des touristes et des Genevois qui prenaient l’air. Le lac miroitait en vaguelettes de beau temps.

    La fraîcheur des arbres fut la bienvenue, arbres magnifiques, pour certains plantés au XVIIIe siècle du temps de Rousseau. La beauté des parcs de Genève contraste avec la végétation maigrichonne des espaces verts côté français. Il semble que ce soit une conséquence de la différence du niveau de vie de part et d’autre de la frontière durant des siècles. Plaisir des yeux d’un côté, bois de chauffage de l’autre.

    En haut de la pente, des tentes blanches s’agitaient comme des ailes dans la brise. Sur une vaste clairière, des tables et des bancs attendaient les convives, disposés en rond, couverts mis d’un seul côté et dirigés vers un podium central muni des micros. On nous avait donné la liste des intervenants.

    Car il s’agissait d’un dîner républicain, usage datant de la Monarchie de Juillet en France, destiné à contourner l’interdiction de réunion sur la voie publique. À l’époque, ces repas servaient de tribunes politiques et furent déterminants dans l’avènement de la révolution de 48. Le clin d’œil contestataire se trouvait tempéré par la situation exceptionnelle au-dessus du lac Léman, par la pelouse admirable, la vaste tente futuriste en bambou et voile de coton, prévue pour nous protéger de la pluie en cas de besoin, et dont l’ombre en cette fin d’après-midi appelait les convives.

    Le dîner fut servi par les élèves d’une école hôtelière. La Suisse abonde dans ce genre d’enseignement comme dans bien d’autres. Les associations bénéficient de leur formation en milieu réel. Et c’est ainsi que nous nous sommes assis devant des assiettes en porcelaine, des verres à pied, des couverts précieux disposés sur des nappes blanches avec serviettes assorties, et servis comme des princes par des jeunes gens empressés. Dès l’entrée, mousses et pâtés divers, après une rapide présentation des futurs orateurs par l’organisateur, un journaliste bien connu à Genève, plusieurs lectures de Jean-Jacques Rousseau donnèrent le ton de la soirée. Il écrivait fichtrement bien, le bougre ! Il me fait penser à ces vins qui passent comme une lettre à la poste, et dont les effets peuvent être importants et même ravageurs.

    La lecture des grands auteurs n’est pas un exercice facile. Et certains comédiens s’y emploient mieux que d’autres. Une femme s’empiégea dans son texte, un autre détailla les propos successifs avec une jouissance communicative. Des extraits furent lancés vers les convives comme des bouteilles à la mer. D’autres lectures furent entrecoupées de divers exposés historiques, géographiques, philosophiques parfois un peu longuets. Nous étions bien, là, entre amis, dans la journée finissante, à partager sans risque l’audace des propos de Rousseau avec la satisfaction de pouvoir critiquer son inconséquence, ses tricheries, son incapacité à assumer le quotidien, mais profondément impressionnés par la prescience qui l’amena à exprimer les désirs qui secouaient la société de son époque, sa volonté de libérer le peuple du joug des oppressions.   On ne pouvait s’empêcher de trouver des points communs avec la nôtre.

    Le dîner tirait à sa fin et les prises de paroles s’éternisaient. Nous attendions avec une certaine impatience l’exposé de l’amie d’Henriette, Françoise Gardiol, professeur de sociologie à Lausanne et conseillère municipale de Carouges, au sujet de l’influence de Rousseau sur l’urbanisme. Elle n’eut que le temps de résumer ses propos et d’évoquer la cité idéale d’Arc et Senans, le meneur de jeu fut contraint de lui retirer le micro des mains.

    L’invité d’honneur, philosophe, ancien ministre de l’Éducation en France, bel homme et beau parleur, habitué des discours publics avait eu davantage de temps de parole. Son talent d’orateur détendit à plusieurs reprises une atmosphère parfois un peu docte par des réflexions savoureuses sur les contradictions du grand homme. Mais il traînait autour de ce personnage politique habile à se faire valoir un parfum d’opportunisme. Lorsqu’une tirade d’un comédien au verbe puissant s’en prit aux beaux parleurs, aux courtisans, elle fit mouche. Ce fut comme si Jean-Jacques Rousseau se trouvait avec nous, public désormais clairsemé. Le philosophe, bon joueur par nature ou par force, applaudit discrètement.

    JMH était parti plus tôt. Après avoir hésité à le déposer à la gare, nous avions décidé de rester et de raccompagner Henriette chez elle, après l’exposé de son amie. La gare étant fort éloignée du parc des Granges, il n’était pas du tout certain qu’il ait été en mesure d’attraper le dernier train. Et je ne cessais sourdement de m’inquiéter de son sort. Il était convenu que s’il le ratait il nous retrouverait au parc, mais nous sommes partis bien avant qu’il en ait eu la possibilité.

    Dans la voiture, pendant que nous discutions de la soirée, j’essayais de le joindre avec mon portable, sans succès. Puis, je l’oubliais.

    De retour à Paris, devant un café au soleil de la Motte-Picquet, comme je lui évoquais son départ précipité :

    — Je regrette de ne pas avoir assisté aux spectacles. Les fiches horaires suisses sont difficiles à lire. Il existe en fait des trains jusqu’à une heure avancée de la nuit. Mon portable ne captant pas à l’étranger, j’ai vu ton appel arrivé en France, mais il était trop tard pour que je te rappelle.

    — Et si tu avais été contraint de retourner et que tu ne nous avais pas retrouvés ?

    Avec un sourire radieux, il me répondit :

    — J’aurai dormi dans le parc ; cela aurait été merveilleux !

    Voilà qui était bien dans l’esprit de Jean-Jacques !

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  • Le long de la Seine

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    Trois jours de soleil dans un ciel sans nuage ! Ce n’était pas arrivé depuis si longtemps !

    Nous en avons profité pour aller à pied quai de Gesvres faire renouveler nos passeports. Nous avons franchi les doubles portes du bureau de la préfecture de police sous les yeux d’une armée de policiers en civil et en uniforme. Pendant que Gilles enregistrait notre passage à l’accueil, je suis entrée dans une boite Photomaton.

    La mise en route de l’appareil déclencha une série de recommandations : « Dégagez vos oreilles, retirez vos lunettes, ne souriez pas… visage dans l’ovale de l’écran… »  Il me fallut tourniquer plusieurs fois le tabouret avant de parvenir à l’étape ultime : « Ne bougez plus, ne cillez pas ». Le flash se fit attendre et je me suis crispée. « Si cette photo vous convient, appuyez sur le bouton vert, sinon recommencez ». Horrible ! J’ai repris la pose. Pas mieux ! « Plus qu’un essai. » L’appareil n’y était pour rien, les années ne vous arrangent pas et les passeports sont là pour vous le rappeler.

    La photo tombée dans le réceptacle dépassa mes craintes : regard vide, valises sous les yeux, rides autour de la bouche.  Indifférent à mes états d’âme, le fonctionnaire niché dans une alvéole numérotée la découpa avec d’ingénieux ciseaux à quatre lames et la déposa dans un casier en compagnie de renseignements dument vérifiés et signés. Il eut quelques difficultés à numériser mes empreintes. J’avais beau les frotter sur ma veste, elles ne voulaient pas se laisser enregistrer, ce qui me remplit d’une vague fierté.

    L’épreuve terminée, nous avons franchi le sas de sortie, plus sécurisé encore et nous nous sommes retrouvés sur le trottoir ensoleillé du quai de Gesvres.

    Plutôt que de revenir directement par les Halles, nous avons cédé au plaisir de flâner le long de la Seine, attirés par le bleuté des tours de la Conciergerie, par la lumière qui éclairait le Pont au Change et teintait le Pont Neuf de délicatesse. Oublié le monde numérisé, biométrique, le déclic des portes sécurisées, nous nous sommes penchés sur le fleuve…

    Retrouvailles qui me touchent toujours aussi profondément. Sa vitalité est mienne, son flux, celui de mes artères. Sa souplesse caresse mes pupilles, ses colères portent mes révoltes. Ce jour-là, en légère décrue, son flot brodait d’écume les piles du pont. D’un bleu vert mystérieux et opalescent, elle courait légère et silencieuse dans le vacarme de Paris.

    Je m’étonne souvent de la voir indifférente au temps qui passe, comme oublieuse des horreurs dont elle fut témoin dans la prison du Châtelet aujourd’hui disparu, derrière les murs de la Conciergerie. Elle a charrié tant de cadavres que j’ai parfois mauvaise conscience à en apprécier la douceur d’aujourd’hui. Mais je me plais à penser que de tout temps, elle offrit à Paris avec la liberté de son flot, cette succession de joies et de peines qui tisse la vie. Il y eut toujours des amoureux penchés sur son eau, des chalands et des péniches approvisionnant la ville, des matins de vent léger et des soirées dorées par le soleil couchant.

    Ce matin-là, après des mois de grisaille et de pluie, elle recouvrait les quais devant le Louvre, prenait ses aises au soleil, se glissant sans impatience excessive sous le Pont Neuf et la Passerelle des Arts. Elle coulait vers la mer, comme d’habitude, comme tous les jours, et nous avions le sentiment de renouer avec sa beauté.

    Il fallut pourtant s’en détacher et nous avons longé la colonnade du Louvre. Après avoir traversé la rue de Rivoli, nous sommes rentrés déjeuner.

    Je devais ensuite aller aux Gobelins. Plutôt que de m’enfermer dans le métro,  je suis montée dans le 67, qui reprenait le trajet parcouru quelques heures auparavant. Une légère brume voilait maintenant le soleil, mais j’étais heureuse de voir défiler les bouquinistes dans l’étrange microcosme que représente l’intérieur d’un autobus. À cette heure de la journée, des personnes d’un certain âge s’installent confortablement pour parcourir la ligne entière, une façon comme une autre de passer l’après-midi. Elles lancent parfois quelques mots à leurs voisins, histoire de ne pas perdre l’usage de la parole dans des vies souvent désertées par les ravages du temps.

    Après avoir traversé la rue de Rivoli, nous sommes rentrés déjeuner.

    Je devais ensuite aller aux Gobelins. Plutôt que de m’enfermer dans le métro,  je suis montée dans le 67, qui reprenait le trajet parcouru quelques heures auparavant. Une légère brume voilait maintenant le soleil, mais j’étais heureuse de voir défiler les bouquinistes dans l’étrange microcosme que représente l’intérieur d’un autobus. À cette heure de la journée, des personnes d’un certain âge s’installent confortablement pour parcourir la ligne entière, une façon comme une autre de passer l’après-midi. Elles lancent parfois quelques mots à leurs voisins, histoire de ne pas perdre l’usage de la parole dans des vies souvent désertées par les ravages du temps.

    Je remarquais une très vieille dame qui semblait sortir de chez le coiffeur, maquillée, poudrée, un rouge éclatant débordant de lèvres ratatinées, vêtue d’un somptueux manteau de vison. Je m’étonnais vaguement au vu des diamants qui brillaient à ses doigts qu’elle se soit ainsi parée pour le trajet du 67. Mais, après tout, les habitués de ces après-midis déambulatoires ont coutume de mettre leurs habits « du dimanche », comme on disait autrefois.

    Elle descendit devant la préfecture de police à l’entrée du Pont au Change. S’était-elle préparée pour la photo du passeport ? Se rendait-elle au Palais de Justice ? On dit que les procès ont leurs habitués comme les autobus de l’après-midi. Justiciable, elle eut été plus nerveuse. Le mystère des vies que je croise participe à la mienne avec une fugacité dont j’apprécie la liberté.

    Mon attention fut détournée par la bruyante irruption d’une bande de femmes âgées de quarante à cinquante ans. La première se dirigeait d’un pas décidé vers les sièges, lorsqu’elle s’immobilisa soudain, visage illuminé et cria à la cantonade :

    — Vous êtes là !

    — Ça alors  !

    Il s’agissait d’un mini rassemblement précurseur d’une de ces innombrables manifestations qui se succèdent toute l’année dans Paris. Uniquement des femmes, solides, le verbe haut. Fonctionnaires de police, probablement de celles qui glissent des contraventions sur les parebrise. Elles s’exclamaient, se congratulaient et s’entassèrent en riant au fond de l’autobus.

    Je les oubliais en traversant l’Ile Saint Louis puis en franchissant le Pont de la Tournelle, irrésistiblement attirée par le chevet de Notre-Dame, ce joyau d’élégance, nef soutenue par l’envol de ses arches. À chaque fois, j’essaie de me replacer dans le contexte du Moyen-Age, je pense aux dizaines d’années qui furent nécessaires pour pierre à pierre, avec une obstination impensable aujourd’hui, monter des murs et des colonnes, des tours, des voûtes, pour la parachever dans l’apothéose de cette flèche, qui s’élance dans le ciel comme un encouragement à espérer.

    À l’arrêt après le célèbre restaurant de la Tour d’Argent, un autre groupe de femmes monta dans l’autobus, plus âgées, cheveux gris, blancs ou teints, manteaux ou anoraks d’un chic classique, allure assurée. Il me fallut un certain temps avant de comprendre qu’elles venaient des Bernardins, une abbaye rénovée appartenant au diocèse de Paris, siège de conférences, d’expositions et de concerts variés, haut lieu de spiritualité catholique sous d’élégantes voûtes cisterciennes. L’une d’elles parlait avec autorité, les autres l’écoutaient. Elle semblait évoquer un point de théologie.

    À l’arrêt de la Mosquée de Paris, quelques femmes voilées montèrent à leur tour. Un peu lasses, comme si elles sortaient du hammam. Un homme moustachu en djellaba et calotte brodée les suivit. Les tempes blanches ou grisonnantes, le regard méditatif, il venait probablement de la prière.

    J’approchais de ma station et je me précipitais sur la commande d’arrêt. À peine le temps de descendre et l’autobus passant devant la statue de Jeanne d’Arc disparut sur la droite du boulevard.

    Immobilisée sur une contre-allée,  je cherchais des yeux le nom des rues quand, j’entendis des voix :

    — Madame !

    Sur le trottoir, deux amies, dont l’une était voilée crièrent en même temps :

    — Madame, attention !

    Une voiture était arrêtée juste derrière moi. Sa conductrice me regardait en souriant. Elle me fit signe de passer. Je ne me fis pas prier.

    Je remerciais les deux amies d’un geste et parvins sans encombre chez le marchand d’articles de gravure. Une  jeune asiatique souriante trouva dans l’arrière-boutique le plateau de presse que j’avais commandé plusieurs semaines auparavant :

    – Je me demandais si vous alliez venir le chercher…

    En sortant, je me suis dirigée vers Jussieu où je me suis engouffrée dans le métro, ravie de ma petite balade. Décidément, j’aime Paris.

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  • La leçon de piano

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    Où situer aujourd’hui l’aventure des idées ? La volonté actuelle, implacable, de toujours innover, surprendre afin de retenir l’attention d’un public blasé me laisse sur ma faim.

    À cet égard, comment situer la master class du pianiste Heidseick à laquelle je fus conviée par Chantal S. ? En si petit comité, si éloignée de l’abondance des informations d’Internet, de la multiplication des réseaux sociaux sur le Web, éléments constitutifs de notre époque !

    Ce soir-là, en sortant de l’atelier, à la station Odéon, je fraye mon chemin dans la foule qui encombre les trottoirs étroits du carrefour Buci, sous le charme de ce quartier témoin de l’Ancien Régime, cependant reconnaissante à Hausmann des grandes avenues qui ont aéré Paris et permettent de marcher plus commodément. Et je me glisse sous le porche du quai des Grands Augustins, à l’entrée du Pont Neuf.

    On entend dire qu’un écrivain digne de ce nom n’a pas pour mission de décrire la réalité, mais de la faire revivre et vibrer par l’intermédiaire de la fiction. Dans ces chroniques, je m’en tiens à partager ce que je vois, même si la limite entre objectivité et subjectivité est des plus incertaines. C’est ainsi que nous entrons, cher lecteur, dans une cour pavée, que nous passons devant la loge de la gardienne. Par la fenêtre ouverte, un match de foot déverse des hurlements haletants. Sur la gauche, un petit escalier s’enfonce dans le sol à l’abri d’un muret. Nous descendons avec quelques précautions les marches fantomatiques peintes en blanc.

    En bas, un rideau se soulève. Une tête apparaît pour me souhaiter la bienvenue. Oui, j’ai réservé, et je suis autorisée à entrer.

    Ce n’est pas la première fois que je viens dans cette vaste cave, mais à chaque fois, l’étrangeté du lieu me saisit. Le Vert Galant, la Monnaie et l’Institut à quelques mètres, l’immeuble croule sous les références historiques. Cependant lorsqu’on pousse le rideau on s’introduit dans un décor contemporain, murs et plafond blancs caissonnés de briques. Deux grands pianos noirs luisent sous les projecteurs, des chaises pliantes noires sont disposées pour le concert.

    Aujourd’hui, de vastes peintures abstraites et colorées sont accrochées aux murs. Au plafond pendent des objets volants, insectes, oiseaux imaginaires, façonnés de tiges de bois clair et de ficelles. Ils me font penser au premier avion, cette chauve-souris de Clément Ader, dont on ignore aujourd’hui s’il a véritablement volé. Après avoir salué Chantal S., je me dirige vers leur auteur, un familier des lieux. Sa femme, une ravissante jeune femme, harpiste de son état, veille à son installation. Pas plus haut qu’un enfant de six ans, corps difforme juché sur le velours rouge d’un fauteuil Voltaire, il est entouré d’adolescentes assises par terre en tailleur, à la hauteur de son visage caché derrière des lunettes noires. Je lui tends une main qu’il saisit pour la baiser avec un sourire. Ses mains sont fortes, un peu rugueuses. Sa difformité a quelque chose d’ancestral, en contraste puissant avec la blancheur environnante.

    Puis je cherche une place d’où je pourrais observer les mains du pianiste. Je m’assieds d’abord au deuxième rang, mais gênée par un pilier, je cherche à m’avancer au premier rang. Les chaises sont encombrées de vêtements.

    — Oui, oui, vous pouvez vous asseoir, elles ne sont pas réservées, me dit une jeune fille vêtue d’une robe noire garnie de paillettes. Elle est brune, yeux de velours, un sourire éclatant sur des lèvres écarlates. Le jeune homme qui l’accompagne, attrape les vêtements et insiste :

    — Oui, ces places sont libres.

    Il est charmant, son visage encore un peu enfantin émerge d’un costume noir sur une chemise noire :

    Dans l’émotion de cette entrée, j’avais presque oublié que je venais assister à une master class.

    Ma voisine me salue. Elle est cousine de Chantal S. . Nous évoquons notre hôtesse, pianiste concertiste internationale, qu’une générosité hors du commun pousse à inviter dans cette vaste salle des artistes de tous poils, peintres, sculpteurs, musiciens, danseurs, alors qu’elle-même n’a pas été ménagée par la vie, une vie secouée par la mort de nombreux proches. Son mari grec, une sorte de géant souriant et barbu se plie en quatre pour lui être agréable, prévenant avec tous.

    La salle s’est peu à peu remplie, la jeune fille sort ses partitions d’un vieux cartable, le jeune homme tire sur ses manches. Ils se figent lorsqu’Éric Heidsieck s’approche. Malgré l’absence de projecteurs, l’homme s’impose. De grande taille, cheveux blancs, la peau d’un ancien blond, yeux clairs, sourire assuré, il semble malgré tout un peu inquiet, en contradiction avec sa stature de virtuose familier des masters classes.

    Chantal S., comme à son habitude, présente les lieux, leur fonction. D’un sourire, elle désigne les jeunes gens : Thibeault Lebrun, l’élève, ainsi que son amie qui fera office d’orchestre au piano. D’un mot elle glisse qu’ils sont amoureux. Quand elle se tourne vers Éric Heidseick, la lumière de son sourire s’accentue. On les devine complices de longue date. Elle ne s’attarde pas. Place au troisième mouvement du concerto de Mozart K414.

    Les jeunes se sont assis devant leurs pianos respectifs et se tournent vers le maître qui présente maintenant l’œuvre, un pense-bête dans la main. Le propos est sans fioritures, le ton possède la familiarité souriante de ceux qui n’ont rien à prouver. Il entre d’emblée dans l’œuvre à partir de son expérience. Spécialiste de Haendel dont il a enregistré l’intégrale des suites, il est passé à Mozart avec une couleur qui lui a parfois été reprochée. Il s’en explique :

    — J’ai été élevé dans le vin…

    Je pense, les papilles titillées, au Champagne Heidseick, un des meilleurs qui soient.

    — Mon père, amateur de musique, disait « Mozart m’ennuie un peu ; on devine trop ce qui va suivre, contrairement à Bach. »

    J’imagine le père Heiseick sortant de ses dégustations, hypersensible aux notes comme à ses bulles.

    — Grâce à Haendel, j’ai su que l’aventure chez Mozart se situe dans le phrasé.

    Comme je le comprends, moi qui ai une passion pour les derniers concerti joués par Clara Haskil détaillant chaque note et les inscrivant dans un déroulement à la fois fort et émouvant.

    Il se penche sur son papier :

    — J’ai écrit là quelques réflexions que je vous livrerai au fur et à mesure…

    Je remarque alors que sa main tremble fortement. Nom d’une pipe ! La maladie de Parkinson !

    — Assez parlé pour le moment, passons à la musique, annonce-t-il avec un sourire gourmand vers la jeune fille qui se lance dans l’introduction.

    Je n’avais pas vraiment saisi qui faisait quoi. Il me faut un certain temps pour réaliser que ces notes gringalettes ont la prétention de se substituer à l’orchestre, méli-mélo qui ne m’évoque pas grand-chose et ne prépare certes pas à l’entrée du piano.

    Le jeune homme s’est concentré, le dos bien droit, sans partition. Lorsqu’après les digressions de sa compagne, il enfonce enfin les touches, je reconnais quelques trilles, quelques phrases mozartiennes. Les notes se succèdent sans surprise, presque banales. C’est la première fois que j’assiste à une master class et je suis déçue, je m’attendais à davantage de qualité de la part de l’élève. Le temps s’étire. Pourquoi le maître n’intervient-il pas ? Debout, immobile derrière le piano, il écoute attentivement.

    Puis, de minute en minute, le jeu se délie. Les phrases s’allongent, les jeunes gens se succèdent, s’unissent parfois. Le jeune homme parcourt son clavier avec de plus en plus de détermination. Il devient évident que la technique de ce garçon de vingt ans est à la hauteur. Mes yeux ne lâchent pas les mains qui virevoltent maintenant avec une assurance, un calme surprenant.

    Le maître écoute toujours. Il les laisse poursuivre le mouvement de plus en plus empreint d’allégresse, de jeunesse, de confiance dans la vie.

    Lorsqu’il les a interrompus, le jeune homme, mains posées sur les genoux, a levé des yeux attentifs vers le vieil homme dont le visage s’est illuminé d’un sourire. Aucun commentaire sur la technique, ce qui équivaut d’évidence à un satisfecit et le maître contourne les pianos, pose ses feuillets d’une main vacillante sur un meuble chinois, se dirige vers le piano de la jeune fille qui lui cède la place :

    — Dans cette dernière phrase, tu aurais pu insister sur certaines notes pour donner davantage de couleur à la progression…

    Souffle suspendu, je le vois avancer des mains marquées par l’âge sur le clavier. Il les lève et comme s’il retrouvait un ami proche avec lequel il n’est pas nécessaire de faire des chichis, négligeant la partition, il les lance dans une ronde dont la force, la précision et la délicatesse laissent carrément sur place la vivacité de l’élève. Comment est-ce possible ? Lui qui tremblotait quelques secondes auparavant !

    Il détaille la phrase, l’affirme, la propose avec une autorité non dépourvue de questions sur l’ensemble de l’œuvre qu’il situe dans l’histoire et dans la vie de Mozart. Il insiste sur le risque inhérent à toute interprétation.

    — C’est comme lorsque tu tiens ta petite amie dans tes bras. Tu es inquiet, mais tu y vas quand même !

    Il saisit son texte de temps en temps pour des citations en provenance de poètes ou d’anciens professeurs à lui. Elles nourrissent la reprise d’une mesure, d’un rythme, d’un phrasé. L’élève sur l’autre piano reprend et son jeu s’affine.

    — Oui, c’est cela ! dit le professeur qui ajoute :

    — Il peut arriver que tu laisses les sons en suspens pour la reprise de l’orchestre…

    Il lance un tourbillon de notes qui restent comme inachevées et sa main s’immobilise en l’air comme pour céder la place aux instruments :

    — D’autres fois, c’est à toi de conclure la phrase avec fermeté, le silence qui suit tient lieu de prélude à une nouvelle intervention de l’orchestre.

    — Le silence fait partie intégrante de la musique, il n’est pas une absence de son. Toute œuvre musicale doit concourir au retour fructueux du silence qui l’a précédée.

    — C’est dans la rigueur que tu trouveras la liberté. Comme un tableau, c’est dans l’existence de son cadre qu’il trouve son élan.

    Le jeune homme attentif, toujours calme, joue et rejoue, s’enhardit. La modestie des deux pianistes m’impressionne d’autant plus que la somme des notes mémorisées est colossale. Dix doigts, une partition bourrée de croches, de doubles croches, de notation subtile, de rythme, de rupture de rythme, travail surhumain dont à aucun moment ils ne se font gloire. La parole est à Mozart, ils en sont les transmetteurs.

    — Je ne veux pas parler de ma vie, cependant des difficultés récentes m’ont appris que l’instant est précieux. Tu dois jouer chaque note, comme on doit vivre chaque seconde, avec intensité, avec plaisir, peut-être comme lorsqu’on est amoureux.

    Son énergie, cette vitalité exceptionnelle s’accompagne d’un rien de fébrilité.

    Ma voisine me chuchote dans l’oreille :

    — Il a fait un grave infarctus cet été, un mois d’hôpital. C’est sa première sortie !

    Ma voisine me chuchote dans l’oreille :

    — Il a fait un grave infarctus cet été, un mois d’hôpital. C’est sa première sortie !

    Sapristi ! J’observe une certaine rougeur des pommettes, des yeux aux aguets.

    La jeunesse et le calme de l’élève contrastent avec l’âge et l’urgence du maître. Je réalise que je suis en train d’assister à une master class exceptionnelle, à une sorte d’hymne à la vie. La musique déroule ses subtilités, l’élève les aborde sans tricher, de plain-pied avec le maître. Tous deux avancent avec rigueur dans la compréhension profonde de l’œuvre.

    — Chez Mozart, la légèreté peut cacher de la douleur. Il est beaucoup plus complexe qu’on le croit.

    — Tu peux t’autoriser une certaine liberté avec le tempo de Mozart, le laisser respirer. Le XVIIIe siècle n’est pas le temps du métronome.

    Et le jeu du jeune homme se fait plus personnel, plus subtil, encore plus juvénile. Les minutes passent, je crains pour la santé du maître qui s’investit avec une énergie et une passion qui met certainement à rude épreuve ses tuyaux rafistolés. Va-t-il s’affaler sous nos yeux ? Il se lève, s’explique, retourne à son piano. Il vit !

    À aucun moment il ne s’est substitué au jeune pianiste. Il a écouté, il a proposé, suggéré. Et maintenant, il cède la place à la jeune fille qui reprend la partition depuis le début.  Le maître s’est de nouveau retranché derrière le piano. Le jeune homme jette un coup d’œil à sa compagne. Ils se lancent dans la reprise du troisième mouvement, K414.

    Naturellement nous sommes tout ouïe. Nous en connaissons mieux la structure, nous suivons les progressions, les retours, les silences. Le jeune a desserré les freins. Notre esprit critique s’évanouit bientôt dans une fougue, une énergie, une finesse décuplées par les observations du maître. Il en surgit une interprétation très personnelle et lorsque les dernières notes cèdent la place au silence, nous nous sentons comme revigorés.

    La jeunesse a du bon, elle s’offre le luxe d’ouvrir des portes à chaque génération ! Il est probable que le maître s’est fait la même réflexion, car il s’avance pour féliciter l’élève. Son attitude exprime tout de même un rien de nostalgie, mais on le devine heureux. Il a mis à profit le sursis accordé. Nous venons d’assister à une sorte de transfusion dans la joie du maître vers l’élève, de l’élève vers le maître.

    Chantal S. embrasse son illustre et vieux compagnon avec émotion, remercie le jeune homme :

    — Nous allons ranger les chaises le long des murs pour laisser la place au buffet.

    C’est ici la coutume : buffet grec, coupes d’argent. L’écoute s’efface doucement dans l’amitié. Exercice assez difficile pour moi qui aime savourer les instants enfuis dans la solitude du retour. J’observe les musiciens du coin de l’œil, sachant combien la fatigue les submerge après un concert. Les manifestations d’enthousiasme les perturbent souvent plus qu’elles ne les encouragent.

    Après quelques mots avec une femme qui pioche avec gourmandise dans les boulettes grecques, elle finit par m’avouer, visage resplendissant :

    — Je suis la mère de Thibault.

    Le jeune pianiste s’approche avec un sourire simple, sans forfanterie. Je le félicite et m’adressant à la mère :

    — Vous n’avez pas peur pour son avenir, les places ne sont pas nombreuses ?

    — En aucune façon ! me répond-elle.

    Le jeune homme de répéter, ce qu’il avait plusieurs fois répondu à son maître durant la leçon :

    — C’est étrange, je ne connais pas la peur !

    Je remercie Éric Heidseick, qui accepte gentiment mes compliments et me quitte rapidement pour d’autres convives. Je m’empiège ensuite dans une conversation sur la Bourgogne avec une femme de grande taille, très maquillée, dont l’assurance trahit une position importante. Elle me toise et me répond par monosyllabes. Chantal S. m’informe qu’il s’agit de l’épouse du maître, une pianiste connue avec laquelle il a enregistré de nombreuses œuvres à quatre mains. Sa position d’épouse ne doit pas être facile ! Un regard glacial me laisse supposer quelque impair. Après avoir salué et remercié Chantal, je me sauve.

    C’est ainsi qu’en quelques pas je me suis retrouvée sur le pont Neuf, émerveillée comme à chaque fois par la beauté de la Seine et de Paris miroitant dans la nuit.

    Durant les jours qui ont suivi, j’ai écouté en boucle son enregistrement des suites de Haendel. Plus je les entendais, plus j’en saisissais les modulations, les non-dits et les respirations. Un peu plus tard, j’ai rencontré de nouveau Éric Heidseick lors d’un concert d’Anatole Lieberman qui fêtait le tricentenaire de son violoncelle — une autre histoire. Comme je lui disais le plaisir que j’éprouvais à l’écouter, il m’a regardée avec un sourire un peu enfantin.

    Ce soir-là, avant de partir, il s’est immobilisé devant la porte, s’est retourné et m’a fait un léger signe de la main, comme un au revoir. Grâce aux enregistrements d’aujourd’hui, les musiciens restent vivants !

    Depuis, j’ai entendu Daniel Baremboïm au clavier jouer magistralement le concerto pour piano de Tchaïkovski à Berlin, son orchestre dirigé par un ami. On dit qu’il connaît par cœur la totalité du répertoire classique ! Il fêtait magistralement son soixante-dixième anniversaire, quelques petites années de moins qu’Éric Heidseick. La musique conserve !

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  • Dans le métro

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    Après une journée fatigante, assise sur un siège en forme de cuvette, un œil fixé sur le panneau de fréquence du trafic, l’autre sur une mer idyllique proposée par une agence de voyages, je laisse passer quelques métros bondés. Une rame s’arrête déversant sur le quai une grande partie de ses occupants, je décide d’y monter.

    Un strapontin s’est libéré. À cette heure de pointe, la course aux places assises me laisse souvent debout. Je n’y suis pas très habile malgré une connaissance approfondie des avantages et des inconvénients de chaque siège. Les huit places centrales offrent un asile au milieu de la foule. Cependant mes préférences vont vers les bouts de rame d’où il est possible d’observer sans complexe, un coude appuyé sur la tablette de la fenêtre, le wagon suivant, les câbles et les tampons de jonction, les passagers compressés.

    Ce jour-là, grâce à cette attente et peut-être parce que le flot de la sortie des bureaux est passé, le métro n’est pas surpeuplé. Mon attention flotte sur la journée écoulée,  la soirée à venir, lorsque j’entends une voix forte provenant de l’autre bout du wagon.

    Dans mon enfance on lisait encore sur des murs délabrés cette phrase à demi effacée : « La mendicité est interdite », suivie d’un numéro du Code civil. L’assistance aux démunis passait par des organisations laïques ou confessionnelles. Seuls les clochards faisaient la manche. Je me souviens comme si c’était hier de Roméo et Juliette, un couple de marginaux qui déambulait dans notre ville en poussant un landau rempli d’objets hétéroclites. On les a retrouvés morts, gelés l’un contre l’autre dans leur abri de fortune l’année où la température est descendue en dessous de – 20° durant trois semaines. Ils faisaient partie de notre univers et la ville entière eut une pensée pour eux.

    Aujourd’hui, entre l’appartement et l’atelier, je ne compte pas moins de huit mendiants, tous anonymes, et la plupart roumains, auxquels il faut ajouter les quêteurs du métro. Matin et soir, je vois se dégrader un jeune homme avachi sur le trottoir qui crie à chaque passant : « M’sieur ! M’dame ! Une p’tite pièce, siou plait ». Il semble ne pas avoir toute sa tête. Les gens du quartier le protègent. J’hésite à lui faire l’aumône. Je voudrais lui manifester un peu de solidarité, mais je crains d’accélérer sa chute.

    A l’autre bout du métro, ce jour-là, un homme de très haute taille, chevelure ondulée grisonnante, visage rouge et charpenté, nez fort et mâchoire carrée, se lance dans un discours de protestation contre l’égoïsme des nantis. Sa prestance gouailleuse donne un instant du poids à ses paroles et les têtes se tournent vers lui. Mais l’obscénité de ses propos le renvoie vers le groupe indistinct des laissés-pour-compte de la société et les regards s’éteignent. Il traverse le wagon, main tendue, et se tait lorsqu’il atteint la porte à côté de mon strapontin. J’évite son regard, peu soucieuse de me voir interpelée.

    C’est alors qu’une voix menue, aussi fine et féminine que celle de l’homme avait été forte et grave rompt le silence :

    — Je m’appelle Aurélie…

    Deux mendiants ne quêtent jamais dans le même wagon. Les visages se dirigent vers elle.

    La jeune fille qui vient de sauter dans la rame commence son discours sur un ton guilleret. Une vingtaine d’années, jolie, nez en trompette, cheveux frisés enveloppés dans un turban de couleurs mordorées assorti à une robe longue tissée de matières naturelles qui évoque les années hippies avec le décalage inhérent aux imitations.

    L’homme ne l’a pas tout de suite entendue. Il finit par lever la tête comme tiré de ses pensées. Figé par la surprise, il évalue la situation. Elle parle un français sans accent. Sa voix cristalline ne porte aucune plainte, aucune récrimination. Elle demande simplement une pièce ou un ticket restaurant, comme on demanderait l’heure ou son chemin. On devine à ses sourcils froncés qu’il ne parvient pas à la situer, puis ses classifications reprenant le dessus, il crie, afin que tout le monde l’entende, sûr de son fait :

    — L’enc…, est-ce que je vais mendier à Bucarest ?

    Ce nationalisme intempestif fait sourire ceux qui ont saisi la scène. L’homme n’en a cure et lorsque le métro s’arrête, il descend la tête haute, impérial, sur le quai. La jeune fille effrayée par le tonnerre déclenché s’est enfuie, laissant chacun à ses pensées.

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  • Le Pont des Arts

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    Ce matin-là, un soleil printanier brille sur Paris et je décide de me rendre à pied à Saint-Germain-des-Prés, heureuse de traverser la Seine.

    Coule la Seine, sonne l’heure…

    Après avoir longé la colonnade du Louvre, je franchis le quai François Mitterrand. À ce propos : quelle que soit la qualité de l’homme politique et la reconnaissance que je lui dois pour avoir magnifiquement rénové le Musée, j’avoue regretter son ancienne nomination de Quai du Louvre plus inscrite dans l’histoire de France depuis les Capétiens. Je n’ai pas non plus apprécié quand la mythique place de l’Étoile est devenue place Charles de Gaulle, malgré mon admiration pour le grand homme.

    Je me penche vers la Seine, par-dessus le parapet. Son bleuté, ses vaguelettes jouent avec les péniches et les bateaux-mouches. Les arbres bourgeonnent et le nouveau saule pleureur se saupoudre de vert tendre.

    Avec un rien d’appréhension, mon regard se porte sur la passerelle des Arts. Depuis quelques années, elle est affublée de milliers de cadenas accrochés au grillage de ses rambardes. D’une certaine façon, ces cœurs entrelacés me touchent, variante moderne, et moins agressive des graffitis gravés dans la pierre ou dans le bois. Les prénoms, les alphabets, les idéogrammes qui y sont inscrits évoquent des amours internationaux, des instants de bonheur. Cependant, par nature, l’amour me semble éphémère, à reprendre ou soigner comme au premier jour, difficile à afficher, en tous cas impossible à cadenasser. La légèreté de la chanson de Brassens, me convient davantage :

    Si par hasard, sur le pont des Arts

    Tu croises le vent, le vent fripon,

    Prudence prend garde à ton jupon.

    Cette quincaillerie déplaît à la Mairie de Paris. Elle les a fait scier par milliers une nuit durant, travail titanesque qui a laissé perplexes les passants du lendemain. Une semaine plus tard, les cadenas étaient de retour et prolifèrent depuis par centaines de milliers. Les grillages n’y résistent pas. Affaissés par endroits ils sont alors remplacés par d’inesthétiques panneaux de bois.

    Je lève donc les yeux sur la passerelle et j’ai l’heureuse surprise de la voir briller dans le soleil. Elle pétille de tous ses cadenas chromés, nickelés, argentés et dorés, dans une allégresse qui fait plaisir. C’est de bonne humeur que je franchis la pente qui mène à son tablier. L’heure matinale la parsème de passants actifs. Quelques touristes flânent, réjouis par le bleuté des bâtiments du Louvre, l’orangé de la coupole de l’Institut et par le fleuve scintillant de part et d’autre de l’Ile de la Cité. Les vendeurs à la sauvette installent leur bimbeloterie et le peintre, toujours le même, s’est déjà lancé dans l’exécution de sa millième pochade de l’Institut, pas si mal !

    Je me penche à nouveau pour regarder couler la Seine. Récemment une amie m’a rappelé avec une certaine ironie la promesse faite par Jacques Chirac, alors maire de Paris, de bientôt pouvoir s’y baigner. En effet, l’onde n’est peut-être pas encore limpide, mais beaucoup de progrès ont été réalisés depuis quelques décennies. On voit même la pente de ses rives s’enfoncer sous l’eau. Elle ne charrie plus ces objets non identifiés et inquiétants qui pouvaient évoquer le pire. Je regarde s’enfiler sous mes pieds un lourd chaland rempli de gravier à ras bord.

    Une fois de plus, je savoure l’incessant ballet des péniches sur le fleuve lorsqu’un vacarme mouillé me tire de ma méditation. Un Zodiac a démarré en trombe de la base de la gendarmerie fluviale, au pied du quai des Grands Augustins. Il amorce un virage à cent quatre-vingts degrés dans une gerbe d’eau et de gouttelettes ruisselantes de soleil. Il remonte le flot jusqu’à la passerelle et le redescend, moteurs hurlant, en direction du Vert Galant, du côté du grand bras de la Seine. Cinq à six hommes sont dressés au fond du bateau, fermement plantés dans ses soubresauts, la plupart sont revêtus de combinaison de plongée. Et lorsqu’il s’arrête près de la station des bateaux-mouches du Pont Neuf, l’un d’eux jette à l’eau une bouée orange.

    J’ai lu quelque part qu’une sorte de barrage à l’entrée de Paris avait été construit pour retenir les objets volumineux. Mais un ami qui habitait dans une péniche près de la Concorde m’a dit qu’il n’était pas exceptionnel de découvrir un corps sans vie entre les bateaux et le quai. La Seine est attirante. Des désespérés s’y jettent depuis les ponts. On repêche parfois des ivrognes comme aspirés par le flot. Un commandant de la gendarmerie fluviale m’a raconté qu’on y repêchait des dizaines de fêtards dans la nuit de la Saint Sylvestre. Cette fois, il pourrait s’agir d’un accident lors d’un embarquement de touristes.

    J’observe la scène tétanisée, lorsque j’entends fureter derrière moi. Quelqu’un me frôle le bras, je me retourne. C’est un promeneur de bonne volonté qui filme un couple verrouillant un cadenas sur un des derniers maillages libres de la rambarde. Sous l’œil de la caméra, le jeune étranger jette la clé dans la Seine. Ils manifestent leur joie par des rires et des exclamations dont je ne saisis pas un mot. Des Russes ? On en croise beaucoup ces temps-ci. Je m’écarte et retourne à mon observation.

    Les sauveteurs sont penchés vers le flot. Je cherche une bosse, un vêtement, une ombre qui évoqueraient un drame, lorsque, surgissant d’un arc de voûte du Pont Neuf, j’aperçois une énorme péniche de transport de matériaux qui fonce sur eux. Le Zodiac ne bouge pas. Je suis partagée entre l’inquiétude et la confiance.

    La barge n’en finit pas de sortir de l’arche, mais les sauveteurs sont tournés vers la bouée orange. Elle avance, labourant l’eau, elle n’est plus qu’à quelques mètres… Mon cœur s’arrête… Ouf ! Ça passe ! Le Zodiac tangue le long du monstre.

    Après quelques brefs conciliabules, deux gendarmes en combinaison de plongée, bouteilles d’oxygène sur le dos basculent en arrière et disparaissent sous la surface.

    Les minutes s’écoulent. Enfin les deux têtes réapparaissent, comme ces canards qui plongent et resurgissent là où on ne les attend pas. Ils remontent dans le bateau qui va aussitôt repêcher la bouée jaune et s’immobiliser au bout du Vert Galant. Je comprends enfin qu’il s’agit d’un exercice. Une banale scène de la vie parisienne !

    Je reprends ma promenade d’un pas réjoui. On ne s’ennuie jamais à Paris, on y surprend toujours un spectacle,  un petit événement à attraper au vol. Traversant le quai, je m’introduis dans le passage de l’Institut, plongée sans transition dans les petites rues calmes de Saint-Germain-des-Prés.

    Au retour, n’ayant plus le temps de rentrer à pied, je monte dans le 67, devant l’École des Beaux-arts, avec une pensée pour mes années de jeunesse et je m’installe commodément sur le dernier strapontin à côté des places assises. L’autobus surgit de la rue Bonaparte, il tourne à gauche sur le quai, puis à droite pour emprunter le pont du Carrousel. Un des plus beaux paysages de Paris ! La Seine glisse sous la passerelle des Arts, entre le Louvre et l’Institut. Plus loin, la multitude des bâtiments historiques s’enracine dans un passé que le présent ne désavoue pas. Une sorte de méditation me saisit toujours dans cette portion de trajet, d’autant plus qu’après avoir franchi les Guichets, on traverse le Louvre, entre la pyramide de Pei et l’Arc du Carrousel, élégance du verre associé à l’arc de pierre rose surmonté de son aérien quadrige.

    Un soupir de satisfaction et je pose mon bras sur le siège fixe qui présente une surface agréablement surélevée. Comme l’autobus s’enfonce sous le Pavillon de Marsan pour rejoindre la rue de Rivoli, je sens mon accoudoir bouger. Levant la tête, je vois un homme d’une cinquantaine d’années, vêtu d’un costume de prix, coupe de cheveux impeccable, l’air un peu gêné. Mon bras est posé sur sa cuisse. Je le retire en m’excusant platement, sous le regard amusé de son ami assis à côté de lui.

    Je descends à la station suivante, avenue de l’Opéra, au niveau de la Comédie Française, laquelle est emmaillotée en ce moment pour une réfection générale. Une étrange salle provisoire, entièrement en bois, a été installée dans la cour devant le ministère des Affaires Culturelles… Je me lève. Mon accoudoir aussi. Avec quelques phrases amusées, nous sommes sortis de l’autobus, lui pour remonter l’avenue, moi pour traverser les jardins du Palais-Royal où des jeunes gens déterraient les bulbes de jacinthes et de jonquilles en vue des plantations du printemps. L’un d’eux m’a souri gentiment.

    Et c’est ainsi que, longeant la place des Victoires, j’ai rejoint Gilles pour déjeuner à l’appartement.

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