De retour à Paris, son bruit, son remue-ménage, ses transports en commun, ses activités m’ont un peu fait oublier l’été et les baignades du matin dans le lac de Divonne. Pourtant, un souvenir me trotte dans la tête, souvenir anodin s’il ne frappait à ma porte comme pour demander d’être consigné.

Chaque été depuis des années, nous avons pris l’habitude de voir un nageur multiplier les longueurs le long des boudins qui délimitent la surface de baignade. Au fil du temps, ses cheveux ont blanchi, mais son rythme n’a jamais fléchi. Matin après matin, il sort de l’eau d’un pas tranquille, reprend son sac déposé à côté du maître nageur, se douche et jambes un peu arquées dépassant d’un short ample disparait sur la pente qui mène au parking.

L’année dernière, je lui ai souri en le croisant entre deux brasses, il a vaguement répondu, puis nos relations se sont enhardies jusqu’à de francs saluts. Il y avait fallu une bonne dizaine d’années ! On était loin de Twitter et de ses échanges instantanés. La veille de la fermeture de la plage, il nous a appris qu’il était vaudois et qu’il nageait dans le lac bien avant son aménagement. Cela me toucha d’autant plus qu’une profonde amitié m’avait autrefois liée avec Jean Debaud, le concepteur de ce lac artificiel.

Gamin, ce Divonnais de souche avait exploré les ruisseaux descendant de la montagne et sillonné les hectares de marais entre la ville et la frontière suisse. Toute cette eau appelait à l’existence d’un lac dont l’image s’était irrémédiablement fixée dans sa tête de futur artiste et dans celle d’un compagnon de jeu, invétéré pêcheur lui aussi de truites et d’écrevisses, futur géographe-géologue. Les croquis sur papier d’écolier s’étaient professionnalisés à l’âge adulte. La découverte d’une nappe phréatique pendant la construction de la piscine, l’abondance des sources sur le territoire de la commune avaient peu à peu convaincu le conseil municipal de la nécessité d’un pompage et d’un drainage. Mais la nature poreuse du sol empêchait toute retenue à ciel ouvert.

L’idée lumineuse qui fut à l’origine du lac, le tira une nuit de son lit et le jeta sur son téléphone. La société qui construisait à cette époque l’autoroute Genève-Lausanne réclamait des matériaux à corps et à cris. Qu’à cela ne tienne ! La ville de Divonne lui offrirait la gravière du marais contre l’aménagement d’un lac. Et le contrat fut signé. Une couche d’argile assura l’étanchéité du fond, des rochers affermirent ses bords, une petite ile fut préservée pour les oiseaux. Et ce fut notre lac, d’une longueur d’un kilomètre, avec petit port et plage surveillée, alternative charmante au lac Léman pour la baignade, surface de canotage pendant des années pour Gilles et lieu d’innombrables promenades sur ses trois kilomètres de rives plantées d’essences variées entre Jura et Mont Blanc.

Cet été nous avons donc de nouveau croisé chaque matin le nageur vaudois ; un petit bonjour dans la première longueur de brasses, un au revoir lancé depuis le banc où nous nous séchons au soleil, en sirotant un café un peu raide et c’était tout. Le dernier jour d’ouverture de la plage, je me suis tout de même décidée à franchir le mur épais de cette discrétion :

— Vous venez deux fois par jour ? Il me semble vous avoir vu, hier après-midi.

— En effet, je nage aussi en fin de journée. Pas toujours, mais souvent. Je parcours une dizaine de kilomètres par jour.

Devant mon air ébahi – il avait certainement dépassé la soixantaine – il poursuivit :

— J’aime nager. Je nage depuis toujours. Mon père me portait sur son dos. Quand j’avais trois ans, mes frères qui l’accompagnaient ont crié parce que j’avais glissé. Ils se sont aperçus que je savais nager.

Il ne pouvait plus s’arrêter :

— Quand je faisais mes études en Angleterre, je traversais l’estuaire de la Tamise.

Il parlait avec un accent indéfinissable.

— Vous êtes anglais ?

— Non, je suis suisse-allemand ! Par la suite j’ai travaillé dans l’hôtellerie à Genève et quand je retournais chez moi vers trois heures du matin, j’observais la construction du lac.

— Vous avez connu mon ami Jean Debaud, à l’origine du lac ?

— Non, mais je sais qu’il a été financé par les hôtels et par les Rothschild.

Pourquoi pas ? Divonne est une ville d’eau et possède un casino qui fut jusqu’il y a quelques années le plus grand de France, avec un chiffre d’affaires supérieur à celui de Monte-Carlo. Notre lac méritait bien l’attention des célébrissimes milliardaires – leur fief, Megève n’est pas si loin !

— Je croyais qu’il s’agissait d’une convention avec la société de l’autoroute, Genève-Lausanne. En échange des graviers, elle a imperméabilisé le fond avec une couche d’argile.

— En tous cas, elle n’a pas fait correctement son travail, au remplissage un homme a été aspiré dans un trou et il est mort.

Le Vaudois sans souffler a continué :

— Dès que le lac a été complètement rempli, je m’y suis baigné. C’était merveilleux, je faisais dix fois l’aller et retour sous les étoiles. Mais une nuit alors que nageais autour de l’île, un animal m’a frôlé, j’ai compris que c’était une couleuvre. De deux mètres de long ! Je n’ai jamais recommencé.

— Pourtant les couleuvres ne mordent pas !

— Plus de cinquante pour cent des couleuvres sont venimeuses, le plus souvent leurs morsures sont mortelles. Ensuite, j’ai nagé dans le Léman, la nuit ou au petit matin. Je le traversais depuis Nyon, aller et retour !

— Vers Nernier ?

— Oui, vers Nernier.

À cet endroit, le lac est large de cinq kilomètres !

— J’ai dû m’arrêter lorsqu’un jour la police lacustre m’a embarqué et menacé d’une forte amende. C’était dangereux parce que les bateaux ne pouvaient pas me voir. Ils m’ont dit de nager le long du domaine de Napoléon, mais je me suis vite ennuyé. Heureusement la plage a été ouverte et depuis, je viens ici de juin à septembre. À deux pas de chez moi, c’est commode. Maintenant que je suis à la retraite, je fais mon jardin en rentrant.

J’imaginais un jardin magnifique, vu l’énergie de l’énergumène…

— Vous ne trouvez pas qu’il y a beaucoup d’algues depuis quelque temps ?

J’avais été contrainte cette année de demander au responsable de faucher l’herbe qui envahissait de plus en plus la surface de la baignade. Après quelques résistances, il s’était exécuté, surtout par solidarité avec Gilles, originaire comme lui du Pas de Calais.

— Non, pas du tout, les algues sont utiles. Au début l’eau était trouble, j’ai vu les spécialistes les planter. D’ailleurs les cygnes se chargent d’équilibrer leur densité, ils s’arrêtent de les brouter dès que nécessaire.

Il continua :

— Le soir du quinze août, la foule des baigneurs avait provoqué une prolifération de vase. Le lendemain matin, l’eau était de nouveau transparente. À cause des algues !

Nous l’avions également constaté. Comment ne pas admirer une connaissance aussi rare de l’écosystème du lac ? Nous avons cependant dû l’interrompre car l’heure tournait et nos estomacs criaient famine. Nous nous sommes quittés comme si les mois à venir n’étaient qu’un intermède négligeable entre deux saisons de baignades.

En rentrant, j’ai tout de même ouvert Internet. Et je n’y ai rien trouvé qui confirmait les dire de notre nageur au sujet des algues mangeuses de pollution, bien au contraire, leur invasion indiquait une eutrophisation préoccupante des eaux lacustres. Poussant plus loin cette investigation, j’ai ouvert les sites concernant les couleuvres : ces serpents parfois impressionnants sont inoffensifs, aucune espèce n’était mentionnée comme dangereuse sauf peut-être celle de Montpellier laquelle appréciait davantage les garigues que les roselières lacustres. De là à mettre en doute sa natation précoce, ses exploits sur le Léman, il n’y avait qu’un pas…

J’ai sorti de notre bibliothèque la monographie de l’histoire du lac, écrite, illustrée et dédicacée par Jean Debaud. Je n’y trouvais aucune trace de la famille Rothschild et encore moins d’un tourbillon mortel…

L’homme aux cheveux blancs bien peignés semblait pourtant le prototype du Suisse fiable. Sa brasse solide, sa voix précise, sa démarche balancée et tranquille inspiraient une irrésistible confiance, garantissaient le sérieux de ses paroles.

Nous en sommes restés troublés. Comment avait-il pu soutenir de tels propos ? Et comment avions-nous pu le croire ? Ses brasses interminables lui auraient-elles porté sur le cerveau ? Vous n’imaginez pas à quel point on peut réfléchir sur l’existence, à nager entre Jura et Mont Blanc, sous l’immensité du ciel, en regardant les libellules, le vol des bergeronnettes, le manège des cygnes, le va-et-vient des canotiers… jusqu’à gamberger sans vergogne – et de notre côté, il faut l’avouer, … jusqu’à croire n’importe quoi !