La pouliche restait éloignée des étalons. Indifférente aux efforts de son poulain pour la téter, elle avançait et reculait, en proie à une évidente perplexité. Le pénis du grand cheval de devant avait regagné son fourreau, mais on comprenait qu’eux aussi réfléchissaient à la situation. Entre deux masticages, ils avançaient tous les deux des museaux prudents par-dessus la clôture électrique.

La pouliche maladroite et touchante décida soudain de revenir. Elle se dirigea vers celui de derrière sans un regard pour son compagnon afin de continuer un flirt peut-être plus ancien qu’il n’y paraissait. Elle tendit à nouveau la tête et de nouveau le grand cheval répondit à ses avances. Il brouta sa crinière avec délicatesse, caressant de la gorge le nez de sa belle. Et de nouveau c’est l’autre cheval qui banda. On n’a plus souvent l’occasion, l’automobile ayant détrôné l’hippomobile dans nos villes, si l’on ne fréquente pas les manèges ou les champs de courses, d’observer comme je le faisais ce jour-là sur les rives du lac de Divonne, l’extraordinaire allongement de cet organe équin.

La pouliche restait superbement indifférente à cet émoi. Amoureuse de l’autre, elle ne se sentait plus de joie et paraissait avoir totalement oublié la douloureuse expérience précédente. Le cheval se méfiait davantage. Son arrière-train étant caché par son camarade, je ne pouvais savoir si l’assiduité de la belle avait eu quelque effet, mais il levait haut la tête comme pour sauter par-dessus la barrière. Je me frottai les yeux. Il me semblait voir dans leurs attitudes non pas le rut et la chaleur animale auxquels je m’attendais, mais une sorte de danse fine et affective. Je découvrais un manège amoureux beaucoup moins bestial que celui de beaucoup d’êtres humains. La jument s’appuya sur ses pattes de derrière et tendit le cou. Lorsqu’ils se jetèrent l’un sur l’autre, une violente et triste secousse les éloigna de nouveau l’un de l’autre.

Les deux étalons en restèrent figés sur place comme paralysés, mais la petite jument virevolta dans son enclos avec légèreté, contourna son poulain, avança, recula, se campa devant eux, hocha la tête verticalement, horizontalement et finalement leur tourna le dos. Je pensais qu’elle avait renoncé lorsque je vis qu’elle s’était immobilisée pattes écartées. Arrière-train abaissé, queue levée dans une invite sans détour, elle offrait des fesses musclées d’un gris lumineux et pommelé à la vue de son amoureux. Celui-ci s’agita et l’autre banda de plus belle.

La situation était véritablement devenue sans issue lorsque deux lads s’approchèrent d’un pas rapide, ouvrirent la porte de l’enclos et attachèrent les grands chevaux pour les entraîner hors de la présence de la pouliche tentatrice. En moins d’une minute la situation s’était dénouée. Elle se retrouva seule avec son poulain qui essaya d’en profiter, mais qu’elle rabroua d’un coup de tête.

La ronde active des promeneurs autour du lac s’était poursuivie dans l’indifférence générale. Lorsque j’ai repris ma marche, j’ai pensé confusément que je pourrais en faire le sujet d’une de ces chroniques. Puis les mois ont passé.

Pour que je mette en mot ces petites aventures, il faut que le temps s’écoule, qu’elles s’imposent à travers l’oubli. Et voici qu’un beau jour, attirée par mon clavier, je me suis décidée à vous confier, cher lecteur, chère lectrice, cette petite histoire étrangère au goût du sensationnel qui règne sur le Web.