Comment ne pas être épatée par les femmes de mon âge qui pratiquent le yoga ? L’une que j’avais connue voûtée se redresse, l’autre qui économisait ses mouvements s’agite en tous sens, cette autre, dépressive, retrouve un pas élastique et beaucoup redécouvrent le goût de plaire. L’une d’elles à plus de soixante-dix ans m’a récemment présenté son nouvel amant. Vous comprenez pourquoi je suis partie à la recherche de cette cure de Jouvence avec l’espoir insensé de freiner « du temps l’irréparable outrage ».

On m’avait fait l’éloge du « hatha » yoga. C’est ainsi que j’ai fini par atterrir un samedi après-midi au gymnase Léopold Bellan, lequel dépend de ma mairie. J’avais droit à un essai avant de me lier pour six mois.

J’arrivais une heure trop tôt. J’en profitais pour obtenir quelques renseignements. Les gardiens qui discutaient paisiblement dans le hall me regardèrent d’un œil circonspect et me conseillèrent de m’orienter plutôt vers de la gymnastique douce pour « senior » ou encore vers de l’aquagym. Je ne voyais guère de différence avec le yoga dont la figure principale consiste à méditer immobile, mains jointes au niveau du cœur.

Quand je suis revenue, les participants étaient déjà montés à l’étage, mais le cours n’avait pas encore commencé. Je pensais voir une vingtaine de personnes d’un certain âge papotant gentiment avant le démarrage. Quelle ne fut pas ma surprise de découvrir une vaste salle remplie à ras bord d’une centaine de matelas sur lesquels des jeunes gens levaient les bras en l’air, se penchaient, plongeaient, rampaient, s’étiraient, levaient le derrière, se redressaient dans un mouvement reptilien qui devait certainement nécessiter une solide musculature. J’allais reculer lorsqu’une femme d’une quarantaine d’années s’approcha :

— C’est la première fois que vous venez ?

— Oui, mais je crains que ce ne soit plus de mon âge !

— Mais si ! Vous ferez ce que vous pourrez.

Elle me dirigea vers un petit coin encore libre. Le temps que je change de tenue à l’abri d’une des tables de ping-pong poussées vers les fenêtres, je vis entrer le professeur.

Une onde avait traversé la salle de part en part. Cheveux poivre et sel, pas très grand, moyennement musclé, des yeux à la fois perçants et impassibles sur un visage buriné, il avait passé la soixantaine. Son short au genou laissait apercevoir des mollets fermes et des chevilles charpentées. La jeune femme vint lui dire un mot. Il se fraya un chemin, se plaça à ma gauche et me convia à l’imiter. Il tendit les bras en l’air, se plia, lança une jambe en arrière, puis l’autre, etc. Bref, les mouvements que la centaine de jeunes déclinait dans un silence absolu.

C’était un de ces personnages dont on sent la présence physique à quatre mètres, il ne fut pas trop difficile de me couler dans ses gestes, mais je bloquais quand il fallut ramener les pieds entre les mains plaquées sur le sol. Il me dit modestement :

— Moi-même j’ai eu du mal à y parvenir. Faites ce que vous pouvez.

À moins de me casser les os, comment pourrais-je jamais faire une chose pareille ? Il revint à sa place et le cours commença. Exemple à l’appui, il déclinait les gestes et les positions avec une sureté et une puissance confondantes. Il expliquait au fur et à mesure les bienfaits qui en découlaient, évoquant avec simplicité l’intimité de nos corps : périnée, estomac, poumons, vessie, foie, etc. Après nous avoir fait passer un bras derrière une cuisse, l’autre derrière le dos, il nous demanda de croiser les doigts. Mes mains se trouvaient paralysées à une cinquantaine de centimètres l’une de l’autre. Autour, c’était tout juste s’ils ne parvenaient pas de surcroit à se gratter le nez.

— On fait ce qu’on peut, lança le maître, peut-être à mon endroit.

Il enchaîna des positions et perplexe, je vis les participants assis jambes et bras tendus, poser le front entre leurs doigts de pieds. Essayez et vous verrez ! Je transpirais. Un courant d’air froid tombait de la fenêtre grande ouverte, de là à me retrouver clouée au lit avec un torticolis… J’allais chercher mon écharpe en cachemire. Provenant d’un des berceaux du yoga, elle ne pouvait que me faire du bien et j’essayais de nouveau d’imiter le maître.

Les mouvements se complexifiaient. Incapable de suivre, je restais assise sur mon matelas. À défaut, il m’avait dit de me concentrer sur ses paroles, mais je ne pus m’empêcher de jeter un coup d’œil sur mes voisins. Ils étaient vraiment très forts ! À ma gauche, une femme d’une cinquantaine d’années glissait une jambe sur l’autre dans un équilibre flageolant, mais déterminé. Elle me lança un regard énigmatique.

Une incroyable énergie débordait de partout et cette jeunesse me parut l’avenir du monde, et mon incapacité, l’approche inexorable de la vieillesse… Qu’étaient-ils ? Des jeunes cadres dynamiques ?

D’année en année, notre quartier a vu partir ses artisans, ses marchandes des quatre saisons, ses petits vieux, puis ses petites vieilles, au profit des bobos. Ces jeunes bourgeois-bohèmes ont transformé nos rues devenues piétonnières. Bazars et merceries ont cédé la place à des magasins bio et à des restaurants mondialistes. Les prix de l’immobilier se sont envolés. Leur évocation s’accompagne toujours d’un brin d’ironie. Fils à papa, célibataires prolongés, jeunes divorcés, on les soupçonne de ne prendre de la vie que ses avantages et de négliger les devoirs inhérents à toute société. Ce samedi-là, les bureaux étant vides, c’était pourtant bien eux qui transpiraient avec cette belle énergie !

L’effort effaçait les individualités. J’aurai aimé en savoir davantage. Connaître leurs prénoms, avoir quelque idée de leurs amours, de leurs études, de leurs métiers – on dit qu’il y a beaucoup de journalistes – leurs difficultés, leurs joies et leurs déceptions. Mais le groupe apaisé par l’anonymat ne se prêtait pas à ce genre de questions. Le Yoga et sa philosophie hindoue abolissaient les différences.

Sur deux heures et demie de cours, trois quarts d’heure avaient suffi à m’épuiser. Je ne me voyais pas demeurer assise le reste du temps. Par bonheur mon tapis était situé à la lisière, proche de mes vêtements, je me suis donc levée le plus discrètement possible, je me suis glissée derrière une table de ping-pong repliée où j’ai pu me rhabiller tranquillement. Ennuyée de partir à la cloche de bois sans payer la séance, j’ai attendu quelques minutes sur un banc en observant l’enchaînement des mouvements. La concentration était telle que personne ne semblait s’être aperçu de ma désertion. Ne voulant pas troubler cette impressionnante harmonie sportive, je décidais de m’éclipser, sans plus de cérémonie.

En bas, les gardiens fatalistes m’ont regardé pousser la porte vitrée et je me suis retrouvée sur le trottoir, comme si de rien n’était. Je dus me rendre à l’évidence, membres assouplis, une lassitude heureuse accompagnait mes pas. Nom d’une patate ! – comme dit un de mes amis dont la compagne est présidente d’une importante association de yogistes –   j’aurais peut-être dû rester !

De retour devant mon ordinateur, j’ai de nouveau cliqué sur Hatha Yoga. Parmi la centaine de propositions, l’une d’elles s’adressait aux « seniors ». Une voix douce à l’accent américain m’a répondu au téléphone. C’était dans le Marais, un des quartiers les plus anciens de Paris, accessible à pied, détail important. Elle insista pour me dire qu’à mon âge, les cours étaient gratuits. Je ne sus trop qu’en penser. Fallait-il me vexer, ou y voir une subtile générosité ?

Et depuis, chaque semaine, je retrouve quatre autres personnes, dont un espagnol, une Chinoise de Shanghaï et une franco-américaine dans une ancienne boutique au ras d’une petite rue tranquille, juste derrière le bâtiment historique des Arts et Métiers. Michelle au son d’une musique bouddhique nous convie aux mêmes gestes qu’à Léopold Bellan, mais sur un rythme qui me permet d’espérer encore quelques années de bien-être… en tous cas suffisamment de santé pour me permettre de vous raconter cette nouvelle aventure…