Tout le monde, peut-être trop de monde, a une histoire à raconter sur les attentats du 13 novembre, je veux cependant apporter ma petite pierre à l’édifice contre l’oubli.

Ce soir-là, nous étions invités à dîner chez Stéphane, au quatrième étage d’un immeuble qui donne sur le port de l’Arsenal. En sortant du métro Bastille, j’avais longé le quai, surprise par la foule qui se pressait aux terrasses de cafés. Pour un 13 novembre, la température était douce et les restaurants dégageaient un bonheur de vivre, sursis avant l’hiver. Une fois de plus, je me suis fait la réflexion qu’il y avait beaucoup de jeunes.

À mon époque, on finissait ses études, on travaillait, puis on se mariait. La pilule n’existait pas et un enfant arrivait vite. Nous n’avions guère le loisir ni assez d’argent pour aller au restaurant. Aujourd’hui les jeunes se marient très tard, quand ils se marient, et disposent de nombreuses années de liberté, sans réels problèmes financiers. L’incertitude règne sur leur avenir, ils profitent du présent.

— C’est bien parce que c’est vous. D’habitude, j’évite de prendre le métro dans la foule du vendredi soir ! n’ai-je pu me retenir de dire en entrant chez Stéphane.

Il y avait très longtemps que nous n’avions pas rencontré les parents de Stéphane. Ils habitent en Savoie et des problèmes de santé les avaient empêchés de venir à Paris. Devant leur étonnement, je me sentis obligée de préciser :

—… Paris est en état d’alerte maximum !

Ses parents qui débarquaient de la gare de Lyon semblaient un peu perdus. Les rues de Paris les changeaient du calme de leur village. L’apéritif agrémenté de saucisson savoyard ne fut pas de trop pour les mettre en confiance. Coincé dans le labyrinthe des codes de porte, Gilles est arrivé un peu plus tard. Son portable ne captait pas celui de Stéphane. Les immeubles sont devenus des forteresses.

La vue depuis l’appartement de Stéphane est magnifique, le regard coure librement sur le port et ses miroitements comme un appel aux vacances. Au loin, la tour Eiffel émerge de la ville. Le ciel s’illumine au coucher de soleil en larges reflets bleus et or. Mais ce 13 novembre, à 20 h 30, il faisait nuit. On pouvait suivre la ronde des voitures éclairées de l’autre côté du canal. La ville vibrait de la pause un peu euphorique des fins de semaine.

Des nouvelles de chacun. Nous nous retrouvions avec plaisir. Humour ou sérieux, passé et projets. Marc avait travaillé toute sa vie dans le commerce des vins fins et celui qui provenait du coteau juste au-dessus de chez lui évoquait la pente ensoleillée, la rudesse du sol calcaire.

Nous nous sommes assis autour de la table. Stéphane avait mitonné une daube de porc au citron et à la coriandre qui fondait dans nos bouches pendant que Christelle parlait de son métier. Elle est chercheuse dans le domaine agricole. Elle invente des capteurs intégrés aux tracteurs pour minimiser les apports d’eau et d’engrais déversés sur les cultures. Ses travaux l’amènent à participer à de nombreux congrès. Ils font partie de ces couples d’une quarantaine d’années qui vivent la plupart du temps séparés, elle à Dijon, lui à Paris. Stéphane également chercheur, étudie la déshydratation des feuilles.

Pendant que nous évoquions le temps qui passe, les promenades au milieu des vignes, les escalades dans la montagne, la maison familiale sur la route qui monte à Val d’Isère, nous entendions des bruits de sirènes.

— Le commissariat de police est situé en face, de l’autre côté du canal et le vendredi soir ça bouge beaucoup.

Gilles et Stéphane sont scientifiques, il leur en fallait davantage pour tirer des conclusions sur un remue-ménage de police.

Et nous avons continué à bavarder tout en savourant des fromages savoyards puis une glace à la mandarine confite. Lucette la mère de Stéphane avait été institutrice. Depuis sa retraite, elle accumule des problèmes de santé. Nos conversations glissaient insensiblement vers les difficultés de l’existence.

D’instinct, je me suis dirigée vers la fenêtre. Un défilé de gyrophares montait et descendait le long du canal :

— Vous ne trouvez pas que ça bizarre !

— Comme tous les vendredis et samedi soir !

Je suggérai sans succès à Stéphane d’écouter les informations. Marc s’étant joint à ma demande, en traînant les pieds Stéphane alluma la télévision.

C’est ainsi que nous avons appris en direct l’attaque des terroristes. Ils avaient tiré sur des terrasses de café, non loin de là, du côté du boulevard Richard Lenoir. Il y avait des morts. De nombreux blessés étaient transférés en urgence vers les hôpitaux, en particulier vers la Pitié-Salpétrière, ce qui expliquait le va-et-vient sous nos fenêtres.

(à suivre)