Un épisode parmi les nombreuses petites aventures vécues dans le métro remonte à la surface de ma mémoire avec une constance qui m’oblige à le consigner. Il a la particularité de se transformer au fil du temps.

Ce lundi-là, en début d’après-midi, j’allais à l’atelier. Le métro à cette heure est tranquille, sans la foule qui rend le retour parfois pénible. J’étais assise paisiblement sur un des quatre strapontins du centre de la voiture. Comme souvent dans ce genre de situation, mon esprit flottait, à la fois présente et déjà dans mes peintures.

Je fus tirée de cette méditation par des phrases en anglais dont le contenu n’avait rien de paisible. En face de moi près de la porte, un homme d’une quarantaine d’années, de grande taille, en costume sombre et cravate, chaussé de lunettes d’écaille, cheveux blonds et teint clair, les coudes posés sur les genoux, invectivait par dessus un voyageur immobile sur son siège, une femme jeune, cheveux un peu frisés, dont le visage exprimait de l’indignation.

L’Anglais ne manquait pas de séduction et je regardais un peu plus attentivement la scène qui se déroulait devant moi.

Côté rails, l’homme assis au bord du couloir entre les deux protagonistes était de type africain, du sud Maghreb, Mauritanien ou Éthiopien, peut-être métis. Ses cheveux sans être crépus frisaient autour d’un visage dont je remarquai avec surprise qu’il était figé par l’effroi. Les pupilles qui ressortaient sur le blanc de la sclérotique semblaient paralysées par une peur le contraignant à une immobilité d’animal en danger, absent de lui-même comme pour ne laisser aucune prise à l’adversité.

Côté porte, l’Anglais s’étirait sur les deux sièges pliants, jambes écartées. Il monologuait en grondant de colère. Il se pencha et apostropha la femme à plusieurs reprises, laquelle, faute de savoir l’anglais, répliquait par des gestes et des mimiques de protestation.

Les yeux exorbités de l’homme noir restèrent fixés dans le vide lorsque l’Anglais se leva et descendit à la station Concorde. La haute taille, le costume du Britannique lui conférait une certaine prestance, malgré une démarche curieusement vacillante et je ne pus m’empêcher de le suivre du regard jusqu’au redémarrage de la rame.

La femme se pencha vers son compagnon, se serra contre lui et lui pressa la main, cherchant à le sortir de sa léthargie. Elle n’y était pas encore parvenue lorsque je suis arrivée à destination.

Le soir même, j’appris qu’un groupe d’Anglais ivres, supporters de je ne sais quel match avait pourchassé les couples mixtes durant la nuit précédente au centre de Paris, s’en prenant aux femmes blanches avec une telle violence que la police avait eu beaucoup de difficultés à les neutraliser.

Par la suite, cette histoire me trotta dans la tête. Le souvenir de l’Anglais céda bientôt la place à celui de la femme. Son visage, son attitude, l’amour qu’elle portait à son compagnon se précisèrent. La mousse colorée de ses cheveux, la forme de son nez, sa bouche au dessin affirmé, son corps serré contre son compagnon se substituèrent par contraste à la raideur et à la lourdeur obtuse de l’Anglais. Et ce souvenir s’épanouit jour après jour comme une fleur précieuse, un encouragement à la résistance et à la liberté d’aimer.

La beauté de l’homme noir m’est apparue un peu plus tard. Son immobilité avait eu, au-delà de la peur, quelque chose de puissant et d’hiératique, comme une prodigieuse interrogation sur la bêtise humaine.