Il fallut attendre le début de septembre et une météo favorable pour entreprendre cette croisière qui nous tentait depuis de nombreuses années, et que j’aimerais maintenant vous faire partager.

La saison touristique terminée, il n’y avait pas foule sur le quai de Lausanne. Le soleil n’avait pas encore percé la brume de septembre. Un héron perché sur un piquet du débarcadère se reflétait dans l’eau calme et paisible comme une suspension du temps, une pause à l’écart de l’agitation du monde.

Le bateau ventru surmonté de sa cheminée jaune a surgi de la brume. Il s’est arrêté devant le débarcadère dans le bouillonnement de ses aubes. La passerelle métallique tirée avec fracas, nous avons posé le pied sur le pont de chêne du « Rhône ».

Le sifflet a retenti. Les roues ont fouetté l’eau. Le grand navire blanc s’est lentement détaché de la rive et nous nous sommes enfoncés dans la blancheur lacustre au rythme des bielles et du battement des roues qui labouraient le lac dans une effervescence tranquille.

Alors que nous égrenions les ports de la Riviera, la brume s’est éclaircie. Le lac se teinta de bleus délicats, le soleil peu à peu colora les vignes de Lavaux, Les Rochers de Nays côté Suisse, le Gramont côté français sont apparus dans une lumière tamisée qui cachait des sommets plus lointains, les nappant de mystère.

Sur les rives, la pause de midi parsema bientôt les bancs de travailleurs. Ils savouraient la présence du lac, un sandwich ou une barquette à la main et je pensai à ceux qui se pressaient à la même heure dans les cafés de Paris.

Peu après Montreux, nous nous sommes approchés du célèbre château de Chillon, et de son débarcadère. Redoutable îlot-forteresse, propriété du duc de Savoie, puis des Bernois, il fut le théâtre d’atrocités qui se terminaient souvent en noyade dans des cachots aménagés à cet effet. Après une visite qui l’épouvanta, le grand poète romantique anglais Byron écrivit le Prisonnier de Chillon. Selon la légende, s’étant fait ouvrir la salle souterraine par un garde éméché, il grava avec ferveur son nom sur la colonne à laquelle Bonivard, héros de la Réforme fut enchaîné durant six longues années. De nos jours, intact et grandiose, dressant sur l’eau ses multiples tours de guet, le château n’accueille plus que des touristes venus du monde entier et son image illustre les boites de crayon Caran d’Ache.

Traces historiques peu ragoûtantes qui ne nous empêchèrent pas de savourer notre repas dans la salle vitrée du premier étage. Le navire blanc poursuivit sa navigation, ventripotent, ronronnant, fouillant les flots. Au niveau de Chillon, l’à pic n’abandonnait qu’un couloir à la route et à la voie de chemin de fer, mais lorsque nous nous sommes approchés du delta du Rhône, les montagnes s’évasèrent pour laisser la place à une plaine marécageuse dont on dit qu’y passer la nuit en bateau au milieu des roseaux, des arbustes et des oiseaux, c’est comme se réveiller au premier matin du monde.

Nous sommes descendus au bout du lac en territoire suisse. Un quart d’heure de pause sur le quai du Bouveret, caressés par le soleil, et nous avons embarqué sur la « Savoie » pour regagner les coteaux dorés de Lavaux.

De retour à Lausanne, Gilles m’offrit de profiter du forfait à la journée pour continuer pendant qu’il m’attendrait à Nyon avec la voiture. Je ne me fis pas prier et je suis montée sur le « Simplon » de retour vers Genève. Chaque bateau possède ses caractéristiques : figure de proue à l’or fin, salon marqueté, machinerie visible, rotonde… Les connaisseurs repèrent au loin d’un simple coup d’œil ces merveilles navales construites dans le premier quart du vingtième siècle.

À partir de Lausanne le lac s’élargit, et lorsque le bateau quitta Rolle pour s’élancer vers la côte savoyarde, je fus toute entière aspirée par la vaste étendue miroitante, par le mystère de ses rives. Une brume lumineuse voilait la chaîne du Mont Blanc. Les passagers, manifestement des amoureux du lac, allongés dans leur transat savouraient l’instant. Une dame lisait, trois amis plaisantaient. Un homme se penchait vers une femme dont l’élégance souple s’accordait aux flots. Régnait sur le pont une connivence respectueuse de l’intimité de chacun. Le bateau fendait la surface du lac en gerbes chantantes et je me fondais dans l’air, dans l’eau comme si l’univers vibrait au rythme de ses roues.

La rive suisse s’estompa et la rive savoyarde apparut, différente, moins peignée, peut-être plus rurale et plus sauvage, en tout cas davantage à la merci des vents qui déferlent des plateaux vaudois et se déchaînent sur cette partie qu’on nomme le « grand lac ». Les ports français sommeillaient, désertés par les touristes. Un dernier arrêt à Nernier doré par le soleil couchant, une nouvelle traversée de ce qu’on nomme le « petit lac », et je retrouvais Gilles qui m’attendait au débarcadère de Nyon, pimpante ville suisse surmontée d’un château moyenâgeux repeint à neuf.

J’éprouvai quelques difficultés à quitter le bateau, puis à m’éloigner du lac. Il m’en resta une nostalgie mêlée de questions. Certains ironisent sur le bonheur tranquille, préférant l’agitation et la compétition, pour ne pas dire la bagarre. Ils jugeraient inutile de perdre une après-midi à ne rien faire sur un vieux bateau à roues. D’autres estiment mal venue la paix de ces rivages privilégiés dans un monde de misère et de guerre, de peur et de faim où la violence et la mort accompagnent le quotidien de tant d’êtres humains. Pourquoi et par quel étrange mystère cette aventure lacustre imprima-t-elle dans mon âme des raisons d’espérer ?