• Coupe d’Europe, France-Suisse.

    France-Suisse : La "tristesse" de Kylian Mbappé

    Lundi soir, en sortant du théâtre où nous avions fêté la dernière séance, j’ai pris le Pont Neuf. Après un regard vers la Samaritaine rénovée, fatiguée par les rangements de l’atelier, plutôt que traverser le jardin des Halles à pied, je décide rue de Rivoli de prendre le 85. Un jeune d’une vingtaine d’années m’a rejoint sous l’auvent, grand, mince, cheveux bruns en bataille, une écharpe autour du cou et il me dit haletant :

    — J’avais rendez-vous avec des amis, je ne peux pas voir le match. J’étais dans la 7 et le métro s’est arrêté. À cause d’un suicide !

    J’avais complètement oublié le fameux match, France-Suisse, pour la huitième de finale de la coupe d’Europe ! Il n’y avait pourtant pas la foule habituelle sur le pont, depuis le confinement et les couvre-feux, on a tendance à perdre ses repères…

    Voisins de la Suisse à Tougin, nous allons presque tous les jours nous baigner dans le Léman et naturellement nous y avons de nombreux amis dont Bernard, un fervent supporter des deux équipes puisqu’il possède les deux nationalités. Il a entraîné pendant des années les enfants de son village et ne raterait un match pour rien au monde. Ce soir-là, les Français sont annoncés grands favoris par les médias.

    Je réponds, sensible au propos du jeune homme :

    — C’est malpoli !

    Il ne comprend pas tout de suite.

    — Oui, c’est triste, mais ce n’est pas une façon de se suicider que d’embêter tant de gens, surtout un soir de match !

    Il sursaute, choqué :

    — Un désespéré !

    Je lui réponds :

    — S’il n’aimait pas la vie, ce n’était pas une raison pour en dégoûter les autres.

    Et j’ajoute :

    — Je vous promets que si un jour j’ai envie d’en finir, je serai plus discrète. D’ailleurs, on en est où ?

    Il n’a pas le temps de me répondre que l’autobus arrive. Il doit mettre son masque et moi aussi. Je ne m’attendais pas à ce qu’il poursuive la conversation à l’intérieur, mais il chuchote d’un ton lugubre :

    — On perd !

    — Combien ?

    — 1-0. C’est la mi-temps.

    Nous passons devant la nouvelle façade en verre gondolé de la Samaritaine et je lui dis :

    — Ça ne m’étonne pas. Les Bleus n’ont pas l’air dans leur assiette. Ce n’est pas normal tous ces claquages, tous ces abandons. Et les Suisses sont bons. Pas sûr qu’ils vont gagner.

    Il faut dire que les Suisses sont disciplinés et que l’équipe de France fanfaronne beaucoup, se permet des attitudes qui manquent pour le moins de modestie. Mais peut-être est-ce indispensable pour espérer gagner. Le jeune homme me regarde comme si j’étais tombée sur la tête, lorsque j’entends une clameur :

    — Je crois qu’on a marqué, lui dis-je.

    Il se jette sur son smatphone, le manipule avec fébrilité :

    — Pourvu que ce ne soit pas un hors jeu !

    Il est vrai que les Bleus les ont accumulés durant les précédentes rencontres. Nous avons tourné dans la rue du Louvre et nous passons devant la Bourse du commerce, quand on entend un nouveau hurlement provenant de la ville entière. Le garçon se précipite sur trois jeunes filles qui regardent le live sur leur mobile. Tous les quatre de hurler en lançant les bras en l’air :

    — 2-1 !

    J’en ai oublié d’appuyer sur le stop. Heureusement le conducteur doit être également troublé car il roule au pas et je descends à ma station. Au moment où j’ai posé le pied sur le trottoir, j’entends derrière moi le jeune homme pourtant très occupé à regarder le match avec les jeunes filles me lancer un « Au revoir ! » emprunt d’une sympathie qui m’a réjoui le cœur, car je me sentais un peu mégoteuse au milieu de toute cette liesse.

    Je retrouve Gilles qui vient juste d’arriver, après avoir traversé un jardin des Halles surexcité. Il a ouvert la télévision et il me dit :

    — 3-1. On gagne.

    Puis il va faire autre chose. Je crois qu’il supporte mal le trop plein d’émotion de ces compétitions sportives. Je me suis jetée sur mon fauteuil, prête à savourer une victoire inespérée.

    C’est ainsi qu’en quelques minutes, j’ai assisté à la déroute. Coup sur coup, deux buts encaissés. L’horreur ! je dois avouer que je n’ai pas eu le courage de rester après le deuxième tire-au-but…

    Mon ami Bernard m’a envoyé une photo de la tour Eiffel aux couleurs de la Suisse, mais il a ajouté :

    — À ce niveau, c’est une loterie ! Et puis, les Bleus ont été victimes des médias, trop favoris !

    Je lui ai répondu :

    — Comment est-il possible de jouer au milieu des hurlements de soixante mille spectateurs ?

    — D’autant plus que c’est une histoire de millimètres quand ils touchent les poteaux !

    Par la suite, j’ai pensé au jeune homme du bus. Il a dû croire qu’il avait voyagé avec une extralucide !


  • Le jardin du Luxembourg (suite et fin)

    Le samedi suivant, Gilles devait retrouver le Café homérique au Luxembourg. Ce cercle de lecture traduisait Homère depuis plus de dix ans dans un café du quartier de la Huchette. Dès le début de la pandémie, ses membres ont été contraints de se rabattre sur la visio. Quel ne fut pas leur bonheur de se retrouver en chair et en os quand les règles sanitaires se sont assouplies ! En plein air, bien couverts, optimistes quant à la pluie, tous vaccinés, ils se sont réunis dans le jardin du Luxembourg.

    Ce matin-là, la météo n’était pas favorable. Ils avaient décidé de terminer leur séance par une lecture de différentes traductions de L’Odyssée. C’est ainsi que je les ai rejoints vers onze heures sous le kiosque, côté fontaine Médicis. En cercle, chacun à son tour, plus d’une quinzaine d’hellénistes reprenait mot à mot le texte grec. Il s’agissait du retour d’Ulysse à Ithaque, Pénélope prisonnière des prétendants ne le reconnait pas, il lui donne des clés pour qu’elle garde confiance. Intéressant d’entendre s’affiner la description des personnages, de comprendre les multiples sens d’un mot !

    Les traductions : Bérard en alexandrins, Jacottet à quatorze pieds libres, Philippe Brunet en hexamètres rythmés et enfin la toute récente traduction d’Emmanuel Lascoux.

    Peu après mon arrivée, deux jeunes sportifs avaient d’abord manifesté un peu de mécontentement en voyant la place prise sous le kiosque, puis s’en étaient arrangés. Ils avaient sorti un matériel sophistiqué et commencé des exercices destinés à un de ces arts martiaux qui font fureur dans les banlieues. Le contraste entre ces jeunes musclés, visage tendu et sérieux, haltères au bout des bras et le groupe assis en cercle, d’un âge certain, savourant et plaisantant à chaque mot était cocasse. Vieux barbons débiles, aux yeux des sportifs, les hellénistes n’y prêtaient pas attention. Souvent d’anciens professeurs, ils en avaient vu d’autres.

    C’est alors que Gilles d’une voix forte et bien timbrée se lança dans la traduction d’Emmanuel Lascoux.

    Là, c’est la reine qui tente une passe à sa servante :

    mince ! raté, plouf ! la balle tombe en plein dans l’eau !

    Aïe ! toutes les filles poussent un cri : et le voilà réveillé, Ulysse le divin.

    Il se redresse, il s’assoit, et le voici qui se retourne le cœur et l’esprit :

    « Oh là là, dans quel pays, chez qui ai-je donc échoué ?

    Les jeunes qui commençaient à ranger leur matériel se sont arrêtés. Je me suis retournée. Immobilisés, leur visage exprimait une incompréhension quasi abbyssale, comme si le ciel leur était tombé sur la tête.

    Quant à Francine, ancien professeur de grec et latin dans un prestigieux lycée voisin, elle s’écria dès que Gilles se tut : « Insupportable ! Inadmissible ! » Il s’ensuivit une discussion passionnante et passionnée sur les différentes traductions, dont cette dernière, celle-ci, particulièrement destinée à attirer l’attention des jeunes.

    La matinée se termina au restaurant sous les arbres. Gilles et moi sommes allés ensuite écouter un spectacle au Panthéon proposé et présenté par Jean-Marc Hovasse. Victor Hugo, la voix du Panthéon. Il se termina par un discours du poète lors du Centenaire de Voltaire, lu par le comédien, Laurent Soffiati. Un superbe hommage à la vie et à la liberté. Des phrases à la Hugo qui s’envolaient sous les voutes avec la force, et la croyance en l’homme qui nous manque tant ces temps-ci. Magnifique !

    En sortant, un énorme orage nous maintint sur le parvis pendant plus d’un quart d’heure. La pluie, les éclairs et le tonnerre faisaient trembler la ville.  


  • Le jardin du Luxembourg.

    Quand nous avons voulu déménager vers Paris, Gilles travaillait encore à Polytechnique. Nous avons donc cherché un logement le long de la ligne du RER B. Après avoir égrené les stations de la rive gauche, nous avons traversé la Seine et nous nous sommes installés rive droite non loin du Châtelet, important nœud de communication. Les Halles étaient encore un vaste trou rempli de pelleteuses. Nous ne l’avons jamais regretté !

    J’ai un vague préjugé quant à la rive gauche, trop intellectuelle, trop homogène pour mon goût. La rive droite me convient avec ses contrastes, ses quartiers d’affaires, ses vieux immeubles et ses vieilles rues, ses palais, l’Opéra et les Grands Boulevards, maintenant les Halles, son centre commercial, sa foule bigarrée venue de banlieue. Nos jardins sont ceux des Halles, du Palais-Royal et des Tuileries, nos promenades les quais et les ponts de la Seine. Il y a donc très longtemps que je n’étais pas allée au Luxembourg.

    Il y a une dizaine de jours, j’y ai retrouvé Ana. Elle travaille sur une thèse à l’ENS, non loin de là, et cela changeait de mon quartier. Un quart d’heure par le RER et j’ai surgi dans un univers presque oublié.

    Alors que j’avais vingt ans, j’ai traversé le jardin du Luxembourg plusieurs fois par semaine entre l’atelier Colarossi et la rue Médicis pour aller déjeuner chez mon oncle Henri Lafuma et ma tante Mitch. Je venais de ma province. À Pontoise, enfants, nous allions quelquefois jouer dans le jardin de la ville : un parc avec pelouse, grands arbres, kiosque à musique, allées traversantes et bosquets. Le jour de la Saint Jean, au solstice d’été, un bûcher y était installé et je me souviens de l’énorme brasier et des flammèches qui dansaient dans le ciel.

    Je traversais le jardin du Luxembourg, soucieuse de mes études, de mon avenir, sans y prêter véritablement attention. J’y voyais le reflet de mon jardin de ville, en beaucoup plus grand, sensible à l’harmonie des terrasses, du bassin, à la façade ensoleillée de son palais, mais sans plus. Il m’est sans doute arrivé de m’y asseoir pour lire au soleil, mais j’étais toujours entre deux trains et les chaises étaient payantes.

    Ce jour-là, nous nous étions donné rendez-vous à l’entrée côté RER. Je n’ai pas tout de suite reconnu Ana, en mini-jupe, cheveux libérés, dans ce printemps plutôt chaud. Nous avons trouvé deux chaises sous les arbres, parmi beaucoup d’autres disposées en cercle. Nous étions tranquilles dans la fraîcheur de cette fin de matinée. J’aime l’entendre parler de ses travaux sur l’identité et surtout de sa vie en Iran, de sa famille. J’aime l’attention qu’elle porte aux gens qui l’entourent. Se superposait le souvenir de conversations avec Anne P. alors que nous étions étudiantes et que nous faisions du vitrail. Sous les statues des reines de France, l’avenir nous appartenait. L’énergie de mon amie semblait soulever le monde.

    Le temps a passé, la jeunesse est moins insouciante, l’avenir plus problématique. Et justement, derrière nous une équipe de tournage se pressait autour d’un homme d’une quarantaine d’années, assis sur sa chaise droit comme un piquet, le regard indifférent, impérial. Une personnalité ? Un de ces intellectuels dont on recueille le savoir à la télévision ou sur YouTube ?

    Il émanait de l’interviewé un sentiment de certitude. Ana, comme moi, commencions à être agacée par le manège de l’équipe, par les instruments de prise de vue, placés à différents endroits pour un éventuel montage, par les réflecteurs de lumière.

    Quand nous nous sommes levées, j’ai vu sur une chaise à côté de lui des dizaines de cartes à jouer disposées en ligne, dont les figures ressemblaient à celle du tarot. Le regard fixe, indifférent à tout, à nous, aux frondaisons, à l’agitation des étudiants qui arrivaient pour piqueniquer, tourné vers lui-même, il écoutait des voix et parlait d’un ton monocorde. Un médium !

    (à suivre)


  • La Bourse de commerce.

    L’intérieur des restaurants est de nouveau accessible, mais avec ce beau temps, les consommateurs préfèrent les terrasses qui débordent sur la chaussée.

    Nous avons déjeuné avec Julien près de Jussieu. Un plaisir oublié depuis presque deux ans. Le repas était bon, les serveurs, aux petits soins, les arbres tamisaient le soleil. Mes oreilles auraient-elles perdu l’habitude du bruit de la rue ? Les motos pétaradaient, les voitures vrombissaient un peu trop pour mon goût. Je commence à être impatiente de retrouver le calme de Tougin, la verdure du jardin, les baignades dans le lac, les soirées et les nuits paisibles.

    Les lieux culturels rouvrent. Anne m’a demandé si j’ai fait une liste pour y retourner. Non, je ne suis pas capable de programmer ce genre de chose. J’y reviendrai tout naturellement. Elle m’évoque la Fondation Pinault et touche un point sensible.

    Nous habitons juste à côté. Ce nouveau musée est situé à l’extrémité ouest du jardin des Halles, dans un bâtiment rond qu’on nomme encore parfois dans le quartier « la Halle aux grains ». Il possède une longue histoire. Demeure royale, couvent, hôtel de Soissons et j’en passe, durant plusieurs siècles, il ne reste de cette époque qu’une colonne cannelée de 37 mètres de hauteur dont on dit qu’elle fut érigée par Catherine de Médicis pour les observations célestes de son astrologue, Côme Ruggieri. Elle est très visible depuis le jardin des Halles.

    Tombant en ruine, le vieux bâtiment fut démoli en 1763 et remplacé par la Halle aux blés, construction circulaire surmontée d’une coupole ouverte. Elle était destinée à stocker les céréales débarquées des bateaux, à distance des crues de la Seine. On dit qu’elle fit l’admiration de Thomas Jefferson, à la fois pour sa beauté et l’ingéniosité de son aération. Il faut croire le blé hautement inflammable, car elle fut ravagée par un incendie en 1802, en 1854 et deux fois reconstruite. Elle fut fermée en 1873.

    C’est en 1889 qu’y fut inaugurée la Bourse de Commerce, après qu’on eut restauré et réaménagé ses structures, coupole refaite à neuf, recouverte d’une verrière. Elle fonctionna jusqu’à l’informatisation des marchés en 1998, faisant partie intégrante du quartier avec cette part de mystère qui accompagne la finance. Depuis lors, on ne savait plus trop ce qu’elle contenait. Un jour que je voulus y jeter un coup d’œil, je me suis faite refouler. Il fallait prouver qu’on avait rendez-vous avec une des entreprises qu’elle abritait. Le gardien m’a tout de même laissée entrer pour que je puisse voir la fresque de la cour centrale. J’en ignorais l’existence et je fus éblouie.

    Rachetée par la Ville de Paris en 2016, elle fut cédée à bail à François Pinault, un riche collectionneur d’art contemporain. Son concurrent Bernard Arnault l’avait précédé en construisant un musée dans le jardin d’acclimatation du bois de Boulogne. La Fondation Louis Vuitton (LVMH) a été une réussite, due pour beaucoup à l’architecture de Frank Géry, à la beauté de ses voiles de verre l’enveloppant comme un navire. Émulation, concurrence ?

    Les deux transactions firent polémiques et je ne savais trop que penser de ce futur voisinage.

    Virginie, qui venait passer un week-end chez nous, a demandé à aller voir au Centre Pompidou une exposition sur l’architecte japonais Tadao Endo, très apprécié de son mari Gilbert, lui-même architecte. Ses réalisations tout en retenue, respectueuses des lieux, proches de la nature me plurent énormément. Et nous avons eu la surprise d’y trouver la maquette de la Bourse de Commerce, avec les détails de sa transformation en musée. Quel fut mon soulagement de constater que Tadao Endo avait conservé la fresque de l’industrie, cette superbe couronne qui entoure la vaste cour dans la lumière de la coupole vitrée ! Il l’avait mise en valeur grâce à une sorte de rotonde centrale d’où il était possible de l’admirer tout en poursuivant son chemin de salle en salle, grâce à un jeu de passerelles aériennes. Du grand art apparemment, de l’ingéniosité aurait dit Jefferson !

    La Fondation Pinault a ouvert ses portes ce mois-ci, avec un léger retard dû à la pandémie. Peu familière de l’art contemporain, lequel me semble souvent tenir du fourre-tout et du grandiloquent, je me réjouis d’aller y faire un tour. Aurai-je le temps avant notre départ ?


  • Déjeuner à Lozère.

    Le temps passe, les cloches de Notre-Dame des Victoires sonnent.

    Que reste-t-il de nos années ?…

    Mardi dernier nous avons déjeuné à Lozère chez des amis de toujours. Le confinement et des ennuis de santé nous avaient éloignés durant plusieurs années.

    Une foule patientait sur le quai du RER à Châtelet. Le panneau d’affichage annonçait du retard. Mais plus le temps passait, plus les horaires se brouillaient. Au bout de vingt minutes, on nous a annoncé de la perturbation sur la ligne B. en raison d’un accident grave de voyageur au Stade de France. Traduisez : suicide.

    Il y a quelques années j’aurais eu une pensée émue pour le pauvre bougre et les malheurs qui l’avaient amené à se séparer d’une vie pourtant unique et précieuse. Désormais, l’événement se produisant à intervalles de plus en plus rapprochés et la mienne commençant à se réduire comme une peau de chagrin, je commence à estimer qu’il y a des façons plus discrètes et surtout moins embêtantes pour les autres d’en finir avec elle.

    Je ne vous raconterai pas les péripéties qui nous avancèrent jusqu’à Massy-Palaiseau pendant que nous cherchions en vain à joindre nos hôtes au téléphone, incertains de trouver une correspondance pour poursuivre jusqu’à Lozère. Régis finit par nous cueillir en voiture devant la gare. Nous avons habité dans cette banlieue, il y a plusieurs dizaines d’années. Le quartier de la gare de cette petite ville ressemble maintenant à une grande cité futuriste avec immeubles de verre. Régis eut bien du mal à trouver son chemin dans les chantiers fouillant et bétonnant. On prit d’innombrables ronds-points, on emprunta un bout d’autoroute, on traversa une zone commerçante et c’est seulement à quelques kilomètres de chez eux que nous avons retrouvé les jolies maisons entourées de jardins qui jalonnent la vallée de Chevreuse.

    C’est devant l’une d’elles que Régis s’est garé. Après avoir poussé une grille, descendu un petit escalier sous une voûte de verdure, nous avons retrouvé Brigitte, son épouse, Bernard et Simone qui nous attendaient sur la pelouse, au milieu des pâquerettes et des iris. Un rien de surprise : les cheveux blancs ennuageaient les crânes, les rides marquaient les visages, les dos s’arrondissaient. Oui, le temps avait passé. Comme il était loin celui où nos enfants accompagnaient de leurs rires et de leur agitation nos déjeuners de printemps ! Leur fille Sylvie, qui nous a accueillis sur la pelouse, était elle-même devenue la mère de la belle jeune fille de 18 ans que nous n’avons pas reconnue. Au cours des années Régis et Brigitte ont agrandi leur maison, construit un appartement d’où elle peut veiller sur eux.

    Bernard et Simone, nous les avons connus un peu plus tard, surtout quand ils ont réaménagé un beau et vieux domaine avec parc, au bout de la vallée de Chevreuse. Nous en avons vécu de ces déjeuners non loin des arbres centenaires à raconter les aventures extraordinaires de leur fils, à évoquer les va-et-vient de nos petits-enfants !

    Brigitte et Simone sortaient d’une grave maladie. Elles évoquaient l’opération et la perruque qui avaient suivi leur chimio avec simplicité, sans chercher à apitoyer, trop contentes d’être en vie, de savourer entre amis ce déjeuner dans le jardin ensoleillé.

    Une entente paisible et heureuse accompagnait les conversations sur le passé, mais aussi sur le présent. Régis chante comme ténor dans une chorale, Bernard continue des recherches en mathématiques, Gilles travaille son grec ancien.

    On était merveilleusement bien et les heures ont défilé sans qu’on s’en aperçoive. Il était largement temps de partir quand nous avons consulté Internet pour savoir si la circulation du RER était rétablie. Nous avons remonté à pied le raidillon vers la gare et nous avons déboulé dans la foule de Châtelet au milieu des banlieusards qui retournaient chez eux.  


  • Tougin – Paris. Contraste.

    Nous avons quitté un village tranquille. À Tougin, on se dit des petits bonjours de jardin à jardin. On demande des nouvelles des uns et des autres. On parle de télétravail, de vaccinations, des conséquences du confinement sur les examens des enfants, de la chaleur au début de mars, du froid d’avril, des tomates qui sont en retard. Les pommiers ont abondamment fleuri. Il reste des plaques de neige sur le Jura. On regagne sa maison dans le chant des oiseaux. On désherbe. Le jardin a retrouvé ses allées. Les pivoines et les rosiers sont sur le point d’éclore.

    Mais il fallait repartir. Nous avons déposé la voiture au parking, pris le car. Nous sommes montés dans le TGV et…, et nous avons débarqué à Paris !

    Comment est-ce possible ? Nous étions partis le lendemain du déconfinement. Nous avions observé un changement, certes, davantage de monde dans les rues, une foule gare de Lyon, mais difficile de deviner ce qui nous attendait au retour.

    Où étaient donc tous ces gens durant la pandémie ? Ils garnissent les terrasses de cafés par dizaines de milliers, ils rient, ils boivent, beaucoup de jeunes, mais aussi des familles. Ils déambulent par paquets d’amis, paquets de parenté, de communautés, on dirait qu’ils découvrent la vie. Hier un concert a été organisé à Bercy. Cinq mille participants ! Amassés devant le podium où se produisait le groupe Indochine, sono à crever les tympans, debout pendant deux heures, après avoir fait une heure de queue pour vérification des tests sanitaires. Tous sautaient, levaient les bras en l’air, frénétiques, heureux.

    D’où vient que certains ont besoin de s’entasser par milliers pour être heureux, alors que d’autres louent des rbnb dans des îles bretonnes désertes ?

    Ni l’un ni l’autre ne me convient. Les foules denses me font peur, je crains toujours un mouvement incontrôlé. À la rigueur, je me trouverais plus en sécurité sur la scène, même avec le risque de se faire siffler, ou de recevoir des projectiles. Quant à la solitude dans une nature magnifique, cela va quelques jours, mais bien vite, je me languis de ne pas pouvoir partager mes émotions, mes aventures.

    L’autre jour, je photographiais la foule de la rue Montmartre. Un monsieur d’un certain âge m’ayant vu faire me lança avec bonne humeur : « Bonjour le Covid ! » Je lui ai répondu : « Pour ma part, le confinement me convenait assez bien ! » Il eut un silence de surprise et hocha la tête. « Moi aussi ! » approuva-t-il en riant.

    Je sais que des familles entassées dans des appartements, en arrêt de travail dû à la pandémie, ou en télétravail ont beaucoup souffert du confinement, pour ma part ce ne fut pas une trop mauvaise période.

    Le métro est de nouveau plein, les embouteillages encombrent les rues, les motos roulent sur les trottoirs, les autobus sont en retard, le bruit de la circulation me casse à nouveau les oreilles, les mégots jonchent les trottoirs devant les bureaux, le jardin des Halles est envahi par une marée de pique-niqueurs abandonnant sur les pelouses des monceaux de barquettes et de bouteilles en plastique.

    Dimanche dans le métro, personne ne parlait français. Il faut croire que les touristes n’attendaient que ce moment pour revenir faire leurs selfies en tournant le dos aux monuments.

    Le confinement, c’était le bon temps ? Soyons honnêtes, je suis heureuse de voir de nouveau les amoureux se bécoter, les jeunes rire et flirter aux terrasses de café. Je suis heureuse de voir la vie revenir à grands pas. Je suis heureuse d’avoir entendu, samedi dernier, un jeune musicien de rue jouer sur sa guitare un air de Django Reinhart avec une joie, un entrain et un dynamisme dont nous avions perdu l’habitude. D’ailleurs, depuis notre retour, le soleil est de la fête.


  • Paris, Tougin, Grenoble, Tougin.

    Dent de Crolles (à travers le pare-brise de la voiture).

    Paris, Tougin, Grenoble, Tougin.

    Jeudi, départ en TGV pour Tougin. Gare de Lyon bondée.

    Vendredi, pluie, nous sommes restés nous reposer à Tougin.

    Samedi, pour la première fois depuis novembre nous avons pu aller chez nos enfants à Grenoble. Nous ne les avions pas vus depuis Noël à Paris. Pendant tout ce temps nous avions communiqué par visioconférence. C’est mieux que rien, mais ne peut remplacer la présence, le « présentiel » comme on dit aujourd’hui.  Se voir sur l’écran est un peu embarrassant  et ôte de la spontanéité aux conversations. Certains se cachent sous une lumière insuffisante, d’autres éteignent leur image, on s’autocensure. La virtualité de l’écran impose une absence de contexte, d’odeurs, de bruits quotidiens.

    Les retrouvailles en chair et en os n’en sont que plus surprenantes. On pourrait croire qu’on va mettre les bouchées doubles, compenser par un enthousiasme débridé le ralentissement dû au confinement. Mais on a un peu perdu l’habitude de lire les émotions sur les visages, de décoder les comportements. On doit rétablir les identités sur la base de nos sens et non plus sur des désirs plus ou moins fantasmés. On prend son temps, on retricote la signification des mots, la marge de mystère de nos libertés réciproques. Une nouvelle aventure, passionnante  !

    Nous avons déjeuné au soleil dans leur jardin. Quel plaisir ! Un merle nous tournait autour, un peu étonné, pas trop farouche, ce qui ne l’empêchait pas de se goberger de vers de terre, nombreux en raison de la pluie qui ne cesse de tomber depuis plusieurs semaines. Les iris et les pivoines étaient en fleurs, couleurs vives sur un fond d’arbustes verts tendre et d’herbe fraîchement tondue.

    Dans le TGV, j’avais entendu une dame dicter sur son smartphone un message de condoléances. Elle reprenait ses phrases, en rajoutait dans une sympathie plus ou moins codifiée, faisant l’éloge du mort. Gênée, mais intéressée, j’ai découvert là un moyen de noter des événements en cours de voyage et Marius s’est fait une joie de m’enseigner la marche à suivre. Merci à lui, et au défunt par la même occasion. J’ai cependant constaté que l’oral n’a rien à voir avec l’écrit. Une parole lancée et écoutée ne possède pas le même pouvoir d’évocation que le mot écrit et lu. Ce sont des domaines différents.  Il est vrai que la facilité des textos à peine écrits, à peine lus, vite oubliés, vite supprimés brouille cette différence.

    Nous avons couché à Grenoble et nous sommes repartis le lendemain vers 14 h. Il fallait profiter du soleil pour débroussailler le jardin de Tougin avant qu’il ne pleuve à nouveau. Ce n’est pas que l’« exploitation » soit bien grande, mais en principe nous ne pourrons pas revenir avant la fin juin et les herbes commençaient à étouffer les rosiers.

    Le retour entre la chaîne de Belledone et le massif de la Chartreuse s’est déroulé sur une autoroute vidée par le week-end de la Pentecôte. Les sommets encore enneigés flirtaient avec des nuages légers, étirés, d’autres plus sombres et menaçants. Difficile d’établir un lien entre la puissance des sommets désertiques tendus vers le ciel et les jeunes entassés sur les terrasses des cafés de Paris du mercredi précédent. Vitalité cosmique, vitalité humaine ?

    En revenant de Grenoble, nous avons traversé le petit bout de Suisse derrière Genève. Mon mobile a sonné. Selon mon pays de résidence, je devais me mettre en quarantaine. Pas un chat à la douane.

    Gilles a fait le plus gros du travail dans le jardin en friche. Pas facile à gérer par temps de Covid ! D’habitude, il bénéficie de plusieurs séjours  au printemps.

    Lundi, nous avons pu retrouver des amis de longue date sur une terrasse de restaurant à Hermance, au bord du Léman. Une chance, car la météo s’annonçait détestable. En deux tablées, de quatre et de trois, éloignées de deux mètres pour obéir aux règles sanitaires suisses. Nous avons changé de places au cours du repas.

    Il ne faisait pas très chaud, mais bien couverts nous avons pu savourer les lumières changeantes du lac et de la montagne.   Le calme plat tout en gris lumineux a cédé la place à une surface  agitée, plus sombre, striée par la blancheur des moutons se poursuivant sans relâche. Magnifique, et même un peu troublant ! Nous nous sommes quittés, secrètement émus. Nous avions arraché à la vie quelques moments d’amitié heureuse.


  • Le grand week end de l’Ascension

    Les semaines se suivent et ne se ressemblent pas. Le grand week-end de l’Ascension, la pluie et le froid ont vidé les rues de Paris. Spleen.

    En attendant l’autorisation d’ouvrir, les restaurateurs s’activent à aménager des terrasses sur les trottoirs. Ils font assaut d’invention, les uns a minima, d’autres à grand renfort de peinture, de bacs à fleurs et de pergolas.

    Nous ne regrettons pas d’être restés. La fin des limites de distance marque le retour des transhumances sur des autoroutes surpeuplées, des lieux piétinés par la foule des touristes. Ah, les queues dans les restoroutes pour un plateau qui promet toujours plus qu’il n’offre ! La tension de la conduite, les embouteillages et l’envie d’en finir. Cette année, la pandémie a freiné les décisions. Il faut se secouer, mais est-ce une raison pour s’entasser sur les bords de mer, surtout lorsque le temps est pluvieux et venteux comme ces jours-ci ?

    Je préfère rester à Paris, même si la céramique, les cours de théâtre sont fermés et les amis sont partis. Je continue d’aller à l’atelier. Je remets en forme d’anciennes chroniques. Parenthèse finalement fructueuse dans une agitation qui laisse peu de loisirs pour réfléchir.

    Un fond d’aigreur accompagne la sortie de l’épidémie. Le métro se remplit de nouveau de valises à roulettes encombrantes et de contestataires. Les manifestations avec leurs cortèges de casseurs et de dégradations ont repris.

    L’autre jour dans le métro, un homme d’une trentaine d’années vêtu d’une pelisse luxueuse, bien qu’usée, un smartphone dans la main, mendiait à la cantonade. Il criait :

    — Je ne m’adresse qu’aux enfants de moins de quinze ans et aux étrangers. Les Français sont des égoïstes et des pourris ! Ils ne connaissent pas la générosité.

    Il partit dans les rangées, la main tendue. Je fus surprise de voir mon voisin approuver de la tête. J’avais remarqué cet homme jeune au crâne rasé. Penché sur son smartphone, montre et souliers de prix, un rien dandy. Etonnée du fait qu’il était métis, j’avais eu une pensée pour Obama qui ne tient pas compte de la couleur de peau des gens qu’il rencontre.

    L’homme qui lui tournait le dos, tout en continuant de lire, tendit tranquillement vers le haut un pouce approbateur.  Après une seconde d’hésitation, il sortit à grand peine de la poche de son pantalon une pièce de vingt centimes, puis une autre et les tendit au mendiant sans le regarder. Autour de nous les usagers restèrent impassibles, mais on devinait que ça mijotait dans les têtes. Il n’est jamais agréable de se faire insulter.

    Pour ma part, je me demandais ce qu’un tel homme faisait en France. Je pensais que sa générosité avait des limites et que le mendiant s’était fait rouler, qu’il n’aurait pas dû le remercier aussi vivement.

    L’actualité n’est pas plus réjouissante. La guerre a repris entre Palestiniens et Israéliens. Les roquettes pleuvent sur Jérusalem. Dans les rues de Lods, des lynchages ont été perpétrés entre arabes et juifs. La nuit dernière, l’immeuble de la chaîne Al Jezzira et de médias internationaux a été bombardé, la résidence du chef du Hamas vient d’être pulvérisée. Hier des milliers de manifestants ont défilé dans le monde en soutien aux Palestiniens.

    Dans le même temps, comme si de rien n’était, on montre à la télévision des scènes de liesse dans les discothèques israéliennes, rouvertes grâce à une heureuse politique de vaccination.


  • Rue Montorgueil.

    La rue Montorgueil bénéficie d’une place tout à fait particulière dans la vie du quartier. Piétonne et commerçante, elle part des Halles pour arriver rue Réaumur sous le nom de rue des Petits Carreaux. Elle passe du premier au deuxième arrondissement en traversant la rue Étienne Marcel. C’est dire son importance, du moins pour nous, habitants du centre de Paris, rive droite. Son architecture ne paye pas de mine, mais elle regorge de trésors pour qui sait regarder.

    Elle conduisait vers une hauteur (actuellement quartier Bonne Nouvelle), un si petit mont qu’il lui valut au Moyen-âge par dérision le nom de Victus Montis Superbi. Elle est citée sous le nom de « rue de Montorgueil » dans un manuscrit de 1636 : « ordre, boueuse, avec plusieurs taz d’immundices. » Prolongement des Halles, elle resta jusqu’à leur démolition, plus associée aux récits de Victor Hugo dans les Misérables, qu’aux allées et venues des calèches sur les Champs Élysée.

    Elle a cependant ses lettres de noblesse. Autrefois point d’arrivée de la pêche, le restaurant le Rocher de Cancale en a gardé le souvenir. L’Escargot Montorgueil, auparavant l’Escargot d’or a vu et voit toujours défiler des célébrités : Sarah Bernhardt, Marcel Proust, Georges Feydeau, aujourd’hui des chanteurs et des acteurs, amateurs d’escargots de Bourgogne. La pâtisserie Stohrer, la plus ancienne de Paris, à qui l’on doit l’invention du baba au rhum, fut depuis sa fondation en 1730 un lieu incontournable pour tout souverain britannique en visite à Paris. Lors de sa dernière visite officielle à Paris, le 6 juin 2014, la reine Élisabeth d’Angleterre tint à venir en personne. Tout le quartier était sorti pour la voir.

    Aujourd’hui piétonne, trottoirs pavés de blanc, la rue Montorgueil a perdu ses marchandes des quatre saisons et ses musiciens ambulants, mais elle a gagné des terrasses de café, nombreuses et accueillantes. Un peu plus propre qu’au XVIIe siècle, mais pas tellement – la mairie de Paris qu’elle soit de droite ou de gauche n’est pas très regardante côté mégots et crottes de chien, sauf en période électorale – elle demeure pittoresque. Dans une rue adjacente, la rue Tiquetonne, le magasin « G. Detou », connu de tout Paris, vend une multitude d’ingrédients pour une cuisine fine, originale et savoureuse.

    La rue Montorgueil fait partie de notre univers. Gilles va tous les jours y faire les courses. Il y a son boucher, son marchand de légumes, son marchand de fromage, son boulanger. Ce dernier est parti récemment pour s’installer en province. Une mode depuis la pandémie. Toute l’équipe a changé, ce qu’il a un peu considéré comme une trahison. Il croise des voisins. On se salue discrètement, on discute un peu.

    Lieu de rencontre, on y voit aussi bien des touristes que des personnes âgées, des jeunes en bande, des mères avec leurs poussettes et désormais des bobos qui s’installent dans le Sentier grâce à des prix presque abordables. J’y vais moins souvent que lui, pour des achats chez le quincaillier par exemple ou pour me rendre chez mon médecin niché au fond d’une cour tranquille. Mais ce samedi après-midi, la petite pharmacie de la rue voisine était fermée et j’ai poussé vers celle de la rue Montorgueil.

    En sortant du porche, j’ai mis un certain temps avant de réaliser qu’il y avait du changement dans l’air.

    Les magasins étaient encore fermés par ordre du gouvernement. Pourtant, une foule de jeunes, venue je ne sais d’où, déambulait sur les trottoirs de la rue Étienne Marcel avec une étrange allégresse. Un vent léger soulevait les cheveux, le soleil brillait, et plus j’avançais, plus je voyais de garçons et de filles se conter fleurette, appuyés contre un mur, assis côte à côte sur un rebord de boutique, blottis dans l’embrasure d’une porte, presque tous sans masque. Les visages vibraient, les cheveux frétillaient, les bouches riaient. Ils s’embrassaient avec ferveur, comme s’ils avaient failli mourir de soif. Des groupes se formaient. Les filles roucoulaient, les muscles se tendaient sous les chemisettes des garçons. Les corps se déliaient.

    Le printemps était arrivé ! La foule avait oublié les mois de tristesse, de précautions, d’interdictions, elle savourait la liberté, et la rue Montorgueil éclatait de vie dans un défilé ininterrompu de jeunes heureux et rieurs qui faisaient plaisir à voir et à entendre.


  • Dans la pharmacie

    Ce matin-là, j’étais entrée dans ma pharmacie habituelle, une petite officine. La pharmacienne, la cinquantaine, petite brune robuste est au courant de tout ce qui se passe dans le quartier. Elle peut anticiper un renouvellement d’ordonnance, connait les médecins à cinq cents mètres à la ronde. Pas docte pour deux sous, elle mène sa barque avec Sophie, une jeune métisse discrète et placide, et donne des conseils souvent judicieux. La proximité des Halles et de sa faune met parfois son autorité à rude épreuve, mais son sens des valeurs ne s’en trouve jamais entamé.

    J’ai dû attendre, car elle se préparait à pratiquer un test antigénique dans le réduit aménagé sous l’escalier. Distraite, je n’avais pas vu la petite fille agrippée à la robe de sa mère, une grande noire, vêtue d’une tunique colorée, coiffée d’un turban. La femme n’était plus de première jeunesse. Son visage marqué par la vie manifestait une inquiétude qui agitait l’enfant. Elle parvint à s’en détacher et à s’asseoir sur la chaise. L’enfant, deux ou trois ans, cheveux dressés sur la tête en petites tresses ornées de perles, plantée à côté du rideau regardait la scène avec le plus grand intérêt.

    J’entendis alors des mouvements, des petits cris et une protestation : « Comment voulez-vous que j’y arrive si vous vous reculez ? ». Les cris s’amplifièrent. La petite fille regardait pétrifiée. Quand ce fut fini, la femme émergea du rideau, le visage mouillé de larmes. « Vous aurez les résultats dans 15 minutes. Vous pouvez attendre dehors », lui dit la pharmacienne. Je restais perplexe, par expérience, je sais que l’opération n’est pas si douloureuse que ça. La femme s’immobilisa et attendit debout dans la boutique. La petite fille attirée par des tubes de rouge à lèvres sur un présentoir chercha à les attraper. La mère voulut la retenir, en vain, les objets à sa portée étaient bien trop tentants.

    La pharmacienne qui commençait à lire mon ordonnance sursauta et s’excusa. Elle revint vers elle pour lui montrer un banc sur le trottoir d’en face. La femme résista un moment, puis bon gré, mal gré, finit par sortir. D’habitude, peu avare pour râler contre les clients importuns, ma pharmacienne ne fit aucun commentaire. Pourtant la situation s’y prêtait. La patiente avait probablement des raisons pour se faire tester et risquait fort d’être positive à la Covid. Elle ne pouvait pas rester durant un quart d’heure dans un si petit espace. Je m’étonnais de ce silence, le mettant sur le compte de la discrétion professionnelle.

    Comme je sortais, je vis l’enfant qui jouait sur le large trottoir et la mère assise sur le banc. Celle-ci me regarda d’un air interrogatif. Je me suis demandé si elle parlait français.

    Au retour, j’ai raconté l’aventure à Gilles. Il m’a dit : « Je crois que cela peut faire très mal à certaines personnes. Ça dépend des gens ». Et j’ai repensé à ce qui s’était passé.

    Ma pharmacienne m’avait plusieurs fois tenu des propos désobligeants à l’égard des noirs du quartier. Il est vrai qu’ils sont assez énervants à squatter les allées du jardin des Halles, musique à toute pompe. Par ailleurs, chaque samedi le quartier avait été contraint de se barricader durant les manifestations de l’hiver 2019. Portée sur les généralisations, juive et fière de l’être, craignant pour son officine, elle m’avait évoqué un antisémitisme sous-jacent chez les gilets jaunes.

     J’ai du mal à évaluer la part de racisme, autant chez moi que chez tout un chacun. Le rideau m’avait cependant laissé entrevoir la tête de la femme noire acculée contre le mur du fond, la pharmacienne n’y était pas allée de main morte ! Était-ce vraiment un acte médical sans intention particulière ? Je me suis demandé comment la femme et sa petite fille l’avaient ressenti. N’était-ce pour elles rien de plus qu’un événement comme un autre ? Pourquoi écrire ces lignes ? Quelle en est la part de subjectivité? Pourquoi vouloir les partager avec vous  ? Vous l’aurez compris, toutes ces questions m’ont laissée songeuse.