— Tu vas l’écrire dans ta prochaine chronique ? a demandé Laurette en se levant de table.

Quand je me mets au clavier, je ne sais jamais ce qui va surgir au bout de mes doigts, Laurette. En tous cas jamais d’événements intimes, ils ne me paraissent pas susceptibles d’intéresser des lecteurs saturés de ces petits et grands problèmes, de ces petites et grandes satisfactions qui font la trame de nos jours.

Pourquoi décrire des rencontres plutôt que d’autres ? Je n’en sais rien ! Et je ne savais pas en retournant à Tougin, si j’évoquerais le déjeuner confiant qui nous a de nouveau réunis mercredi dernier, Ariane, Alain et Laurette, Bernard et Nelly, Gilles et moi à Tougues. Durant les jours qui ont suivi, des bribes de souvenirs m’ont tourné dans la tête sans que j’y songe vraiment. En a émergé une sorte de reconstruction des moments vécus. Étrange ! D’autant plus que je retiens surtout les détails. L’anecdote ? Peut-être… En tous cas, j’apprécie la saveur et le mystère de ces mots qu’on se lance sans être certains de ne pas dire de bêtises ou de blesser l’autre, j’aime l’imprégnation de ces plaisirs simples, ou les traces d’une tristesse qu’il faudra digérer.

Le cadre est important ! Tougues est un petit port français près de la frontière suisse, sur la rive savoyarde. Nous nous y sommes souvent retrouvés sous les platanes de La Sirène, mais la semaine dernière, c’est à gauche de la jetée, sur la terrasse suspendue au-dessus du lac, qu’Ariane avait réservé une table. Passe sanitaire obligé, naturellement. Je ne me souvenais pas que c’était déjà elle qui m’avait fait connaître ce lieu préservé, si semblable à la maison de mon enfance à Nernier. Après les obsèques de mon frère Bruno, nous y avions dîné en famille en attendant le bateau qui devait transporter Marc et Catherine à Nyon. De là, ils avaient pris le train pour Paris via Cornavin, afin d’éviter les encombrements de Genève. Une soirée à la fois triste et gaie au-dessus de l’eau, dans la douceur amère du lent basculement du soleil derrière le Jura, image du déroulement du temps.

Mercredi, Ariane en familière du restaurant avait commandé des filets de perches. Les pêcheurs ne ramènent plus grand-chose dans leurs filets. En Suisse comme en France, les perches congelées proviennent de l’Europe de l’Est et j’avais oublié le goût de celles-ci, toutes fraîches sorties du Léman. Dans mon enfance, la pêche avait été encadrée par les occupants durant cinq années. À la fin de la guerre, le lac grouillait de poissons. Ma mère cuisinait nos prises à la condition que nous les vidions, les écaillions et leur coupions la tête. Malgré nos efforts ou peut-être à cause d’eux, c’était toujours une fête ! Mercredi, j’ai retrouvé ce goût unique un peu minéral associé à l’odeur du Léman, cette odeur à la fois fine et prenante d’eau s’écoulant des hauts sommets, dévalant entre les pierres, chauffée par le soleil et paressant ensuite de longues années entre les rives du lac au gré des vents et des saisons.

C’est en savourant ce plat exceptionnel que nous avons évoqué notre amitié, les années qui avaient défilé, l’âge et les moyens d’en limiter les dégâts, le Covid, la France et la Suisse… Le soleil brillait, le séchard, le vent de beau temps venu de Lausanne frisait la surface de l’eau et nous étions « bien là ! » comme a dit Alain.

Au dessert, Nelly s’est levée, lumineuse et bronzée. Elle a demandé la parole de sa voix lente, avec son accent suisse-allemand. Une surprise ! Nelly est tellement discrète ! Elle a dit, dans un sourire en pesant ses mots :

— Je veux vous dire que je suis heureuse d’être avec vous, de toutes ces années qui nous ont réunis…

Nous étions un peu étonnés d’une déclaration aussi solennelle de la part de Nelly. Elle a continué :

— Hier, j’ai atteint le nombre à trois zéros.

— …

— Les deux zéros superposés du huit et le troisième à droite… Comme je voudrais vous remercier tous d’être là par cette belle journée, en particulier Ariane d’avoir choisi cet endroit merveilleux, ayez la bonté de me laisser vous offrir ce bon repas.

Il y eut un sursaut dans l’assistance :

— Si on avait su ! C’est à nous de te l’offrir, Nelly !

Elle avait l’air tellement heureuse et inquiète de nos réactions qu’après un moment de flottement, nous l’avons félicitée et remerciée de bon cœur et sans réticence. Puis nous avons commenté ce changement de décennies qui nous concernaient tous. La plupart d’entre nous n’y voyaient rien de particulier. De mon côté, je dois avouer que ce passage m’a flanqué un coup !

Des enfants sont venus se baigner sous la terrasse. Et ils riaient, et ils s’éclaboussaient dans l’eau transparente. Il fut un temps, pas si éloigné quand on y songe, où nous étions à leur place…

Désormais, Tougues, le Léman, les perches, notre amitié et le temps qui passe resteront dans ma mémoire liés à cette rencontre. Merci Nelly !