Pleurez avec moi, si vous le pouvez. Armelle est morte. Armelle est morte après trois ans de lutte et trois mois d’hôpital. Armelle que j’ai connue enfant, adolescente, à qui j’avais donné des cours de dessin et de peinture, que j’avais perdue de vue et que j’avais retrouvée il y a quelques années, pareille à elle-même, droite et poétique, sensible, un peu farouche, curieuse et lucide sur la vie. Elle a été inhumée au cimetière Saint Georges à Genève.

Redémarrage de Philomuses après Covid. Un rodage. J’aime les rodages avant concert, le délicat passage du privé au public. Nous étions une trentaine, invités par Chantal Stigliani pour écouter Qing Li, un jeune pianiste recommandé par le grand Eric Heidsieck, spécialiste mondial de Beethoven, dont je vous avais détaillé dans une précédente chronique une extraordinaire master class. J’aime la précision d’Eric Heidsieck, sa finesse, son sens de la nuance, son exigence, sa rigueur sensible. Son jeu, son doigté se nourrissent de la vie. À l’atelier, quand je n’ai pas le moral, j’écoute ses suites de Haendel, elles me remettent le cœur et l’esprit en place. Cette recommandation m’était comme une injonction. Et pourtant, j’éprouve une certaine réticence vis-à-vis de la prolifération des pianistes chinois. Formés par milliers en Chine, ils semblent destinés à ratisser le monde entier grâce à leur perfection technique. Certains conservatoires occidentaux en seraient même venus à établir des quotas pour laisser la place aux artistes des autres nationalités.

Eric Heidsieck, 85 ans, vieillard de haute taille et de grande allure se leva. Il refusa de le présenter comme son élève. Après Shanghaï, Qing Li avait étudié aux États-Unis, en Europe, il n’avait rien à lui apprendre, il l’avait juste un peu repris sur la main gauche. En quelques mots, il raconta que le jeune Chinois était venu chez lui pour quelques conseils, détailla ses qualités, précision, sonorité… Soudain sa voix se brisa et nous avons compris qu’il s’était lié d’une amitié profonde avec le jeune Chinois. Il l’avait suivi dans la préparation du concours Cortot et Quing Li avait gagné.

Émerveillés par la souplesse, le sens des plans sonores, une simplicité associée à une virtuosité inouie, nous avons entendu deux sonates de Beethoven. Quand il se lança dans Images de Debussy, puis dans Rameau ce fut une succession d’impressions fines, de notes délicates et nous avons su qu’il n’avait pas de limite à son répertoire, il se promenait avec délectation dans les sons les plus différents avec une totale indépendance. À la pose, Eric Heidsieck se leva de sa chaise et lui dit seulement :

— Dans Rameau, tu m’as fait pleurer !

Le pianiste avait changé la programmation et annonça qu’il allait jouer une sonate de Scriabine. Vous décrire l’exultation qui le saisit sur cette pièce d’une immense difficulté est tout à fait impossible. Il dansait sur les notes, nous offrait sa joie, nous faisait part de la difficulté de vivre, mais aussi de l’espoir qui entourait sa jeune existence, de sa gratitude vis-à-vis de son aîné. Il respirait à grandes goulées. Et j’ai reconnu la voix de la liberté. Ce jeune Chinois était en France pour goûter à la liberté. Il la savourait sans mélange et communiait avec le vieillard dans une respiration dont celui-ci connaissait le prix exorbitant et dont lui-même risquait de s’en voir barrer la route.

Mais ce soir-là, ils la savouraient sans retenue.

Tania, la femme d’Éric, elle-même pianiste me dit ensuite :

— Il vient souvent à la maison, je pleure à chaque fois que je l’entends jouer.

Elle ajouta :

— Il est amoureux ! Elle est aussi à l’école normale de musique, elle apprend le chant.

J’ai demandé :

— Elle est chinoise ?

— Oui, me répondit Tania, sans plus de commentaires.