Anna est un étrange personnage ! Arrivée dans la troupe en septembre, parlant à peine français, elle a choisi d’emblée de se confronter à la tirade du nez de Cyrano.

Curieux : « De quoi sert cette oblongue capsule ?
D’écritoire, monsieur, ou de boîte à ciseaux ? »
Gracieux : « Aimez-vous à ce point les oiseaux
Que paternellement vous vous préoccupâtes
De tendre ce perchoir à leurs petites pattes ? »
Truculent : « Ça, monsieur, lorsque vous pétunez,
La vapeur du tabac vous sort-elle du nez
Sans qu’un voisin ne crie au feu de cheminée ? »

Elle n’y comprenait à peu près rien.

Plutôt petite, grave et souriante à la fois, un peu massive, en jeans, la soixantaine, cheveux grisonnants, courts et frisés, yeux bleus, elle s’était présentée d’une voix forte et décidée :

— Je suis italienne. J’habite Rome. J’ai travaillé 36 ans à la télévision, à la RAI. Profitant de ma nouvelle retraite, je viens vivre quelque temps à Paris. J’ai fait du théâtre, joué du Goldoni.

Puis elle s’est acharnée sur le texte de Rostand, s’appliquant à articuler, à se faire expliquer chaque mot : hanap, oblongue capsule, pétunez… De semaine en semaine, au prix d’efforts gigantesques, elle est parvenue à apprendre la fameuse tirade. Il lui fallait aussi mémoriser une mise en scène assez compliquée, qu’Émilie finit tout de même par simplifier.

De semaine en semaine, elle faisait des progrès en français, s’amusant des similitudes entre l’italien et l’espagnol, langue maternelle de Ruben, l’argentin, et d’Alexandro, le mari d’Emilie.

Au mois de janvier, elle nous convia tous à dîner dans un restaurant associatif où elle allait cuisiner des plats romains au profit d’exilés. Le lieu situé dans le Marais, à côté du marché des Enfants Rouges, est assez proche, mais nous n’étions pas libres ce soir-là. Par la suite, Célia me dit que la nourriture était délicieuse, mais qu’ils étaient compressés sans possibilités de s’échapper. Vous ai-je dit que je suis un peu claustrophobe ?

Au mois de février, Anna proposa de nous lire un texte accompagné d’une musique enregistrée sur son portable. Nous avons été unanimes :

— On ne comprend pas les paroles, mais avec ta voix, c’est gagné d’avance !

Elle m’avait évoqué celles d’Anna Magnani et de Monica Vitti.

Enfin récemment, elle envoya sur WhatSapp une courte vidéo intitulée Il Mare e la sposa. Accompagné de paysages de mer, de vagues, de plages, de nuages, de soleil couchant, de mains sur un clavier, le texte se déroulait en harmonie avec la musique. Poétique, un peu mélancolique, superbe.

Quelques jours plus tard, à la demande de certains, elle envoya une traduction par Émilie. Il s’agissait d’un amour sans espoir. La mer est du genre masculin en Italie. Malgré des demandes passionnées, la narratrice refusait de l’épouser et de s’y engloutir.

Le lundi suivant, Anna nous invita dans le même café pour le vernissage d’une exposition de photos sur le thème des migrants de Lampedusa, accompagnée d’un exposé sur son travail de journaliste.

Lampedusa ! La Sicile ! Gilles et moi cherchions depuis longtemps à remercier Marina qui nous avait si gentiment reçus à Taormina. Nous nous sommes retrouvés dans un quartier que je ne connais mal, beaucoup de jeunes, du monde dans les bistros. Anna me héla depuis une boutique peinte en rouge sans enseigne. Elle finissait d’installer écran et projecteur, elle surveillait l’accrochage des photos.

Je la laissais pour attendre dehors Gilles et Marina. Un ravissant petit jardin public dans les restes de l’enceinte du vieux Paris, des bancs sur une petite place, pas de voitures, une joyeuse convivialité.

Enfin, nous nous sommes assis tous les trois sur la banquette. J’ai répondu comme je pouvais aux questions de Marina, intriguée après les présentations d’usage. Une trentaine de personnes s’était installée dans le café vidé de ses tables et Anna a pris la parole. Elle avait fait un reportage sur Lampedusa et la Mairie du 3e arrondissement de Paris lui avait ouvert ses portes pour le diffuser. Une adjointe du maire prononça quelques mots avant de s’éclipser.

Après une tournée de prosecco et les difficultés d’usage pour mettre en route le matériel, elle lança la vidéo envoyée à la troupe. En fait, elle en était l’auteure, texte et images. Elle s’excusa presque de son aspect poétique et passa très vite au reportage proprement dit.

Il s’agissait du témoignage de quatre migrants. Espoir, mort, courage, peur, réussite, fierté, les confidences étaient dites en français par Émilie et Alexandro, illustrées de mer, de refuges, d’installations provisoires ou définitives. Rien de misérabiliste. Une vitalité qui rejoignait celle d’Anna. Elle ajouta dans son français très hésitant, corrigé par des Italiens présents dans le café :

— Je n’y peux rien, je suis comme ça, je ne peux pas faire autrement que mettre de la poésie dans mes reportages.

Nous sommes partis rapidement pour laisser la place à ceux qui attendaient une nouvelle séance derrière la porte.

Rentrés en métro, nous avons dîné tous les trois à l’appartement.

L’avis de Marina nous intéressait. Lampedusa possède parmi les plus belles plages de Sicile.

J’ai souligné :

— Un discours situé à gauche en politique. Comme la mairie de Paris.

Elle répondit avec une certaine pudeur :

— C’est ma famille ! Mon histoire et celle de mes amis.

Alors que je lui évoquai la traduction par Émilie du poème, elle exprima son admiration quant à la qualité du texte. Elle évoqua le dilemme entre une transcription littérale et plus libre. Conversations passionnantes que nous avons bien l’intention de poursuivre dès que possible…

Lundi, soirée privée au musée Guimet (arts asiatiques) que je vous raconterai peut-être la semaine prochaine. Buffet luxueux !

Je voulais aussi dire à ceux qui me suivent régulièrement : j’ai su par Pierre que la petite messe de Saint-Eustache avait été célébrée dimanche dernier. Y aurait-il eu des contestations ?