Shiva Nataraja, le Roi de la danse

Oui, la semaine dernière, nous avons bénéficié d’une visite privée au musée Guimet. Je connais très mal les arts asiatiques. La conférencière, avec des mots simples, s’est arrêtée devant les pièces les plus emblématiques et nous a raconté les mythes et les légendes qu’elles figuraient. Cambodge, Vietnam, Japon, Chine et plus spécialement Inde. Le lien avec les Grecs par Alexandre le Grand, les dieux, les demi-dieux, Shiva, Ganesh à tête d’éléphant. Les réincarnations et le long chemin vers le nirvana. Les livres, le Mahabharata, la Bhagavad Gita. Bouddha l’homme sage, Confucius.

J’ai surtout retenu que l’Asie ignore la notion de bien et de mal. L’important c’est l’action et ses conséquences (en Inde, le karma). Et je me suis dit qu’un tel décalage de pensée devait poser des problèmes dans les rapports entre les USA et la Chine, les deux plus grandes puissances économiques mondiales. La diplomatie s’y pratique probablement avec des incompréhensions réciproques pouvant se révéler redoutables.

Les dieux y sont complexes, à la fois vie et mort, naissance et destruction, indissolublement liées et transformables. Leur image au musée Guimet y est souvent souriante, bien davantage que celle du dieu chrétien sur les portails de nos églises romanes.

Nous avons terminé par un buffet dînatoire luxueux, une dégustation de saveurs asiatiques accompagnée d’explications, proposée par une armée de serveurs d’une agilité surprenante.

Les convives, des donateurs de la Fondation de France, n’avaient pas grand-chose de commun avec ceux du café de la semaine dernière, si ce n’est la volonté de lutter contre la misère des exilés et des nouveaux pauvres. Les vêtements de qualité, les coiffures impeccables, des attitudes un peu réservées évoquaient un monde à la fois structuré et discret, élégant et cultivé, un monde finalement assez inquiet, mais pour le moment, protégé.

Nous avons retrouvé, du moins en partie, cet univers quelques jours plus tard à Neuilly aux obsèques de ma cousine Nicole.

Nicole est ma contemporaine, nos mères étaient sœurs. Nos naissances durant l’invasion allemande de 1940 furent agitées, mais c’est une autre histoire. Mes parents s’étaient réfugiés chez mes grands-parents lesquels vivaient dans la même commune que tante Ginette et oncle Lec. Durant la guerre, nous avons passé nos vacances d’été ensemble à Murthiau. Ce furent des moments de jeux, de cabanes, de baignades enfantines entre cousins. Par la suite, la vie nous a éloignées.

Nicole s’est mariée, elle élevait ses trois enfants, dont un très petit, quand son mari est décédé d’une crise cardiaque durant un déplacement professionnel. Avec une décision et un courage incroyable, elle a surmonté son chagrin. Elle avait fait la connaissance de son mari durant des études communes de comptabilité et put reprendre le bureau qu’il avait créé. Elle le développa et fut par la suite appelée en consultation dans le monde entier. Elle éleva ses enfants sans jamais se plaindre. Ils grandirent sans problèmes majeurs et firent à leur tour de belles carrières. Elle avait hérité de la gentilhommière de ses grands-parents à côté de Murthiau, l’avait restaurée, modernisée, fleurie, gratté les allées, taillé les arbres. Elle avait fait creuser une piscine et vivait le reste du temps à Neuilly sur Seine.

Je l’avais très peu vue, surtout lors d’événements familiaux, mais à chaque rencontre, j’étais saisie par son sourire bienveillant et une sorte de modestie. On aurait dit quelqu’un étant passé à travers le feu et bien décidé à ne jamais juger du comportement de quiconque. Je savais que contrairement à moi, elle était restée très ancrée dans la religion. Bizarrement, nous étions liées par un fil mystérieux, peut-être parce que ma mère l’avait soutenue dans son épreuve.

Gilles et moi avons débarqué dans Neuilly, un peu éberlués. Ville plus que cossue, les allées fleuries, les rues peu fréquentées, tout respirait un air si différent du centre de Paris, de ses banlieusards, ses touristes et ses mendiants !

Nicole avait beaucoup souffert après avoir été renversée par un scooter. Elle avait mis des années à se guérir de graves fractures. Sa sœur Jacqueline m’avait dit :

— Elle espérait enfin profiter de la vie, lorsqu’elle a appris qu’elle avait un cancer du pancréas !

Elle avait été emportée en quelques mois.

La grande église plus qu’à moitié remplie en disait long sur sa capacité à être restée en contact avec ses amis et ses parents. Il me fut dit qu’elle avait des attentions délicates à l’égard de son entourage. Nous y avons retrouvé notre génération, ce qu’il en restait. On voyait, comme toujours dans ces occasions, des enfants, des petits-enfants qu’on ne connaissait pas.

Jacqueline m’avait dit :

— C’est elle qui a organisé ses obsèques ! Elle n’a pas voulu des témoignages habituels sur la vie du défunt. Elle a même prévu la caisse de champagne pour la réception dans une salle de la paroisse.

C’était donc une cérémonie assez austère, sans aucun pathos, le discours du prêtre, un peu trop moraliste et porté sur l’au-delà, comme s’il fallait tourner la page.

C’est alors que dans la nef s’est glissé un filet de musique, très simple, proche de la voix humaine. Les arpèges de l’Ave Maria de Gounod se sont déclinés, associés au silence. La musique s’est développée comme une confidence et j’ai eu l’impression que Nicole, la silencieuse, nous disait adieu. Elle nous quittait, mais restait présente dans nos souvenirs, dans les traces qu’elle nous laissait et les larmes me sont montées aux yeux.