martine farge de rosny

 

 


Martine Farge de Rosny - blog

Luce et Axelle

Déodorant femme enceinte | Respire

Je retrouve parfois Luce, 24 ans, dans des cafés, et nous évoquons nos activités réciproques. J’aime son enthousiasme, sa confiance. Elle vient de terminer à l’université un diplôme sur Huysmans. Mercredi dernier, il a plu des trombes d’eau sur Paris (un record depuis 1922, ai-je lu) et nous nous sommes réfugiées chez moi.

En juillet et en août, Luce s’est isolée à la campagne dans une résidence pour auteur dans le but de peaufiner le diplôme qu’elle a ensuite soutenu et obtenu brillamment fin septembre. Ses professeurs l’encouragent à poursuivre avec une thèse d’état. Son hôte avait fait construire au fond du jardin une petite chapelle. Au lever du soleil, il y récitait les Laudes, un chant monastique célébrant dans la joie la renaissance du jour. Elle a fini par se joindre à lui, et lui par l’inviter à boire ensuite un café dans sa cuisine. C’est ainsi que chaque matin, elle a discuté avec son logeur de la vie et de la mort, de la joie et de la difficulté de vivre. Elle appréciait d’autant plus que ces propos tournaient autour du sujet de sa thèse, Huysmans étant passé de l’incroyance à une mystique revendiquée.

Me voyant assez sceptique, elle m’expliqua qu’elle aimait explorer les expériences sur les franges de la solitude. C’est ainsi que juste après le Covid, elle était partie seule faire un tour de France avec caméra et micro pour interroger comédiens et metteurs en scène sur leur vie durant le confinement. Elle avait fini par un mois d’interviews au festival d’Avignon.

Elle travaille à mi-temps à la librairie de l’Art Curial, une galerie huppée du Rond-Point des Champs Élysée et met en place vernissages et séances de signatures. Elle est intarissable sur ses passions en matière d’art. J’aime la voir s’éclairer, sourire, s’inquiéter. Luce est une passionnée, curieuse de tout, surtout de ce qu’elle ne comprend pas, attentive à mes réactions. Que lui réserve la vie ?

Le lendemain, c’est Axelle qui est venue dans mon atelier. Elle avait posé pour moi il y a vingt ans. Le lien entre un peintre et son modèle a ceci d’étrange qu’il survit à l’absence. Il a quelque chose d’indestructible. Pourquoi ? Je ne sais pas. Nos regards réciproques, la confiance nécessaire de part et d’autre, l’intensité de la transmission, la durée, les silences aussi, créent peut-être un lien ineffaçable ? Je n’avais jamais eu l’occasion depuis de me trouver seule avec elle. Les sourires que nous échangions lors de fêtes de famille perpétuaient cette connivence, mais elle était très occupée.

À l’époque où elle posait, brillante élève de terminale littéraire, elle n’allait pas très bien. Ses professeurs la poussaient à préparer l’École Normale Supérieure. Elle m’avait dit :

— Je ne suis pas à l’aise dans les études, je me sens contrainte ! Les disputes entre surréalistes m’ennuient. Les arguties sur les styles me semblent une fuite par rapport à ma réalité. En fait, je crois que j’ai envie de faire des enfants le plus tôt possible.

Elle avait 17 ans. Brune, fine et ravissante, yeux vifs, souriante. Elle passa son bac avec 20 de moyenne, mention très bien, parmi les quelques dizaines meilleurs bacheliers littéraires de France avec récompense spéciale. Elle entra donc en hypokhagne, mais son malaise s’accrut. Elle eut dès la première année l’écrit de l’ENS, mais fut recalée à l’oral. Malgré la pression de ses professeurs, elle refusa d’entrer en khagne et se maria l’année suivante avec un officier de marine.

Je savais qu’elle avait eu plusieurs enfants et qu’elle avait travaillé une thèse sur Claudel. À la suite d’une erreur d’agenda, je ne suis pas allée à sa soutenance. Massacrée par un des jurés qui n’était pas d’accord avec elle sur l’interprétation de la fameuse conversion de l’auteur, Axelle en avait eu gros sur le cœur, ayant passé beaucoup d’années à associer sa vie de mère et ses recherches. Son mari était souvent en mer et elle avait dû déménager plusieurs fois entre Toulon et Brest, sa base universitaire.

Je savais que son mari avait pour le moment un poste à Paris et qu’elle enseignait. Sa grand-mère, la sœur de Gilles, nous avait annoncé la mise en route d’un petit tardillon. Je fus donc très surprise de recevoir un mail me demandant si elle pouvait venir à mon atelier. Je lui ouvris la porte.

Devant ma surprise, elle me dit aussitôt :

— J’accouche la semaine prochaine. C’est programmé lundi. Le bébé est très gros.

On était jeudi !

C’est ainsi que j’ai retrouvé Axelle vingt ans après, comme si nous ne nous étions jamais quittées.

Elle tourniqua dans l’atelier, attentive à tout. Elle me dit qu’avec le temps, elle avait davantage pris conscience de mon travail. D’une voix beaucoup plus assurée qu’autrefois, elle me fit le récit d’une vie très remplie. Les péripéties de sa thèse, les enfants (quatre, plus la petite qui arrive), leurs caractères, son enseignement (35 élèves par classe) :

— J’ai de l’autorité naturelle, répondit-elle avec simplicité à ma question.

Elle évoqua les aventures de son mari en particulier dans le golfe persique, le futur retour de la famille à Toulon car il rembarque dans un an et bien d’autres aventures exceptionnelles. Tout cela serait trop long à détailler. Elle était heureuse de sa vie. Pour ma part, j’ai pensé qu’elle en portait bien lourd sur les épaules.

En nous quittant avec regret, nous nous sommes serrées très fort dans les bras. Émues toutes les deux.

Quand nous reverrons-nous ?

Demain, nous partons pour Tougin.


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