Le hameau est en révolution. Les habitants se sont rassemblés devant le square à l’occasion de la dernière réunion de chantier en signe de protestation. Le responsable des travaux s’est éclipsé sans vouloir nous écouter. Voici l’affaire :

Lorsque nous nous sommes installés à Tougin, l’impasse n’était pas goudronnée. Terre battue, gravillons et herbes folles, c’était la campagne. Un petit kilomètre de prés, de haies à mûres et noisetiers nous séparait de la ville. Un ruisseau serpentait au bas de la route. Nos maisons, d’anciennes fermes, s’aménageaient en douceur. Les jours de congé, la dizaine d’enfants jouait en liberté dans l’impasse sous le regard bienveillant des adultes et des retraités occupés à leurs propres tâches, à l’entretien de leur potager. Les gamins s’évaporaient parfois sans qu’on sache vraiment où, souvent en direction de leurs cabanes.

Puis la ville s’est construite. Le ruisseau a disparu sous une route de contournement, une école plus proche s’est construite à côté des nouveaux immeubles, un supermarché a suivi. Le sort de toutes les villes de cette époque ! L’impasse fut goudronnée. Le progrès avait du bon. Les enfants ont grandi et bizarrement ceux qui les ont remplacés n’ont plus joué dehors. La télévision ? Nouvelles mœurs ?

Lorsqu’il y a une vingtaine d’années les lignes ont été enterrées, la commune n’a pas jugé bon d’en faire bénéficier notre vieux village et ses habitants, pour la plupart encore descendants des paysans d’origine

Les idées changent. Il y a quelques années nos édiles ont commencé à s’intéresser au centre historique de la ville. Les façades ont été restaurées, les rues en pente réaménagées. Le dernier plan d’occupation des sols distinguait en violet la zone historique et ses contraintes. Nous avons eu la surprise de découvrir que le hameau de Tougin en faisait partie. Nos maisons paysannes n’avaient pourtant pas grand-chose de commun avec les maisons en pierre de la sous-préfecture. Fallait-il s’en réjouir ?

Bien qu’elle soit privée, le camion poubelle, le facteur et le chasse-neige étaient toujours venus dans l’impasse. La mairie nous demanda de clarifier la situation. Nous lui avons vendu pour un euro symbolique la partie de la chaussée devant chez nous. Une étape vers une perte de liberté ? On ne pouvait pas avoir le beurre et l’argent du beurre.

Au coin de notre jardin s’élevait un poteau qui distribuait l’électricité et le téléphone vers les maisons alentour, pas beau du tout, mais un point de ralliement pour les passereaux, pies, tourterelles, corneilles en tout genre. Les hirondelles s’alignaient en étoile sur les fils avant leur départ pour le grand sud. Nous accueillîmes l’annonce de la réfection de la chaussée et de l’enterrement des lignes avec un mélange de joie et de fatalité.

Après deux longues années de travaux, le résultat est superbe : ciel dégagé, toitures mises en valeur, pavés, goudron sombre et ciment ornemental, lampadaires LED ! Les oiseaux tourniquent, un peu inquiets et se contentent des arbres de notre jardin, mais dans l’ensemble tout le monde se réjouit.

La semaine dernière, quand on a compris que la commune allait poser des piquets pour empêcher le stationnement des voitures à côté du square, une levée de boucliers mit le village en émoi. Il n’était prévu que cinq places matérialisées, dont une pour handicapé, au lieu de la quinzaine établie par des années d’expérience ! À quoi pensait le maire ? Nous bénéficions d’un auvent et je restais dubitative, tout de même solidaire des voitures sans hébergement.

Jusqu’au moment où furent plantés les premiers piquets. Quelle horreur, une prison ! Comment notre charmant hameau rural avait-il pu se transformer insidieusement en ce succédané de banlieue ? Je me suis jointe aux protestations. On vit le représentant de la commune discuter avec le chef de chantier qui vint nous dire de téléphoner au maire. L’un d’entre nous fit remarquer qu’il était impossible à joindre. On dut se rendre à l’évidence : les poteaux continueraient à être installés. Pour voir, Antoine en dévissa un, il ne put le replacer et le posa sur le bord. Je crois que c’est celui qui est aujourd’hui de travers.

L’agressivité fit vite place à la proposition de se réunir dans le square pour fêter la fin du chantier. On allait dresser un plateau sur des tréteaux et chacun apporterait une bouteille et des petits trucs à grignoter, il suffisait de trouver un jour. Ce fut samedi prochain.

La forêt de piquets verts est désormais plantée. Je dois avouer que je m’y serais déjà presque faite, mais depuis, les voitures se garent n’importe où, et gênent pour pénétrer dans l’impasse. En fait, le plus ennuyeux risque d’être le passage des voitures dans le village. La partie nouvellement goudronnée paraît tellement tentante, quoique « interdite sauf aux riverains »! On verra bien, on a invité le maire à l’apéritif de samedi…