• Deuil et Espoir.

    Je déteste le mois de novembre. C’est le mois durant lequel beaucoup de ceux que j’aimais ont baissé les bras, comme s’ils avaient refusé de subir l’hiver, comme s’ils n’avaient pas jugé bon d’attendre le printemps.

    Nous sommes à nouveau frappés. Magalie s’est donné la mort ! Elle arrivait sur cinquante ans, célibataire, une belle carrière dans la banque au Luxembourg, dynamique et volontaire, une masse d’amis, bourrée d’humour. Ce fut un coup de tonnerre, une incompréhension généralisée. Pas un mot, pas une explication. Le Covid ? Usée par la solitude, par le télétravail ? Nous n’avons pas de réponse. Deux jours auparavant, elle envoyait des messages et communiquait sur Facebook. Elle avait le projet de descendre dans le midi en famille. Nous allons nous réunir autour de ses cendres et pleurer ensemble son absence, chacun seul devant le mystère de la vie et de la mort.

    Je n’aime pas le mois de novembre. Les arbres se dénudent pour presque six mois, imposant la vue de leurs troncs noirâtres, de leurs silhouettes décharnées. Le vent, la pluie vident les rues. Les premières gelées surviennent, on reste chez soi. Le jour tombe tôt à cause du changement d’heure. Et les soirées s’étirent. On attend le solstice d’hiver, la nouvelle année pour redémarrer. Et c’est long ! Janvier et février sont souvent plus froids, mais au moins les jours rallongent. En mars, on attend avril. Arrive enfin le joli mai ! Les fleurs, les feuilles sur les arbres !

    Pourtant, je ne suis pas certaine que j’aimerais vivre sans saisons. Leur alternance ressemble à la vie, à ses hauts et à ses bas, à ses variations. Elle m’évoque la lutte contre l’adversité, nos victoires et nos chagrins, les bonheurs qui surgissent quand on n’y croit plus, la renaissance après un deuil ou une maladie. L’hiver contraint à des efforts pour sortir de chez soi, scelle des amitiés, abrite des fêtes chaleureuses, concentre des réflexions et des projets.

    Il pleut, il rit sur Paris. Les parapluies s’ouvrent, les terrasses se remplissent au moindre rayon de soleil. Les sourires fleurissent. Et c’est toujours bon à prendre !

    Passage de Cécile et de sa petite fille Léocadie, 11 ans, de retour de Rome. Quel plaisir de tourner les pages de son carnet de voyage, de déchiffrer l’écriture enfantine, de la suivre dans l’évocation d’une semaine de découvertes, d’étonnements en compagnie d’une cousine ! Je revoyais avec elle comme si j’y étais la chapelle Sixtine, le Colisée, la place Navone. La petite fille revivifiait le passé avec l’insatiable curiosité des générations qui se succèdent. Elles avaient beaucoup marché dans une ville plus ou moins encombrée par le G20 réunissant les chefs d’État des grandes économies de la planète. Les hélicoptères tournoyaient. « Contrôles sécuritaires et sanitaires continuels ! ». J’imaginais un raccourci entre un passé enfui et un avenir incertain. L’énergie de Léocadie y glissait un message d’espoir.

    Je les ai accompagnées à l’arrêt de l’autobus 39 qui passe à la gare Montparnasse. Elles ont pu voir le Louvre et sa Pyramide, elles ont franchi la Seine au Pont-Royal, l’île de la Cité à l’est, Orsay, les Invalides et la Tour Eiffel à l’ouest, avant de regagner Bordeaux. La petite fille et sa grand-mère auront fait un beau voyage !


  • Trappes et le Palais-Royal.

    Depuis Montparnasse, nous avons vu défiler toutes les gares jusqu’à Trappes. Ayant perdu l’habitude de la banlieue, je regardais avec des yeux ronds les immeubles à ras des voies ferrées, les pavillons dispersés sur de minuscules jardins, les routes traversées. Cette banlieue ouest plutôt favorisée m’est apparue, je ne sais trop pourquoi, peut-être en contraste avec le centre de Paris, un peu morne et déserte. Il est vrai que l’automne a vidé les jardins et que je n’étais pas dans le secret des intérieurs.

    Dans le train qui allait à Rambouillet, nous étions à peu près les seuls à la peau blanche. Il s’est vidé à Trappes. Trappes fait partie de la ville nouvelle de Saint Quentin en Yvelines. Depuis qu’elle a fourni le plus lourd contingent de combattants en Syrie, elle est regardée de travers par la presse qui la compare plus ou moins à Molenbeek en Belgique. Sa population plus jeune que la moyenne nationale, bourrée d’énergie a produit un footballeur et un acteur de taille internationale, Anelka et Omar Sy, un humoriste célèbre, Jamel Debbouze, ce qui prouve la vitalité de ses institutions sportives et culturelles. Nous allions justement au conservatoire de musique écouter un concert de la PMSQ, association pour la promotion de la musique à Saint Quentin en Yvelines. Cette association monte chaque année un opéra pour et par les enfants, 250 enfants dans le chœur, manécanterie et orchestre, joué devant 1300 personnes dans la salle du théâtre national de l’agglomération.  Je vous ai raconté dans une précédente chronique un mémorable Hans et Gretel.

    Le concert que nous allions écouter était davantage destiné à un public familier de la musique classique, et sa qualité n’avait rien à envier aux salles parisiennes. Mozart, Mahler, Brahms joués par un quatuor prestigieux. Ce qui faisait le piquant de cet événement était d’une part qu’il était le premier depuis la survenue de la pandémie et que d’autre part, la partie de piano était tenue par le fils de la violoniste, Marianne Piketty, que nous avions connu tout petit. Le programme était difficile, comment allait-il s’en tirer ?

    Le Mozart fut délicieux, un quatuor qui préfigurait les futurs concertos du compositeur. Sa jeunesse vibrait sous les doigts de Guillaume. Les aînés l’ont laissé s’affirmer, le soutenant, répondant ou lançant les phrases musicales avec une générosité attendrissante. Mais à la fin, dans le quatuor de Brahms, ils ne lui firent plus de cadeau. Le concert se termina par de frénétiques danses hongroises. Allait-il perdre pied ? Il n’en fut rien. On peut même dire que sa jeunesse bouillonnait d’une énergie provocatrice. On les voyait s’agiter le sourire aux lèvres, se jeter des regards qui en disaient long sur leur complicité.

    D’ordinaire, je n’aime pas trop la virtuosité, mais cette fois-ci, c’était comme un pied de nez au confinement, un hymne à la vie. Leur dynamisme nous requinquait, nous projetait vers l’avenir. Après les applaudissements fournis, nous les avons attendus dans le hall. Guillaume était heureux comme un roi.  Sa mère nous a confié, comme si cette soirée avait été décisive : « Il est entré dans la cour des grands ! »

    Nous sommes revenus en voiture avec des amis des Piketty, tous deux médecins d’hôpitaux. Ils nous ont évoqué leur quotidien, difficile en raison de la pénurie d’infirmières et de la bureaucratie pléthorique. Nous sommes passés devant la tour Eiffel qui scintillait, ponctuée sur la gauche par une lune presque pleine. La Seine brillait dans l’obscurité. Ah, la beauté de Paris !

    Le lendemain, une foule se pressait dans le jardin du Palais-Royal. Le jet d’eau scintillait, les derniers dahlias s’épanouissaient d’aise, on prenait le soleil. En rentrant, je me suis heurtée à des rubans de périmètres interdits. Une gardienne m’expliqua : « Une couette abandonnée devant un magasin dans la galerie. »

    – Avec ce monde ! Elle peut cacher une bombe et vous voyez que tout un pan de la galerie et des immeubles s’effondre !

    C’est alors qu’au téléphone, on a entendu la police annoncer que les propriétaires de la couette, des riverains du jardin s’étaient manifestés. Elle s’écria soulagée :

    – Les gens sont fous ! Tout de même ! Abandonner une couette par terre !


  • Gastronomie et publicité.

    5 plats qui symbolisent à merveille la gastronomie française | À la Cloche  d'Or - Blog

    Nicky a connu Gilles en classe préparatoire des concours scientifiques. Ils avaient dix-huit ans et déjà Nicky montrait un penchant pour la gastronomie, économisant pour aller dîner au Chapeau gris à Versailles. Il est vrai qu’il avait de qui tenir, son père étant « nez », expert en parfumerie. Par la suite, il entra à l’INSEE, institut national des statistiques, où il rencontra son épouse Noëlle. Ils y firent de belles carrières, mais leur principal intérêt tourna autour de la cuisine. C’est avec la cuisine qu’ils s’exprimaient, invitait leurs amis, ce fut leur façon de converser avec le monde, pour ne pas dire leur façon d’aimer.

    Je me souviens que nous roulions le long d’un petit bois près de Saint-Jean de Luz lorsque sans un mot, Nicky a freiné brutalement pour se ranger sur le bord de la route. Noëlle est sortie de la voiture comme un diable de sa boite pour aller cueillir des fleurs d’acacia, avec lesquelles, le soir même, elle nous confectionna de délicieux beignets. À sa mort, nous avons beaucoup craint pour Nicky. Quelques mois plus tard, nous avons reçu une invitation par mail. Il s’engageait à recevoir de nouveau à dîner. Il enverrait le menu à la liste de ses amis. Il suffisait de réserver, il nous accueillerait chaque mardi dans la limite des places disponibles. Il se substitua à Noëlle, nous demandant simplement d’assurer la conversation pendant qu’il serait à ses fourneaux.

    Je me souviens d’un mémorable poulet de Bresse aux morilles. Un des plaisirs de ces dîners était la surprise de voir des gens que nous n’aurions pas rencontrés autrement. Puis le Covid a tout arrêté, jusqu’à la semaine passée où nous nous sommes retrouvés à dix retraités autour de sa table : des voisins, un cousin très âgé, un général à cinq étoiles, une ancienne responsable nationale de l’énergie…, comme les ratons laveurs de Prévert. Nous avons passé en revue les préoccupations et les joies de l’époque, en dégustant de bons vins et en savourant un poulet aux topinambours. Carpe diem !

    Une civilité en contraste avec le vacarme qui a retenti sous nos fenêtres le vendredi suivant. Nous regardions tranquillement un film lorsque vers 22 heures, un bruit de tambour a littéralement arraché les doubles vitrages de nos fenêtres sur la rue. Les « artistes en exil » ? Ils ne nous posent plus de problèmes depuis les interventions du mois dernier. Pour en avoir le cœur net, j’ai enfilé un manteau. Dans l’ascenseur, j’ai rencontré le psychiatre du quatrième, toujours aussi élégant, cheveux de neige :

    — Je descends pour me renseigner sur ce bruit.

    — C’est insupportable ! s’indigna cet homme particulièrement discret et paisible.

    Aussitôt passés la porte, nous avons été sonnés. Cela provenait d’une grosse voiture utilitaire noire garée dans la pénombre devant chez nous. Elle était surmontée de deux baffles et d’un volumineux système de projecteur accrochés à une structure métallique. Trois jeunes gens tournaient autour avec des mines de conspirateurs. Je mis du temps à comprendre qu’ils projetaient une image sur le mur aveugle de l’immeuble à l’angle de la rue du Louvre. Sur une surface de trente mètres de haut et de dix mètres de large, on discernait des objets qui ressemblaient à des piles électriques. Incrédule, je restais figée, lorsque je vis mon paisible voisin se jeter sur les jeunes gens en hurlant et en gesticulant :

    — Vous allez arrêter ça tout de suite !

    Constatant qu’ils ne se troublaient pas le moins du monde, le médecin continua plus énervé encore :

    — Je parie que vous êtes des artistes !

    Et les jeunes gens arborèrent un sourire de satisfaction qui en disait long sur leur fierté d’appartenir à cette honorable corporation.

    — Vous vous « croyez » des artistes ! hurla le psychiatre avant de s’éloigner.

    Comme je m’approchais pour protester à mon tour, la femme qui semblait la responsable, sa commande à la main, me déclara, le visage serein, sûre de son fait :

    — Si ça ne vous plaît pas, ça plaît à d’autres !

    J’ai fini par comprendre qu’il s’agissait d’une publicité sauvage. Quand je suis remontée après quelques échanges bien sentis, ils avaient baissé la sono.


  • Eric Heidsieck et Quing Li.

     

    Pleurez avec moi, si vous le pouvez. Armelle est morte. Armelle est morte après trois ans de lutte et trois mois d’hôpital. Armelle que j’ai connue enfant, adolescente, à qui j’avais donné des cours de dessin et de peinture, que j’avais perdue de vue et que j’avais retrouvée il y a quelques années, pareille à elle-même, droite et poétique, sensible, un peu farouche, curieuse et lucide sur la vie. Elle a été inhumée au cimetière Saint Georges à Genève.

    Redémarrage de Philomuses après Covid. Un rodage. J’aime les rodages avant concert, le délicat passage du privé au public. Nous étions une trentaine, invités par Chantal Stigliani pour écouter Qing Li, un jeune pianiste recommandé par le grand Eric Heidsieck, spécialiste mondial de Beethoven, dont je vous avais détaillé dans une précédente chronique une extraordinaire master class. J’aime la précision d’Eric Heidsieck, sa finesse, son sens de la nuance, son exigence, sa rigueur sensible. Son jeu, son doigté se nourrissent de la vie. À l’atelier, quand je n’ai pas le moral, j’écoute ses suites de Haendel, elles me remettent le cœur et l’esprit en place. Cette recommandation m’était comme une injonction. Et pourtant, j’éprouve une certaine réticence vis-à-vis de la prolifération des pianistes chinois. Formés par milliers en Chine, ils semblent destinés à ratisser le monde entier grâce à leur perfection technique. Certains conservatoires occidentaux en seraient même venus à établir des quotas pour laisser la place aux artistes des autres nationalités.

    Eric Heidsieck, 85 ans, vieillard de haute taille et de grande allure se leva. Il refusa de le présenter comme son élève. Après Shanghaï, Qing Li avait étudié aux États-Unis, en Europe, il n’avait rien à lui apprendre, il l’avait juste un peu repris sur la main gauche. En quelques mots, il raconta que le jeune Chinois était venu chez lui pour quelques conseils, détailla ses qualités, précision, sonorité… Soudain sa voix se brisa et nous avons compris qu’il s’était lié d’une amitié profonde avec le jeune Chinois. Il l’avait suivi dans la préparation du concours Cortot et Quing Li avait gagné.

    Émerveillés par la souplesse, le sens des plans sonores, une simplicité associée à une virtuosité inouie, nous avons entendu deux sonates de Beethoven. Quand il se lança dans Images de Debussy, puis dans Rameau ce fut une succession d’impressions fines, de notes délicates et nous avons su qu’il n’avait pas de limite à son répertoire, il se promenait avec délectation dans les sons les plus différents avec une totale indépendance. À la pose, Eric Heidsieck se leva de sa chaise et lui dit seulement :

    — Dans Rameau, tu m’as fait pleurer !

    Le pianiste avait changé la programmation et annonça qu’il allait jouer une sonate de Scriabine. Vous décrire l’exultation qui le saisit sur cette pièce d’une immense difficulté est tout à fait impossible. Il dansait sur les notes, nous offrait sa joie, nous faisait part de la difficulté de vivre, mais aussi de l’espoir qui entourait sa jeune existence, de sa gratitude vis-à-vis de son aîné. Il respirait à grandes goulées. Et j’ai reconnu la voix de la liberté. Ce jeune Chinois était en France pour goûter à la liberté. Il la savourait sans mélange et communiait avec le vieillard dans une respiration dont celui-ci connaissait le prix exorbitant et dont lui-même risquait de s’en voir barrer la route.

    Mais ce soir-là, ils la savouraient sans retenue.

    Tania, la femme d’Éric, elle-même pianiste me dit ensuite :

    — Il vient souvent à la maison, je pleure à chaque fois que je l’entends jouer.

    Elle ajouta :

    — Il est amoureux ! Elle est aussi à l’école normale de musique, elle apprend le chant.

    J’ai demandé :

    — Elle est chinoise ?

    — Oui, me répondit Tania, sans plus de commentaires.


  • Encore Paris

    Vous allez peut-être me demander ce que sont devenus nos voisins, « artistes en exil ». Nous les avons oubliés durant une semaine et ce fut presque une surprise lorsque samedi dernier le tintamarre de leur musique a de nouveau surgi de la cour de l’immeuble de la Ville. Non pas le doux son de la guitare ou de la flûte du Moyen-Orient, de l’Afrique, les mélopées qui accompagnent le crépuscule et l’arrivée de la nuit mais la sono caractéristique des amplificateurs numériques urbains. Un peu moins tonitruant que le samedi précédent, mais tout de même suffisant pour fermer les fenêtres. Heureusement, il pleuvait et ils ont arrêté avant minuit.

    Dans notre cour, une petite dizaine de jeunes adultes ont pris le relais, fenêtres ouvertes. Pas de musiques, mais des discussions passionnées, sautes de voix, fort sympathiques d’ailleurs, mais qui résonnaient entre les murs de la cour. Passé minuit, je me suis penchée pour lancer un appel. Une jeune fille a fini par se lever et je lui ai dit le plus gentiment possible :

    — Vous seriez gentils de fermer la fenêtre !

    — Bien sûr, excusez-nous, on n’y avait pas pensé ! me répondit-elle et c’est gentiment qu’elle a fermé la fenêtre.

    J’allais m’endormir lorsque leurs voix ont de nouveau retenti. Il est probable qu’un des convives dans la chaleur de la conversation avait rouvert la fenêtre afin de leur éviter une contamination Covid ; les jeunes remplissent désormais majoritairement les hôpitaux. J’ai fini par sombrer dans le sommeil. Quand je me suis levée vers deux ou trois heures du matin pour un besoin naturel, ils discutaient encore. Ah, le silence qui régnait durant le grand confinement ! …

    Retrouvé Pierre à Saint Eustache. Nous avons discuté au bistro. Il réfléchit beaucoup. En parallèle de son travail, il peint chaque jour un autoportrait sur de tout petits formats. C’est l’occasion pour lui de s’aventurer vers des recherches d’expression, de couleurs, vers des abstractions métaphysiques, une exploration de l’abstraction et de la figuration. Cette démarche lui est devenue indispensable. Il en remplit des dizaines de carnets qu’il confectionne lui-même.

    Joël Bastard fait un peu la même chose dans sa montagne. Il a exposé récemment des dizaines parmi ses centaines d’autoportraits, sous le titre : A4.

     Moi qui ne suis jamais parvenue à faire le moindre autoportrait, d’abord parce qu’avec des lunettes, ce n’est pas facile, ensuite parce que je suis trop curieuse des autres pour me regarder longtemps !

    La vie a repris à Paris. Il pleut. On bouge quand même, on oublie son parapluie, on glisse sur les feuilles d’arbres mouillées, le métro est bourré, les bus roulent avec difficulté, les vélos dérapent, les voitures nous giclent sur les jambes, mais c’est tant pis, on avance. Et ce n’est pas si mal !

    Pléthore d’expositions, de spectacles sont proposés. Le monde de la culture met les bouchées doubles, on se rattrape des deux années de disette. Réjouissant et dynamique, mais nous ne savons pas trop que choisir. La machine a besoin d’être remise en route. Même les retrouvailles dans les restaurants ne sont plus tout à fait pareilles.

    Pour ma part, je continue de travailler. Avant ou après, avec ou sans Covid. C’est la vie !


  • Paris

    Foutu clavier ! En prévision d’une journée chargée, j’avais presque fini de taper ma chronique. Ce matin, par je ne sais quel mystère, quelle distraction, je me suis aperçue qu’elle n’était pas enregistrée. Tout s’est volatilisé. Impression triste, un peu comme de rater un rendez-vous. Voilà qui a dépendu d’une fraction de seconde, d’une petite poussée de la pulpe du doigt sur un petit carré d’ordinateur en plastique ! Comme il est loin le temps du stylo, de la feuille de papier ! Il fallait alors réfléchir à deux fois avant d’écrire. Aujourd’hui, on lance en vrac ce qui vient à l’esprit, puis on trie, organise, peaufine, ce qui sur papier se traduirait par un manuscrit avec ratures, digressions, flèches d’inversion, telles qu’un transcripteur ne pourrait s’y retrouver. Et c’est cette élaboration qui s’est envolée d’un clic ! De plus, des travaux de rénovation dans l’immeuble mitoyen me mettent la tête en bouillie, nous avons tous connu cela un jour ou l’autre.

    Je vous évoquais l’alternance entre Tougin et Paris. Je vous disais que l’adaptation est plus facile dans le sens Tougin-Paris. Pris dans l’agitation, dans le tourbillon parisien, on s’adapte vite, les temps de déplacement comblent les vides, on a toujours quelque chose à faire, et quand bien même, les terrasses de café vous offrent des instants de détente, de convivialité disponibles à toute heure de la journée. Il est plus facile de remonter les plantes depuis la cour de l’immeuble que de débarrasser le jardin des herbes qui ont profité de notre absence, plus facile que de tailler les haies, de couper les fleurs fanées, de replacer les tables, les chaises et les parasols, plus facile aussi d’entretenir un appartement qu’une maison à étage dont les insectes, en particulier les araignées ont pris possession.

    À Tougin, le calme doit se conquérir, les voisins se retrouver, les soirées sans télévision se réapproprier, le silence s’apprivoiser. Et l’adaptation est plus longue ! Il en résulte une sérénité, le plaisir de prendre le temps, de goûter l’instant, d’écouter la nature, le chant des oiseaux, de sentir le vent sur sa peau, de parler avec son voisin, de réfléchir à la vie, au passage du temps, à l’alternance des saisons, à ceux qui ne sont plus, ainsi qu’à l’avenir. À Paris, on subit et on n’a guère le temps de réfléchir.

    Samedi, un vacarme infernal s’est répandu sur le quartier. Un grand immeuble voisin, appartenant à la Ville de Paris sert d’accueil provisoire à des migrants, femmes seules avec enfants, la plupart venues d’Afrique. Il accueille aussi des artistes en exil venus de Syrie, d’Afghanistan et d’ailleurs. Ils font la fête régulièrement à coup de sonos assourdissantes. La police est intervenue. Une demie heure plus tard, la musique reprenait. Comment concilier le devoir d’accueil et la paix des résidents ?

    Je suis allée protester. Comprenait-il le français ? Les yeux du garçon se sont écarquillés. Il s’est mis à transpirer. Par la suite, je me suis souvenue que, sur une terrasse arborée, luxueusement aménagée, non loin de là, on entend parfois une musique techno tout aussi bruyante et qu’elle avait peut-être pris le relais des migrants après le passage de la police.

    Des conciliabules ont eu lieu le lendemain dans la cour sur l’origine de ces bruits. A suivre.

    Et je repense au silence qui régnait sur la ville durant le confinement…


  • Car et TGV. Christo emballe l’Arc de triomphe.

    Gilles a coupé les fleurs fanées des holtas, rangé les tables et les chaises, rentré la chaise longue dans la serre. J’ai nettoyé la maison de fond en comble (j’aime la retrouver accueillante à mon retour). Nous avons entassé nos livres et matériels de peinture dans les valises (c’est lourd !). J’ai roulé ma grande esquisse dans du papier bulle. Sans avoir le temps d’aller dire au revoir au lac malgré un soleil généreux, nous nous sommes retrouvés encombrés et épuisés devant l’arrêt du car. Nous disposions de dix-sept minutes de battement à Bellegarde pour prendre le TGV en direction de Paris. Après avoir mis les valises dans la soute, nous avons été arrêtés par une discussion entre un passager et le conducteur du car :

    — Un euro vingt. Vous devez faire l’appoint.

    Nous n’avons pas entendu la réponse du gaillard, une trentaine d’années, un mètre quatre-vingt-dix qui bouchait la plate-forme d’entrée.

    — Votre carte de crédit suisse ne fonctionne pas ici.

    Le passager voulait passer tout de même, mais le conducteur refusa. Le temps s’écoulait inexorable, rognant minute après minute nos chances d’attraper notre train. Au bout d’un quart d’heure de discussion, l’homme a fini par payer, il avait simplement tenté de se faire transporter gratuitement jusqu’à la station suivante plutôt que d’aller à pied !

    Le car a roulé à toute allure, prenant les ronds-points et les virages comme un bolide de formule un. Par chance, le tunnel de Fort l’Écluse n’était pas embouteillé. Il nous restait juste une minute pour monter la rampe vers le quai et nous placer sous le repère de notre wagon. Il faut dire que le train peut mesurer plus de deux cents mètres… J’ai cru que mon cœur allait lâcher, j’ai abandonné ma vie au destin. Heureusement nous n’entendions pas le bruit caractéristique des rails à l’approche du monstre d’acier à quatre motrices et notre repère était juste en haut de la rampe !

    À peine étions-nous immobilisés que le « ding, dong » des informations de la gare a retenti :

    — En raison d’un grave accident survenu dans une voiture du train précédent, le TGV en provenance de Genève aura quarante-cinq minutes de retard. Veuillez nous excuser pour ce contre temps.

    Et nous avons flemmardé au soleil en compagnie d’une myriade de voyageurs en provenance de Thonon et Évian, tout aussi hagards et essoufflés que nous, leur train ayant également eu du retard. Je me suis souvenue des voyages de mon enfance qui duraient douze heures, mais dont la ponctualité était implacable. Les temps changent !

    Samedi : atelier. Une foule comme je n’en avais jamais vue jusque là. Dans les rues, sur les trottoirs, sur les terrasses de café. Bigarrée, de tous âges, rieuse. Les sempiternelles manifestations sur les grands boulevards et surtout les Journées du patrimoine. Difficile de se souvenir du Paris désert lors du grand confinement ! Quelle différence avec le calme de Tougin !

    Dimanche : Julien et Thomas. Pour éviter la foule, nous avons atteint l’Arc de Triomphe par la place des Ternes. Son emballage dessiné et prévu par Christo longtemps avant sa mort fut mené à son terme par ses héritiers. Opération étroitement surveillée par les monuments historiques. Organisation impeccable : zone d’approche, entrée avec passe sanitaire, détecteurs de métaux. On nous a donné en souvenir des petits carrés du tissu de l’enveloppe. Événement entièrement financé par la société Christo et rentabilisé par la vente des photos et des dessins préalables. Une fantaisie et un clin d’œil philosophique de pays riche. Il y avait moins de familles venues des banlieues que la veille autour du Châtelet. Thomas a rappelé le saccage des gilets jaunes deux ans auparavant. Paris sera toujours Paris ! Un jour on rit, un jour on pleure.

    Lundi : atelier, théâtre. Le soir, un superbe concert à Saint Julien le pauvre par Chantal Stigliani. Au programme, Bach, son compositeur préféré. Bouleversant de précision, de couleur, de sincérité, d’humanité. Un bis de Debussy, comme un hommage à la vie. Une respiration en ces temps de Covid !

    Hillary que j’avais remerciée pour les photos de l’apéritif dans le square de Tougin m’a répondu : « J’espère que vous pourrez profiter de la rentrée culturelle dans la belle ville des Lumières,… ».

    En effet !   


  • Les cousins. Apéritif touginois.

    La météo étant exécrable, j’avais téléphoné à Claudine et Philippe pour leur dire qu’ils pouvaient éventuellement remettre leur séjour, s’ils craignaient le froid et la pluie, s’ils craignaient de ne pas voir les montagnes et de contempler tristement un lac gris et maussade. Courageux et optimistes, ils ont tout de même débarqué du car en provenance de Paris. Il est vrai qu’en matière d’adversité, ils s’y connaissaient : cet été le feu avait épargné in extremis leur maison de Grimaud, dans le Var, grâce à un retournement de vent miraculeux.

    Et finalement, le ciel s’est éclairci. Quelques gouttes de pluie, pas grand-chose à leur arrivée, rien du tout en allant au Musée de l’Hermitage à Lausanne. De nouveau trois petites gouttes pendant que nous dégustions des filets de féra au Chalet Suisse, bien connu des amateurs de spécialités vaudoises. Et puis, le soleil et même la chaleur se sont pointés le lendemain matin, honorant ainsi la fête prévue à la suite de la « manifestation » qui avait réuni les Touginois pour protester contre la suppression de plusieurs places de parking.

    Chacun apportait un petit quelque chose, une bouteille, et c’est les mains chargées que nous nous sommes dirigés vers le petit square du bout de l’impasse. Autrefois, nous disions un peu pompeusement « le Parc » à cause de ses grands platanes et tilleuls centenaires, jamais élagués. Juste à cet instant, surprise ! monsieur le maire est sorti de sa voiture, en costume clair et cravate. Des annonces avaient été distribuées dans les boites à lettres, mais le maire n’avait pas été prévenu. À cause du Covid, on ne s’est pas serré la main. Il a glissé, comme s’il ne voulait pas s’imposer :

    — J’ai été invité par un habitant !

    On a su par la suite que Marcel lui avait laissé un message. Il lui avait répondu qu’entre deux cérémonies d’inauguration, il essaierait de faire un tour. Ce fut plus qu’un tour ! Il est resté une bonne heure, ravi de cette pause dans le vieux village qu’il avait contribué à améliorer. Il nous avait évité des constructions d’immeubles, il en fut abondamment remercié avant que ne surgissent les protestations à l’origine de la fête. Je lui ai demandé :

    — Ce n’est pas trop pénible d’en recevoir plein la tête ?

    Il a répondu dans un sourire à moitié convaincant :

    — C’est tous les jours comme ça. On s’y fait !

    Il aime sa ville, il aime ses administrés, il écoute, il est plutôt jeune et Philippe notre cousin, qui s’y connaît nous a dit en rentrant :

    — J’ai été épaté par la qualité de votre maire !

    Remarque dont nous avons été d’autant plus fiers que nous votons à Paris, ville particulièrement mal gérée !

    Marcel, ancien conseiller municipal et donc ami du maire avait dressé un plateau sur deux tréteaux. Une table de jardin, de jolies nappes en papier de couleur, des chaises et des fauteuils, des bancs. Les plats et des verres disposés çà et là. Les anciens et les nouveaux, les Anglais, les Écossais, Adriana la Malgache, les deux Jacqueline les organisatrices. Le soleil dessinant des taches de lumière sous les grands arbres, on se serait cru dans un tableau de Renoir.

    Imaginez les conversations des habitants du hameau dont beaucoup ne se connaissaient pas, la variété des propos, des accents (celui d’ici est tout à fait caractéristique), des métiers et des préoccupations. Ce fut un apéritif déjeunatoire de confiance et d’amitié. Nous les avons tout de même laissés pour monter à la Faucille et montrer aux cousins le panorama sur le lac et les Alpes. Hélas, les œufs étaient arrêtés depuis huit jours. Nous avons un peu marché sur les pistes de la station et nous sommes tranquillement redescendus dans la vallée.

    Dans le square, une vingtaine de Touginois continuait de discuter, confortablement assis autour des tables.

    Il fut suggéré par la suite de lancer une fête des voisins, comme dans beaucoup de villages et de quartiers. Les « manifestations » peuvent avoir du bon !


  • Branle-bas de combat à Tougin.

    Le hameau est en révolution. Les habitants se sont rassemblés devant le square à l’occasion de la dernière réunion de chantier en signe de protestation. Le responsable des travaux s’est éclipsé sans vouloir nous écouter. Voici l’affaire :

    Lorsque nous nous sommes installés à Tougin, l’impasse n’était pas goudronnée. Terre battue, gravillons et herbes folles, c’était la campagne. Un petit kilomètre de prés, de haies à mûres et noisetiers nous séparait de la ville. Un ruisseau serpentait au bas de la route. Nos maisons, d’anciennes fermes, s’aménageaient en douceur. Les jours de congé, la dizaine d’enfants jouait en liberté dans l’impasse sous le regard bienveillant des adultes et des retraités occupés à leurs propres tâches, à l’entretien de leur potager. Les gamins s’évaporaient parfois sans qu’on sache vraiment où, souvent en direction de leurs cabanes.

    Puis la ville s’est construite. Le ruisseau a disparu sous une route de contournement, une école plus proche s’est construite à côté des nouveaux immeubles, un supermarché a suivi. Le sort de toutes les villes de cette époque ! L’impasse fut goudronnée. Le progrès avait du bon. Les enfants ont grandi et bizarrement ceux qui les ont remplacés n’ont plus joué dehors. La télévision ? Nouvelles mœurs ?

    Lorsqu’il y a une vingtaine d’années les lignes ont été enterrées, la commune n’a pas jugé bon d’en faire bénéficier notre vieux village et ses habitants, pour la plupart encore descendants des paysans d’origine

    Les idées changent. Il y a quelques années nos édiles ont commencé à s’intéresser au centre historique de la ville. Les façades ont été restaurées, les rues en pente réaménagées. Le dernier plan d’occupation des sols distinguait en violet la zone historique et ses contraintes. Nous avons eu la surprise de découvrir que le hameau de Tougin en faisait partie. Nos maisons paysannes n’avaient pourtant pas grand-chose de commun avec les maisons en pierre de la sous-préfecture. Fallait-il s’en réjouir ?

    Bien qu’elle soit privée, le camion poubelle, le facteur et le chasse-neige étaient toujours venus dans l’impasse. La mairie nous demanda de clarifier la situation. Nous lui avons vendu pour un euro symbolique la partie de la chaussée devant chez nous. Une étape vers une perte de liberté ? On ne pouvait pas avoir le beurre et l’argent du beurre.

    Au coin de notre jardin s’élevait un poteau qui distribuait l’électricité et le téléphone vers les maisons alentour, pas beau du tout, mais un point de ralliement pour les passereaux, pies, tourterelles, corneilles en tout genre. Les hirondelles s’alignaient en étoile sur les fils avant leur départ pour le grand sud. Nous accueillîmes l’annonce de la réfection de la chaussée et de l’enterrement des lignes avec un mélange de joie et de fatalité.

    Après deux longues années de travaux, le résultat est superbe : ciel dégagé, toitures mises en valeur, pavés, goudron sombre et ciment ornemental, lampadaires LED ! Les oiseaux tourniquent, un peu inquiets et se contentent des arbres de notre jardin, mais dans l’ensemble tout le monde se réjouit.

    La semaine dernière, quand on a compris que la commune allait poser des piquets pour empêcher le stationnement des voitures à côté du square, une levée de boucliers mit le village en émoi. Il n’était prévu que cinq places matérialisées, dont une pour handicapé, au lieu de la quinzaine établie par des années d’expérience ! À quoi pensait le maire ? Nous bénéficions d’un auvent et je restais dubitative, tout de même solidaire des voitures sans hébergement.

    Jusqu’au moment où furent plantés les premiers piquets. Quelle horreur, une prison ! Comment notre charmant hameau rural avait-il pu se transformer insidieusement en ce succédané de banlieue ? Je me suis jointe aux protestations. On vit le représentant de la commune discuter avec le chef de chantier qui vint nous dire de téléphoner au maire. L’un d’entre nous fit remarquer qu’il était impossible à joindre. On dut se rendre à l’évidence : les poteaux continueraient à être installés. Pour voir, Antoine en dévissa un, il ne put le replacer et le posa sur le bord. Je crois que c’est celui qui est aujourd’hui de travers.

    L’agressivité fit vite place à la proposition de se réunir dans le square pour fêter la fin du chantier. On allait dresser un plateau sur des tréteaux et chacun apporterait une bouteille et des petits trucs à grignoter, il suffisait de trouver un jour. Ce fut samedi prochain.

    La forêt de piquets verts est désormais plantée. Je dois avouer que je m’y serais déjà presque faite, mais depuis, les voitures se garent n’importe où, et gênent pour pénétrer dans l’impasse. En fait, le plus ennuyeux risque d’être le passage des voitures dans le village. La partie nouvellement goudronnée paraît tellement tentante, quoique « interdite sauf aux riverains »! On verra bien, on a invité le maire à l’apéritif de samedi…


  • Les Terrasses du lac

    J’écris devant le jardin. Les holtas ont fleuri un peu tardivement, mais la pluie leur a réussi. Le soleil brille et illumine leur blancheur. Contrairement à l’année dernière, l’été bascule sur un mois de septembre de bises. Le vent du nord-est remue le lac. Les moutons se poursuivent en troupeaux continus. Ils blanchissent, creusent la surface et refroidissent l’eau. Impossible de se baigner. Nous n’avons jamais vu d’été aussi frais, alors qu’à quelques centaines de kilomètres à vol d’oiseau une canicule exceptionnelle a réduit en cendres des hectares de forêts, en Grèce, en Italie. Oui, le climat se détraque !

    J’ai réinstallé l’atelier dans la grange, plastiques de protection, tendu le carton préparé à Paris, sorti tubes, médiums, pinceaux, ce qui n’est pas une mince affaire ! Et maintenant, je peins et retrouve les doutes qui accompagnent une démarche qui contourne peut-être à tort les oukases de l’art contemporain.

    Il y a longtemps que nous voulions remercier nos cousins, Anne-Marie et Arnaud, pour nous avoir accueillis si gentiment à Munet, près de Saumur. J’ai évoqué cette visite dans une chronique précédente. Cependant, Anne-Marie qui sortait d’une grave intervention cardiaque ne pouvait pas s’éloigner de la maison familiale de Saint-Jorioz où ils passaient la deuxième quinzaine d’août.

    Nous nous sommes retrouvés aux Terrasses du lac, au-dessus d’Annecy, sur la route du Semnoz. Il faisait exceptionnellement bon. Arnaud a vécu à Annecy-Le-Vieux dans sa jeunesse, il connaissait l’endroit. Pass sanitaires contrôlés, nous nous sommes assis devant un paysage de rêve. Quelques nuages légers caressaient les montagnes. La vue plongeait sur la nappe couleur saphir du lac, sur les voiliers et les bateaux à moteur de la taille d’une fourmi. Il nous montra Veyrier et Talloires sur l’autre rive. Au-dessus, des parapentes dansaient comme des virgules le long de la paroi rocheuse des Dents de Lanfon. Anne-Marie déclara incidemment :

    — Notre petit-fils Antonin fait des compétitions en parapente. Juste avant mon infarctus, il voulait m’emmener en double.

    Bigre ! Nous avons le même âge. À quinze ans et plus, j’allais chez elle à Paris, nous déambulions de musée en musée, en particulier dans celui d’Art Moderne. À Nernier, nous naviguions sur le lac, nous dansions dans la salle du rez-de-chaussée de notre maison. Et toujours, à Paris comme à Nernier avant de nous endormir nous papotions indéfiniment. Elle s’est mariée jeune avec Arnaud, ils ont eu cinq enfants. Aujourd’hui, plus de vingt petits-enfants, et même un arrière-petit-fils. C’est vous dire ! Elle a ajouté :

    — Ce n’est que partie remise, j’attends d’être rétablie…

    Menu savoureux, nous avons tellement apprécié ces retrouvailles que nous étions les derniers sur la terrasse. Arnaud a évoqué avec la jeune patronne une école qu’ils connaissaient tous les deux.

    — De mon temps, ce n’était pas mixte, lui dit-il.

    — En plus de mes études, je faisais de la compétition de snow board, précisa-t-elle, pour marquer l’évolution de la société.

    Nous étions bien. Intarissables sur nos souvenirs, nos enfants et petits-enfants, sur les difficultés affrontées, sur l’état du monde. Sur ceux qui n’étaient plus.

    — Vous pouvez rester jusqu’à six heures et demie, si vous voulez, insista la patronne.

    Mais il fallait partir et Arnaud nous proposa d’aller à Saint-Jorioz dans la maison demeurée en indivis entre ses frères et sœurs. Je n’y étais pas venue depuis mes vingt ans, nous avons accepté avec plaisir. Une chance de plus, la route du lac n’était pas trop encombrée. Nous avons tourné dans l’ancien domaine de mes arrière-grands-parents, nous sommes passés devant la maison où est née ma mère. Elle appartient maintenant à la Communauté de communes d’Annecy. Nous sommes passés devant un camping, et au détour d’une haie, nous nous sommes introduits dans un grand pré tondu de frais. Sur la terrasse d’une vaste maison se tenait leur fille Anne.

    — Les enfants vous attendaient avec impatience !

     Louis, dix ans, espérait se rendre dans une librairie avec sa grand-mère.

    — C’était promis ! dit l’enfant.

    Il fit contre mauvaise fortune bon cœur et nous laissa visiter la maison sans nous interrompre. Au détour des pièces, nous avons fait la connaissance de plusieurs de leurs petits-enfants. Quel plaisir de voir tous ces jeunes dynamiques ! L’une d’elles parlait couramment quatre langues, l’autre jouait de l’orgue en professionnelle, contredisant les vieux croûtons qui veulent croire les jeunes passifs et ignorants.

    Sur la route du retour, je repensai aux adieux d’Anne-Marie, appuyée sur son bâton de marche :

    — J’espère qu’on se reverra bientôt ! avait-elle dit.

    Courbée par la fatigue et les années écoulées, ses yeux lumineux d’aigue-marine intacts, elle avait ajouté en souriant :

    — Oui, je suis fière de mes petits-enfants !