• Invasion de l’Ukraine.

    Comme j’aimerais ne pas avoir à écrire sur un tel sujet ! Pourquoi faut-il que les hommes aiment la guerre ? Que connaissent-ils de l’amour, de la liberté ? Je voudrais contre toute réalité qu’un fond d’espoir subsiste.

    Un convoi de soixante kilomètres de chars et de munitions s’avance vers Kiev. Un fou, le doigt sur le bouton nucléaire, dit se battre contre un gouvernement néonazi. On avait mis les morts à table, dit le poète.

    L’actuel gouvernement ukrainien est issu d’une série télévisée qui a mis en scène une résistance contre la corruption, visant ainsi celle du précédent gouvernement inféodé à la Russie. À la surprise générale, le président fictif qui s’était présenté aux dernières élections a été élu en 2019, à une forte majorité. Malgré son inexpérience et après des débuts chaotiques, Volodymir Zelensky s’est peu à peu imposé dans son pays comme sur le plan international. Qui aurait pu imaginer une telle situation !

    C’est la volonté de son gouvernement d’entrer dans l’OTAN, Alliance politico-militaire des pays d’Europe et d’Amérique du Nord qui semble avoir mis le feu aux poudres. Le président russe, Wladimir Poutine formé dans l’ancien KGB (service de renseignement pour la Sécurité de l’Etat), nostalgique des anciennes frontières soviétiques et de l’Empire russe y a vu une intrusion intolérable. L’Ukraine, riche en ressources minières, grenier à blé de l’Europe, une large façade sur la mer Noire ne pouvait à ses yeux s’émanciper de la Russie. Il s’est construit un scénario historique où Kiev serait le berceau de la Grande Russie. Il s’est montré à la télévision prêt au nucléaire pour chasser Zelensky et le remplacer par un président et un gouvernement sous son autorité.

    À la tête de la Russie depuis vingt-deux ans sous différentes formes, il a changé la constitution pour pouvoir y rester jusqu’en 2036. Bien qu’il ait noyauté les informations, bridé les libertés, avantagé les oligarques, les grandes fortunes, et bien que le pays ne décolle pas sur le plan économique, il bénéficie d’une forte cote de popularité dans la Russie profonde. Tout est réuni pour une guerre sans merci !

    Après une période de rapprochement avec l’Occident, Poutine montrait les dents depuis longtemps, pour ne pas dire plus. L’annexion de la Crimée, d’une partie de la Georgie, le renforcement de son armée, tout indiquait qu’il avait l’intention d’aller plus loin.

    Naïveté ? L’Occident a laissé sans broncher 200 000 soldats russes s’entasser aux frontières de l’Ukraine. Lorsque les premiers mouvements ont démarré, on n’a pas cru à une invasion aux conséquences dépassant l’entendement. Notre président Macron s’est pendu au téléphone pour persuader Poutine d’arrêter, ce qui ne l’a pas empêché de lancer des troupes sur Kiev pour une guerre éclair, tout en disant qu’il était prêt à négocier.

    Mais les Ukrainiens se sont défendus suscitant une admiration générale. Zelenski a fédéré son peuple et son armée contre l’inéluctable, les Russes ne sont pas parvenus à prendre l’aéroport aussi vite qu’ils l’espéraient.

    Poutine ne veut pas bombarder Kiev, qu’il considère comme appartenant à la culture russe. Il lance quelques missiles pour faire fuir les habitants et encourage la population à se réfugier en Pologne.

    Aujourd’hui, près de cinq cent mille Ukrainiens ont franchi la frontière, souvent avec de simples balluchons, parfois à pied. Quelle misère ! Imaginez la terreur des femmes et des enfants laissant derrière eux les hommes défendre leur pays.

    Le monde entier s’est uni pour isoler la Russie par des sanctions économiques et financières, au risque de devoir se serrer la ceinture. Des semblants de négociations ont réuni les belligérants dans la Biélorussie voisine. Nous en sommes là, sans oublier les villages rasés dans les deux territoires russophones de l’est, dont on n’a pas de nouvelles.

    L’Occident arme l’Ukraine, mais que faire devant soixante kilomètres d’armement en route vers Kiev. 

    Et pendant ce temps, ici à Paris, nous savourons quelques jours de soleil, une promesse de printemps. La paix est un bien précieux dont il faut goûter chaque seconde, à ne pas gaspiller, à préserver autant que faire ce peut. Le plus grand des trésors.


  • Correspondance de Stéphane Mallarmé. Vacances de février.

    Pour ma part, j’appréhende les vacances scolaires. L’atelier de céramique et le théâtre ferment. Les rencontres sont perturbées par les gardes d’enfants, les départs en province et les arrivées de province.

    Elles ont pourtant du bon car elles m’obligent à m’arrêter un temps pour réfléchir. Depuis quelques jours, je nettoie mon atelier pour y loger deux jeunes amies, étudiantes bordelaises venues visiter Paris pendant leurs vacances. Inimaginable ce qu’on peut remuer de tubes de peinture, de pinceaux, de médiums, de papiers, de chiffons, de white spirit, de tout et n’importe quoi ! J’en profite pour classer, encadrer. Je déteste cela, comme si les travaux qui m’avaient passionnée appartenaient désormais au passé. L’achèvement d’une œuvre s’accompagne chez moi d’une passivité éprouvante. C’est le moment où mon regard s’aiguise, devient critique à l’excès, privé d’intervention. C’est fini et je dois l’accepter. Beaucoup de mes camarades y trouvent une satisfaction qui les incite à exposer. Il me faut plus de temps. Heureusement qu’une nouvelle aventure créative survient toujours !

    Mardi dernier, nous sommes allés à l’École Normale Supérieure, assister à un séminaire sur la correspondance de Mallarmé, par Bertrand Marchal, le grand spécialiste du poète. Il prépare une réédition de la Pléïade ! Après avoir été présenté par notre ami JMH, il s’est lancé avec passion sur son travail qui a consisté à chercher, découvrir, déchiffrer, classer trois mille lettres, chacune d’entre elles révélatrice de leur auteur, tant par le contenu que par les détails du papier, de l’encre ou des ratures.

    Comme tout le monde, j’ai eu un vague aperçu de Mallarmé à l’école. Il m’a laissé le souvenir d’une poésie incompréhensible et froide. Je pouvais juste le dater du 19ième siècle et encore ! Mais je suis irrésistiblement attirée par les séminaires sur les correspondances littéraires et artistiques de l’ITEM. J’y découvre tout un univers d’amis, d’échanges, de confidences qui m’éclairent sur les auteurs et leur époque, sur leur œuvre. Une plongée dans leur quotidien.

    C’est fou ce qu’on pouvait écrire autrefois ! Des milliers et des milliers de lettres. Un fourmillement de relations continues dont les codes permettaient de ne pas se perdre de vue et de se livrer sans trop de danger, l’éloignement autorisant l’expression de sentiments intimes inenvisageable de nos jours.

    Aujourd’hui, une lettre engage son auteur. On la lit, on la relit avec l’inquiétude de sa réception. On s’y livre le moins possible. On dispose du téléphone et de la messagerie électronique. Mais plus nous bénéficions de moyens, moins nous nous livrons. Trop de communication tue la communication.

    Pourtant, un nouveau mode s’est mis en route à travers les réseaux sociaux. Nombreux sont les jeunes qui se trouvent ainsi des amis, parfois très loin de chez eux, et finissent par les rencontrer. D’une certaine façon, on peut dire qu’un retour de l’écrit se fait jour. Il n’est plus la prérogative d’une classe cultivée. Dans ce fourre-tout, il y a à boire et à manger, mais tout le monde s’exprime.

    Tout de même, alors que j’écoutais Bertrand Marchal raconter comment durant des milliers d’heures, il avait établi la chronologie de ces milliers de lettres non datées, grâce à la texture du papier, la couleur de l’encre, les faits décrits, comment il était parvenu à lire sous les ratures, images sur grand écran à l’appui, j’ai pensé à l’abîme qui le séparait des préoccupations de la majorité des Français…

    L’éminent chercheur parlait avec une passion qui ne laissait aucun doute sur la joie qu’il éprouvait dans son travail, au même titre qu’un artisan ou que n’importe qui d’autre. Ses yeux vifs, ses phrases sans hésitation faisaient plaisir à voir et à entendre, nous offrant l’impression de connaître personnellement le poète. Il nous introduisait dans l’univers intime de Stéphane Mallarmé , tyrannique avec sa femme et sa fille, ces « chéries » taillables et corvéables à merci, pointilleux dès qu’il prenait la plume. Il nous a évoqué ses amis, les peintres : Manet, Odilon Redon, les poètes : Charles Beaudelaire, Paul Valéry, des musiciens dont Debussy, et tant d’autres, un délicat plaisir d’amitiés partagées

    J’avais pu contempler à Marmottan, la semaine précédente, le portrait que Manet avait offert à Mallarmé, portrait que le poète transportait dans ses déplacements saisonniers. J’aime voir mes intérêts se recouper, quel qu’ils soient, un peu comme lorsqu’on se promène dans une ville dont on finit par devenir familier.


  • Convoi de la liberté

    La pandémie régresse partout dans le monde. Le variant delta a pratiquement disparu au profit de l’omicron beaucoup plus contagieux, mais moins virulent. Les vaccinés avec rappel sont contaminés, mais sans symptômes ou avec de gros rhumes, trois ou quatre jours sans fièvre. Nous avons tendance à oublier les précautions, malgré les directives sanitaires restées en vigueur. Pour ma part je croise les doigts, car j’ai toujours détesté les gorges emportées, les nez en marmelade, les têtes enfarinées, fréquents l’hiver avant la pandémie et le port des masques.

    On annonce la fin des restrictions pour bientôt. Les antivax devraient se réjouir. Mais non ! Ils manifestent plus que jamais partout dans le monde. Le principal mouvement a démarré au Canada, allant jusqu’à boucher le pont frontière entre le Canada et les États-Unis. Ils forment des files de voitures et de camping-cars, pompeusement autoproclamés « Convoi de la liberté ». Ils ont étendu leur refus du vaccin à toutes sortes de revendications concernant ce qu’ils estiment des atteintes à la liberté dans un fourre-tout qui réunit écologistes, souverainistes, extrêmes gauches, extrêmes droites, et bien d’autres groupuscules dont on ne sait pas grand-chose. Dimanche, le mouvement va converger de toute la France vers Paris, puis vers Bruxelles.

    Grands dieux ! ai-je pensé. La pandémie avait arrêté les violences des samedis des années précédentes. On va revoir les manifestations, les gilets jaunes, les vitrines cassées, les magasins pillés, les voitures brûlées, les stations de métro fermées, les interminables marches à pied dans Paris.

    — Vous ne pourriez pas faire ça en province, pour changer ? ai-je dit à l’un d’eux.

    Justement, ce dimanche, nous allions au Théâtre de la Ville sur les Champs-Élysées , haut lieu de contestation gilets jaunes.

    Contraints par le temps, nous avions pris des places ce jour-là pour aller voir Candide qu’Eve nous avait chaudement recommandé, une coproduction, comédie de Saint-Étienne et MC2 Grenoble. des places pour aller voir Candide qu’Eve nous avait chaudement recommandé, une coproduction, comédie de Saint-Étienne et MC2 Grenoble.

    Un peu étonnés de ne trouver aucune restriction de métro sur Internet, nous nous sommes dirigés vers la station Palais-Royal. Arrivés devant le Conseil d’État, nous avons vu les drapeaux de l’extrême droite et entendu des slogans et de vociférations contre le président Macron.

    Pourtant le métro fonctionnait. Mais une fois dans la rame, sans le moindre avertissement, nous avons été catapultés d’une traite jusqu’à la Porte Maillot ! Une façon d’isoler les Champs-Élysées et la place de l’Étoile. Heureusement, nous avions prévu large ! De retour à la station Palais-Royal, la manifestation s’était étoffée, encadrée par des policiers harnachés de gilets pare-balles et de casques. Nous avons longé le jardin des Tuileries sur des trottoirs bondés, au milieu d’une foule compacte de badauds pacifiques, de petites familles en goguette, de touristes, ravis de pouvoir profiter du soleil dans la beauté de la capitale.

    Place de la Concorde, rien de particulier ! C’est transpirants que nous avons atteint le théâtre. Nous n’étions pas les seuls à avoir eu des problèmes et la séance a démarré avec une demi-heure de retard, certains sièges demeurés vides.

    Ce fut un festival d’esprit, de situations proches de celles que nous vivons, y compris l’épidémie, avec une intelligence et une vitalité revigorantes et surtout un bon sens réconfortant pour notre époque d’aberrations sur internet.

    Critique des puissants, des intellectuels, des religions, de la soumission, de l’exotisme, des voyages, tout était d’actualité.

    Oui, les gilets jaunes seraient bien avisés de cultiver leur jardin plutôt que d’aller boucher la circulation des travailleurs avec leurs coûteux camping cars, alors qu’une partie de la planète meurt de faim sous les bombes.

    J’avais craint le pire. Il n’en a rien été. Manque de cohésion des manifestants, progrès dans les stratégies policières?

    Les manifestations n’ayant pas été autorisées, les véhicules ont été arrêtés aux portes de Paris et la masse des « insurgés » s’est réduite à environ 7 600 personnes pour à peu près le même nombre de policiers. Bruxelles a annoncé la même volonté de fermeté que Paris. Aux dernières nouvelles, le « Convoi de la liberté » parqué pour la nuit dans une zone industrielle à la périphérie de Lille, hésitait à bifurquer vers Strasbourg, centre du parlement européen.

    Quand nous sommes revenus à la nuit tombée, la lune brillait sur le ministère de la Culture.


  • Le métro

    Station « Grands Boulevards ». Le métro est à quai, je descends les escaliers aussi vite que mes jambes le permettent et je saute dans la première voiture. J’attends la sonnerie, il ne repart pas.

    Il n’y a pas foule. Dans le silence très particulier qui remplace le vacarme des portes qui claquent et des roues sur les rails, chacun est perdu dans ses pensées. Suspension du temps dans les tréfonds de la grande ville, arrêt de son mouvement perpétuel. On attend. Chez certains, on sent naître une inquiétude. On attend… Le silence s’alourdit.

    Un grésillement :

    — Veuillez nous excuser. Arrêt pour régulation… Nous allons repartir dans un instant.

    La tension électrique gronde à nouveau, la sonnerie des portes retentit et nous repartons. Rien que de très banal. Chacun penché sur son smartphone.

    Depuis plusieurs années, les petits événements qui jalonnaient mes trajets ont tendance à disparaître, les conversations, les altercations n’ont plus cours. Les usagers sont absorbés par des écrans qui ponctuent de leurs petites lumières les mains, les dos, les chevelures, comme des dizaines et des dizaines de vers luisants. Je m’amuse quelquefois à regarder : des photos de famille, des images d’amours heureux, de voyages, de vacances. Ils relisent indéfiniment leurs messages, tapotent des textes qui défilent à une vitesse faramineuse. Depuis quelque temps et quelque soit l’âge, les jeux sont à la mode. De toutes sortes, jeux de mots, jeux d’échecs, de cartes… Il fut un temps, où je raffolais des courses de vitesse pour empiler des petits rectangles colorés. J’étais même devenue addict. Contrainte de changer mon mobile et sevrée par obligation, ces temps-ci je récite des vers de Racine. Il y a toujours eu des fous dans le métro parisien !

    Cet après-midi, nous roulons vers Richelieu-Drouot lorsque le grésillement se fait de nouveau entendre :

    — Bonjour à tous, je suis votre conducteur. J’espère que l’attente n’aura pas été trop longue. Vous comprenez, il y a quelquefois un peu d’embouteillage sur les lignes. Soyez certains, chers voyageurs, que je fais tout ce que je peux pour vous être agréable !

    Tiens ! On aurait donné des consignes d’amabilité à la RATP ? Cela mettrait un peu d’humanité dans ce qui s’apparente souvent à du transport de bétail. Davantage de rames aux heures de pointe ne serait pas mal non plus, pensè-je alors qu’on s’immobilise à Opéra. Une petite foule monte dans la voiture, un peu agitée par l’attente. En route pour Madeleine.

    Un grésillement, la voix reprend :

    — Voyez-vous, c’est tellement mieux de prendre la vie du bon côté.

    Une seconde d’hésitation.

    — Nous avons beaucoup de chance par rapport à d’autres dans le monde. … C’est bien de vivre en France ! Je ne devrais pas vous dire ça, mais je ne peux pas m’en empêcher. Je vous le chanterais bien, mais je ne chante pas très juste.

    Encore une seconde d’hésitation :

    — Excusez-moi, si je vous ai dérangés, mais j’avais envie de vous parler.

    Petit cloc de fin.

    Pas de réactions.

    Qu’est-ce que c’est que ça ? Faut-il s’attendrir ? Dans ces temps où n’importe quoi se dit sur internet et bien peu de paroles sont prononcées, on a du mal à trier. Un poète ? Un nationaliste, un de ceux qui veulent la France pour les seuls Français ? Plutôt déplacé dans le métro dont les employés sont à très grande majorité issus de l’immigration et les usagers souvent basanés !

    Je choisis de sourire intérieurement quand j’entends une femme dire à son voisin, juste avant de descendre à la station Concorde :

    — Moi, ce genre de chose, ça m’angoisse !

    Je regarde les autres passagers. Les visages sont impassibles. Ils ont rangé leurs portables. Ils songent.


  • Saint-Géry

    Château de Saint Gery Rabastens | Film France

    Ce matin, dans les news d’internet, je tombe sur une vidéo du château de Saint-Géry près d’Albi. Comment est-ce possible ? Sans aucun motif, je vois soudain surgir un univers enfoui dans un passé à peine vécu, un univers que je croyais disparu. Et sur France-Info ! Il est des moments où votre monde intime sort de l’ombre, où l’on pourrait se croire élu parmi la masse. Mais je dois me rendre à la raison. Il y a deux ans durant le confinement, en fouillant dans Internet j’avais cliqué sur ce lieu mythique dont m’avait tant parlé Catherine. Une affaire d’algorithme ! Je doute qu’une telle vidéo puisse surgir sous les doigts des cités de banlieue.

    Ce matin donc, en voyant la cour et ses innombrables fenêtres, les murs d’ocre rose et la terrasse sur le Tarn, les histoires familiales dont Catherine O’Byrne était intarissable ont ressurgi d’un passé presque oublié. Les deux dames ressemblaient à sa mère, même voix au timbre grave, même allure assurée, même certitude de posséder à travers les générations ce trésor irremplaçable, le château de Saint-Géry, grande bâtisse datant du treizième siècle et remanié dans sa conception actuelle au dix-huitième par un ancêtre du même nom.

    Il y a plus de cinquante ans, du temps de notre jeunesse, l’oncle et la tante de Catherine vivaient dans cette antique demeure familiale comme si la toiture était étanche et comme s’il était naturel de la remplir avec toute une parenté, une foule d’amis cultivés et élégants, de les loger, de les nourrir avec autant de faste que les temps nouveaux le leur permettaient.

    Très proche de Catherine, j’avais été familière de la très belle maison et ses jardins en terrasses que ses parents possédaient à Vézelay, évoquée dans Les lettres à Anne par François Mitterrand, mais je n’étais jamais allée à Saint-Géry. Le domaine familial appartenait alors à sa tante Marie, les deux sœurs de Decker ayant épousé deux frères O’Byrne. C’est dans nos ballades sur les remparts de Vézelay qu’elle me racontait la saga de ses vacances à Saint-Géry.

    Bien plus tard, alors qu’elle s’était installée avec Vérine son mari dans la campagne toscane, Gilles et moi sommes passés sur la route non loin de Saint-Géry. Naturellement, je n’ai pu résister au plaisir d’aller y faire un tour et c’est ainsi que nous avons participé à la visite de ce château historique.

    J’y ai tout retrouvé comme par miracle, jusqu’aux photos de Catherine enfant. Un espace en haut de l’escalier était voué au souvenir du héros familial, son grand-père ou son oncle, je ne me souviens plus. Officier de la marine nationale, il avait contribué au record du monde de plongée sous-marine en bathyscaphe avec Georges Houot et le professeur Picard, le modèle du professeur Tournesol.

    Nous sommes entrés dans « la chambre de Richelieu » dont les meubles un peu lourds et le lit à baldaquin étaient demeurés intacts, Je me suis imaginé la tête des invités dans le lit qu’on leur avait préparé la veille, en voyant défiler la première visite de la journée parmi laquelle s’étaient glissés, hilares, les enfants de la maison. Son histoire préférée.

    Elle m’avait décrit des navigations sur le Tarn en canoé, en skif, des baignades. On se rendait visite de château en château au fil de la rivière. Un jour que son père et un oncle se doraient nus sur une grève au pied de la terrasse, ils n’avaient pas vu approcher dans une barque, deux voisines élégamment vêtues. Éperdus, n’ayant pas le temps d’enfiler un pantalon, d’un commun accord ils s’étaient couverts la tête avec leur journal. Histoire qui la ravissait.

    Aujourd’hui, ces péripéties témoignent d’une insouciance qu’aucune guerre ne parvenait à dompter chez ces descendants occitans, mâtinés d’Irlandais, jusque là pour la plupart militaires de métier. J’y vois également ce sentiment de supériorité aristocratique, au-dessus des contingences, noté chez Amélie Nothomb dans la description du grand-père de son père. Ces derniers ont dû se séparer du château du Pont d’Oye devenu un hôtel. Jean d’Ormesson lui aussi a dû quitter la demeure de ses ancêtres à Saint-Fargeau. Pour le moment la famille O’Byrne semble tenir bon.

    À entendre les deux femmes, cousines de Catherine, il s’agit surtout désormais de consolider les soubassements de la terrasse et de colmater les fuites d’eau. Elles montraient aux journalistes l’humidité des murs sur lesquels dansaient de ravissantes jeunes femmes en stuc blanc. Elles nous ont fait les honneurs d’un salon délicat et lumineux, restauré durant plus de six mois par la volonté travailleuse d’une noria familiale. Elles ont détaillé les prêts à rembourser, les événements organisés dans l’orangerie : mariages, séances de shootings, concerts, etc. Le sort commun de beaucoup de châteaux français et européens.

    Démocratisation de ces demeures ? Survie d’un patrimoine ? Sauvegarde d’une culture et d’un esprit de finesse restitué par Jean d’Ormesson dans ses romans ? Que faut-il en penser ?

    En tous cas, pour ma part, j’estime qu’hériter d’un château est une bien lourde charge. J’admire ceux qui s’y consacrent envers et contre tout !


  • La passerelle des Arts

    Ah, ce soir de la semaine dernière ! De l’Institut à la cour carrée du Louvre, la traversée de la Seine sur la passerelle des Arts dans la nuit miroitante, dont chaque silhouette croisée exprimait un chapitre, un épisode, un instant. Chemin de planches de bois, allée royale suspendue dans le ciel de Paris. La Seine en vaguelettes sauvages soulevées par le vent nous rappelait la fragilité humaine. Elle n’a pas toujours été inscrite dans ses quais de pierre, elle a connu des berges plus instables. Repère d’une ville bâtie sur ses flots, ses promeneurs sauront-ils préserver le renouveau perpétuel de ses inventions poétiques :

    Si par hasard

    sur l’pont des arts,

    tu crois’s le vent,

    le vent fripon,

    Prudenc’ prends garde à ton jupon

    Le phare de la Tour Eiffel balaie inlassablement le ciel.

    Pendant ce temps, des armées se massent autour de l’Ukraine à deux mille kilomètres de là. Les hommes aiment la guerre, surtout leurs chefs. On trouve toujours de l’argent pour payer le matériel, des combattants pour risquer leur vie et des victimes innocentes à tuer.

    Au théâtre, quai des Grands Augustins, à deux pas de la passerelle des Arts :

    Songe, songe, Céphise, à cette nuit cruelle,

    Qui fut pour tout un peuple une nuit éternelle.

    Figure-toi Pyrrhus, les yeux étincelants,

    Entrant à la lueur de nos palais brûlants

    Sur tous mes frères morts se faisant un passage,

    Et de sang tout couvert échauffant le carnage.

    Songe aux cris des vainqueurs, songe aux cris des mourants,

    Dans la flamme étouffés, sous le fer expirants.

    Peins-toi dans ces horreurs Andromaque éperdue.

    Racine. Andromaque. Acte III, scène VIII.

    Andromaque évoque la guerre de Troie. Pas un mot, pas une virgule de trop. Dix ans après sa fin, rien n’est oublié !

    Et, je pense à la passerelle des Arts, à ce qu’il y a de mieux chez l’homme, cette poésie interne qui lui permet de vivre dans les difficultés, qui lui permet de colorer la vie sans la brutaliser, à extraire le pire et le meilleur des êtres au-delà de la peur, dans la saveur et le plaisir de l’autre, aux sommes d’humanité que représentent un musée, une bibliothèque. La semaine dernière dans l’obscurité scintillante, j’ai presque conçu l’espoir que nous allions dépasser les troubles et les conflits qui se multiplient actuellement dans le monde, exacerbés par la pandémie et le changement climatique.

    Cueillons le jour, l’amour et l’amitié, autant que faire se peut !


  • Omicron et Amélie Nothomb

    Amélie Nothomb, baronne de la rentrée - Le Temps

    Cinq jours après son déjeuner en face d’une helléniste positive, Gilles s’est réveillé avec le nez enchifrené. Patatras, il fallait s’y attendre ! J’ai gambergé : isolement, téléphone aux personnes croisées ces derniers jours. On en prenait pour huit jours de vie au ralenti.

    Il a couru se faire tester une énième fois. La connexion internet étant en panne, il a dû retourner pour avoir les résultats. Négatifs ! Quel soulagement ! Nous avons encore pris quelques précautions durant deux jours. Son nez apaisé, nous avons pu lâcher la garde.

    C’est le quotidien de tous depuis que le variant omicron se répand, plus de 300 000 personnes infectées chaque jour. Heureusement, beaucoup moins agressif, il supplante à 90 % le variant delta, ne provoquant souvent qu’un gros rhume lorsqu’on est trois fois vacciné, ce qui n’empêche pas les antivax de toujours manifester.

    Dans certains pays, on ne badine pas avec le vaccin. Après de nombreuses péripéties, Djokovic, antivax notoire, a été contraint de repartir de Melbourne sans avoir l’autorisation de participer à l’Open d’Australie, tout premier joueur mondial de tennis qu’il est, et malgré ses vingt titres de Grand Chelem. Il ne pouvait y avoir deux poids, deux mesures !

    J’en ai profité pour lire Premier sang, le dernier roman d’Amélie Nothomb qu’on m’avait été offert à Noël.

    J’ai lu trois ou quatre de ses romans. J’avais trouvé le premier, celui qui a fait sa notoriété, L’Hygiène de l’assassin, un peu trop glauque pour mon goût, j’avais beaucoup ri en lisant sa pantomime dans un bureau japonais de Stupeur et tremblements, je m’étais amusée de sa potomanie en Inde, mais sans plus. Bien qu’il soit impossible de nier la qualité d’écriture des romans qu’elle pond inlassablement année, après année, le personnage excentrique vu lors de ses interviews à la télévision m’intrigue peut-être davantage.

    Il y a quelques années, au Salon du livre de Paris, j’étais passée devant son stand. Une trentaine de lectrices y faisaient la queue. Vêtue de noir, coiffée de son chapeau de ramoneur suisse, les yeux pétillants, elle s’informait, répondait, dédicaçait à tirelarigot avec une surprenante délectation. Sur sa droite, une coupe à moitié vide, sur sa gauche des bouteilles de champagne alignées par dizaines comme des quilles. Elle avait déclaré à plusieurs reprises que c’était sa boisson préférée ! Un stand plus loin, un animateur de télévision se morfondait solitaire, le visage lourd de questions.

    De livre en livre, elle se promène dans l’univers de sa famille, sorte d’interminable biographie fantasmée. Dans Premier sang, elle fait parler son père à la première personne. Elle raconte son enfance et finit par le récit d’une prise d’otages en 1964, dans l’ancien Congo belge. En tant que consul, promis au peloton d’exécution, il avait évité un carnage grâce à de longues palabres avec les rebelles. Au bout de quatre mois, un commando aéroporté américano-belge était venu libérer les 1600 otages. Elle en fait une épopée qui rend hommage à ce père disparu depuis peu.

    Son enfance m’a particulièrement intéressée. Orphelin, il passait ses vacances dans le château familial, chez son grand-père paternel, aristocrate et autocrate, poète, père de treize enfants. Á cette époque les cinq derniers de 6 à 15 ans vivaient à la dure, dans la misère, crevant de faim et de froid l’hiver. Une tribu de sauvages dont personne ne s’occupait. Le père d’Amélie propulsé à l’âge de six ans dans cet univers où chacun ne songeait qu’à survivre avait adoré ses vacances. Il y avait appris la vie !

    Avec l’esprit qui la caractérise, Amélie Nothomb s’étend sur une soupe à la rhubarbe, cultivée comme dernier recours par la deuxième épouse, admirative du tyran, seul aliment ingéré par des enfants en haillons dont on ne voyait que les os.

    Amélie Nothomb nous transmet les souvenirs de son père, appuyés par ceux de ses oncles et on comprend mieux son caractère étrange, à vif, son écriture exubérante. Elle emploie dans ses interviews un langage impeccable, des phrases longues et fleuries, comme il est très rare d’en entendre.

    Il y a déjà longtemps, Marc de la galerie La Hune, qui connaissait le directeur de sa maison d’édition, m’avait raconté qu’elle disposait d’une chambre chez lui lorsqu’elle venait à Paris, et que ce n’était pas toujours facile. Je l’imagine bien volontiers. On devine une forte vitalité qui cache sous des dehors excentriques et drolatiques un besoin débordant de reconnaissance et d’amour. Pour ma part, je la trouve touchante.


  • Covid Omicron 2022

    Les rencontres sont plus que jamais plombées par la recrudescence de l’épidémie. Reports, annulations, on rame.

    Arguant du fait que 80 % des lits d’hôpitaux Covid sont occupés par des non-vaccinés, dans une interview au Parisien, le président de la République a déclaré, entre autres : « Les non-vaccinés, j’ai très envie de les emmerder », suscitant des réactions indignées dans l’opposition. Propos mûrement préparés et destinés à son futur électorat.

    Un sondage récent a montré que moins de 5 % des personnes non vaccinées sont des militants antivax. Les autres sont surtout comptabilisés dans les zones urbaines défavorisées, en particulier dans les quartiers nord de Marseille. Ce sont eux qui ont assuré les services durant le grand confinement : livraisons, soins, sécurité, collectes des déchets et j’en passe… Ce sont encore eux qui restent le plus exposés au virus, écartés du télétravail, dans les transports en commun, dans les hôpitaux, dans le commerce.

    Je n’ai pas apprécié le ton méprisant du président. Le mépris n’engendre jamais rien de bon ! S’agissant des antivax, il est préférable de leur opposer des arguments valables ou comme dans certains pays, en Italie par exemple, de prendre des mesures radicales. Après tout, d’autres vaccins sont obligatoires.

    Autour de nous, les trois fois vaccinés sont atteints de formes bénignes, au pire une « grippette », et on peut se demander si tout le monde ne va pas en passer par là. Heureusement le nouveau variant omicron, qui tend à devenir majoritaire, très contagieux, semble moins dangereux.

    Pour ma part, je m’efforce d’utiliser un masque FFP2, car je déteste ces énormes rhumes qui vous mettent le nez et la gorge en compote pendant plusieurs jours. Je ne tiens pas non plus à contaminer ceux qui ne sont pas vaccinés et qui risquent de faire des formes graves. Rien n’est certain dans cette histoire. J’entends des personnes sans contacts, ne pas savoir comment ils ont pu attraper le virus, d’autres dorment à côté d’un cas positif et restent négatifs.

    Depuis le début, Julien s’est montré très vigilant, pour lui et sa famille, mais surtout vis-à-vis de nous, du fait de notre âge. Qu’aurait-il dit du comportement de son père, la semaine dernière ?

    Les traducteurs d’Homère, trois fois vaccinés, n’ont pas jugé utile de s’isoler malgré la montée de l’Omicron. Vendredi, ils se sont retrouvés à huit chez Alain Merlet, durant plus de deux heures. Seul Alain de santé fragile avait mis un masque FFP2, les autres s’étaient contentés d’un masque chirurgical et l’avaient même retiré pour une pause-goûter. Le soir, j’ai tout de même vivement conseillé à Gilles de porter son FFP2 pendant la réunion du lendemain dans un café-restaurant de Saint-Germain-des-Prés, ne serait-ce que pour éviter de ramener le virus à la maison.

    Il est rentré quatre heures plus tard : deux heures de traduction à quinze participants avec FFP2, puis dans la foulée …deux heures de déjeuner à huit (fenêtre entrouverte).

    Le lendemain, un mail d’un helléniste de la première réunion lui annonce qu’il est positif, bientôt suivi de la même nouvelle de la part d’Éliane qui avait déjeuné en face de lui (en quinconce…), à la suite de la deuxième rencontre.

    Depuis, tests et re-tests. Négatifs. Il est allé chez son dentiste et son ophtalmo, qui en ont vu d’autres et sont barricadés derrière des FFP2.

    Encore quelques tests quotidiens (qui coûtent des milliards à la sécurité sociale) avant d’être tout à fait rassurés. Compte tenu de l’irrésistible envolée des contaminations et en dépit des directives de la Santé publique, on peut se demander s’ils sont bien utiles. Beaucoup de questions restent plus que jamais sans réponses.

    En attendant, la pluie et la brume plombent aussi le ciel de Paris.


  • Nouvelle année. Sylvain Tesson (suite.)

    Un début d’année tristounet. Le variant omicron fait une avancée fulgurante, on dirait que nous allons tous devoir en passer par là. Heureusement, les hôpitaux se remplissent moins vite que lors des précédentes vagues. On ne sait pas encore si c’est à cause des vaccinations, d’une moindre dangerosité ou des deux à la fois. Masques dans la rue, télétravail, pass vaccinal, gestes barrières, amis contaminés, le moral est en berne.

    Nous avons annulé presque toutes les rencontres prévues entre les deux fêtes. Après des tests le matin même, Julien, Laure et Thomas ont pu venir déjeuner le premier janvier. Ève avait prévu un réveillon à Grenoble. Par acquit de conscience, à deux heures de l’arrivée des amis, elle a fait faire un autotest à Marius. Positif ! Annulation en catastrophe, dîner à quatre et repas au congélateur.

    Naturellement, nous espérons tous la fin de la pandémie pour 2022.

    Je reprends la pièce sur Byron que j’étais allée voir au Théâtre de poche la semaine dernière, écrite et présentée par Sylvain Tesson :

    … Sylvain Tesson, s’était dressé, le verbe haut, hérault d’un écrivain dans lequel il se reconnaissait. Il donnait parfois la parole à un personnage au visage terreux, William Mesguich, émanation de lord Gordon Byron pour lire « Le pèlerinage de Child Harrold » et d’autres textes, hélas un peu trop tronqués pour qu’on puisse se laisser emporter par leur fleuve étincelant.

    Le fond de l’affaire était la reconquête de la Grèce et de l’hellénisme contre l’Empire ottoman. Byron qui y avait laissé sa fortune, n’avait pas combattu, mais sa célébrité avait fini par faire lever l’Angleterre d’abord, puis l’Europe vers une victoire finale.

    Sylvain Tesson incita la salle à se joindre à un combat réactualisé contre l’Islam d’aujourd’hui. « Nous lèverons une armée de penseurs, de poètes, de combattants et nous la nommerons Missolonghi ! »

    Il termina sous des applaudissements frénétiques. On vint lui offrir des bouquets de fleurs.

    J’avais dû m’éclipser quelques minutes à cause d’un chat dans la gorge. De retour, craignant de faire du bruit, j’étais restée debout au fond de la salle. C’est ainsi qu’après avoir vu défiler les spectateurs, j’ai fini par retrouver Denis.

    — C’est curieux, ce n’était pas le même ton que l’autre fois ! Moins brillant, mais plus convaincu ! me confia-t-il.

    En fait, Denis connaissait personnellement la famille Tesson. Il avait un peu contribué au texte que nous venions d’écouter. Évoquant la traversée à la nage de Byron du détroit des Dardanelles, autrefois nommé Hellespont, il me dit :

    — L’Hellespont n’est pas à l’est, mais à l’ouest, entre la mer de Marmara et la mer Égée. Ce soir l’erreur était corrigée.

    J’aime écouter ce genre d’anecdotes. Elles offrent un ton familier au spectacle.

    Il me présenta Stéphanie, la sœur de Sylvain, la fille de Philippe Tesson. Ces deux derniers sont propriétaires du Théâtre de poche-Montparnasse et responsables d’une programmation réputée intéressante. En 2019, nous y avions vu une pièce de Tennessee Williams lors d’une soirée mémorable racontée dans une de ces chroniques.

    Nous avons parlé avec joie de son amie Émilie Chevrillon et des Contes de Ionesco que celle-ci a si heureusement mis en scène à la Huchette. Elles préparent ensemble Les Chaises du même Ionesco.

    Un buffet attendait les invités de cette dernière séance, mais Denis s’excusa. Je crois qu’il ne voulait pas avoir à retirer son masque. Je n’ai pas traîné non plus, peut-être à tort. J’avais hâte de retrouver ma famille réunie pour Noël.

     Les joies et les soucis du quotidien sont peut-être finalement aussi acrobatiques que les exploits d’un lord anglais en voyage, entouré d’une armada de serviteurs. Cela m’a tout de même fait du bien d’entendre Sylvain Tesson défendre un destin exceptionnel, comme une respiration dans un monde trop formaté, souvent à la merci d’ukases moraux, lesquels pour n’être plus victoriens, n’en sont pas moins plats et ennuyeux.


  • Noël. Byron, La liberté ou la mort.

    Le taux de contamination est aujourd’hui le plus élevé depuis le début de la pandémie. En France, plus de 100 000 cas détectés par jour. Heureusement, la vaccination tempère la sévérité des symptômes. Il semble que le variant Omicron atteigne davantage les enfants, jusque là plutôt épargnés. Les hôpitaux sont à l’extrême bord de l’asphyxie. Certains experts prédisent un blocage général de l’économie en janvier. Pas de confinement, pas de couvre-feu, des mesures comme le télétravail. Le pass vaccinal sera proposé à l’Assemblée nationale en janvier.

    Ève, Emmanuel et leurs enfants sont arrivés le 21. Nous avons pu nous réunir le 24, tous testés négatifs le matin même.

    Le Noël solitaire 2020, celui-ci en famille. Les Noëls se suivent et ne se ressemblent pas. La soirée du 24 fut particulièrement confiante, gaie et chaleureuse. Après les cadeaux, Thomas (12 ans) nous a proposé un Quiz drôle et imaginatif, qui les a tous mis en joie. Gilles et moi étions un peu largués.

    Ils sont ensuite partis dans les belles-familles. Le temps et l’inquiétude généralisée n’aidant pas, ces derniers jours ne baignent pas particulièrement dans l’allégresse. On verra bien !

    Le jeudi soir, j’ai laissé Gilles et les enfants à l’appartement pour aller voir La liberté ou la mort au Théâtre de Poche, Byron et la Grèce. Ce spectacle avait été reporté. Après quelques hésitations, nous y avions renoncé, mais Danielle Sarrat m’a prévenue que Denis Feignier de la Byron society en était revenu enthousiaste. L’avant-veille de la dernière, j’ai réservé un strapontin resté vacant.

    À l’entrée, pass sanitaire. J’ai eu la surprise de trouver Denis :

    — Je croyais que vous y aviez déjà assisté…

    — La direction m’a envoyé un mail, ce matin… me dit-il d’un air mystérieux,

    Je l’ai laissé. À l’entrée dans la salle, l’ouvreuse se démenait au milieu d’une file compacte.

    Ayant repéré ma place sur Internet, je l’ai cherchée des yeux. Elle était tout près et je m’apprêtais à sortir de la queue lorsqu’un homme s’est dressé devant moi, sourcils froncés, furibond. J’ai pensé qu’il n’appréciait pas mon initiative. Il s’est approché à vingt centimètres de mon visage et a lancé :

    — Qu’est-ce que vous me voulez ?

    Il avait cru que je le dévisageais ! J’ai préféré éluder :

    — J’ai peut-être eu l’impression de vous avoir déjà rencontré…

    Son compagnon est entré dans mon jeu :

    — Ce sont des choses qui arrivent.

    L’homme a concédé, magnanime :

    — Possible. J’habite le quartier.

    Je ne voyais pas le rapport, mais j’ai ajouté :

    — Avec ces masques, on ne sait pas à qui on a affaire.

    Son compagnon approuva, soulagé. Ils se sont introduits dans le rang devant moi et par la suite firent aimablement en sorte de ne pas me gêner. Je dois avouer que sur mon strapontin, j’étais merveilleusement bien, personne en début de rangée, jambes et bras à l’aise, avec une vue aussi panoramique que possible dans un si petit espace.

    Sur la scène, Sylvain Tesson avec sa gueule cassée d’aventurier, assis devant un bureau lisait des papiers, comme si de rien n’était. Une femme est montée sur la scène, pour recommander un port correct des masques et la mise sur « avion » des téléphones portables. Elle prenait des précautions oratoires, comme si elle craignait d’éventuels antivax et de possibles contestations. Les lumières se sont éteintes.

    Damned ! Qu’est-ce que c’est que ces détails concernant mon installation sur un misérable strapontin de théâtre ? « Débile ! » dirait Nicolas, le Don Juan d’Obtusobus.

    Ah, Byron ! Son génie fulgurant, sa vie tout entière tournée vers le scandale et le plaisir ! Sa fin dans la ville de Missolonghi, où il était allé défendre la liberté de la Grèce ! Voilà autre chose, du lourd ! Exit la mollesse et le confort, exit les tergiversations, exit les trains-trains et la morale. Vive les voyages, les excès, les femmes et vive la liberté !

    (à suivre.)