• Siège de Marioupol, printemps Covid

    Ukraine. 80 % de la ville de Marioupol est détruite. Les Russes veulent contrôler la mer d’Azov pour y établir une vaste base navale. On ne sait pas grand-chose sur ce qui s’y passe. Il n’y aurait plus d’eau, plus de nourriture, plus d’électricité. Les Russes annoncent des ouvertures de couloirs humanitaires, puis tirent sur les convois. Stratégie de la terreur. Les atrocités de Grozny et d’Alep recommencent, comme le seul fonctionnement pouvant émerger du cerveau de Wladimir Poutine, effroyable répétition, en boucle sur elle-même.

    Et pourtant les Ukrainiens résistent, aidés en armement par l’occident. Le Maire de Marioupol refusait encore ce matin de capituler. Kiev résiste. Dix millions de femmes et d’enfants sont partis sur les routes de Moldavie, de Pologne. L’Europe leur a accordé des droits spéciaux, droits au travail, à la santé, une année de droit de séjour, mais les pays frontaliers sont submergés.

    Le peuple russe soutient globalement Poutine, désinformé ou indifférent à ce qu’on lui montre à la télévision comme une simple opération de maintien de l’ordre contre des groupuscules nazis,

    Et le printemps commence à remplir de promeneurs les jardins publics et les quais de la Seine. Contraste avec la guerre, ses pertes humaines, civiles et militaires, aux portes de l’Europe !

    Oui, j’ai fini par attraper le Covid. Il est de bon ton aujourd’hui, malgré l’inédite flambée des contaminations de passer sous silence tout ce qui le concerne. Durant deux ans, ce fut le seul sujet de conversation, il fut scruté sous tous ses angles, on lui attribua tout et son contraire, chacun devenant biologiste, médecin, ou encore économiste. Il fut le sujet de nombreuses fausses informations, d’incessantes récriminations politiques. On lui attribua le genre masculin, puis féminin, de nouveau masculin. Aujourd’hui, il est de bon ton de l’ignorer.

    Et le gros méchant loup a fini par me manger. Je n’ai pas étouffé, j’espère avoir conservé ce qui me reste de matière cérébrale, ma gorge a picoté, j’ai beaucoup éternué, un peu toussé, beaucoup dormi, pas eu de fièvre. Presque un rhume, si je n’avais senti que l’ennemi n’était pas si anodin que ça. Une fatigue inhabituelle a paralysé mes membres, un sérieux fond de déprime a gommé ces quelques jours d’isolement.

    Tranquille pour deux mois, j’évite pour le moment la quatrième dose. Mais je reste inquiète pour ceux qui ont cru bon de ne pas se faire vacciner. Alors que j’étais dans son cabinet pour une consultation de routine, mon médecin a reçu un coup de téléphone de l’hôpital qui voulait avoir confirmation de la vaccination d’une personne placée en réanimation.

    — Beaucoup de faux certificats circulent, a-t-elle commenté.  

    Je m’efforce maintenant de bouger et de rencontrer du monde. Vite fait à mon âge, de rester chez soi, de sommeiller la journée et de tourner en rond dans ses souvenirs la nuit ! Il y a mieux à vivre.

    Je suis allée écouter Aymeric Munch lire sa traduction de l’Énéide de Virgile dans le cadre des Dyonysies. Cette descente aux Enfers d’Enée m’a paru tellement plus vivante que celle de Dante que j’ai lue récemment et qui m’a fort ennuyée par ses boursouflures et ses jugements inquisitoriaux. Une mauvaise traduction (ou une mauvaise lecture…) ?

    Dimanche, j’ai eu le plaisir de prendre un café au bistro avec Pierre. Pas de nouvelles d’Antoine. Nous avons évoqué notre travail et le manque de rencontres durant ses deux années.

    — Voir du monde, s’intéresser, c’est notre nourriture ! a-t-il dit.

    Mon petit fils Noé nous a envoyé une photo de la tente qu’il a montée dans son jardin de Grenoble, avec la mention :

    « … de belles randonnées qui s’annoncent. »


  • Anna de Noailles. Naissance de Gabrielle, Les Chaises de Ionesco

    La guerre en Ukraine se poursuit de plus en plus sauvage, en particulier à Marioupol affamée, privée d’eau. Les Russes encerclent Kiev.

    J’ai attrapé le Covid et c’est la tête enfarinée que je viens vers vous.

    Je ne me souviens plus très bien de la semaine écoulée, si ce n’est que je prenais mille précautions pour ne pas être contaminée par Gilles. Raté !

    Mercredi, je suis allée au musée Carnavalet écouter une conférence de JMH sur le Paris d’Anna de Noailles, à l’occasion de l’exposition sur Marcel Proust. Il m’avait gentiment invité et j’ai ainsi eu le plaisir d’échanger quelques mots avec la princesse de Brancovan, descendante du frère de la poétesse évianaise. Pourquoi ai-je oublié de lui demander si elle avait un lien avec Pupetières en Dauphiné, où j’ai vu un superbe portrait d’Hélène, la sœur d’Anna, une très belle femme également ?

    Vendredi, alors que Gilles ne pouvait plus transmettre le virus, nous avons pu accueillir Caroline et Jean-Michel, les heureux grands-parents d’une petite Gabrielle toute nouvelle née. Leur fille Mathilde, administratrice d’hôpital et de recherche médicale, habite dans un vaste bâtiment adjacent à la chapelle de la Salpétrière. Ils venaient de Grenoble pour faire la connaissance du bébé. Ils y ont passé toute l’après-midi.

    Samedi, ils nous ont invités à déjeuner au Bouillon Chartier. Un lieu mythique, classé monument historique, intact depuis son ouverture en 1896. A l’origine, exceptionnellement bon marché, ce restaurant resté populaire, attire aussi les touristes astucieux. Il propose une cuisine savoureuse de terroir dans le genre tripoux ou blanquette de veau. Les garçons en gilets noirs et tabliers blancs y servent deux mille six cents repas par jour, nous a dit l’un d’eux. Nous l’avions surtout choisi pour sa grande hauteur sous plafond, précaution Covid. Il a vu passer des tas d’écrivains et d’artistes fauchés, pour certains désormais célèbres. Haut lieu parisien, souvent évoqué dans les romans, dans les films. Je ne me sentais pas très bien, mais ils n’avaient pas voulu rater l’occasion. Nous avons naturellement trinqué à Gabrielle.

    Ils sont repartis dimanche matin. Nous avions pris des places pour Les Chaises de Ionesco au théâtre de Poche-Montparnasse pour la séance de l’après-midi. Hésitations. La pharmacie de la rue Montorgueil était ouverte et j’ai pu m’autotester : j’étais négative.

    Nous ne voulions pas laisser passer ce spectacle, mis en scène par Stéphanie Tesson, assistée d’Émilie Chevrillon, spécialiste de Ionesco, qui dirige l’atelier théâtre Lobtusobtus. Nous avions déjà repoussé une fois. C’est sous un parapluie que nous avons émergé du métro, très en avance. Un café au bar, et la porte du sous-sol s’est ouverte. J’ai mis mon masque FFP2.

    Je m’attendais à du Ionesco sans queue ni tête. Je fus séduite par l’efficacité et la cohérence de la mise en scène, l’exceptionnel réalisme du jeu des acteurs. Au lever du rideau, deux vieillards isolés sur une île se préparent à recevoir des invités pour une conférence fictive. À chaque arrivée fictive, la vieille apporte une chaise, le vieux accueille les arrivants avec des commentaires variés. Ils font les questions et les réponses. Les chaises s’installent de plus en plus vite. Avec elles, un sentiment d’absurdité, de philosophie et de poésie se met en place.

    L’arrivée du colonel fut suivie d’un noir et d’un silence. J’ai soudain été prise de toux et d’éternuements incoercibles. L’horreur ! J’ai fermé la bouche, plongé le nez dans mes mains et cherché une issue. Pour mieux voir, je m’étais placée sur une chaise haute au dernier rang. Sans bruit, je me suis glissée devant l’éclairagiste, en lui faisant un petit signe, j’ai poussé un rideau, une porte, j’ai grimpé un escalier et je me suis retrouvée, à moitié étouffée, dans le hall du théâtre où la jeune femme de l’accueil m’a proposé un verre d’eau.

    — Buvez par petites gorgées, m’a dit un jeune homme à la table d’à côté, ce sera plus efficace.

    Ma gorge s’étant un peu calmée, je vis les lèvres du jeune homme bouger.

    — Vous répétez un texte ? lui ai-je demandé.

    Il hocha la tête.

    — Lequel ? Sans indiscrétion.

    — Le philosophe.

    — …  ?

    Il me montra le Bourgeois gentilhomme dans un classique Garnier.

    — C’est amusant ! Je l’ai vu il y trois mois au Ranelagh…

    — C’était bien ?

    — Oui, très bien, très vivant.

    Il connaissait la troupe, une troupe spécialisée dans le théâtre de cape et d’épée.

    — Mais le philosophe était un peu rasoir !

    Il me dit, sur le ton de la confidence :

    — Il est prévu que je crache mes dents une à une, puis le dentier tout entier.

    Il le mima. Il était charmant. Il avait l’air tellement heureux.

    — Comédien, c’est un métier passionnant ! Mais difficile.

    — C’est sûr, mais vous savez, aujourd’hui tous les métiers sont durs !

    Je ne voulais pas rater la fin. Il m’a fait descendre par un escalier en colimaçon et a éclairé mes pas, jusqu’à ce que je retrouve la mienne de chaise. Je lui ai fait un signe de remerciement.

    Et l’Orateur est apparu à l’entrée, en chair et en os. Vêtu de noir, chapeauté, moustachu, inexpressif et silencieux.

    L’espace était couvert des chaises vides, mais on aurait cru qu’elles étaient occupées, tant les comédiens leur offraient de vie. Les vêtements rouges des vieux et les chaises rouges sur le fond noir des murs renforçaient le rythme de leurs sollicitations. L’Orateur monta sur l’estrade et les vieux tombèrent par les fenêtres.

    Il fit quelques mouvements de bouche, comme s’il s’efforçait de sortir des sons, il battit un peu des mains, dessinant quelques signes dans l’air et demeura muet. Enfin, il laissa lentement tomber les bras et demeura figé.

    Noir.

    En sortant, je me suis excusée auprès de l’éclairagiste. Il me rassura. Je le félicitais sur la qualité du spectacle. Il me répondit :

    — En effet, ça déménage !

    Allusion au chambardement des chaises. Une prouesse pour Catherine Salviat, 75 ans, par ailleurs sociétaire de la Comédie française.

    Le texte était magnifique et j’ai regretté d’en avoir perdu une partie, nous l’avons commandé à la Fnac. Nous nous sommes réjouis d’avoir pu voir un si beau spectacle.

    Quand nous sommes rentrés, la barrette de l’autotest, avec deux heures de retard, indiquait que j’étais positive !


  • Invasion de l’Ukraine, deuxième semaine

    Gilles a attrapé le Covid durant une répétition des Suppliantes. Juste un rhume. Il ne s’en serait pas aperçu si Hubert ne l’avait pas prévenu. Test positif, isolement. Je suis négative pour le moment et nous nous tenons à distance. Masques à l’intérieur, nous ouvrons les fenêtres le plus souvent possible. Pour l’instant, les trois doses semblent nous protéger, rien à voir avec les étouffements et les hospitalisations du début de la pandémie. Hier, Julien a laissé un message nous annonçant que Thomas est positif. Aujourd’hui, nous apprenons qu’ils sont tous les trois contaminés ainsi que la famille des amis avec qui ils avaient passé leur vacances. Ils avaient déjeuné dans un restaurant bondé et mal ventilé au col de la Faucille. Ils doivent maintenant gérer le casse-tête de l’isolement.

    Du coup, je fais les courses. J’avais oublié ce quotidien plein de saveurs. J’avais oublié les conversations chez le boucher, les commentaires de la caissière. J’avais même oublié le temps qui passe ; les sacs pèsent désormais lourd au bout des bras ! Tout à l’heure, j’ai dû redescendre pour aller acheter le pain ainsi que les gâteaux du dimanche sur la place des Petits-Pères. Merci à Gilles pour ses va-et-vient quotidiens rue Montorgueil et à Tougin, dont il est d’ailleurs devenu une figure, évoquée par tous avec le sourire.

    Je vais moins à l’atelier. Je continue de reprendre d’anciennes chroniques, surprise par leur légèreté et un humour que les dernières années semblent avoir quelque peu érodé.

    Les gilets jaunes, la pandémie et maintenant la guerre en Ukraine ont eu raison d’une certaine insouciance. Tout n’était pas rose, mais l’avenir restait ouvert.

    Aujourd’hui, le désastre de la guerre a mis fin à des décennies de paix en Europe, le sol se dérobe sous nos pieds.

    Je suis née durant l’invasion allemande, un désastre qui fit soixante millions de morts dans le monde entier sans compter les victimes collatérales dues à la famine, au froid. J’imagine la peur de ma mère enceinte, de mon père lorsqu’ils furent contraints d’abandonner leur ville, leur maison sous les bombardements. Ils trouvèrent refuge chez mes grands-parents dans la Nièvre. Je suis née dès leur arrivée dans une maison bourrée jusqu’au fond des combles de familles en fuite Petite fille, j’ai vécu ces temps de guerre et d’occupation. Je me souviens du froid, de l’absence de liberté, de la peur, comme d’une infortune que je voudrais oublier et même nier.

    Émergent des souvenirs de bombardements, de rues et de maisons défoncées, de soldats couleur kaki, de tickets de rationnement, d’abris et de restrictions. Je me souviens du premier printemps de paix, des lilas en fleur, du bleu du ciel, des cloches qui sonnaient à toute volée. J’avais cinq ans et c’était comme une naissance. Jusque là, j’avais vécu dans un no man’s land grisâtre dont la seule réalité tenait à l’affection inquiète de mes parents et de mes proches.

    Aussi, quand je vois à la télévision ces convois de réfugiés, les bombes qui tombent sur les civils, les ponts détruits, je sais que cette violence ne peut pas s’arrêter par un coup de baguette magique. Aux informations de midi, les commentateurs laissaient percer la crainte que Poutine ne s’arrêtera pas là et continuera sur la Moldavie. L’Europe n’étant pas armée, rien n’empêche la Russie d’y entrer comme dans du beurre.

    La folie de la Grande Russie est de même nature que celle du troisième Reich. Elle se nourrira de cadavres, de destructions. Qu’importe les ruines ; la mort se nourrit de la mort. La menace de l’arme nucléaire doit être prise au sérieux, tout sera bon pour aller jusqu’au bout.

    Les sanctions économiques contre la Russie risquent d’unir son peuple autour du tyran et de sa propagande. Mais que faire ?

    Je suis assez d’accord avec Jonathan Litell et Lionel Jospin lorsqu’ils espèrent un cessez-le-feu, afin de laisser à l’Occident le temps de constituer une possible riposte. Poutine l’accepterait-il  malgré ses déclarations ? Ce n’est pas dans son intérêt. En fait, les Ukrainiens ne veulent pas céder. Avec leur courageux président, ils ont l’intention de se battre jusqu’au bout. Les hommes mettent femmes et enfants en sécurité en Europe, surtout en Pologne. Puis ils regagnent leurs villages et leurs villes, sous les bombardements russes. Ils se battent avec l’énergie du désespoir et espèrent encore gagner, bien que très inférieurs en nombre. Il est plus probable qu’ils en seront bientôt chassés par le feu, par la faim, même si certains spécialistes militaires européens pensent qu’ils peuvent encore plomber la victoire des Russes à leur profit.

    En attendant, Poutine par un simulacre de couloirs humanitaires, encombre les routes et cherche à démoraliser le peuple ukrainien, comme il l’avait fait en Syrie.

    La troupe russe d’après les renseignements américains est mal ravitaillée. De quelles exactions se rendra-t-elle capable lorsqu’elle entrera dans Kiev, la capitale ?

    Espérons que les Russes auront assez de lucidité pour se révolter contre cette guerre, c’est le seul espoir pour le moment. Peuvent-ils se retourner contre leur pseudo tsar sanguinaire ? Privés de toute information et de moyens de communication sont-ils en mesure d’affronter la réalité ?


  • Invasion de l’Ukraine.

    Comme j’aimerais ne pas avoir à écrire sur un tel sujet ! Pourquoi faut-il que les hommes aiment la guerre ? Que connaissent-ils de l’amour, de la liberté ? Je voudrais contre toute réalité qu’un fond d’espoir subsiste.

    Un convoi de soixante kilomètres de chars et de munitions s’avance vers Kiev. Un fou, le doigt sur le bouton nucléaire, dit se battre contre un gouvernement néonazi. On avait mis les morts à table, dit le poète.

    L’actuel gouvernement ukrainien est issu d’une série télévisée qui a mis en scène une résistance contre la corruption, visant ainsi celle du précédent gouvernement inféodé à la Russie. À la surprise générale, le président fictif qui s’était présenté aux dernières élections a été élu en 2019, à une forte majorité. Malgré son inexpérience et après des débuts chaotiques, Volodymir Zelensky s’est peu à peu imposé dans son pays comme sur le plan international. Qui aurait pu imaginer une telle situation !

    C’est la volonté de son gouvernement d’entrer dans l’OTAN, Alliance politico-militaire des pays d’Europe et d’Amérique du Nord qui semble avoir mis le feu aux poudres. Le président russe, Wladimir Poutine formé dans l’ancien KGB (service de renseignement pour la Sécurité de l’Etat), nostalgique des anciennes frontières soviétiques et de l’Empire russe y a vu une intrusion intolérable. L’Ukraine, riche en ressources minières, grenier à blé de l’Europe, une large façade sur la mer Noire ne pouvait à ses yeux s’émanciper de la Russie. Il s’est construit un scénario historique où Kiev serait le berceau de la Grande Russie. Il s’est montré à la télévision prêt au nucléaire pour chasser Zelensky et le remplacer par un président et un gouvernement sous son autorité.

    À la tête de la Russie depuis vingt-deux ans sous différentes formes, il a changé la constitution pour pouvoir y rester jusqu’en 2036. Bien qu’il ait noyauté les informations, bridé les libertés, avantagé les oligarques, les grandes fortunes, et bien que le pays ne décolle pas sur le plan économique, il bénéficie d’une forte cote de popularité dans la Russie profonde. Tout est réuni pour une guerre sans merci !

    Après une période de rapprochement avec l’Occident, Poutine montrait les dents depuis longtemps, pour ne pas dire plus. L’annexion de la Crimée, d’une partie de la Georgie, le renforcement de son armée, tout indiquait qu’il avait l’intention d’aller plus loin.

    Naïveté ? L’Occident a laissé sans broncher 200 000 soldats russes s’entasser aux frontières de l’Ukraine. Lorsque les premiers mouvements ont démarré, on n’a pas cru à une invasion aux conséquences dépassant l’entendement. Notre président Macron s’est pendu au téléphone pour persuader Poutine d’arrêter, ce qui ne l’a pas empêché de lancer des troupes sur Kiev pour une guerre éclair, tout en disant qu’il était prêt à négocier.

    Mais les Ukrainiens se sont défendus suscitant une admiration générale. Zelenski a fédéré son peuple et son armée contre l’inéluctable, les Russes ne sont pas parvenus à prendre l’aéroport aussi vite qu’ils l’espéraient.

    Poutine ne veut pas bombarder Kiev, qu’il considère comme appartenant à la culture russe. Il lance quelques missiles pour faire fuir les habitants et encourage la population à se réfugier en Pologne.

    Aujourd’hui, près de cinq cent mille Ukrainiens ont franchi la frontière, souvent avec de simples balluchons, parfois à pied. Quelle misère ! Imaginez la terreur des femmes et des enfants laissant derrière eux les hommes défendre leur pays.

    Le monde entier s’est uni pour isoler la Russie par des sanctions économiques et financières, au risque de devoir se serrer la ceinture. Des semblants de négociations ont réuni les belligérants dans la Biélorussie voisine. Nous en sommes là, sans oublier les villages rasés dans les deux territoires russophones de l’est, dont on n’a pas de nouvelles.

    L’Occident arme l’Ukraine, mais que faire devant soixante kilomètres d’armement en route vers Kiev. 

    Et pendant ce temps, ici à Paris, nous savourons quelques jours de soleil, une promesse de printemps. La paix est un bien précieux dont il faut goûter chaque seconde, à ne pas gaspiller, à préserver autant que faire ce peut. Le plus grand des trésors.


  • Correspondance de Stéphane Mallarmé. Vacances de février.

    Pour ma part, j’appréhende les vacances scolaires. L’atelier de céramique et le théâtre ferment. Les rencontres sont perturbées par les gardes d’enfants, les départs en province et les arrivées de province.

    Elles ont pourtant du bon car elles m’obligent à m’arrêter un temps pour réfléchir. Depuis quelques jours, je nettoie mon atelier pour y loger deux jeunes amies, étudiantes bordelaises venues visiter Paris pendant leurs vacances. Inimaginable ce qu’on peut remuer de tubes de peinture, de pinceaux, de médiums, de papiers, de chiffons, de white spirit, de tout et n’importe quoi ! J’en profite pour classer, encadrer. Je déteste cela, comme si les travaux qui m’avaient passionnée appartenaient désormais au passé. L’achèvement d’une œuvre s’accompagne chez moi d’une passivité éprouvante. C’est le moment où mon regard s’aiguise, devient critique à l’excès, privé d’intervention. C’est fini et je dois l’accepter. Beaucoup de mes camarades y trouvent une satisfaction qui les incite à exposer. Il me faut plus de temps. Heureusement qu’une nouvelle aventure créative survient toujours !

    Mardi dernier, nous sommes allés à l’École Normale Supérieure, assister à un séminaire sur la correspondance de Mallarmé, par Bertrand Marchal, le grand spécialiste du poète. Il prépare une réédition de la Pléïade ! Après avoir été présenté par notre ami JMH, il s’est lancé avec passion sur son travail qui a consisté à chercher, découvrir, déchiffrer, classer trois mille lettres, chacune d’entre elles révélatrice de leur auteur, tant par le contenu que par les détails du papier, de l’encre ou des ratures.

    Comme tout le monde, j’ai eu un vague aperçu de Mallarmé à l’école. Il m’a laissé le souvenir d’une poésie incompréhensible et froide. Je pouvais juste le dater du 19ième siècle et encore ! Mais je suis irrésistiblement attirée par les séminaires sur les correspondances littéraires et artistiques de l’ITEM. J’y découvre tout un univers d’amis, d’échanges, de confidences qui m’éclairent sur les auteurs et leur époque, sur leur œuvre. Une plongée dans leur quotidien.

    C’est fou ce qu’on pouvait écrire autrefois ! Des milliers et des milliers de lettres. Un fourmillement de relations continues dont les codes permettaient de ne pas se perdre de vue et de se livrer sans trop de danger, l’éloignement autorisant l’expression de sentiments intimes inenvisageable de nos jours.

    Aujourd’hui, une lettre engage son auteur. On la lit, on la relit avec l’inquiétude de sa réception. On s’y livre le moins possible. On dispose du téléphone et de la messagerie électronique. Mais plus nous bénéficions de moyens, moins nous nous livrons. Trop de communication tue la communication.

    Pourtant, un nouveau mode s’est mis en route à travers les réseaux sociaux. Nombreux sont les jeunes qui se trouvent ainsi des amis, parfois très loin de chez eux, et finissent par les rencontrer. D’une certaine façon, on peut dire qu’un retour de l’écrit se fait jour. Il n’est plus la prérogative d’une classe cultivée. Dans ce fourre-tout, il y a à boire et à manger, mais tout le monde s’exprime.

    Tout de même, alors que j’écoutais Bertrand Marchal raconter comment durant des milliers d’heures, il avait établi la chronologie de ces milliers de lettres non datées, grâce à la texture du papier, la couleur de l’encre, les faits décrits, comment il était parvenu à lire sous les ratures, images sur grand écran à l’appui, j’ai pensé à l’abîme qui le séparait des préoccupations de la majorité des Français…

    L’éminent chercheur parlait avec une passion qui ne laissait aucun doute sur la joie qu’il éprouvait dans son travail, au même titre qu’un artisan ou que n’importe qui d’autre. Ses yeux vifs, ses phrases sans hésitation faisaient plaisir à voir et à entendre, nous offrant l’impression de connaître personnellement le poète. Il nous introduisait dans l’univers intime de Stéphane Mallarmé , tyrannique avec sa femme et sa fille, ces « chéries » taillables et corvéables à merci, pointilleux dès qu’il prenait la plume. Il nous a évoqué ses amis, les peintres : Manet, Odilon Redon, les poètes : Charles Beaudelaire, Paul Valéry, des musiciens dont Debussy, et tant d’autres, un délicat plaisir d’amitiés partagées

    J’avais pu contempler à Marmottan, la semaine précédente, le portrait que Manet avait offert à Mallarmé, portrait que le poète transportait dans ses déplacements saisonniers. J’aime voir mes intérêts se recouper, quel qu’ils soient, un peu comme lorsqu’on se promène dans une ville dont on finit par devenir familier.


  • Convoi de la liberté

    La pandémie régresse partout dans le monde. Le variant delta a pratiquement disparu au profit de l’omicron beaucoup plus contagieux, mais moins virulent. Les vaccinés avec rappel sont contaminés, mais sans symptômes ou avec de gros rhumes, trois ou quatre jours sans fièvre. Nous avons tendance à oublier les précautions, malgré les directives sanitaires restées en vigueur. Pour ma part je croise les doigts, car j’ai toujours détesté les gorges emportées, les nez en marmelade, les têtes enfarinées, fréquents l’hiver avant la pandémie et le port des masques.

    On annonce la fin des restrictions pour bientôt. Les antivax devraient se réjouir. Mais non ! Ils manifestent plus que jamais partout dans le monde. Le principal mouvement a démarré au Canada, allant jusqu’à boucher le pont frontière entre le Canada et les États-Unis. Ils forment des files de voitures et de camping-cars, pompeusement autoproclamés « Convoi de la liberté ». Ils ont étendu leur refus du vaccin à toutes sortes de revendications concernant ce qu’ils estiment des atteintes à la liberté dans un fourre-tout qui réunit écologistes, souverainistes, extrêmes gauches, extrêmes droites, et bien d’autres groupuscules dont on ne sait pas grand-chose. Dimanche, le mouvement va converger de toute la France vers Paris, puis vers Bruxelles.

    Grands dieux ! ai-je pensé. La pandémie avait arrêté les violences des samedis des années précédentes. On va revoir les manifestations, les gilets jaunes, les vitrines cassées, les magasins pillés, les voitures brûlées, les stations de métro fermées, les interminables marches à pied dans Paris.

    — Vous ne pourriez pas faire ça en province, pour changer ? ai-je dit à l’un d’eux.

    Justement, ce dimanche, nous allions au Théâtre de la Ville sur les Champs-Élysées , haut lieu de contestation gilets jaunes.

    Contraints par le temps, nous avions pris des places ce jour-là pour aller voir Candide qu’Eve nous avait chaudement recommandé, une coproduction, comédie de Saint-Étienne et MC2 Grenoble. des places pour aller voir Candide qu’Eve nous avait chaudement recommandé, une coproduction, comédie de Saint-Étienne et MC2 Grenoble.

    Un peu étonnés de ne trouver aucune restriction de métro sur Internet, nous nous sommes dirigés vers la station Palais-Royal. Arrivés devant le Conseil d’État, nous avons vu les drapeaux de l’extrême droite et entendu des slogans et de vociférations contre le président Macron.

    Pourtant le métro fonctionnait. Mais une fois dans la rame, sans le moindre avertissement, nous avons été catapultés d’une traite jusqu’à la Porte Maillot ! Une façon d’isoler les Champs-Élysées et la place de l’Étoile. Heureusement, nous avions prévu large ! De retour à la station Palais-Royal, la manifestation s’était étoffée, encadrée par des policiers harnachés de gilets pare-balles et de casques. Nous avons longé le jardin des Tuileries sur des trottoirs bondés, au milieu d’une foule compacte de badauds pacifiques, de petites familles en goguette, de touristes, ravis de pouvoir profiter du soleil dans la beauté de la capitale.

    Place de la Concorde, rien de particulier ! C’est transpirants que nous avons atteint le théâtre. Nous n’étions pas les seuls à avoir eu des problèmes et la séance a démarré avec une demi-heure de retard, certains sièges demeurés vides.

    Ce fut un festival d’esprit, de situations proches de celles que nous vivons, y compris l’épidémie, avec une intelligence et une vitalité revigorantes et surtout un bon sens réconfortant pour notre époque d’aberrations sur internet.

    Critique des puissants, des intellectuels, des religions, de la soumission, de l’exotisme, des voyages, tout était d’actualité.

    Oui, les gilets jaunes seraient bien avisés de cultiver leur jardin plutôt que d’aller boucher la circulation des travailleurs avec leurs coûteux camping cars, alors qu’une partie de la planète meurt de faim sous les bombes.

    J’avais craint le pire. Il n’en a rien été. Manque de cohésion des manifestants, progrès dans les stratégies policières?

    Les manifestations n’ayant pas été autorisées, les véhicules ont été arrêtés aux portes de Paris et la masse des « insurgés » s’est réduite à environ 7 600 personnes pour à peu près le même nombre de policiers. Bruxelles a annoncé la même volonté de fermeté que Paris. Aux dernières nouvelles, le « Convoi de la liberté » parqué pour la nuit dans une zone industrielle à la périphérie de Lille, hésitait à bifurquer vers Strasbourg, centre du parlement européen.

    Quand nous sommes revenus à la nuit tombée, la lune brillait sur le ministère de la Culture.


  • Le métro

    Station « Grands Boulevards ». Le métro est à quai, je descends les escaliers aussi vite que mes jambes le permettent et je saute dans la première voiture. J’attends la sonnerie, il ne repart pas.

    Il n’y a pas foule. Dans le silence très particulier qui remplace le vacarme des portes qui claquent et des roues sur les rails, chacun est perdu dans ses pensées. Suspension du temps dans les tréfonds de la grande ville, arrêt de son mouvement perpétuel. On attend. Chez certains, on sent naître une inquiétude. On attend… Le silence s’alourdit.

    Un grésillement :

    — Veuillez nous excuser. Arrêt pour régulation… Nous allons repartir dans un instant.

    La tension électrique gronde à nouveau, la sonnerie des portes retentit et nous repartons. Rien que de très banal. Chacun penché sur son smartphone.

    Depuis plusieurs années, les petits événements qui jalonnaient mes trajets ont tendance à disparaître, les conversations, les altercations n’ont plus cours. Les usagers sont absorbés par des écrans qui ponctuent de leurs petites lumières les mains, les dos, les chevelures, comme des dizaines et des dizaines de vers luisants. Je m’amuse quelquefois à regarder : des photos de famille, des images d’amours heureux, de voyages, de vacances. Ils relisent indéfiniment leurs messages, tapotent des textes qui défilent à une vitesse faramineuse. Depuis quelque temps et quelque soit l’âge, les jeux sont à la mode. De toutes sortes, jeux de mots, jeux d’échecs, de cartes… Il fut un temps, où je raffolais des courses de vitesse pour empiler des petits rectangles colorés. J’étais même devenue addict. Contrainte de changer mon mobile et sevrée par obligation, ces temps-ci je récite des vers de Racine. Il y a toujours eu des fous dans le métro parisien !

    Cet après-midi, nous roulons vers Richelieu-Drouot lorsque le grésillement se fait de nouveau entendre :

    — Bonjour à tous, je suis votre conducteur. J’espère que l’attente n’aura pas été trop longue. Vous comprenez, il y a quelquefois un peu d’embouteillage sur les lignes. Soyez certains, chers voyageurs, que je fais tout ce que je peux pour vous être agréable !

    Tiens ! On aurait donné des consignes d’amabilité à la RATP ? Cela mettrait un peu d’humanité dans ce qui s’apparente souvent à du transport de bétail. Davantage de rames aux heures de pointe ne serait pas mal non plus, pensè-je alors qu’on s’immobilise à Opéra. Une petite foule monte dans la voiture, un peu agitée par l’attente. En route pour Madeleine.

    Un grésillement, la voix reprend :

    — Voyez-vous, c’est tellement mieux de prendre la vie du bon côté.

    Une seconde d’hésitation.

    — Nous avons beaucoup de chance par rapport à d’autres dans le monde. … C’est bien de vivre en France ! Je ne devrais pas vous dire ça, mais je ne peux pas m’en empêcher. Je vous le chanterais bien, mais je ne chante pas très juste.

    Encore une seconde d’hésitation :

    — Excusez-moi, si je vous ai dérangés, mais j’avais envie de vous parler.

    Petit cloc de fin.

    Pas de réactions.

    Qu’est-ce que c’est que ça ? Faut-il s’attendrir ? Dans ces temps où n’importe quoi se dit sur internet et bien peu de paroles sont prononcées, on a du mal à trier. Un poète ? Un nationaliste, un de ceux qui veulent la France pour les seuls Français ? Plutôt déplacé dans le métro dont les employés sont à très grande majorité issus de l’immigration et les usagers souvent basanés !

    Je choisis de sourire intérieurement quand j’entends une femme dire à son voisin, juste avant de descendre à la station Concorde :

    — Moi, ce genre de chose, ça m’angoisse !

    Je regarde les autres passagers. Les visages sont impassibles. Ils ont rangé leurs portables. Ils songent.


  • Saint-Géry

    Château de Saint Gery Rabastens | Film France

    Ce matin, dans les news d’internet, je tombe sur une vidéo du château de Saint-Géry près d’Albi. Comment est-ce possible ? Sans aucun motif, je vois soudain surgir un univers enfoui dans un passé à peine vécu, un univers que je croyais disparu. Et sur France-Info ! Il est des moments où votre monde intime sort de l’ombre, où l’on pourrait se croire élu parmi la masse. Mais je dois me rendre à la raison. Il y a deux ans durant le confinement, en fouillant dans Internet j’avais cliqué sur ce lieu mythique dont m’avait tant parlé Catherine. Une affaire d’algorithme ! Je doute qu’une telle vidéo puisse surgir sous les doigts des cités de banlieue.

    Ce matin donc, en voyant la cour et ses innombrables fenêtres, les murs d’ocre rose et la terrasse sur le Tarn, les histoires familiales dont Catherine O’Byrne était intarissable ont ressurgi d’un passé presque oublié. Les deux dames ressemblaient à sa mère, même voix au timbre grave, même allure assurée, même certitude de posséder à travers les générations ce trésor irremplaçable, le château de Saint-Géry, grande bâtisse datant du treizième siècle et remanié dans sa conception actuelle au dix-huitième par un ancêtre du même nom.

    Il y a plus de cinquante ans, du temps de notre jeunesse, l’oncle et la tante de Catherine vivaient dans cette antique demeure familiale comme si la toiture était étanche et comme s’il était naturel de la remplir avec toute une parenté, une foule d’amis cultivés et élégants, de les loger, de les nourrir avec autant de faste que les temps nouveaux le leur permettaient.

    Très proche de Catherine, j’avais été familière de la très belle maison et ses jardins en terrasses que ses parents possédaient à Vézelay, évoquée dans Les lettres à Anne par François Mitterrand, mais je n’étais jamais allée à Saint-Géry. Le domaine familial appartenait alors à sa tante Marie, les deux sœurs de Decker ayant épousé deux frères O’Byrne. C’est dans nos ballades sur les remparts de Vézelay qu’elle me racontait la saga de ses vacances à Saint-Géry.

    Bien plus tard, alors qu’elle s’était installée avec Vérine son mari dans la campagne toscane, Gilles et moi sommes passés sur la route non loin de Saint-Géry. Naturellement, je n’ai pu résister au plaisir d’aller y faire un tour et c’est ainsi que nous avons participé à la visite de ce château historique.

    J’y ai tout retrouvé comme par miracle, jusqu’aux photos de Catherine enfant. Un espace en haut de l’escalier était voué au souvenir du héros familial, son grand-père ou son oncle, je ne me souviens plus. Officier de la marine nationale, il avait contribué au record du monde de plongée sous-marine en bathyscaphe avec Georges Houot et le professeur Picard, le modèle du professeur Tournesol.

    Nous sommes entrés dans « la chambre de Richelieu » dont les meubles un peu lourds et le lit à baldaquin étaient demeurés intacts, Je me suis imaginé la tête des invités dans le lit qu’on leur avait préparé la veille, en voyant défiler la première visite de la journée parmi laquelle s’étaient glissés, hilares, les enfants de la maison. Son histoire préférée.

    Elle m’avait décrit des navigations sur le Tarn en canoé, en skif, des baignades. On se rendait visite de château en château au fil de la rivière. Un jour que son père et un oncle se doraient nus sur une grève au pied de la terrasse, ils n’avaient pas vu approcher dans une barque, deux voisines élégamment vêtues. Éperdus, n’ayant pas le temps d’enfiler un pantalon, d’un commun accord ils s’étaient couverts la tête avec leur journal. Histoire qui la ravissait.

    Aujourd’hui, ces péripéties témoignent d’une insouciance qu’aucune guerre ne parvenait à dompter chez ces descendants occitans, mâtinés d’Irlandais, jusque là pour la plupart militaires de métier. J’y vois également ce sentiment de supériorité aristocratique, au-dessus des contingences, noté chez Amélie Nothomb dans la description du grand-père de son père. Ces derniers ont dû se séparer du château du Pont d’Oye devenu un hôtel. Jean d’Ormesson lui aussi a dû quitter la demeure de ses ancêtres à Saint-Fargeau. Pour le moment la famille O’Byrne semble tenir bon.

    À entendre les deux femmes, cousines de Catherine, il s’agit surtout désormais de consolider les soubassements de la terrasse et de colmater les fuites d’eau. Elles montraient aux journalistes l’humidité des murs sur lesquels dansaient de ravissantes jeunes femmes en stuc blanc. Elles nous ont fait les honneurs d’un salon délicat et lumineux, restauré durant plus de six mois par la volonté travailleuse d’une noria familiale. Elles ont détaillé les prêts à rembourser, les événements organisés dans l’orangerie : mariages, séances de shootings, concerts, etc. Le sort commun de beaucoup de châteaux français et européens.

    Démocratisation de ces demeures ? Survie d’un patrimoine ? Sauvegarde d’une culture et d’un esprit de finesse restitué par Jean d’Ormesson dans ses romans ? Que faut-il en penser ?

    En tous cas, pour ma part, j’estime qu’hériter d’un château est une bien lourde charge. J’admire ceux qui s’y consacrent envers et contre tout !


  • La passerelle des Arts

    Ah, ce soir de la semaine dernière ! De l’Institut à la cour carrée du Louvre, la traversée de la Seine sur la passerelle des Arts dans la nuit miroitante, dont chaque silhouette croisée exprimait un chapitre, un épisode, un instant. Chemin de planches de bois, allée royale suspendue dans le ciel de Paris. La Seine en vaguelettes sauvages soulevées par le vent nous rappelait la fragilité humaine. Elle n’a pas toujours été inscrite dans ses quais de pierre, elle a connu des berges plus instables. Repère d’une ville bâtie sur ses flots, ses promeneurs sauront-ils préserver le renouveau perpétuel de ses inventions poétiques :

    Si par hasard

    sur l’pont des arts,

    tu crois’s le vent,

    le vent fripon,

    Prudenc’ prends garde à ton jupon

    Le phare de la Tour Eiffel balaie inlassablement le ciel.

    Pendant ce temps, des armées se massent autour de l’Ukraine à deux mille kilomètres de là. Les hommes aiment la guerre, surtout leurs chefs. On trouve toujours de l’argent pour payer le matériel, des combattants pour risquer leur vie et des victimes innocentes à tuer.

    Au théâtre, quai des Grands Augustins, à deux pas de la passerelle des Arts :

    Songe, songe, Céphise, à cette nuit cruelle,

    Qui fut pour tout un peuple une nuit éternelle.

    Figure-toi Pyrrhus, les yeux étincelants,

    Entrant à la lueur de nos palais brûlants

    Sur tous mes frères morts se faisant un passage,

    Et de sang tout couvert échauffant le carnage.

    Songe aux cris des vainqueurs, songe aux cris des mourants,

    Dans la flamme étouffés, sous le fer expirants.

    Peins-toi dans ces horreurs Andromaque éperdue.

    Racine. Andromaque. Acte III, scène VIII.

    Andromaque évoque la guerre de Troie. Pas un mot, pas une virgule de trop. Dix ans après sa fin, rien n’est oublié !

    Et, je pense à la passerelle des Arts, à ce qu’il y a de mieux chez l’homme, cette poésie interne qui lui permet de vivre dans les difficultés, qui lui permet de colorer la vie sans la brutaliser, à extraire le pire et le meilleur des êtres au-delà de la peur, dans la saveur et le plaisir de l’autre, aux sommes d’humanité que représentent un musée, une bibliothèque. La semaine dernière dans l’obscurité scintillante, j’ai presque conçu l’espoir que nous allions dépasser les troubles et les conflits qui se multiplient actuellement dans le monde, exacerbés par la pandémie et le changement climatique.

    Cueillons le jour, l’amour et l’amitié, autant que faire se peut !


  • Omicron et Amélie Nothomb

    Amélie Nothomb, baronne de la rentrée - Le Temps

    Cinq jours après son déjeuner en face d’une helléniste positive, Gilles s’est réveillé avec le nez enchifrené. Patatras, il fallait s’y attendre ! J’ai gambergé : isolement, téléphone aux personnes croisées ces derniers jours. On en prenait pour huit jours de vie au ralenti.

    Il a couru se faire tester une énième fois. La connexion internet étant en panne, il a dû retourner pour avoir les résultats. Négatifs ! Quel soulagement ! Nous avons encore pris quelques précautions durant deux jours. Son nez apaisé, nous avons pu lâcher la garde.

    C’est le quotidien de tous depuis que le variant omicron se répand, plus de 300 000 personnes infectées chaque jour. Heureusement, beaucoup moins agressif, il supplante à 90 % le variant delta, ne provoquant souvent qu’un gros rhume lorsqu’on est trois fois vacciné, ce qui n’empêche pas les antivax de toujours manifester.

    Dans certains pays, on ne badine pas avec le vaccin. Après de nombreuses péripéties, Djokovic, antivax notoire, a été contraint de repartir de Melbourne sans avoir l’autorisation de participer à l’Open d’Australie, tout premier joueur mondial de tennis qu’il est, et malgré ses vingt titres de Grand Chelem. Il ne pouvait y avoir deux poids, deux mesures !

    J’en ai profité pour lire Premier sang, le dernier roman d’Amélie Nothomb qu’on m’avait été offert à Noël.

    J’ai lu trois ou quatre de ses romans. J’avais trouvé le premier, celui qui a fait sa notoriété, L’Hygiène de l’assassin, un peu trop glauque pour mon goût, j’avais beaucoup ri en lisant sa pantomime dans un bureau japonais de Stupeur et tremblements, je m’étais amusée de sa potomanie en Inde, mais sans plus. Bien qu’il soit impossible de nier la qualité d’écriture des romans qu’elle pond inlassablement année, après année, le personnage excentrique vu lors de ses interviews à la télévision m’intrigue peut-être davantage.

    Il y a quelques années, au Salon du livre de Paris, j’étais passée devant son stand. Une trentaine de lectrices y faisaient la queue. Vêtue de noir, coiffée de son chapeau de ramoneur suisse, les yeux pétillants, elle s’informait, répondait, dédicaçait à tirelarigot avec une surprenante délectation. Sur sa droite, une coupe à moitié vide, sur sa gauche des bouteilles de champagne alignées par dizaines comme des quilles. Elle avait déclaré à plusieurs reprises que c’était sa boisson préférée ! Un stand plus loin, un animateur de télévision se morfondait solitaire, le visage lourd de questions.

    De livre en livre, elle se promène dans l’univers de sa famille, sorte d’interminable biographie fantasmée. Dans Premier sang, elle fait parler son père à la première personne. Elle raconte son enfance et finit par le récit d’une prise d’otages en 1964, dans l’ancien Congo belge. En tant que consul, promis au peloton d’exécution, il avait évité un carnage grâce à de longues palabres avec les rebelles. Au bout de quatre mois, un commando aéroporté américano-belge était venu libérer les 1600 otages. Elle en fait une épopée qui rend hommage à ce père disparu depuis peu.

    Son enfance m’a particulièrement intéressée. Orphelin, il passait ses vacances dans le château familial, chez son grand-père paternel, aristocrate et autocrate, poète, père de treize enfants. Á cette époque les cinq derniers de 6 à 15 ans vivaient à la dure, dans la misère, crevant de faim et de froid l’hiver. Une tribu de sauvages dont personne ne s’occupait. Le père d’Amélie propulsé à l’âge de six ans dans cet univers où chacun ne songeait qu’à survivre avait adoré ses vacances. Il y avait appris la vie !

    Avec l’esprit qui la caractérise, Amélie Nothomb s’étend sur une soupe à la rhubarbe, cultivée comme dernier recours par la deuxième épouse, admirative du tyran, seul aliment ingéré par des enfants en haillons dont on ne voyait que les os.

    Amélie Nothomb nous transmet les souvenirs de son père, appuyés par ceux de ses oncles et on comprend mieux son caractère étrange, à vif, son écriture exubérante. Elle emploie dans ses interviews un langage impeccable, des phrases longues et fleuries, comme il est très rare d’en entendre.

    Il y a déjà longtemps, Marc de la galerie La Hune, qui connaissait le directeur de sa maison d’édition, m’avait raconté qu’elle disposait d’une chambre chez lui lorsqu’elle venait à Paris, et que ce n’était pas toujours facile. Je l’imagine bien volontiers. On devine une forte vitalité qui cache sous des dehors excentriques et drolatiques un besoin débordant de reconnaissance et d’amour. Pour ma part, je la trouve touchante.