Nous avons débarqué à Tougin dans une forêt vierge.

Les camomilles avaient envahi le jardin. L’année dernière nous les avions laissées grainer. Petites étoiles blanches venues d’on ne sait où, elles étaient si jolies, si légères ! Mais à notre arrivée, elles avaient vraiment trop pris leurs aises autant dans les plates bandes que dans les allées. Nous les avons arrachées une à une. Il ne faut pas exagérer !

Les roses étaient superbes. Le rosier grimpant au parfum délicat, les sévillanas d’un rouge éclatant en pleine forme. Depuis un an, le rosier de Monique redémarre. Il avait commencé son existence à Wimille près de Boulogne sur mer. Pas du tout le même climat ! Il avait quand même poussé en fanfare, petites boules roses serrées en grappes, jusqu’à ce qu’un nid de fourmis ne s’en prenne à ses racines.

Le rosier blanc, rachitique pendant des années nous offre désormais des floraisons chaque année plus fournies. Il parait que les racines doivent dépasser je ne sais quelle couche avant de trouver dans la terre l’eau et ce qui leur convient. C’est vrai que l’arbre de Judée a pris son temps pour démarrer et le lilas aussi.

D’ailleurs, le lilas avait tellement fleuri que nous avons dû le décharger. Il en aurait péri.

Denis nous a donné un plan de capucines et des œillets d’Inde. Il les fait pousser à partir des graines de l’été. Garantis solides, et de bonne composition. Indispensable pour leur survie après notre départ !

Les plans de fleurs jaunes, genre héliotropes, qu’Ève nous a donnés l’automne dernier, ont pris le dessus sur les herbes à chat. Cette plante est réputée pour résister à toutes les sécheresses, mais il faudra la tenir à l’œil. Elle se plait à envoyer des racines sur des distances considérables.

Un jardin même petit comme le nôtre est le terrain d’une guerre sans merci, sur lequel il est nécessaire de veiller pour que chacun trouve sa place, y compris les jardiniers, les dîneurs et les amateurs de lecture sous le parasol.

Les oiseaux ? Manifestement, nous les avons dérangés, surtout le couple de merles. On dirait qu’ils ont fait leur nid dans la haie. Un festival au lever du soleil ! Ils se répondent d’un bout du village à l’autre. Qu’est-ce qu’ils peuvent bien se raconter ?

Nous ne distinguons pas vraiment le chant des autres oiseaux, sauf peut-être celui des mésanges parce que Pierre Michelot un jour m’a dit qu’ils disaient : « Taille vite, taille vite… », et que je crois entendre un cri ressemblant à cette injonction printanière. Plus familier, le pépiement des moineaux, la même volée depuis des années.

On pensait que la corneille handicapée n’avait pas passé l’hiver. On a entendu son cri plus que bizarre. Il semble qu’elle se soit mise en couple. Denis nous a dit en avoir retrouvée une morte derrière le cabanon de Marcel. Je me suis demandé si elle n’avait pas profité d’un veuvage opportun.

Un combat sans merci se livre sur nos têtes entre les corneilles de la plaine et les rapaces du Jura. Je dois avouer que je suis du côté des busards, leur cri est moins désagréable que celui des corvidés. Ils font le vide en un rien de temps. Ils piquent sur leur proie et visent les yeux.

Je suis allée chez Nick, notre voisin anglais. Je lui avais demandé si je pouvais jouer ma petite sonate de Mozart sur son piano, histoire de voir la différence et surtout pour vaincre ma crainte de jouer devant un public. Il a été charmant et m’a offert un nocturne de Chopin, juste pour le plaisir. Il étudie en ce moment la sonate Hammerklavier de Beethoven, une montagne !

Tout cela est bien futile lorsque le monde s’étripe et s’autodétruit.

Dans le train, un enfant. Environ 14 ans, blouson de cuir, yeux perdus errant sur les rochers crevassés du Jura. Arrivent les contrôleurs. Il tend son portable.

Ils se lancent des regards entendus :

— Do you speack english ?

L’adolescent fait signe que non.

— Have-you money ?

Il hoche la tête.

— Passport ?

Toujours non.

— Identity card ?

L’enfant sort d’une poche intérieure de son blouson une carte plastifiée.

Le chef des contrôleurs la photographie, lui fait signe que ça va et s’éloigne après lui avoir dit quelque chose comme : « Be much ! ». Un Ukrainien ? Probable, ils peuvent circuler gratuitement sur le réseau français.

L’enfant était propre, mains, ongles, cheveux coupés et lavés de frais. Avait-il passé la nuit dans un refuge genevois ? Il n’était probablement pas le seul de son genre, car à plusieurs reprises on a entendu, entre deux annonces, cette recommandation inhabituelle :

— Prenez garde à vos effets personnels. Des pickpockets sont susceptibles d’agir dans le train.

La misère du monde dans l’opulence d’un TGV Genève-Paris, avec pour seul lien avec les siens un portable, comme un cordon ombilical.