Arrivés à Paris début mai, Roger et Sally, nos amis de San Francisco avaient continué sur la Dordogne. Depuis des années, ils louaient la même vieille maison à Saint Julien, un charmant village avec église, épicerie, boucherie, un condensé de la France qu’ils aiment.

Après les deux années de Covid, ils avaient eu l’idée de s’y retrouver avec leurs enfants, Michaël, Andrew, Aly et l’amie de ce dernier, venus également de San Francisco et d’une ferme plus au nord. Ils devaient y rester quinze jours, puis continuer sur Ferrare, chez Barbara, la sœur de Roger.

Nous n’avions pas de nouvelles — pas de nouvelles, bonnes nouvelles — jusqu’à la réception d’un message envoyé par Sally lorsque nous étions à Grenoble.

Après un séjour enchanteur, une fois leurs enfants retournés en Californie, ils étaient partis en train avec l’intention de visiter la côte Ligure. Ils avaient passé la frontière italienne à Vintimille. Mais Roger s’est senti un peu enrhumé. Il a fait un test. Positif ! Changement de direction, plus de Ferrare. Ils avaient alors décidé de rentrer à Paris pour s’y confiner. Nous sommes actuellement à Modane, une histoire de banque. Ils y avaient vécu autrefois quand Roger étudiait les ondes gravitationnelles dans le tunnel de Fréjus. Ils voulaient profiter de l’occasion pour fermer leur compte.

Coïncidence, ce jour-là nous allions à Albertville, tout près de Modane, pour visiter Jean-Claude, le frère de Gilles. Hélas, il n’était pas prudent de fatiguer Roger, de santé fragile, et nous n’avions pas reçu la quatrième dose. Il valait mieux attendre pour se rencontrer. Ils ont cherché à partir le jour même pour Paris, mais tous les trains étaient complets. Au dernier moment, les employés de la SNCF les ont fait monter sans billet dans un TGV provenant d’Italie en les installant sur des sièges pour handicapés.

Vous pouvez les imaginer perdus, ignorant les directives françaises de santé, loin de chez eux. Ce sont des durs, à l’américaine, pas du tout pleurnichards comme peuvent l’être les Français, mais ils ont notre âge et la fatigue se fait sentir.

Ils sont donc restés dans le petit appartement parisien de Barbara, trente mètres carrés, sans voir personne, sans eau chaude et sans télévision, Sally contaminée à son tour. Les escaliers à descendre et à monter. La voisine a proposé de faire leurs courses, ce qu’ils ont décliné pour faire de l’exercice. Quand au bout des cinq jours ils se sont testés, ils étaient toujours positifs.

Il leur fallait un test négatif pour rentrer chez eux et Sally de sa voix chantante m’a dit au téléphone :

— Certaines personnes demeurent positifs pendant quatre-vingt-dix jours. On est un petit peu déprimés.

Roger et Gilles se sont penchés sur le difficile décryptage des directives américaines. Finalement elles n’étaient pas aussi strictes qu’à première vue. Il suffisait d’une attestation médicale quant à la date des contaminations. Elle leur a été fournie par leur médecin de San Francisco ! Après avoir eu toutes les peines du monde à l’imprimer, ils restent inquiets, sachant les aéroports submergés par un afflux de touristes et par un manque de personnel.

Nous avons enfin pu nous rencontrer à une terrasse de café, place de la Sorbonne. On les sentait un peu plus détendus malgré l’orage qui a éclaté. Leur légendaire sens de l’humour avait repris le dessus.

— Tu connais Sally, elle va avoir une histoire à raconter, a dit Roger.

— On a tout de même pu manger des croissants tous les matins au petit déjeuner, a dit Sally.

— Sans pouvoir se doucher, on est sale. Comme au bon vieux temps du camping !

La veille, voyant qu’il était désert, Sally était entrée dans un salon de coiffure pour homme. Elle avait expliqué sa situation au coiffeur et lui avait demandé s’il voulait bien lui laver les cheveux. Il l’avait fait asseoir, l’avait shampouiné. Il lui avait même fait une petite mise en plis, ce qu’elle n’avait pas demandé :

— Combien je vous dois ? avait-elle dit, décidée à le payer largement.

— Rien du tout ! avait-il répondu.

Malgré son insistance, il n’avait rien voulu savoir.

De guerre lasse, elle lui avait proposé de le prendre en photo :

— Pour montrer à mes enfants et à mes petits-enfants…

— …Il a paru content, a-t-elle conclu, mais j’étais gênée.

— Vous avez de bonnes têtes, c’est pour ça qu’on est gentil avec vous, lui ai-je dit.

— Ça veut dire quoi avoir une bonne tête ? a-t-elle demandé

Je n’ai pas su répondre.

Gilles les a accompagnés rue Jean-Pierre Timbaud et les a aidés à mettre leur télévision en marche. Et je suis revenue sous la pluie à l’appartement par la rue de Rivoli et les Halles, au milieu d’une foule invraisemblable de touristes et de banlieusards.

Tout à l’heure, par téléphone, Gilles a encore mis au point avec Roger quelques détails concernant leur box. Ils étaient devant la télévision et le plombier avait téléphoné qu’il viendrait réparer le chauffe-eau dès demain matin.

On doit se revoir mardi, la veille de leur départ.