• Chez Tchito (suite et fin)

    Donc, dimanche dernier, gare Saint-Lazare, nous sommes montés dans le train pour Pontoise. La proche banlieue a défilé avec ses quartiers d’habitations. Lorsqu’étudiante je prenais chaque jour le train, cette superposition de logements me fascinait, surtout la nuit. J’observais la vie s’y dérouler à travers les fenêtres éclairées. On y cuisinait, on y dînait. La lumière de la télévision tressautait dans des salons parfois vides. Les enfants jouaient dans leurs chambres. Je voyais leurs habitants vivre d’étage en étage, alvéoles presque semblables. Seuls un papier peint de couleur, un éclairage plus ou moins tamisé, des pièces éteintes les différenciaient les uns des autres. Je ne cherchais pas à imaginer ces existences se déroulant au rythme des trains, je leur étais simplement reconnaissante d’accompagner mes trajets.

    Plus loin, des bâtiments futuristes et vitrés ont remplacé les usines, les entrepôts noirs et vétustes de ma jeunesse. Des enseignes lumineuses parfois géantes ont remplacé les annonces peintes sur les murs. Encore plus loin, apparaissent les pavillons et leurs jardinets inchangés. Avant d’arriver à Pontoise, on voit encore des bois et quelques champs cultivés.

    Dimanche dernier, un soleil d’automne dorait les toitures, jouait dans les arbres. La ville au repos chauffait ses murs, et je me souvenais de mes montées à l’école. Nous avons grimpé l’escalier boiteux dans les nuances de ses gros pavés en granit, nous avons traversé le jardin de la ville, apprécié la nouvelle fontaine jaillissant du sol, nous avons encore grimpé jusqu’à la rue Saint-Jean. Un panneau de chantier tapissait le large portail. Nous avons appuyé sur la sonnette avec un rien d’inquiétude.

    Des minutes s’écoulèrent et j’allais appuyer de nouveau, lorsqu’un frôlement s’est fait entendre. La porte s’est entrouverte avec lenteur dans des bruits de clés et de ferraille. Et nous avons entrevu le nez de Tchito. Sur un ton de centenaire, on l’entendit bredouiller :

    — Oui, c’est bien ici !

    Nous la regardions, médusés. Nous nous attendions à un changement, mais celui-ci nous prit de court. Elle ouvrit lentement le vantail. Vêtue de blanc et enveloppée dans un châle de cachemire clair, au milieu de son visage amaigri, ses yeux pétillaient. Avec soulagement, nous y avons retrouvé son humour décapant et nous nous sommes embrassés de bon cœur.

    Dans un rire, elle nous dirigea vers le jardin.

    Nous sommes passés sous la voûte du salon brûlé. Le bâtiment entièrement recouvert de bâches claires évoquait plus un fantôme égaré dans la lumière de l’après-midi que l’affreux chicot noir auquel je m’attendais. Tchito a soulevé la bâche, on devinait dans l’obscurité les pieds noircis d’un fauteuil Louis XVI, comme le personnage rescapé d’une scène tragique.

    Nous avons continué.

    — On avait espéré goûter dans le jardin, mais il fait un peu trop froid !

    Nous sommes passés sous le cèdre du Liban et j’ai pensé au Voyage en Orient de Lamartine. Oui, trente chevaux pouvaient tenir à l’aise à l’ombre de ses ramures.

    — Il y faisait frais pendant la canicule, nous dit-elle. Il a près de deux cents ans. Il ne grandira plus.

    Des plates-bandes fleuries, mêlées de plants de tomates annonçaient le jardin en pente. Ce fut une surprise, loin d’être desséché par trois mois sans pluie, on se serait cru à Giverny. Nous avons monté l’allée bordée de dahlias multicolores. Les fleurs sauvages d’automne les complétaient dans cette lumière de l’Ile de France qui avait mis le pinceau dans les mains de Monet, de Pissaro, de Van Gogh. Comme on était loin des trottoirs de Paris ! Ce n’était pas non plus les jardins de Tougin soumis au climat des montagnes.

    — Les dahlias doivent être rentrés chaque hiver, ai-je fait remarquer.

    — Oui. C’est Nelly qui les replante chaque année.

    Nelly, la pianiste, restée dans la maison familiale après la mort de leurs parents avec ses sœurs, toutes célibataires. Je me suis crue, comme autrefois, dans une pièce de Tchekhov.

    Nous avons continué plus haut dans le jardin clos. Nous y avons grignoté des figues et des grains de raisin. Il y régnait un silence habité par le bruit des oiseaux et des insectes.

    — Ce n’est pas toujours comme ça. Nous sommes sous un couloir de Roissy.

    Et je me suis souvenu que ma mère attendait chaque jour, à onze heures deux minutes précises, le passage du Concorde avec ravissement, la beauté de l’avion lui faisant oublier l’incroyable vacarme de ses réacteurs.

    Enfin, nous sommes redescendus dans la maison où nous attendaient un goûter, théière et tasse en porcelaine, assiettes et fourchettes à gâteaux. Nelly et Cécilia se sont jointes à nous. Nous avons beaucoup parlé de musique.

    — Nous avons pu sauver le Steinway. Un vieil ami, facteur de pianos, qui prenait sa retraite l’a fait venir dans son garage et l’a réparé durant des mois et des mois. Et maintenant, le piano attend emballé, prêt à partir, la réouverture du grand salon.

    Le temps avait passé sur Nelly en l’épargnant.

    — Elle est même de plus en plus belle, a dit Cécilia. Et c’était vrai.

    Comme nous étions loin du jardin des Halles, des blacks, blancs, beurs et du rap, dont j’aime aussi la vie et qui me bouscule lorsque j’ai tendance à m’assoupir !

    La parole de Tchito s’était faite moins vive, ses mouvements étaient ralentis par la maladie, mais dans ses yeux se lisait la détermination que je lui avais toujours connue :

    — Le médecin m’a dit qu’avec ma constitution, je ne mourrais pas de ça. Je peux vivre jusqu’à cent ans !

    Mais il nous fallait partir.

    — À notre âge, on se dit au revoir avec un sentiment de liberté inconnu auparavant. Comment savoir ce que l’avenir nous réserve ? lança Tchito du haut de l’escalier de pierre à double révolution avec un sourire malicieux.

    Une récitation de poésie, ouverte à tous, était annoncée dans les jardins du Palais-Royal et nous voulions y participer. Mais c’est une autre histoire…


  • Paris, Pontoise.

    Tourbillon de Paris. Le jardin du Palais-Royal en émoi pour la fête du patrimoine.

    Au théâtre Essaïon, Ego-système, vivement conseillé par Émilie. Quatre acteurs trentenaires racontent des histoires de trentenaires, un âge que je ne côtoie guère ces temps-ci. Forte vitalité, une mini comédie musicale a capella. Le déroulement d’une vie, depuis l’enfance jusqu’à un tournant existentiel. Un texte efficace et dynamique, un travail millimétré au centième de seconde près, un jeu d’acteur exceptionnel. Dialogues, chants, danses, un travail énorme pour une vingtaine de représentations. C’était un peu le sujet de la pièce. Quelle que soit l’activité des trentenaires, pris entre les problèmes d’émigration, le changement climatique, entre la pandémie et l’instabilité mondiale, il leur faut avoir la foi chevillée au corps pour aimer, pour travailler. On leur demande beaucoup, on leur demande un ego surdimensionné que les plus sensibles, les plus créatifs ne possèdent pas toujours.

    Dimanche, nous sommes allés chez Tchito à Pontoise.

    Marie-Hélène, alias Tchito, une longue histoire…

    Nous avions toutes les deux treize ans lorsqu’elle est arrivée en cours d’année dans ma classe de quatrième. Un peu perdue, elle semblait rescapée d’un premier trimestre pensionnaire à Sainte Marie, une institution huppée et intellectuelle de Paris. Elle y avait été très malheureuse. On la vit peu à peu se détendre à Notre-Dame de la Compassion, dite La Compassion, tenue par une congrégation canadienne, pratiquant un enseignement tolérant et moderne. Son père d’origine aristocratique géorgienne, et sa mère issue de la bourgeoisie industrielle cultivée de Bellac formaient un couple original, entouré d’artistes. Ils venaient d’emménager non loin de l’école dans une belle maison agrémentée d’un grand jardin ombragé par un immense cèdre du Liban. J’y fus assez vite invitée, admirative d’un univers différent de celui de mes autres amies de Pontoise, filles de médecins ou de notaires, séduite par leur simplicité souriante, associée à une éducation raffinée, à des conversations originales et sensibles. Nous sommes devenues amies. J’ai invité Tchito à Nernier, dans notre maison au bord du Léman pour plusieurs séjours dont elle garda, je crois, un agréable souvenir. Nous avons un peu continué à nous voir durant nos études à Paris.

    Une fois diplômée, elle s’est installée à Moscou, comme documentaliste chez un constructeur automobile et je l’ai perdue de vue. J’avais de temps en temps de ses nouvelles par des amis pontoisiens. Elle avait été débauchée en Russie par le président Samaranch, qui l’avait engagée au centre des publications du Comité Olympique de Lausanne. Cette nouvelle m’avait paru couler de source, en relation avec la volonté de l’époque, d’associer olympisme et esprit aristocratique, dans la continuité de Pierre de Coubertin. Tchito qui se faisait encore appeler Marie-Hélène en dehors de sa famille en connaissait les codes. J’avais appris qu’elle accompagnait le Comité à tous les Jeux Olympiques.

    Un jour, — je me demande si je n’ai pas déjà raconté cet épisode dans une précédente chronique — Mathieu, un jeune neveu pratiquant le piano avec passion, m’avait conviée à un concours organisé à Pontoise par Nelly, une sœur de Tchito. Un concours original, le prix étant décerné par le public. À la fin, en descendant l’escalier de la salle de concert, je me suis retrouvée nez à nez avec mon amie d’autrefois. Ce fut comme si nous ne nous étions jamais quittées !

    Nous sommes allés la voir à Lausanne, elle nous a fait visiter de l’intérieur le centre international olympique, nous avons fait des marches en montagne. Quand elle a pris sa retraite à Pontoise, nous nous sommes souvent retrouvées dans des expositions et j’aimais son regard vif et original, ses réparties fines et sensibles, son humour décapant. J’ai raconté ici plusieurs de ces visites.

    Sa sœur Nelly, pianiste de grand talent, organisait des concerts pour une quarantaine de personnes dans le grand salon de leur maison de Pontoise. Ce furent des moments enchanteurs. Y passèrent des pianistes, des violoncellistes, des violonistes, des chanteurs, et autres musiciens, pour beaucoup devenus célèbres par la suite. C’était merveille de les entendre accompagnés par le chant des oiseaux, fenêtres ouvertes sur le jardin, au milieu des décors vert tendre et dorés représentant des légendes géorgiennes peintes par un ami de leur père. Les concerts étaient suivis par un goûter qui permettait des échanges passionnants. Je retrouve un peu de cette atmosphère aujourd’hui chez Chantal Stigliani.

    Environ un an avant l’arrivée du Covid, le salon a brûlé. Le feu a pris pendant la nuit dans cette annexe en bois de la maison principale. L’escalier qui y montait, le toit, les tapis orientaux, les panneaux des décors, le piano Steinway, les fauteuils d’époque, tout a brûlé !

    Les compagnies d’assurance se sont fait tirer l’oreille. Le Covid n’ayant pas arrangé les choses, le chantier de reconstruction n’a pas encore démarré.

    En raison du Covid, comme avec beaucoup d’autres amis, nos relations se sont un peu distendues durant ces trois dernières années. Alors que par téléphone, je demandais plusieurs fois à Tchito de venir à Paris, j’ai fini par comprendre, et elle par avouer, qu’elle souffrait de la maladie de Parkinson.

    Ce dimanche, quand nous sommes montés dans le train, gare Saint-Lazare, c’est le cœur serré que je pensais à mon amie diminuée par la maladie, au grand salon détruit, à l’odeur de brûlé. J’aurais voulu garder mes souvenirs intacts, mais la fidélité à notre passé guidait mes pas.

    Bien nous en a pris !

    (à suivre)


  • Retour à Paris.

    Des orages ont accompagné nos derniers jours à Tougin, surtout le soir. J’aime l’éclair et le claquement du tonnerre qui les annoncent, la pluie ruisselant sur les velux, le vent qui tord les arbres. J’aime le vacarme qui secoue le village et le ronronnement lorsqu’ils s’éloignent.

    Nous avons nettoyé et rangé la maison. De plus en plus difficile avec l’âge. Des gestes autrefois automatiques demandent des efforts. Il faut tenir compte de la fatigue, se réserver des plages de repos, programmer les allers et venues, compter ses pas. On a rentré dans le remise les tables et les chaises du jardin. La sécheresse de l’été avait stoppé la végétation, elle a laissé la place à une exceptionnelle poussée de mauvaises herbes. On verra plus tard. Les enfants du village étaient retournés à l’école, pour nous la saison se terminait. C’est fatigués qu’après quelques heures dans le TGV, nous avons débarqué gare de Lyon et traîné nos valises jusqu’à l’appartement.

    Dans la nuit, les terrasses de café vibraient de rires et de conversations, la ville palpitait, si différente du silence et du calme de Tougin. Défaire ses valises, c’est déjà prendre pied dans un nouveau quotidien. J’ai dormi presque tout le jour suivant, rencontré Maria qui m’a donné les nouvelles du quartier, le décès d’un voisin, celui de la fleuriste, déjà évoquée dans ces chroniques :

    — Son mari n’avait plus de courage. La boutique est fermée. Je crois qu’il ne la rouvrira pas.

    Ils vendaient les plus belles fleurs de Paris et ils étaient si gentils !

    Dimanche, nous sommes allés à Gif-sur-Yvette en RER, pour les cinquante ans de mariage de Monique et Patrice. Soleil et déluge.

    Des retrouvailles, des rencontres discrètement émouvantes. J’ai connu Monique à Nernier alors que nous avions 10 ans et depuis nous ne nous sommes pas perdues de vue. Sa sœur Véronique a épousé mon frère Hervé. On s’est retrouvé avec ces derniers, Éric, leur frère du Valromey et son épouse (cf ; chronique de juillet) autour d’une table. Nous avons beaucoup parlé de Nernier. Comme nous étions heureux de nous revoir !

    Des enfants grisonnants, des petits-enfants, des arrière-petits-enfants qui couraient dans tous les sens. Le temps a passé depuis nos dix ans, j’ai toujours du mal à m’y faire ! Qu’il est difficile de se savoir mortel !

    Parmi nous, se trouvait pourtant un Immortel. Philosophe, le beau-frère de Patrice est membre de l’Académie Française. Et justement, Gilles avait lu cet été un livre qui le citait souvent. Ce fut un sujet de conversation en or. Une fois encore, la surprise de constater la simplicité des plus grands ! Descartes au centre d’une discussion qui nous avait accompagnés durant plusieurs jours. Jean-Luc Marion a très vite embrayé sur le fait que Descartes a introduit la philosophie moderne et influencé par la suite tous les philosophes qu’ils soient ou non d’accord avec lui. Après le repas, il est venu s’asseoir à côté de moi et nous avons blagué. Il est frontalier de la Suisse côté Doubs et nous avons évoqué la disparité de ses cantons. Selon lui, Genève n’est pas vraiment la Suisse. Dans l’après-midi, il s’est installé dans un fauteuil et il a dormi. Dormi ? À mon avis, pas seulement ! De temps en temps, il levait une paupière. Il est probable qu’il en profitait pour réfléchir à son livre en cours.

    Ce fut une belle après-midi. Une après-midi de fidélité et aussi de retrouvailles.

    Au moment de partir, j’ai rappelé à Monique qu’elle nous avait demandé d’apprendre une fable de La Fontaine. Elle a tout de suite sonné le branle-bas. La femme de l’académicien, une littéraire, s’est empressée de réciter L’animal dans la lune, un très beau texte écrit pour Louis XIV, un plaidoyer contre la guerre :

    Pendant qu’un philosophe assure que toujours par leurs sens les hommes sont dupés,

    Un autre Philosophe jure qu’ils ne nous ont jamais trompés.

    Tous les deux ont raison…

    La paix fait nos souhaits et non pas nos soupirs

    Et qui se termine par :

    O peuple trop heureux quand la paix reviendra-t-elle

    Nous rendre comme vous tout entiers aux beaux-arts ?

    La guerre, sujet d’autant plus sensible que l’intendance de la journée avait été confiée à une Ukrainienne de Kharson, chimiste dans son pays, dont le mari était au front.

    Une petite fille a lu Le corbeau et le renard. Gilles et moi avions appris durant l’été Les poissons et le cormoran, Le chat, la belette et le petit lapin. On s’est bien amusé. Nous avons épaté les plus jeunes par notre mémoire (nous y avions consacré du temps !).

    Au retour, je me suis aperçue dans le RER que j’avais oublié mon parapluie à la gare de Gif. Quelle horreur ! C’était un parapluie qu’Ève avait acheté au Musée d’Art moderne de New York. Il représentait un tableau de Hopper et j’y tenais beaucoup. Descendus à la Hacquinière, nous sommes retournés à Gif. Le parapluie nous attendait sous l’auvent. Ouf ! Le matin, j’avais hésité à le prendre, mais j’avais laissé mon petit pliant à Tougin.


  • Dernières baignades ?

    Je pourrais vous raconter notre périple : aéroport de Cointrin, Lyon, Vienne, Grenoble, Albertville, Saint Jorioz et retour. Surtout, j’aurais pu vous évoquer la cérémonie suivie de la réunion de famille après le décès de mon beau-frère Roger. Il s’est éteint tranquillement dans son Ephad à 93 ans, il n’avait plus sa tête. Gilles et moi, représentions sa génération au milieu d’un flot de jeunes et de moins jeunes. Le temps s’écoule. Comme nous sommes peu de chose ! Soirée triste, mais très chaleureuse. Deux journées très chargées.

    Je me demande pourquoi je préfère vous évoquer la jeune fille solitaire que nous avons croisée de nombreuses fois lors de nos baignades à Versoix ces deux derniers mois.

    Une très belle fille, vingt-cinq ans, environ, bronzée, un corps superbe et musclé, des cheveux châtains un peu frisés coupés en dessous des oreilles, une tête ronde plutôt petite sur un cou long et souple, costumes de bains, blousons et coupe-vent coûteux. Difficile de ne pas la remarquer. Mais, ce genre de fille n’étant pas rare dans ce port suisse, point d’attache de bateaux luxueux, nous ne lui prêtions pas véritablement attention. Jusqu’au moment où nous avons compris à la voir à la même place tous les matins assise sur le mur de la jetée que c’était peut-être une routarde.

    Un matin, son short un peu gris et poussiéreux nous avait alertés. Aurait-elle dormi sur place ? Mais le jour suivant, on l’avait retrouvée impeccable, adossée au tableau de bord de la grue à bateau. Elle ne regardait personne, ne cherchant pas le contact. Seule au milieu des marins, seule et indifférente à tout, sauf au lac. Elle ne semblait pas remarquer notre présence quotidienne à vingt mètres d’elle. Un jour, pourtant, elle s’approcha et s’assit devant nous, jambes pendantes sur la jetée. Elle sembla observer le manège des canards. Y voyant une petite marque d’intérêt, je lui lançai un « au revoir » très audible, avec l’espoir d’engager une conversation, elle ne sembla pas entendre. Était-elle sourde ?

    Un matin, une résistance connectée à la boite technique du port était plongée à côté de ses affaires dans une casserole, technologie dernier cri. Dans l’eau bouillonnante cuisait un petit pâtisson. Où avait-elle trouvé ce joli et étrange emblème végétarien ? Des épis de maïs, à côté, manifestement ramassés dans un champ attendaient leur tour. Nous avons alors pensé à Aly Bland, le fils de Sally et Roger, qui avait vécu dehors toute une saison à Santa Barbara, en Californie, pour prouver qu’on pouvait survivre en milieu urbain, sans dépenser le moindre sou. Il avait fait le récit de cette expérience dans un site internet spécialisé.

    Le lendemain, on a vu la coquille vide du pâtisson et les épis à moitié mangés.

    Encore un autre jour, la bise soufflant trop, nous n’avons pas pu nous baigner. Alors qu’avant de repartir nous admirions dans le vent, confondus par la beauté de la saison finissante, la surface agitée du lac, ses couleurs d’un bleu intense, nous l’avons aperçue, nageant, chahutée par les vagues, solitaire à un kilomètre de la rive.

    En repartant, avant d’arriver sur la plate forme technique où les grands bateaux s’apprêtaient à affronter les éléments dans le bruit des haubans, j’ai vu sur le parapet à côté de ses vêtements un cahier épais dont les bords se retournaient d’avoir été trop souvent ouverts. Une hésitation, j’ai pris le cahier. Sur les lignes horizontales, il n’y avait rien d’écrit. J’ai tourné les pages. Seule la première page était couverte de cette écriture très large, non cursive qui caractérise les pays anglo-saxons et peut-être nordiques. Je n’ai pas cherché à savoir de quelle langue il s’agissait. Quand je l’ai refermé, j’ai vu que je n’étais pas la seule à me poser des questions sur cette jeune fille solitaire. A côté de la grue, plusieurs « voileux » me fixaient avec des regards interrogateurs. J’ai cru bon de ne pas réagir, peut-être pour ne pas profiter de son absence.

    Un autre jour, elle tapotait  sur un écran plat, de grande taille, dernière génération, sûrement coûteux.

    Ces derniers jours, elle avait disparu. Plus aucune ne trace d’elle sur le muret. L’école avait redémarré dans le canton de Genève ; elle était peut-être professeure dans le lycée international du Léman.

    Mais hier, après notre dernier bain (délicieux), nous sommes allés déguster une glace à l’autre bout du port. Au retour vers le parking, Gilles me dit :

    — Je crois bien que j’ai vu ta jeune fille !

    Et il précisa, avec discrétion :

    — Juste derrière nous !

    Je me retourne. Elle était installée sur un banc, sur la pelouse. Elle regardait le lac et les bateaux en mangeant une pomme, son sac à dos et une bouteille d’eau à ses côtés. Elle portait un curieux bonnet, bandeau sur le front.

    Plus encore que sur la jetée, sa solitude posait mille questions. Sans espoir de réponse.


  • Au château de Montceau  (suite et fin)

    C’est dans cette chambre que devait avoir lieu la conférence. Monsieur Boucherat nous annonça avec fierté qu’elle avait été restaurée. Je ressentis un certain malaise lorsqu’il me dit que les photos pourraient être projetées sur le mur.

    — Il est en parfait état, blanc et lisse.

    En effet, la chambre de madame de Lamartine avait été repeinte ! Disparus la soie à motifs bleutés et lumineux des murs et des doubles rideaux, le ton pastel des boiseries. Il n’en restait qu’une chambre banale, un lit en alcôve entouré de petits cabinets. Dans celui de droite, je retrouvais l’écran qu’une précédente conférencière avait gentiment laissé ; j’aurais été ennuyée de montrer la vie du poète sur un désert lié à tant de bonne volonté !

    Nous avons mis au point l’ordinateur et la clé USB, fait des essais, points névralgiques de toute conférence. Et nous sommes redescendus dans la cour d’honneur, en attendant l’heure prévue. Nous avons discuté autour d’une table avec Guy Fossat de l’Académie de Mâcon, du pieux et délicat recueil des musiques inspirées par les poésies de Lamartine, enregistrées par Olivier Feignier avec la contribution de chanteurs et pianistes de qualité.

    Des jeunes d’une vingtaine d’années allaient d’un bâtiment à l’autre dans le soleil.

    — Ce sont des bénévoles et aussi des artistes en résidence, commenta notre guide.

    Quand nous sommes remontés, le public avait pris place sur des chaises en bois à accoudoirs et je me suis présentée.

    J’ai raconté comment en 1815, au retour de Napoléon de l’île d’Elbe, le jeune Alphonse de Lamartine avait fui la conscription en se réfugiant à Nernier, le village de mon enfance, épisode peu connu du poète. Il y avait vécu dans une maisonnette solitaire au bord du Léman pendant que l’Europe entière s’étripait à Waterloo. Il avait vécu une idylle avec la fille d’un pêcheur. J’y voyais les prémices de ce qui allait devenir Les Méditations, recueils de poésies qui allaient introduire le romantisme en Europe.

    Mon regard courrait sur la petite assistance, surtout des femmes très âgées et je devinais qu’il fallait rester le plus simple possible. Je m’évadais de mon texte pour donner des détails terre à terre. J’improvisais de plus en plus sentant ces femmes assez indifférentes aux détails historiques, heureuse de les voir attentives, regards vifs. L’une d’elles avait fermé les yeux et je pensais qu’elle dormait. Certaines personnes adorent se laisser bercer par la voix du conférencier pour d’heureuses siestes.

    Les images défilaient sur l’écran dans un ordre un peu fantaisiste, ce qui avait l’air de leur plaire. L’une s’écria en voyant une photo du lac :

    — On dirait la mer…

    À la fin, j’ai demandé :

    — Vous êtes peut-être un peu fatigués. Voulez-vous tout de même que je vous lise une poésie de Lamartine ?

    L’approbation fut unanime.

    Et j’ai lu Le Vallon, qui m’avait bousculée quelques mois auparavant dans les locaux de l’Académie. Un texte assez long.

    Vous dire le plaisir réciproque que fut cette évocation de la solitude et de la nature tient de l’impossible, après les mots de Lamartine. Comment ne pas les citer à nouveau ?

    Lassé de tout même de l’espérance…

    J’ai trop vu, trop senti, trop aimé dans ma vie

    Repose-toi, mon âme, en ce dernier asile,
    Ainsi qu’un voyageur qui, le cœur plein d’espoir,
    S’assied, avant d’entrer, aux portes de la ville,
    Et respire un moment l’air embaumé du soir.

    Mon cœur est en repos, mon âme est en silence ;
    Le bruit lointain du monde expire en arrivant,

    L’amitié te trahit, la pitié t’abandonne,
    Et seule, tu descends le sentier des tombeaux.


    Mais la nature est là qui t’invite et qui t’aime ;
    Plonge-toi dans son sein qu’elle t’ouvre toujours
    Quand tout change pour toi, la nature est la même,
    Et le même soleil se lève sur tes jours.

    J’ai senti l’émotion gagner le public. Chaque mot portait, évoquait des événements, des sentiments vécus. Et lorsque j’ai terminé :

    Qui n’a pas entendu cette voix dans son coeur ?

    Des larmes emperlaient les yeux usés, fatigués par de longues existences.

    Leur écoute ajoutait au poème une fraicheur, une vie liée à la beauté paisible du Mâconnais, à l’allée des marronniers, à la vigne, à l’hospitalité des lieux à travers les siècles. Ce fut un moment de grâce.

    Un instant fragile, ai-je pensé par la suite, comme le destin d’une nature aujourd’hui mise à mal par la frénésie humaine…

    Au moment des questions, une femme a dit :

    — On dirait un texte écrit par quelqu’un de beaucoup plus âgé.

    — Oui, Lamartine n’avait pas trente ans. Mais la Révolution et l’Empire ont marqué plusieurs générations au début du 19e siècle. Je suis venu trop tard dans un monde trop vieux, a dit Alfred de Musset, un autre romantique.

    Dans l’assistance, un homme a fait une blague qu’on n’a pas bien comprise, peut-être pour cacher son émotion.

    Un goûter nous a ensuite réunis autour d’un buffet préparé par les bénévoles. Tout juste bacheliers, envoyés là par leurs professeurs, leur jeunesse et leur vitalité généreuse faisaient plaisir à voir et à entendre. Je leur ai demandé :

    — Quel effet cela vous fait de vous retrouver dans ce lieu si différent du monde dans lequel vous vivez. Comment trouvez-vous tout cela ? dis-je en montrant le vaste grand salon de Montceau, le parc par delà les fenêtres. Trop vieux, inutile, périmé ?

    — Oh non ! Certainement pas ! répondirent-ils tous les trois en chœur. On y sent une vie, quelque chose qu’on ne comprend pas très bien, quelque chose d’important !

    En sortant, j’ai trouvé le blagueur en train de lire un journal dans la cour d’honneur. Je lui ai demandé si l’exposé lui avait plu.

    – Oui, beaucoup, a-t-il dit, avec une conviction qui m’est allée droit au cœur.

    Et nous sommes repartis vers Gex, en savourant une fin de journée dans la lumière dorée du Jura. Non, je n’avais pas fait une conférence à l’Académie Française ou au Collège de France, beaucoup de ces résidents n’avaient fait aucune étude. Mais comme les jeunes, j’ai pensé qu’il s’était passé ce jour-là, quelque chose de mystérieux, à travers les âges.


  • Au château de Montceau

    Le temps passe à une vitesse vertigineuse. Comment est-ce possible ? Ensemble, cueillons le jour.

    La maison s’est vidée et la pluie est enfin arrivée. Chute des températures, déluges pendant plusieurs jours. Il en faudra cependant davantage pour réparer les dégâts d’une sécheresse historique. La nature a légèrement reverdi. Les mauvaises herbes sont les premières à repousser, surtout dans les allées du jardin. En les arrachant, nous avons constaté que le sol était mouillé sur une dizaine de centimètres. C’est bien peu, alors que ce matin le soleil brille de nouveau, un soleil moins brûlant, il est vrai.

    J’avais accepté de faire une conférence sur Lamartine au château de Montceau, pour le 20 juillet, mais la canicule 38° nous a amenés à la repousser d’un mois. Mardi dernier, il faisait 30°, une température acceptable après ce que nous avions subi. Monsieur Gallois, spécialiste de Lamartine et initiateur de ce cycle de conférences, m’a téléphoné qu’il s’était réveillé la veille, le dos bloqué par un lumbago. Il s’excusait de ne pouvoir venir. Nous allions être reçus par un responsable de l’association Ozanam, propriétaire du château.

    Après la quatre-voies qui mène à Cluny, la montée de la petite route dans la lumière des collines couvertes de vignes tient du miracle. Quand, garés sur la plate-forme gravillonnée entourée de murs aux tons dorés, nous sommes descendus de la voiture, un peu groggy par le trajet, nous avons été saisis par l’odeur de pierre chauffée, une sorte de silence habité et cette sérénité si caractéristique du Mâconnais.

    Nous nous sommes glissés sous une voûte et nous avons débouché dans la cour d’honneur du château de Monceau, acheté par le grand-père d’Alphonse de Lamartine, propriété ensuite de son oncle François, chef et tyran domestique de la famille, enfin propriété du poète qui en avait fait son lieu de rassemblement politique, à quelques kilomètres de sa résidence de Saint-Point.

    Nous avons été accueillis par le responsable et son épouse qui nous ont aussitôt proposé des rafraîchissements et conduits sous les frondaisons d’une allée de châtaigners plusieurs fois centenaires, classée monument historique. Au soleil, rafraîchis par un vent léger soufflant sur les collines, il faisait délicieusement bon. Nous avons flâné sur la terre ocre de la terrasse, le regard attiré par le lointain, vers les hauteurs du Beaujolais, vers la Roche de Solutré (chère à Mitterrand). Je pensais à ces innombrables fois où depuis le TGV, j’ai admiré la façade classique du château dominant les vignes en pensant au poète et à l’harmonie de ses vers. J’y trouvais un air de Toscane, j’y voyais et j’y vois toujours un paysage étrangement familier.

    Monsieur Boucherat nous a expliqué que l’association Ozanam dépendante de la société Saint Vincent de Paul y reçoit durant les beaux jours des personnes âgées sans ressources. C’est un lieu de repos tenu par quelques salariés, et surtout par des bénévoles se succédant grâce à une méthode bien rodée.

    Il nous a introduits dans le vaste bâtiment. En haut de l’escalier à double révolution, une longue galerie distribuait les pièces de réception, le grand salon, les petits salons, la vaste salle à manger. Alphonse de Lamartine y tenait table ouverte. Les ailes en U abritaient les nombreuses chambres dans lesquelles logèrent quantité d’hommes politiques et de célébrités de l’époque. Georges Sand, Honoré de Balzac, Alexandre Dumas, Eugène Sue et beaucoup d’autres. Pas étonnant qu’il s’y soit ruiné ! Les revenus des vignes pour conséquents qu’ils étaient quand la récolte était bonne ne suffisaient certainement pas pour mener un tel train de vie

    Il lui fallait écrire pour subvenir à ses dépenses. Pour s’isoler du va-et-vient incessant du château, il se fit construire en bas de la vigne une petite cabane en bois de forme hexagonale, toit pointu et vitrages, qu’il nomma « La Solitude » Il y écrivit entre autres, l’Histoire des Girondins qui eut un énorme succès. Ce petit bâtiment brûla il y a une dizaine d’années par l’imprudence, dit-on, d’un vagabond qui s’y serait réfugié. Reconstruit pieusement à l’identique, il semble aujourd’hui méditer sur le passage des années et le prix des travaux nécessaires à la restauration du château.

    Monsieur Boucherat était venu pour quelques jours expertiser le domaine et ses communs en vue d’un éventuel démarrage de chantier. Lui-même avait fait une carrière comme ingénieur dans les bâtiments publics.

    Levant les yeux sur les vastes surfaces d’ardoises pentues et leurs décrochements variés, ma question fusa :

    — La toiture est-elle en bon état ?

    Il répondit prudent :

    — Il semble. Je n’ai pas vu de fuites dans les greniers et surtout, aucune bassine ou récipient suspects.

    — Du moment que les bâtiments sont étanches, le reste peut attendre !

    En disant cela, je pensais aux façades dont le crépi se décollait. Elles s’étaient beaucoup dégradées depuis ma visite, il y a quinze ans, alors que guidée par Bernard Perroud je parcourais les lieux lamartiniens pour écrire mon livre.

    À l’époque, nous avions visité la chambre de madame de Lamartine, attendris devant ses soieries et ses rideaux fanés, intacte, comme si elle attendait le retour de la charmante Marianne.

    (à suivre)


  • Traversée du Léman.

    Ève nous avait demandé d’emmener Noé et son ami Bastien sur un « gros bateau » pour une traversée du Léman. Nous avons donc embarqué à Nyon sur le Simplon, un des bateaux « Belle époque » de la Compagnie Genevoise de Navigation. Ces magnifiques navires à roues ont été construits durant l’explosion du tourisme au début du vingtième siècle. De la Suisse à la Savoie, ils ont sillonné le lac sur ses 73 kilomètres de long, ses 14 km au plus large, durant plus d’un siècle. Aujourd’hui des vedettes rapides les ont remplacés.

    Ils ne sont plus rentables. Certains ont été démantelés, mais grâce à des subventions et des dons, beaucoup ont été restaurés. Ils tournent durant la belle saison pour le plaisir de rêver sur le pont, d’admirer les Alpes et le Jura, de sentir l’air frais glisser sur la peau au rythme du battement mouillé de ses roues, de déguster un bon repas à l’étage en première ou dans la salle boisée du restaurant en seconde classe. Très classe !

    Il y a quelques années, nous avons ainsi navigué de midi jusqu’à 18 heures, à la fois sereins et euphoriques, de Lausanne à Chillon, de Villeneuve à Saint-Gingolf sur le Haut lac, de Morges à Rolle sur le Grand lac, et d’Yvoire à Nyon sur le Petit lac. Nous avons vu se dérouler l’infinie variation des nuances de l’eau et des montagnes. Nous nous sommes amusés à observer l’agitation des escales.

    Mardi, lorsque nous avons embarqué sur le Simplon, les garçons avaient déjà lu ses caractéristiques sur un panneau du quai : mise en service (le dernier de la flotte) 1915-1920, longueur 78,5 m (le plus long), puissance : 1400 cv/1030 kW, capacité : 850 pers. Contrairement à nous, ce n’est pas vraiment la poésie du Léman qui a retenu leur attention ; à peine à bord, ils se sont précipités vers les machines.

    Il est vrai que leurs énormes bielles d’acier luisant, les burettes de cuivre étincelant, visibles depuis le pont intérieur sont impressionnantes. Surtout lorsqu’au signal sonore du capitaine, le mécanicien saisit d’un geste ferme la poignée pivotant sur l’arrondi du plateau de commandes. Dans un chuintement d’acier et d’eau, les barres d’acier se mettent en branle comme une gigantesque araignée de mer s’apprêtant à avaler la surface du lac.

    Le mouvement d’abord lent, comme hésitant s’accélère, jusqu’à trouver un rythme rapide transmis aux roues qu’on voit tourner à travers les vitres. Les pales ruisselantes frappent alors l’eau du battement puissant et régulier qui caractérise « les gros bateaux » et qu’on entend de loin.

    Les garçons en voyaient moins la magie que l’histoire de l’ingéniosité humaine, les réflexions successives qui avaient permis de mouvoir mécaniquement des poids énormes au-delà de toute capacité musculaire. Nous avions discuté la veille des dégâts causés par la technologie sur le climat, sur les comportements humains, sur l’inflation des moyens de destruction. Ils reconnaissaient, contrairement à leurs parents et grands-parents que la technologie amenait la terre à sa perte. Mais ils affirmaient qu’avec la science et la réflexion, elle était le seul instrument pouvant inverser ce mouvement.

    Je leur avais dit que ma génération ne s’était pas posé la question, jugeant la terre inépuisable. Comme j’évoquais la possibilité d’un mouvement irréversible vers la fin du cycle terre-oxygène-humanité, ils refusèrent sans état d’âme mon pessimisme, voyant seulement dans mes arguments une raison de plus de lutter pour la vie grâce à la science.

    Ce fut donc cocasse, lorsqu’après un pique-nique sur le quai d’Yvoire, nous avons retrouvé à Nernier la famille Hovasse sur la plage Duchesne. Jean-Marc, Sophie, Martin (17 ans) et Pauline (15 ans).

    Nernier, le charmant village romantique de mon enfance est aussi désert qu’Yvoire est touristique. Dans ce lieu enchanteur, la science laisse la place à la méditation, au silence. Alphonse de Lamartine y a séjourné durant trois mois en 1815 pour fuir l’enrôlement de Napoléon de retour de l’île d’Elbe. Difficile de négliger le poète en présence de Jean-Marc, responsable du département romantique de la Sorbonne !

    Nos scientifiques furent un peu largués. Devant l’azur de l’eau et du ciel, dans la brise qui frisotait le lac, après un bain qui avait apaisé nos muscles fatigués par la marche, nous avons récité :

    Souvent pour s’amuser les hommes d’équipage

    Prennent des albatros, vastes oiseaux des mers

    Qui suivent, indolents compagnons de voyage

    Le navire glissant sur les gouffres amers

    Apollinaire a suivi, pour le plaisir :

    Sous le pont Mirabeau coule la Seine

    Et nos amours t’en souvient-il

    Vienne la nuit, sonne l’heure

    Les jours s’en vont, je demeure

    Pauline, gracieuse, a repris son père :

    — Papa, tu as oublié un vers :

    La joie venait toujours après la peine

    Martin venait lui aussi de passer brillamment son bac. Il m’a semblé plus polyvalent que les garçons, en tous cas que Bastien. Il a évoqué les sujets littéraires à étudier pour sa rentrée en prépa scientifique.

    Pour le retour, nous avons embarqué sur une vedette à Nernier. Plus petite, plus adaptée aux traversées modernes, elle avait tout de même son charme. Les garçons observèrent davantage le lac. L’arrivée sur Nyon et les drapeaux du débarcadère les intriguèrent. Nous avions changé de pays, de monnaie, nous avions quitté l’Europe aux étoiles blanches sur fond bleu.

    Après avoir regagné la voiture sur le parking du haut de la ville, six kilomètres plus loin, nous avons retrouvé la France et le pays de Gex, une parfaite illustration de la complexité des frontières dans notre région!  


  • Les garçons

    Tout autre chose !

    Après deux jours seule, sans Gilles, parti pour jouer les Suppliantes à Argenton, Noé et Bastien sont arrivés avec leurs dix-huit ans pleins d’avenir.

    Mes deux jours de solitude se sont écoulés, paisibles, à petite vitesse. J’ai installé mon atelier, j’ai déambulé le long de la promenade aménagée par la commune sur l’ancien tracé du chemin de fer Bellegarde-Divonne. Silence, méditation devant les crêtes du Jura.

    Toujours pas de pluie. Quelques nuages d’orages secs. Un été bien étrange. Les champs sont jaunes, les jardins potagers vides, des feuilles mortes jonchent la chaussée. On n’avait jamais connu pareille sécheresse.

    Aux actualités, les problèmes agricoles ont remplacé le Covid et la guerre en Ukraine. Conséquence d’une année agitée, l’inflation galope. On nous promet des restrictions de chauffage pour cet hiver, difficile d’y penser quand la canicule sévit depuis plusieurs semaines.

    Ce fut un plaisir dans ce contexte un peu morose de voir débarquer les garçons du car.

    Ils avaient déjà programmé leurs journées et dès le lendemain, après un plongeon matinal dans un lac agité par la bise, ils sont allés en autobus visiter Genève et le musée horloger de Patek et Philippe. Il faut dire que Bastien est passionné par la technologie et veut devenir ingénieur. Au retour, il a dit :

    — Tous ces rouages sont véritablement incroyables, si petits et si nombreux. Sont-ils fabriqués à la main ou moulés ?

    Je n’ai pu que lui répondre :

    —  On voit parfois à la télévision des horlogers, les coudes posés sur une table haute, des lunettes spéciales sur le visage, saisir et placer dans la coquille de la montre de minuscules éléments avec des pincettes. Comment peut-on faire des choses pareilles ?

    Bastien resta songeur, imaginant peut-être déjà de nouvelles techniques.

    Au retour, ils se sont mis à la cuisine. Crumble de ratatouille, légumes finement coupés et cuits à très petit feu, fondant dans la bouche. Et le soir, Noé nous a pilés au scrabble. Il faut dire qu’il y joue tout le temps sur son mobile.

    Le lendemain et le surlendemain, ils sont montés dans le Jura. Six et sept heures de randonnée. Des réservoirs en plastique placés dans leurs sacs à dos sont reliés à un tuyau qui leur permet d’aspirer l’eau sans avoir à sortir la gourde et à dévisser le bouchon. Malin !

    Chaque soir, ils ont encore cuisiné : galets bretons, crêpes…. Leur amitié fait plaisir à voir. Gilles est revenu d’Argenton et leur vitalité réjouit nos vieux jours sans nous fatiguer.

    Demain matin, ils vont élaguer le prunus, tailler la haie de troènes et répandre le nouveau gravier sur le textile qui empêche les mauvaises herbes de pousser.

    Demain après-midi, nous avons l’intention de traverser le Léman en bateau à roues pour faire un tour en Savoie. Une nouvelle aventure !

    Et je peins… À peine le temps d’aller vers vous, chère lectrice, cher lecteur, dont je ne sais à peu près rien, mais qui comptez beaucoup pour moi !


  • Alain

    À l’automne dernier, alors qu’il séjournait à Minorque, Bernard a fait une mauvaise chute et s’est cassé une vertèbre. Il s’en est suivi de terribles douleurs, un difficile retour en avion et une opération. À la mi-juillet, Nelly a téléphoné qu’il venait de retomber et qu’on ne pourrait pas se réunir comme chaque année avec Alain et Laurette avant au moins un mois. Après de nombreux échanges de mails, nous avons convenu avec ces derniers de nous nous retrouver tout de même à la buvette du port de Tannay pour déjeuner à quatre au bord de l’eau. Depuis plusieurs années, nos rencontres du fait de l’âge deviennent de plus en plus compliquées.

    Alain n’est pas toujours en forme. Le regard sur le lac, il peut disparaître sans qu’on sache où son esprit s’est envolé, refuser ou accepter une proposition sans motif bien repérable.

    L’ami que nous avions connu rieur et vif, cet amoureux du lac et des Puces de Plainpalais s’estompe peu à peu. Il vit désormais dans un Ehpad à côté de Genève, son épouse Laurette loge dans une structure contigüe pour personnes valides, ce qui leur permet de se retrouver chaque jour. Elle s’absente de temps en temps. Elle venait d’un festival de musique baroque en Valais, toujours un peu inquiète d’avoir à le laisser.

    Où a-t-elle pris le courage d’affronter la circulation genevoise pour se rendre sur notre rive ? Ils avaient vécu à Tannay autrefois des aventures en bateau. Nous connaissions un peu ce lieu dans le canton de Vaud, un port charmant et une buvette-restaurant à l’ombre, les pieds dans l’eau, avec une vue magnifique sur la chaîne des Alpes.

    Nous sommes partis très en avance pour nager avant le repas.

    Horreur !

    Un chantier avait remplacé le port. Des énormes machines dressaient des trépans de vingt mètres de hauteur, des skrappeurs, d’immenses grues articulées creusaient, grattaient, entassaient d’énormes pierres les unes sur les autres dans un bruit assourdissant. Comment était-ce possible ? Quand Laurette avait réservé, ne l’avait-on pas prévenue ?

    J’ai laissé Gilles dans la voiture et je suis allée me renseigner au bar :  le chantier s’arrêtait seulement une heure à midi. Juste le temps de choisir son menu et d’être servis ! Nous sommes partis repérer un autre endroit un peu plus loin, mais la plage était bondée et la petite buvette très bruyante. Nous sommes revenus à Tannay. Le chantier stoppé, nos amis s’étaient installés sur la terrasse et nous attendaient. Après les avoir rapidement salués, je leur ai dit :

    — Nous sommes venus tout à l’heure. Impossible de rester, ça fait beaucoup trop de bruit ! Gilles est dans la voiture, on file à Versoix !

    — Nous connaissons la patronne, on s’est déjà dit bonjour. On ne peut pas lui faire ça ! a dit Laurette.

    — Ne t’inquiète pas, je prends tout sur moi, il faut partir !

    Alain n’avait rien compris, il résista un peu :

    — Je suis très bien ici !

    Laurette a fini par se ranger à notre avis :

    — Va avec Martine et Gilles. Je vous suivrai.

    Nous sommes passées devant la patronne et je lui ai expliqué :

    — Dans l’état de mon ami, il ne supportera pas le bruit.

    — Il faut bien que je gagne ma vie ! répondit-elle penaude.

    Lorsque nous avons rejoint Gilles sur le parking, elle a lancé :

    — Je vous comprends !

    C’est ainsi que nous nous sommes retrouvés au Club nautique de Versoix, au-dessus du lac et du port, dans l’air frais d’une petite bise. Alain y avait eu un voilier au mouillage et le passé est remonté, intact. Il nous raconta ses aventures sur le Léman, mais aussi en mer, le naufrage auquel il avait échappé de justesse au large de l’Ecosse. Et nous avons eu le plaisir de retrouver notre ami d’autrefois. À la fin du repas, il ne voulait plus s’en aller.

    — Dis-moi, Alain, ce matin, tu étais partant ?

    Avec la crainte de nous blesser, il avoua :

    — Pas vraiment !

    Laurette confirma. Mais lorsque nous sommes revenus au parking, elle nous confia avec une certaine émotion :

    — Il ne faut pas se leurrer, on ne pourra pas recommencer.

    Nous avons encore flâné, assis tous les quatre sur un banc au-dessus des bateaux. Alain avait retrouvé ses blagues d’autrefois. Mais il fallait partir et ne pas tenter le diable ! C’est en riant que nous nous sommes quittés.

    Le lendemain, Laurette nous a envoyé un mail :

    — Parfois, on se dit : YES WE CAN.


  • La maison s’est vidée

    Julien est reparti dimanche avec son fils. Thomas a apprécié son stage d’escalade. Des circonstances variées, dont le Covid, avaient réduit les effectifs du groupe. Ils n’étaient donc que trois avec le moniteur pour grimper dans les Alpes au Salève, dans le Jura à Mijoux ou vers Saint Claude.

    Nous les avons laissés aller à Grenoble et nous ne l’avons pas regretté. Ils ont tourné avec Eve et sa famille dans les quartiers de street art et je dois dire que rien que d’y penser la vue de ces grandes fresques murales me dépriment un peu, alors dans cette chaleur – la température frôle les 38° – j’aurais eu du mal à supporter leur omniprésence. Ils sont revenus ravis malgré les piqûres de moustiques qui ponctuaient les mollets de Thomas.

    Samedi soir, nous étions invités par Laura et Nicolas à un « apéritif-dînatoire », très éclectique comme souvent dans le Pays de Gex. Laura est écossaise et son mari britannique. Au frais dans leur petit jardin côté Jura, nous avons retrouvé leurs voisins : une Bulgare et son compagnon un Danois (plus que fier de la victoire de son compatriote au Tour de France), un couple de Britanniques, Jill et Tony, lui est historien (mécontents du Brexit), nos amis et voisins communs Denis et Jacqueline plusieurs fois  évoqués ici (Denis, très récent retraité) et enfin nos folkloriques tatoués, boucle à l’oreille, Olivier et Stéphane.

    Conversations variées. Ces derniers au physique de malabars hébergent douze chats qui les saluent alignés et assis sur leur derrière, pattes repliées chaque matin avant leur départ pour le travail. Ils soignent aussi une centaine d’oiseaux dans une grande volière, dont une trentaine « d’inséparables ».

    Nous avons évoqué le piano de Nick et ses gammes. Il craint toujours d’embêter les voisins et Laura a dit :

    – Quand il fait ses exercices, je m’en vais !

    Jacqueline et moi avons assuré qu’il ne nous gênait pas. J’ai dit :

    – Et même, j’aime bien.

    J’ai ajouté :

    – Mais, de temps en temps, Nick,  juste pour nous faire plaisir, tu pourrais peut-être jouer une pièce en entier ?

    Il a ri et Laura a expliqué en montrant ses propres doigts :

    – Vous comprenez, il n’est pas content parce que son majeur et son annulaire ne sont pas assez indépendants l’un de l’autre !

    Antoine et Céline n’avaient pas pu venir, car ils étaient invités à une soirée costumée, Laura n’avait pas très bien compris sur quel thème. Antoine passe parfois au-dessus de nos jardins en ULM et j’ai fait remarquer qu’on se sentait un peu espionnés. Jacqueline a approuvé et a ajouté :

    – En fait, c’est Nicolas depuis son salon en belvédère qui observe et sait tout sur le village. Intelligence Service.

    Nous avons hélas dû partir un peu trop vite, car nous voulions profiter de nos derniers moments avec Julien et Thomas.

    Dimanche soir, après le départ de Julien, ce sont Wilfrid, Agnès et leurs enfants qui sont venus au frais dans notre jardin.

    Armand a terminé victorieusement sa première année à l’EPFL, École Polytechnique Fédérale de Lausanne (une des meilleures écoles d’Europe). Armand, un grand gaillard de 80 kilos, paisible et peu bavard d’habitude, nous a raconté le travail intense, les camarades et les pâtes à toutes le sauces qu’il se cuisine chaque soir. Il nous a aussi expliqué dans le détail la différence entre la mêlée et le rock (j’ai surtout compris pourquoi je ne comprenais rien aux règles du rugby).

    – Ce que j’aime le plus, a-t-il dit, c’est le placage. Je cours le plus vite possible vers l’adversaire et je lui rentre dedans tête baissée. J’adore le choc.

    – Tu as un casque ?

    Il m’a regardée étonné, avant de comprendre ma question :

     – Pas la peine.

    – Tu t’es déjà fait mal ?

    Il a hoché la tête avec indifférence. Armand a fait partie des équipes nationales junior ! Quand il a arrêté d’aller à Oyonnax pour se consacrer à ses études, il s’était déjà cassé plusieurs os et le nez.

    Agnès et Lise voudraient bien apprendre les rudiments du bridge. Mais nous avons à peu près tout oublié et les règles d’annonces ont considérablement changé depuis notre jeunesse joueuse. On verra bien… avec l’aide d’Internet… Il faut déjà qu’on achète des cartes neuves, les nôtres ne glissent plus après des années de rami avec les petits-enfants.