• Les garçons

    Tout autre chose !

    Après deux jours seule, sans Gilles, parti pour jouer les Suppliantes à Argenton, Noé et Bastien sont arrivés avec leurs dix-huit ans pleins d’avenir.

    Mes deux jours de solitude se sont écoulés, paisibles, à petite vitesse. J’ai installé mon atelier, j’ai déambulé le long de la promenade aménagée par la commune sur l’ancien tracé du chemin de fer Bellegarde-Divonne. Silence, méditation devant les crêtes du Jura.

    Toujours pas de pluie. Quelques nuages d’orages secs. Un été bien étrange. Les champs sont jaunes, les jardins potagers vides, des feuilles mortes jonchent la chaussée. On n’avait jamais connu pareille sécheresse.

    Aux actualités, les problèmes agricoles ont remplacé le Covid et la guerre en Ukraine. Conséquence d’une année agitée, l’inflation galope. On nous promet des restrictions de chauffage pour cet hiver, difficile d’y penser quand la canicule sévit depuis plusieurs semaines.

    Ce fut un plaisir dans ce contexte un peu morose de voir débarquer les garçons du car.

    Ils avaient déjà programmé leurs journées et dès le lendemain, après un plongeon matinal dans un lac agité par la bise, ils sont allés en autobus visiter Genève et le musée horloger de Patek et Philippe. Il faut dire que Bastien est passionné par la technologie et veut devenir ingénieur. Au retour, il a dit :

    — Tous ces rouages sont véritablement incroyables, si petits et si nombreux. Sont-ils fabriqués à la main ou moulés ?

    Je n’ai pu que lui répondre :

    —  On voit parfois à la télévision des horlogers, les coudes posés sur une table haute, des lunettes spéciales sur le visage, saisir et placer dans la coquille de la montre de minuscules éléments avec des pincettes. Comment peut-on faire des choses pareilles ?

    Bastien resta songeur, imaginant peut-être déjà de nouvelles techniques.

    Au retour, ils se sont mis à la cuisine. Crumble de ratatouille, légumes finement coupés et cuits à très petit feu, fondant dans la bouche. Et le soir, Noé nous a pilés au scrabble. Il faut dire qu’il y joue tout le temps sur son mobile.

    Le lendemain et le surlendemain, ils sont montés dans le Jura. Six et sept heures de randonnée. Des réservoirs en plastique placés dans leurs sacs à dos sont reliés à un tuyau qui leur permet d’aspirer l’eau sans avoir à sortir la gourde et à dévisser le bouchon. Malin !

    Chaque soir, ils ont encore cuisiné : galets bretons, crêpes…. Leur amitié fait plaisir à voir. Gilles est revenu d’Argenton et leur vitalité réjouit nos vieux jours sans nous fatiguer.

    Demain matin, ils vont élaguer le prunus, tailler la haie de troènes et répandre le nouveau gravier sur le textile qui empêche les mauvaises herbes de pousser.

    Demain après-midi, nous avons l’intention de traverser le Léman en bateau à roues pour faire un tour en Savoie. Une nouvelle aventure !

    Et je peins… À peine le temps d’aller vers vous, chère lectrice, cher lecteur, dont je ne sais à peu près rien, mais qui comptez beaucoup pour moi !


  • Alain

    À l’automne dernier, alors qu’il séjournait à Minorque, Bernard a fait une mauvaise chute et s’est cassé une vertèbre. Il s’en est suivi de terribles douleurs, un difficile retour en avion et une opération. À la mi-juillet, Nelly a téléphoné qu’il venait de retomber et qu’on ne pourrait pas se réunir comme chaque année avec Alain et Laurette avant au moins un mois. Après de nombreux échanges de mails, nous avons convenu avec ces derniers de nous nous retrouver tout de même à la buvette du port de Tannay pour déjeuner à quatre au bord de l’eau. Depuis plusieurs années, nos rencontres du fait de l’âge deviennent de plus en plus compliquées.

    Alain n’est pas toujours en forme. Le regard sur le lac, il peut disparaître sans qu’on sache où son esprit s’est envolé, refuser ou accepter une proposition sans motif bien repérable.

    L’ami que nous avions connu rieur et vif, cet amoureux du lac et des Puces de Plainpalais s’estompe peu à peu. Il vit désormais dans un Ehpad à côté de Genève, son épouse Laurette loge dans une structure contigüe pour personnes valides, ce qui leur permet de se retrouver chaque jour. Elle s’absente de temps en temps. Elle venait d’un festival de musique baroque en Valais, toujours un peu inquiète d’avoir à le laisser.

    Où a-t-elle pris le courage d’affronter la circulation genevoise pour se rendre sur notre rive ? Ils avaient vécu à Tannay autrefois des aventures en bateau. Nous connaissions un peu ce lieu dans le canton de Vaud, un port charmant et une buvette-restaurant à l’ombre, les pieds dans l’eau, avec une vue magnifique sur la chaîne des Alpes.

    Nous sommes partis très en avance pour nager avant le repas.

    Horreur !

    Un chantier avait remplacé le port. Des énormes machines dressaient des trépans de vingt mètres de hauteur, des skrappeurs, d’immenses grues articulées creusaient, grattaient, entassaient d’énormes pierres les unes sur les autres dans un bruit assourdissant. Comment était-ce possible ? Quand Laurette avait réservé, ne l’avait-on pas prévenue ?

    J’ai laissé Gilles dans la voiture et je suis allée me renseigner au bar :  le chantier s’arrêtait seulement une heure à midi. Juste le temps de choisir son menu et d’être servis ! Nous sommes partis repérer un autre endroit un peu plus loin, mais la plage était bondée et la petite buvette très bruyante. Nous sommes revenus à Tannay. Le chantier stoppé, nos amis s’étaient installés sur la terrasse et nous attendaient. Après les avoir rapidement salués, je leur ai dit :

    — Nous sommes venus tout à l’heure. Impossible de rester, ça fait beaucoup trop de bruit ! Gilles est dans la voiture, on file à Versoix !

    — Nous connaissons la patronne, on s’est déjà dit bonjour. On ne peut pas lui faire ça ! a dit Laurette.

    — Ne t’inquiète pas, je prends tout sur moi, il faut partir !

    Alain n’avait rien compris, il résista un peu :

    — Je suis très bien ici !

    Laurette a fini par se ranger à notre avis :

    — Va avec Martine et Gilles. Je vous suivrai.

    Nous sommes passées devant la patronne et je lui ai expliqué :

    — Dans l’état de mon ami, il ne supportera pas le bruit.

    — Il faut bien que je gagne ma vie ! répondit-elle penaude.

    Lorsque nous avons rejoint Gilles sur le parking, elle a lancé :

    — Je vous comprends !

    C’est ainsi que nous nous sommes retrouvés au Club nautique de Versoix, au-dessus du lac et du port, dans l’air frais d’une petite bise. Alain y avait eu un voilier au mouillage et le passé est remonté, intact. Il nous raconta ses aventures sur le Léman, mais aussi en mer, le naufrage auquel il avait échappé de justesse au large de l’Ecosse. Et nous avons eu le plaisir de retrouver notre ami d’autrefois. À la fin du repas, il ne voulait plus s’en aller.

    — Dis-moi, Alain, ce matin, tu étais partant ?

    Avec la crainte de nous blesser, il avoua :

    — Pas vraiment !

    Laurette confirma. Mais lorsque nous sommes revenus au parking, elle nous confia avec une certaine émotion :

    — Il ne faut pas se leurrer, on ne pourra pas recommencer.

    Nous avons encore flâné, assis tous les quatre sur un banc au-dessus des bateaux. Alain avait retrouvé ses blagues d’autrefois. Mais il fallait partir et ne pas tenter le diable ! C’est en riant que nous nous sommes quittés.

    Le lendemain, Laurette nous a envoyé un mail :

    — Parfois, on se dit : YES WE CAN.


  • La maison s’est vidée

    Julien est reparti dimanche avec son fils. Thomas a apprécié son stage d’escalade. Des circonstances variées, dont le Covid, avaient réduit les effectifs du groupe. Ils n’étaient donc que trois avec le moniteur pour grimper dans les Alpes au Salève, dans le Jura à Mijoux ou vers Saint Claude.

    Nous les avons laissés aller à Grenoble et nous ne l’avons pas regretté. Ils ont tourné avec Eve et sa famille dans les quartiers de street art et je dois dire que rien que d’y penser la vue de ces grandes fresques murales me dépriment un peu, alors dans cette chaleur – la température frôle les 38° – j’aurais eu du mal à supporter leur omniprésence. Ils sont revenus ravis malgré les piqûres de moustiques qui ponctuaient les mollets de Thomas.

    Samedi soir, nous étions invités par Laura et Nicolas à un « apéritif-dînatoire », très éclectique comme souvent dans le Pays de Gex. Laura est écossaise et son mari britannique. Au frais dans leur petit jardin côté Jura, nous avons retrouvé leurs voisins : une Bulgare et son compagnon un Danois (plus que fier de la victoire de son compatriote au Tour de France), un couple de Britanniques, Jill et Tony, lui est historien (mécontents du Brexit), nos amis et voisins communs Denis et Jacqueline plusieurs fois  évoqués ici (Denis, très récent retraité) et enfin nos folkloriques tatoués, boucle à l’oreille, Olivier et Stéphane.

    Conversations variées. Ces derniers au physique de malabars hébergent douze chats qui les saluent alignés et assis sur leur derrière, pattes repliées chaque matin avant leur départ pour le travail. Ils soignent aussi une centaine d’oiseaux dans une grande volière, dont une trentaine « d’inséparables ».

    Nous avons évoqué le piano de Nick et ses gammes. Il craint toujours d’embêter les voisins et Laura a dit :

    – Quand il fait ses exercices, je m’en vais !

    Jacqueline et moi avons assuré qu’il ne nous gênait pas. J’ai dit :

    – Et même, j’aime bien.

    J’ai ajouté :

    – Mais, de temps en temps, Nick,  juste pour nous faire plaisir, tu pourrais peut-être jouer une pièce en entier ?

    Il a ri et Laura a expliqué en montrant ses propres doigts :

    – Vous comprenez, il n’est pas content parce que son majeur et son annulaire ne sont pas assez indépendants l’un de l’autre !

    Antoine et Céline n’avaient pas pu venir, car ils étaient invités à une soirée costumée, Laura n’avait pas très bien compris sur quel thème. Antoine passe parfois au-dessus de nos jardins en ULM et j’ai fait remarquer qu’on se sentait un peu espionnés. Jacqueline a approuvé et a ajouté :

    – En fait, c’est Nicolas depuis son salon en belvédère qui observe et sait tout sur le village. Intelligence Service.

    Nous avons hélas dû partir un peu trop vite, car nous voulions profiter de nos derniers moments avec Julien et Thomas.

    Dimanche soir, après le départ de Julien, ce sont Wilfrid, Agnès et leurs enfants qui sont venus au frais dans notre jardin.

    Armand a terminé victorieusement sa première année à l’EPFL, École Polytechnique Fédérale de Lausanne (une des meilleures écoles d’Europe). Armand, un grand gaillard de 80 kilos, paisible et peu bavard d’habitude, nous a raconté le travail intense, les camarades et les pâtes à toutes le sauces qu’il se cuisine chaque soir. Il nous a aussi expliqué dans le détail la différence entre la mêlée et le rock (j’ai surtout compris pourquoi je ne comprenais rien aux règles du rugby).

    – Ce que j’aime le plus, a-t-il dit, c’est le placage. Je cours le plus vite possible vers l’adversaire et je lui rentre dedans tête baissée. J’adore le choc.

    – Tu as un casque ?

    Il m’a regardée étonné, avant de comprendre ma question :

     – Pas la peine.

    – Tu t’es déjà fait mal ?

    Il a hoché la tête avec indifférence. Armand a fait partie des équipes nationales junior ! Quand il a arrêté d’aller à Oyonnax pour se consacrer à ses études, il s’était déjà cassé plusieurs os et le nez.

    Agnès et Lise voudraient bien apprendre les rudiments du bridge. Mais nous avons à peu près tout oublié et les règles d’annonces ont considérablement changé depuis notre jeunesse joueuse. On verra bien… avec l’aide d’Internet… Il faut déjà qu’on achète des cartes neuves, les nôtres ne glissent plus après des années de rami avec les petits-enfants.


  • Chaleur et famille

    Les enfants et petits-enfants sont arrivés jeudi soir pour quatre jours, Ève, Emmanuel, Noé et Marius.

    Ils ont fêté mon anniversaire : un tiramisu, la nouvelle édition du dictionnaire du scrabble. Une année de plus. Comment est-ce possible ? Parfois, je me dis que les ans pèsent. D’autres fois, j’estime qu’il y a du bon à vieillir, même au-delà de quatre-vingts ans : plus de sagesse, moins de préjugés. Cueillir le jour n’est pas si mal, et le présent offre des surprises qui font vivre, comme un message affectueux, un bain dans le Léman entre deux bises, une petite heure de causette avec les voisins.

    Noé a brillamment réussi son bac et grimpe dans les montagnes du Dauphiné avec ses amis. Marius grandit ce qui semble fatigant. Il reste souvent dans sa chambre à discuter avec ses amis via internet. Ils font des constructions auxquelles je ne comprends rien.

    Les parents se sont reposés et ont beaucoup marché malgré la chaleur. La France est en état de canicule, mais ici la maison demeure fraîche pour le moment, grâce à la bise qui souffle sur le lac.

    La nuit du 14 juillet, nous sommes montés sur la colline de Vesancy en lisière de forêt pour voir se lever la lune. Une « grosse » lune. Nous avons grimpé au-dessus de la chapelle de Riantmont. Un troupeau d’une cinquantaine de jeunes vaches nous a dépassés, d’abord tranquillement, puis au galop. Inquiétant dans le crépuscule et j’ai songé au défilé des aurochs de la grotte de Lascaux, le bruit puissant des sabots en plus ! La lueur derrière le Jura s’est estompée pour laisser la place à une nuit lumineuse agrémentée de quelques étoiles. Et dans la plaine qui s’étendait jusqu’aux Alpes, les villages scintillaient, Genève et son aéroport brillaient. On distinguait très bien le panache éclairé du jet d’eau.

    Tout le long du Jura et des Alpes, des feux d’artifice ont démarré, se sont éteints, d’autres leur ont succédé. La France célébrait dignement sa fête nationale. Noé et Marius qui étaient montés plus haut nous ont téléphoné qu’ils en voyaient sept de l’autre côté du Léman, vers Évian et Thonon

    Et nous avons attendu l’arrivée de la lune, à se demander si elle viendrait jamais… Le ciel a rougeoyé au-dessus des arbres. Un point lumineux est apparu, son arrondi a dessiné les pointes des Dents du midi, puis elle s’est levée, mystérieuse et impériale, dans le silence de la montagne. Cérémonie à l’échelle de l’univers qui nous a laissés muets, perdus dans nos pensées.

    Nous sommes redescendus jusqu’à la voiture, prosaïquement éclairés par le flash de nos portables.

    Julien est arrivé de Nogent avec Thomas pendant qu’Ève et sa famille se promenaient à l’ombre, le long de la Versoix. Ils ont discuté de choses et d’autres un petit moment, mais Covid oblige, ils ne pouvaient pas rester ensemble dans la maison. Nous nous reverrons tous samedi prochain à Grenoble dans la journée. Les aléas des vacances depuis trois ans !

    Thomas est inscrit à une école d’escalade. Son ami Gaël n’a pas pu venir, testé positif avec une otite l’avant-veille de leur départ. Quel dommage, un si gentil garçon ! Il démarre le matin à 9 heures et rentre le soir à 5 heures. Son père travaille, bien que la connexion soit depuis quelque temps assez défectueuse. Gilles et moi continuons de nous baigner tous les matins, à l’abri de la digue de Versoix lorsqu’il y a trop de vent. L’eau est bonne, un peu fraîche comme je l’aime !


  • Installation à Tougin.

    A Versoix.

    Ouf ! Nous voilà à Tougin. Une nuée de touristes, la raréfaction des rames de métro et la vie à Paris devenait de plus en plus difficile. Le dernier retour de l’atelier fut particulièrement pénible. La ligne 8 traverse les sites les plus fréquentés de la capitale, l’Opéra, la Concorde, les Invalides, la Tour Eiffel.

    Les amis partis, les activités suspendues, tout s’était arrêté pour deux mois. Mais le rendez-vous de routine chez mon médecin ayant été repoussé sans explication, nous avons dû retarder notre départ. Après une heure et demie dans la salle d’attente bondée, je lui ai demandé ce qui lui était arrivé.

    — Le Covid ! J’ai attrapé le Covid et maintenant je suis débordée, je ne parviens plus à gérer mes patients !

    Nous sommes partis le lendemain. Par chance, la grève de la veille n’avait pas été reconduite… Le voyage m’a paru plus long que d’habitude, tellement j’avais hâte d’arriver. Pourtant le TGV avait repris le trajet de Nantua, plus court, obstrué durant six mois par un éboulement de terrain.

    J’ai mis tout de même plusieurs jours avant de réaliser que nos nuits étaient plus reposantes, plus fraîches, que les oiseaux chantaient, qu’on respirait mieux, qu’on avait tout le temps devant soi. Dès le lendemain matin, nous sommes allés au Léman, mais une grosse bise soufflait, charriant des vagues et des moutons. Un grand bol d’air, superbe mais pas baignable ! C’est ce vent, devenu mistral ou tramontane dans le midi qui attise les feux dévastant ces temps-ci forêts, garrigues et maquis par milliers d’hectares en raison de la sécheresse exceptionnelle qui sévit depuis le printemps.

    Le jardin ne se portait pas trop mal. Nous avons sorti la table de bois, les chaises et le parasol, extirpé les pissenlits, arraché les mauvaises herbes, arrosé ce qui restait de fleurs. Et nous prenons tous nos repas dehors à commencer par le petit déjeuner. Rien que de très banal, mais tellement différent de notre vie parisienne ! Nous avons reçu le nouvel amplificateur que Gilles met au point pour écouter de la musique, un des agréments de Tougin. Je me suis remise au piano avec la même maladresse et le même plaisir. Voilà tout ! Je peux ajouter que nous allons nous baigner chaque matin dès huit heures pour éviter le remue ménage de l’école de voile. Nos muscles commencent à se dérouiller. Une vie tranquille en attendant l’arrivée des enfants.

    Nous sommes tout de même allés dimanche retrouver Hervé et Véro à Bioléaz au-dessus du lac du Bourget dans le Valromey, une région que nous ne connaissions pas. Un désert. Sans le GPS, nous ne serions jamais parvenus à destination. Une centaine de kilomètres, pour les deux tiers sur des routes tournantes et étroites, mais magnifiques. Nous avons traversé le Rhône sur le barrage de Génissiat. Cela m’a rappelé le carnet de navigation de mon père : il l’avait descendu dans les années 1930 depuis le Pays de Gex jusqu’à Donzère-Mondragon, via Lyon et Valence avec son neveu Albert Mounier. Ils avaient porté à bout de bras le canoé pour passer Génissiat. Imaginez son poids, acajou et rivets de cuivre ! J’avais cru ce carnet perdu, il avait ressurgi au dessert dans les mains de Marc lors de notre dernier déjeuner familial de Livilliers.

    Hervé gardait la maison de son beau-frère Éric pendant que le couple faisait une croisière vers le Spitzberg. Une vaste maison dans un village traditionnel accroché à la pente. Une vue qui portait loin vers le massif des Bauges, si paisible que nous n’avons pas jugé bon de bouger. Après le repas et le café, nous avons savouré une sieste bienfaisante. Nous avons gigoté dans la piscine. Nous avons ensuite discuté sur la terrasse de tout et de rien, mais surtout de politique. Mon frère est très impliqué dans la vie publique d’Élancourt et de Saint-Quentin-en-Yvelines. Nous avons évoqué son fils, gravement atteint du Covid en 2021 et resté pourtant farouchement antivax et complotiste. Nous avons constaté que la logique n’a pas cours dans ce domaine. J’ai pensé aux nombreux contes fantastiques qui ont de tout temps surgi durant les épidémies.

    Un couple ami devait accompagner Éric et son épouse au Spitzberg. Testés par obligation la veille de leur départ, ils s’étaient découverts positifs. Leur voyage avait été annulé et non remboursé. Encore un alea des années Covid !


  • Derniers jours à Paris.

    Une fois de plus réfléchir à ce qu’on doit apporter à Tougin, remplir les clés USB. Je range l’atelier, je réunis les couleurs, aquarelles, huiles, papiers, tout le nécessaire pour deux mois, avec comme d’habitude, l’impression d’oublier quelque chose.

    Et comme d’habitude, après la nostalgie de devoir quitter Paris, s’installe le désir de retrouver les montagnes, le lac, un air plus respirable, des nuits fraîches, mon village, mes voisins, les petits soucis du jardin, les repas dehors et surtout de me retrouver pour un temps loin des ambitions de la grande ville, près de la réalité du temps qui passe et de la relativité de la nature humaine au contact d’une nature qui ne trompe pas

    C’est ainsi qu’hier, nous sommes allés voir la performance de Lina Lapelytè, « The Mutes » au centre Lafayette Anticipations. J’ignorais l’existence de cette fondation au cœur du Marais et encore plus celle de la performeuse, jeune lauréate du Lion d’or de la biennale de Venise de 1919, une ancienne violoniste. Célia venait d’y trouver du travail et je voulais en profiter avant de partir pour faire un plongeon dans le monde sophistiqué de l’art contemporain qu’elle affectionne et que je comprends mal.

    Le dimanche avait rempli les rues d’une foule de touristes, mais c’est dans une rue presque déserte que nous avons fini par trouver ce « lieu » comme on désigne aujourd’hui les espaces culturels, un ancien entrepôt des énormes chapeaux vendus au BHV à la belle époque. Entièrement remanié par un architecte international, aéré, sobre, c’est un exemple des nouveaux musées construits à prix d’or, dont les matériaux de verre, de métal gris et de ciment lissé font penser aux abbayes cisterciennes. Une perfection que je juge toujours un peu intimidante.

    Nous avons été reçus par la « médiatrice », le nom donné aux guides de ces expositions dont il faut expliquer le pourquoi du comment. Ravissante, souriante, elle s’est lancée pour nous deux, seuls participants à la visite, dans un discours d’où émergeaient des mots comme « performeurs, chanter faux, ortie, inconfort ». En effet, nous entendions des psalmodies disgracieuses provenant d’une ingénieuse plate-forme mobile au-dessus de nos têtes, accompagnées de grincements, sons classiques dans ce genre d’endroit. Elle nous donna un livret explicatif.

    La performeuse avait fait un casting pour sélectionner les voix les plus fausses possible, comédiens ou monsieur et madame Tout-le-Monde.

    — Je crois que j’aurais eu mes chances, lui ai-je confié.

    Elle mit quelques secondes à comprendre et se risqua à un sourire timide.

    — La performeuse voulait montrer qu’on peut chanter faux, contredire l’harmonie, montrer la valeur de la dissonance.

    Moi qui aime tant l’harmonie !

    — Pour insister sur la valeur de ce qui dérange, elle a installé des orties, vous allez voir… et aussi des bancs inconfortables…

    — …Elle veut prouver que tout le monde ne chante pas juste, qu’il y a de la place pour les gens qui chantent faux, qu’il y a de la place pour l’inconfort… qu’on peut même y trouver une certaine valeur.

    Ah bon ! Pourquoi pas ?

    — La performance dure quarante minutes, mais vous pouvez rester le temps que vous voulez. Nous discuterons en redescendant.

    Nous avons grimpé les marches et nous sommes retrouvés dans l’univers figé des performances, ce cérémonial sacralisé qui laisse le public immobile et sans voix. Il y avait là une vingtaine de personnes. Nous avons tourné autour de plantations d’orties, nous nous sommes assis sur des bancs qui rayaient les fesses. Des performeurs déambulaient dans une chorégraphie d’évidence réglée au cordeau, le nez en l’air, mornes, le regard dans le vide. Ils s’arrêtaient de temps en temps devant un micro et sur un ton faux et monocorde récitaient des textes exprimant des malaises variés, incommunicabilité, espoirs déçus, etc. Quand ils se sont réunis une bonne dizaine en groupe choral désaccordé, il ne restait plus sur les bancs que trois pelés et quatre tondus.

    De retour au rez-de-chaussée, nous avons poliment commenté la performance avec la médiatrice un peu inquiète de nos réactions, puis nous avons bu un verre avec Célia, aussi impeccable et policée que le lieu. Au bar, la jeune fille (également jolie) nous a avoué qu’elle avait les oreilles en compote en fin de semaine. Pour une performance nommée « Les Muets » ! La conceptrice (la trentaine, élégante et belle) est apparue à la porte, mais elle ne s’est pas présentée.

    Nous nous sommes arrêtés pour dîner derrière le Centre Pompidou sur une terrasse d’un boui-boui un peu moins bondé que les autres. Quel plaisir ce fut d’entendre rire de bon cœur la petite serveuse noire, tresses en bataille, et en partant nous lancer avec un sourire lumineux, d’une voix claire et musicale :

    — J’espère que ça vous a plu ? Bonne soirée et bonnes vacances !

    Par la suite, j’ai pensé à la chanson de Boris Vian : Fais-moi mal, Johnny, qui se termine par :

    Maintenant, j’ai des bleus plein les fesses

    Et plus jamais je ne dirai :

    Fais-moi mal, Johnny, …


  • USA. Déjeuners à la campagne.

    Triste semaine ! La Cour suprême des États-Unis a révoqué le droit constitutionnel à l’avortement qui datait de 1973. À la suite de quoi le Missouri et bientôt la moitié des états pénalisent à nouveau l’avortement, même en cas de viol et d’inceste. Que de souffrances à venir ! Les plus pauvres n’auront pas les moyens de se rendre dans les états le pratiquant.

    Récemment, alors que nous évoquions l’hôpital Tenon, Jean-Luc Truelle nous a rappelé de terribles souvenirs :

    — J’y avais fait mon premier stage d’internat, dans le service de gynécologie. C’était avant la loi sur l’IVG. Je n’ai jamais rien vu de plus épouvantable !

    Jean-Luc a cependant fait sa carrière dans la traumatologie à l’hôpital de Garches, il a vu passer nombre de grands accidentés, de comas dépassés.

    — Dans une immense salle, une cinquantaine de femmes gémissaient ou hurlaient de douleur sur les lits alignés dans une odeur épouvantable. Beaucoup agonisaient sans qu’on ne puisse rien faire pour elles. En tant que catholique, je suis et je reste pour le respect de la vie du fœtus. Pourtant, j’ai été très heureux lorsque Simone Weil a fait libérer l’avortement. Une grande dame !

    En effet, on a tous en mémoire son courage, sa détermination en face d’une assemblée presque exclusivement masculine. On a tous en mémoire son discours à l’Assemblée Nationale :

    Aucune femme ne recourt de gaieté de cœur à l’avortement. Il suffit d’écouter les femmes. C’est et cela restera toujours un drame…

    Comment est-il possible que dans l’Amérique qui prône la liberté, qui se veut l’image de la démocratie, neuf juges nommés à vie décident de la vie et de la mort des femmes ? Les mêmes juges ont la semaine dernière autorisé le port d’armes dans la rue sans aucune restriction. Oh, la Statue de la Liberté ! Oh, les GI débarquant sur les plages de Normandie pour libérer l’Europe de l’oppression nazie !

    Il serait grand temps que les États-Unis fassent évoluer une constitution inadaptée au monde actuel. Le monde entier vacille, les mensonges de Trump, la folie de Poutine se normalisent. La guerre se banalise.

    On avait mis les morts à table, a dit le poète.

    La France n’est pas si mal lotie par rapport au reste du monde, mais l’économie de guerre qui s’annonce commence à faire ses effets et les prix flambent, provoquant des mouvements sociaux. La barque est difficile à mener, dans les familles modestes, comme au gouvernement. L’avenir est sombre. On voit surgir des tas d’idées : la crise sanitaire et le confinement ont bousculé les mentalités. Qu’en sortira-t-il ? L’avenir le dira.

    En attendant, une septième vague d’épidémie démarre très nettement. Je remets mon masque dans les milieux confinés et encombrés. Nous avons cherché à nous faire injecter la quatrième dose, mais les pharmacies sont en rupture de stock.

    L’été est arrivé. C’est au milieu des roses que nous avons fêté l’anniversaire de Marc, chez lui, à Livilliers. Comme les années passent ! Évocations de notre enfance. Elle parait si proche et si lointaine à la fois. Place désormais à nos enfants, à nos petits-enfants. Leur vie ne sera pas facile vu l’état de la planète, mais je crois qu’on peut leur faire confiance. Pour le moment, ils ne se débrouillent pas si mal !

    Dimanche, nous avons été invités à déjeuner dans le jardin des VDH. Température idéale. Bœuf en gelée aux carottes, cuisson lente, délicieux. Les hommes avaient été ou étaient encore chercheurs à l’Ecole polytechnique. Nous avons parlé de nos activités variées, de la santé qui désormais se mérite, de la politique. Nous avons récité des fables de La Fontaine. Brigitte, ex-professeure de français, nous a détaillé du Racine, du Baudelaire :

    — Baudelaire c’est tellement beau ! Mais qu’est-ce que c’est triste ! a-t-elle commenté.

    — Tout cela me barbait, à l’école, dit Simone.

    — Moi aussi, ai-je répliqué. Mais maintenant, je comprends la force de ces grands textes.

    En fait, non, ils ne me rasaient pas, ils me laissaient sur l’expectative, dans une sorte de questionnement, une suspension qui me tirait de l’ennui à jamais. Leurs mots devenaient une nourriture plus ouverte à l’avenir que mes livres d’enfants dont je devinais trop souvent la fin.

    Nos amis commencent à partir, les activités se mettent en sommeil pour l’été. C’est toujours avec un peu de mélancolie que je vois arriver notre départ pour Tougin. C’est la même chose lorsqu’à l’automne nous devons quitter Tougin pour revenir à Paris. Les changements sont de plus en plus difficiles à absorber, mais plus que jamais indispensables pour ne pas s’encroûter.


  • Elections législatives. Canicule.

    Aux élections législatives, le parti du président de la République perd la majorité absolue. Pour la première fois, l’extrême droite fait une percée et passe de 8 à 89 sièges.

    Emmanuel Macron ne l’a pas volé. En gouvernant sans réelle concertation, il s’est mis à dos ceux qui se sentent exclus des décisions les concernant.

    Marine Le Pen n’a pas seulement engrangé sur ce mécontentement, mais elle a tiré les bénéfices d’une certaine rigueur morale et politique lorsque, sans regret, elle a laissé partir vers le candidat Zeymour les pourris de son parti, dans le genre Gilbert Collard. Idées fascistes et compagnonnage véreux plus ou moins écartés, son parti n’en reste pas moins populiste, sans réelles propositions.

    Ce matin, aux yeux de la macronie, la France serait devenue ingouvernable. On verra…

    Je reviens sur la kermesse de Montalembert à Nogent. Très impressionnée par l’implication des parents : stands de jeux imaginatifs et numérisés, restaurant presque gastronomique (cochonnet chaud à la crème légère), structures gonflables rigolotes, karaoké… Il régnait ce dimanche sur l’école de Thomas une bonne humeur et une vivacité qui démentaient les propos pessimistes entendus souvent sur les générations montantes.

    Canicule.

    À Paris, la température est montée jusqu’à 38°. Pendant deux-trois jours, j’ai vécu dans l’obscurité, fenêtres et rideaux fermés, ne bougeant que pour aller boire, la plupart du temps allongée dans mon lit, agréablement rafraîchie par un ventilateur.

    Gilles était parti jouer Les Suppliantes à Argenton-sur-Creuse. Ils devaient se produire dans le théâtre antique à 14 heures en pleine cagna et j’étais inquiète. Heureusement, la direction du Festival leur a trouvé une solution de repli dans l’église de Saint-Marcel. Mais la représentation du lendemain soir était maintenue au théâtre antique.

    J’ai vu sur internet que la température y frôlerait encore les 40° à 21 heures et je lui ai envoyé un message exprimant mes craintes, lui rappelant « qu’il tombait facilement dans les pommes », que « je n’aimais pas ça ». Ils ont finalement et heureusement décidé de jouer de nouveau dans l’église.

    Au retour, il m’a dit :

    — Quand j’ai reçu ton message, nous étions en train d’en discuter et ton message les a aidés à prendre leur décision.

    Je lui ai dit :

    — Ils ont surtout eu peur d’avoir à te ramasser par terre !

    Il a conclu :

    — De toute façon, le public ne serait pas venu !

    C’est sûr ! Mais j’imaginais la déception des hellénistes, attachés au vaste amphithéâtre romain.

    Gilles a donc joué le roi d’Argos du haut de la chaire historique en bois ouvragé de la très belle église romane de Saint-Marcel.

    Une photo en fait foi. Il y a grande allure, dans sa toge écarlate, derrière son masque et sa barbe blanche. Cependant, je dois dire qu’elle m’a un peu gênée, car je n’ai pas un très bon souvenir des harangues et des prêches qui nous tombaient sur la tête dans mon enfance.

    — Elles ne sont plus jamais utilisées, dit Gilles

    — Tu as donc poussé le petit portillon du bas ?

    — Oui, et j’ai monté l’escalier de bois.

    — Les marches étaient raides ? Les prêtres étaient vieux, souvent des vieillards.

    — Il y avait des rambardes des deux côtés.

    Il se tut un instant, et il précisa :

    — Le bord de la chaire était rembourré et recouvert de velours. Très confortable pour les mains et les avant-bras !

    Je pensais à mon inconfort de petite fille, au débit de paroles qui n’en finissaient pas, à cette patience qui me tenait sans réaction sur mon banc de bois ou sur ma chaise de paille trop haute.

    A la réception de la photo sur Whatsapp, nos enfants qui n’avaient pas connu ce genre d’obligation manifestèrent à leur père leur admiration par un pouce levé. Cette « icône », certes, n’avait pas grand-chose de commun avec la solennité des rites gréco-latins ! Peut-être, avec le pouce levé des César au Colysée.

    Dois-je ajouter que juste avant la canicule, un douloureux torticolis m’avait maintenue au lit durant plusieurs jours ? Épisode chronique, … malvenu dans une chronique ?


  • Vol de mon portable. Démarches.

    Nous avions rendez-vous avec Caroline place Colette, devant la Comédie française pour dîner ensemble au restaurant. Une longue conversation téléphonique avec Anny-Claude m’avait mise en retard. Ces temps-ci la température fluctue beaucoup. J’avais vite enfilé une veste un peu chaude et glissé mon portable dans la poche.

    Il dépassait un peu. Tout le monde connait cette vague impression de faire une erreur.

    Nous avons déboulé sur le terre-plein et y avons retrouvé Caroline. Il nous fallait chercher un restaurant. Anny-Claude m’avait conseillé une terrasse rue Saint Honoré. Au moment de traverser l’avenue de l’Opéra, constatant combien l’endroit était bruyant, nous avons rebroussé chemin. Des camions de télévision encombraient les abords de la Comédie française et le public arrivait à flot pour la séance de vingt heures. Nous sommes retournés vers le jardin. Arrivés aux colonnes de Buren, machinalement, j’ai mis ma main dans la poche. Mon téléphone avait disparu !

    Vous connaissez ! On perd tout en une seconde. Ses adresses de téléphone et de mail, ses photos. Impressions de mini naufrage.

    Nous avons refait le trajet. Les techniciens de la télévision se sont mis en quatre pour nous aider, mais c’était sans espoir. Gilles au milieu des colonnes, dans le décor de Charade, le fameux film policier avec Audrey Hepburn revu récemment à la télévision, a appelé l’opérateur pour bloquer l’appareil.

    Nous avons tout de même pu dîner agréablement au Villalys. Une joyeuse tablée de jeunes, probablement une promotion d’étudiants, nous a fait changer de place et c’est un peu plus loin avec leurs rires en arrière-plan et la sérénité du jardin du Palais-Royal que j’ai pu retrouver mes esprits et relativiser une perte, finalement toute relative, puisque des sauvegardes avaient été réalisées peu de temps auparavant. Mes photos de travail avaient miraculeusement échappé à l’incident ! Merci à Caro qui nous invitait d’avoir su prendre l’évènement avec philosophie et gentillesse !

    Le lendemain, je suis allée faire une déclaration de perte au commissariat.

    Un chantier le remplaçait ! Retour à la maison. Un méli-mélo d’informations notait des commissariats loin de chez nous. Un site très mal fait indiquait un poste de police à deux pas, dans le bâtiment refait à neuf de la grande poste. Tout de même, nous l’aurions su ! Le lendemain en allant faire les courses, Gilles est allé voir. Oui, il y avait bien là un bureau de police et qui pouvait même enregistrer le vol.

    J’y ai couru. C’est ainsi qu’évitant les interminables attentes propres à ce genre de démarches, le commissaire de police m’a prise en charge. Grand, brun, visage charpenté, un peu sévère, il boitait légèrement. Séquelles d’intervention ? Ses collègues l’appelaient Marco. Il a d’abord blagué :

    — Impossible de recevoir votre déposition. On est en grève !

    — Comme d’habitude ! ai-je répondu.

    Il m’a introduite dans son bureau et devant son clavier, il a posé les questions d’usage : vol à la tire, lieu du vol, numéro du portable…

    — Un roman, lui ai-je dit.

    — Pas vraiment, a-t-il répondu.

    — Les romans ne se terminent pas tous bien ! Surtout les romans policiers.

    Il a vaguement souri tout en se battant avec son ordinateur qui ne voulait pas envoyer la déposition par Internet. Il a fini par l’imprimer avec les plus grandes difficultés. Je lui ai demandé :

    — Depuis combien de temps ce commissariat est-il ouvert ?

    — Depuis vendredi dernier.

    On était mercredi !

    De retour à la maison, le téléphone a sonné. C’était le commissaire qui m’annonçait fort gentiment qu’il avait enfin pu m’envoyer la déclaration par internet. Je l’ai abondamment remercié.

    Il portait une bague ornée d’une croix de Lorraine. En hommage à la Résistance ?


  • Roger et Sally contaminés.

    Arrivés à Paris début mai, Roger et Sally, nos amis de San Francisco avaient continué sur la Dordogne. Depuis des années, ils louaient la même vieille maison à Saint Julien, un charmant village avec église, épicerie, boucherie, un condensé de la France qu’ils aiment.

    Après les deux années de Covid, ils avaient eu l’idée de s’y retrouver avec leurs enfants, Michaël, Andrew, Aly et l’amie de ce dernier, venus également de San Francisco et d’une ferme plus au nord. Ils devaient y rester quinze jours, puis continuer sur Ferrare, chez Barbara, la sœur de Roger.

    Nous n’avions pas de nouvelles — pas de nouvelles, bonnes nouvelles — jusqu’à la réception d’un message envoyé par Sally lorsque nous étions à Grenoble.

    Après un séjour enchanteur, une fois leurs enfants retournés en Californie, ils étaient partis en train avec l’intention de visiter la côte Ligure. Ils avaient passé la frontière italienne à Vintimille. Mais Roger s’est senti un peu enrhumé. Il a fait un test. Positif ! Changement de direction, plus de Ferrare. Ils avaient alors décidé de rentrer à Paris pour s’y confiner. Nous sommes actuellement à Modane, une histoire de banque. Ils y avaient vécu autrefois quand Roger étudiait les ondes gravitationnelles dans le tunnel de Fréjus. Ils voulaient profiter de l’occasion pour fermer leur compte.

    Coïncidence, ce jour-là nous allions à Albertville, tout près de Modane, pour visiter Jean-Claude, le frère de Gilles. Hélas, il n’était pas prudent de fatiguer Roger, de santé fragile, et nous n’avions pas reçu la quatrième dose. Il valait mieux attendre pour se rencontrer. Ils ont cherché à partir le jour même pour Paris, mais tous les trains étaient complets. Au dernier moment, les employés de la SNCF les ont fait monter sans billet dans un TGV provenant d’Italie en les installant sur des sièges pour handicapés.

    Vous pouvez les imaginer perdus, ignorant les directives françaises de santé, loin de chez eux. Ce sont des durs, à l’américaine, pas du tout pleurnichards comme peuvent l’être les Français, mais ils ont notre âge et la fatigue se fait sentir.

    Ils sont donc restés dans le petit appartement parisien de Barbara, trente mètres carrés, sans voir personne, sans eau chaude et sans télévision, Sally contaminée à son tour. Les escaliers à descendre et à monter. La voisine a proposé de faire leurs courses, ce qu’ils ont décliné pour faire de l’exercice. Quand au bout des cinq jours ils se sont testés, ils étaient toujours positifs.

    Il leur fallait un test négatif pour rentrer chez eux et Sally de sa voix chantante m’a dit au téléphone :

    — Certaines personnes demeurent positifs pendant quatre-vingt-dix jours. On est un petit peu déprimés.

    Roger et Gilles se sont penchés sur le difficile décryptage des directives américaines. Finalement elles n’étaient pas aussi strictes qu’à première vue. Il suffisait d’une attestation médicale quant à la date des contaminations. Elle leur a été fournie par leur médecin de San Francisco ! Après avoir eu toutes les peines du monde à l’imprimer, ils restent inquiets, sachant les aéroports submergés par un afflux de touristes et par un manque de personnel.

    Nous avons enfin pu nous rencontrer à une terrasse de café, place de la Sorbonne. On les sentait un peu plus détendus malgré l’orage qui a éclaté. Leur légendaire sens de l’humour avait repris le dessus.

    — Tu connais Sally, elle va avoir une histoire à raconter, a dit Roger.

    — On a tout de même pu manger des croissants tous les matins au petit déjeuner, a dit Sally.

    — Sans pouvoir se doucher, on est sale. Comme au bon vieux temps du camping !

    La veille, voyant qu’il était désert, Sally était entrée dans un salon de coiffure pour homme. Elle avait expliqué sa situation au coiffeur et lui avait demandé s’il voulait bien lui laver les cheveux. Il l’avait fait asseoir, l’avait shampouiné. Il lui avait même fait une petite mise en plis, ce qu’elle n’avait pas demandé :

    — Combien je vous dois ? avait-elle dit, décidée à le payer largement.

    — Rien du tout ! avait-il répondu.

    Malgré son insistance, il n’avait rien voulu savoir.

    De guerre lasse, elle lui avait proposé de le prendre en photo :

    — Pour montrer à mes enfants et à mes petits-enfants…

    — …Il a paru content, a-t-elle conclu, mais j’étais gênée.

    — Vous avez de bonnes têtes, c’est pour ça qu’on est gentil avec vous, lui ai-je dit.

    — Ça veut dire quoi avoir une bonne tête ? a-t-elle demandé

    Je n’ai pas su répondre.

    Gilles les a accompagnés rue Jean-Pierre Timbaud et les a aidés à mettre leur télévision en marche. Et je suis revenue sous la pluie à l’appartement par la rue de Rivoli et les Halles, au milieu d’une foule invraisemblable de touristes et de banlieusards.

    Tout à l’heure, par téléphone, Gilles a encore mis au point avec Roger quelques détails concernant leur box. Ils étaient devant la télévision et le plombier avait téléphoné qu’il viendrait réparer le chauffe-eau dès demain matin.

    On doit se revoir mardi, la veille de leur départ.