Deux concerts. Le premier rue Cassini, près de l’Observatoire. Ce fut une surprise de découvrir des façades Art Nouveau en continu le long du trottoir. Au 5, au bas de la façade de briques rouges, la porte arrondie était ouverte. Je fus accueillie par un homme qui prit mon manteau avec une rare courtoisie. Comme je lui faisais part de ma surprise et de mon admiration, il me répondit :

— C’est mon arrière-grand-père qui a fait construire cette maison. Le peintre Jean-Paul Laurens. Vous ne connaissez probablement pas.

Comme je hochais la tête, ce nom me disait quelque chose.

— Un peintre d’histoire.

(En fait, l’auteur de fresques au Panthéon, à la bibliothèque de la Sorbonne)

Il ajouta :

— Nous avons eu la chance de pouvoir la garder dans la famille et nous organisons des événements dans l’atelier.

Il me montra un large escalier à balustres en chêne sculpté.

— Montez, c’est tout en haut !

J’entrais dans l’atelier du peintre, très haut de plafond, une quarantaine de chaises y tenaient à l’aise. Une large mezzanine courait sur deux côtés, sous laquelle des divans recouverts d’indiennes étaient disposés en espaces plus intimes. Un piano demi-queue trônait au pied d’un vaste mur entièrement recouvert de toiles du début du vingtième siècle : des paysages, des portraits aux couleurs un peu noircies dans leurs cadres dorés. Des photos de famille sur une commode. Parsemés sur les meubles le long des murs des bibelots, des petites sculptures.

J’ai retrouvé quelques visages connus dont le grand pianiste Éric Heidsieck et son épouse Tania. J’ai embrassé Muse leur petite-fille avec laquelle j’ai fait du théâtre et je me suis assise sur un divan sous la grande verrière occupant tout le mur sur rue. Nous étions réunis autour de Quing Li pour le rodage du concert qu’il devait donner le dimanche suivant à la salle Cortot.

Il commença par une sonate de Beethoven qui me déçut un peu, trop chaotique pour mon goût. J’avais tellement aimé le concert de Philomuses, d’il y a un an ou deux ! Et j’avais froid. Un courant d’air me tombait sur la nuque depuis la verrière, je risquais un torticolis. J’ai profité d’une pause pour changer de place. Assise derrière, à côté de l’escalier de pitchpin qui montait à la mezzanine, j’étais libre de me lever, de bouger sans gêner personne et quand Quing Li démarra des pièces de Debussy, ce fut une merveille. Je crois n’avoir jamais entendu plus coloré, plus délicat, plus vivant. Un monde de sensations nous enveloppaient par la grâce d’une virtuosité qui ne s’imposait jamais. Un moment de liberté.

À la fin et après avoir rangé les chaises, nous avons pu discuter avec le pianiste, inquiet de nos impressions et surtout, bien sûr, de celles des Heidseick. Ils furent unanimes pour Debussy :

— C’était superbe. Rien à redire ! dit Tania

Éric lui dit en riant :

— Pas de poussières !

Il raconta que sa mère, musicienne, lui disait cette phrase quand il avait bien joué. Il fallait dépoussiérer la musique.

Avant de partir, je dis à Tania :

— Croyez-vous qu’on puisse avoir une opinion quand on n’y connait rien ?

La réponse fusa, large, inattaquable :

— Vous êtes le public !

Honneur qui me rendit un peu confuse. Le talent, l’immense travail des créateurs et des interprètes m’ont souvent paru disproportionnés avec l’écoute d’un public peu averti tranquillement installé dans son fauteuil.

J’eus la même impression le lendemain soir, à la Boule noire, café-concert de Pigalle, en écoutant Sarah Olivier. Concert rock, électro, lumières lasers, décibels.

Extravagante, valse de cheveux blonds, manches gigot à paillettes, lèvres écarlates, elle se déchaînait sur la scène au milieu de ses musiciens, micro fixe ou dans la main. En cris et murmures, elle offrait à son public sa vitalité, comme une déclaration d’amour. Ses chansons dont on ne comprenait pas toujours les paroles, exprimaient ses désirs, ses révoltes. Elle les partageait avec la centaine de personnes debout dans l’obscurité, un verre à la main. Et les pieds tambourinaient, les têtes se secouaient, les corps accompagnaient les rythmes rockies. Clameurs à la fin de chaque chanson. Du délire après l’une d’elles, un peu plus wave.

Debout devant deux larges consoles, attentifs, les yeux fixés sur Sarah, deux hommes d’une quarantaine d’années, manipulaient les leviers, impassibles. Ils assistaient le son des guitares électriques, de la contrebasse, du micro, avec tendresse, presque religieusement. Nouveau piano, nouvel instrument, ils faisaient corps avec la chanteuse.

Quand je suis sortie sur le boulevard Rochechouart désert, on sentait à la toucher, la nuit parisienne. On devinait derrière chaque porte un spectacle, des lumières, tout un monde noctambule. Il y avait là quelque chose d’émouvant.