Cent un ans !

Au musée du Louvre, une exposition sur les natures mortes.

Pour ma part, cette expression me gêne. J’ai tant peint, dessiné de ces « natures mortes », j’ai tant voulu en exprimer la vie, en fixer la vie, en perpétuer la vie, comme une lutte contre la mort, je préfère l’expression anglaise, still life. Si j’ai peint, dessiné, gravé des pots, en grand nombre, des verres et des carafes, des tissus, des fleurs et des fruits, des légumes, c’était pour la sensation qu’ils me procuraient. Je m’immergeais dans leur matérialité, leur fonction, comme par une sorte de réciprocité amoureuse dont j’essayais de laisser quelques traces.

Objets inanimés avez-vous donc une âme qui s’attache à notre âme et la force d’aimer ? a écrit Lamartine.

Je craignais que cette exposition ne soit trop orientée vers le camembert racorni, les fleurs fanées, le poisson à l’œil terni, la viande douteuse. J’en retardais d’autant plus la visite que Le Louvre étant à deux pas de chez nous, nous nous gardions la possibilité d’y aller à l’improviste. Erreur ! Désormais, tout se programme, tout passe par Internet. Pianotage et réservations. Gilles a pédalé plus d’une demi-heure dans le site du musée. Quinze jours plus tard, nous avons pu affronter la foule (les Chinois sont revenus) qui attendait devant la pyramide de verre.

Une charmante gardienne a soulevé les rubans mobiles des barrières et c’est sans attente que nous nous sommes trouvés à l’entrée de l’exposition devant une citation d’Arlette, ma belle-sœur, l’épouse de mon frère Yves, historienne :

Imbriqués les uns dans les autres, hommes et choses font l’histoire.

Nous allions participer à une réflexion sur les choses dans l’art et particulièrement dans la nature morte. Histoire, philosophie, sociologie, psychologie, écologie…, bien loin de l’approche sensuelle, à la fois familière et mystérieuse qui guidait et guide encore mes pinceaux, mes crayons.

Curieusement, au fil du parcours que j’ai labouré par deux fois, j’ai fini par en aimer l’aventure. Les œuvres faisaient œuvre de compagnie, elles se répondaient avec finesse. Naturellement, j’en connaissais beaucoup, et c’était retrouver de vieux amis.

Les dernières salles, dédiées à l’art contemporain, m’ont posé quelques questions. Souvent son objectif. Quels points communs, quelles différences observer entre l’énorme poulet déplumé, troué, prêt à rôtir, industrialisé, d’une terrible blancheur et le Bœuf écorché de Rembrandt, rouge, sombre et sanguinolent, tous deux suspendus par les pattes ?

Cette après-midi-là, par une suite heureuse de circonstances, nous avons retrouvé Virginie, dans l’Ehpad de sa mère Micheline. J’ai connu Max et Micheline aux Beaux-Arts de Paris. Il était sculpteur et revenait d’Algérie, elle était peintre et graveur. Virginie était déjà née, sa sœur Olivia allait suivre trois années plus tard. Ils vivaient dans un petit deux pièces du quartier de Montparnasse, près de l’atelier des frères Giacometti de la rue Hyppolite-Maindron. J’avais aimé ce couple chaleureux, ouvert et créatif et depuis ce temps nous ne nous sommes plus jamais perdus de vue. Nous avons vécu ensemble des moments mémorables. Gilles est le parrain d’Olivia, laquelle est venue passer un mois avec nous à Boulder aux USA.

Aujourd’hui, Max n’est plus de ce monde et Micheline après des problèmes divers s’est retrouvée en Ehpad chez les Petits frères des pauvres, rue Notre-Dame des Champs. Elle y vit des jours tranquilles, en fauteuil roulant. Virginie et ses petites filles sont aux petits soins pour elle, Olivia qui habite dans le midi vient la voir aussi souvent que possible.

Au titre de « membres de la famille », nous avons été conviés à une fête de « La Maison ». C’était une bonne occasion de rencontre après les années Covid dont on traîne encore un peu la léthargie.

Nous nous attendions à une fête un peu poussive au milieu de vieillards inertes, de familles inquiètes et fatiguées, comme nous en avions vu autour de ma mère. Il n’en fut rien. Le chanteur se présenta sur la scène entouré du personnel de l’Ehpad. Tous Antillais. Les femmes revêtues de leurs habits de fête, boubous et dentelles, ils ont démarré les chansons créoles dans des rires en balançant épaules nues et jupes bariolées. Elles souriaient un peu intimidées. Lui était le fils d’un Antillais propriétaire d’un café où Boris Vian avait ses habitudes. Ce père avait composé des chansons pour Henri Salvador et lui-même était devenu chanteur et compositeur professionnel.

Ils nous ont entraînés dans une farandole, une biguine endiablée. Les pensionnaires poussés dans leur fauteuil roulant, les valides, les familles, les enfants, les petits-enfants, les femmes en boubous, nous formions une spirale ondulante qui allait de table en table saluer ceux qui n’avaient pas pu ou voulu participer et le chanteur chantait : « Chérie, donne-moi un baiser ! » en créole.

Après le goûter, quand nous sommes sortis, les femmes échangeaient leurs boubous contre des blouses blanches. Je leur ai dit :

 – Qu’est-ce que vous étiez belles !

Ce qui les fit rire. Le quotidien reprenait son cours.