• Une semaine à Paris

    Nous avons renoué avec les dîners de Nicky, qu’il continue d’assurer depuis le décès de Noëlle. Il envoie une invitation à une vingtaine de personnes en indiquant le menu – mardi un cassoulet (il est originaire de Pau) – et selon les réponses, il offre des tablées surprises. Ce soir-là, trois de ses petits-enfants s’étaient joints à un couple de notre âge ainsi qu’à nous.

    Quel plaisir ce fut de discuter de leurs études ! Stage de Science Po auprès d’assistants parlementaires à l’Assemblée nationale pour l’un. Pour les deux jeunes filles ayant laissé leur famille à Singapour, l’une étudie dans une école de cinéma (elle veut se spécialiser dans le montage) et pour l’autre, démarrage du droit à Dauphine. Le mari de l’autre couple avait fait ses études à Science Po, il y a une cinquante d’années. Ils avaient travaillé dans la haute fonction publique où ils s’étaient connus. Ils évoquaient leurs relations avec les politiques. Elle avait un temps été chargée de la communication des ministres, en particulier de celle de Laurent Fabius. Ils avaient vu défiler toutes les couleurs politiques. Lui avait travaillé à l’Équipement, en particulier pour la ville nouvelle de Marne-la-Vallée. Ils avaient passionnément aimé leur métier. Le jeune garçon buvait leurs paroles, visage un peu tendu, le contingent de l’école étant passé dans l’intervalle de quelques centaines à cinq mille élèves.

    Quel soulagement ce fut de recevoir un message de Daria ! Elle est revenue à Paris. Nous nous sommes retrouvées à l’atelier. Elle m’a raconté la vie des jeunes et des femmes au milieu de la répression en Iran. Un ami a été arrêté parce qu’il distribuait des tracts, toute sa famille a été poursuivie. Jusqu’à l’arrivée au pouvoir du président Ebrahim Raïssi, elle était heureuse à chaque retour de voir combien la société évoluait, à la fois dans la modernité et le respect des religions, de la culture et des traditions. Elle était fière de cette évolution vers un humanisme inventif. La répression s’est abattue sur les jeunes comme un cataclysme. Elle m’a dit que beaucoup des gardiens de la révolution, représentants de la police des mœurs, sont des arabes mercenaires venus de Syrie ou d’ailleurs et ne parlent pas persan. Les jeunes n’ont pas peur et ne reculeront pas, contrairement aux précédentes révoltes. Mal à l’aise à Paris dans l’attente d’une réponse pour un postdoc, elle pense sans cesse à son pays et voudrait y retourner.

    Ce matin dimanche, café avec Pierre derrière Saint-Eustache. Quand un peintre rencontre un autre peintre, ils se racontent… des histoires de peintres. Malgré les perpétuelles exigences qui nous font souvent peiner sur notre travail, nous avons parlé de notre chance. Pinceau à la main, le temps et l’univers se dilatent, nous ignorons l’ennui. Nous avons un peu discuté d’art contemporain, un art extraverti, qui s’adresse au plus grand nombre. Nous avons évoqué les façades d’immeubles peintes, appréciant certaines, jugeant beaucoup d’autres assez envahissantes.

    Nous nous sommes quittés pour rentrer déjeuner, lui, vers le Pont Neuf, moi par la rue Montorgueil. Une queue démarrait un peu avant Stohrer. Encore dans la conversation, j’ai continué machinalement vers la pharmacie. Quand j’ai réalisé qu’elle s’étirait sur plus de cent mètres, je suis revenue sur mes pas pour voir quelle boutique pouvait intéresser ces jeunes au point de faire le pied de grue durant plusieurs heures, une occupation à laquelle je ne me plie qu’en cas de nécessité absolue.

    La queue démarrait d’une petite boutique intitulée « Fou de pâtisseries » peintes en lettres fines et dorées sur fond bleu-nuit noire. Elle proposait des pâtisseries destinées à un nouveau public, des cannelés par exemple. La file indifférente à ses babas au rhum, à ses gâteaux moussus bouchait l’entrée de l’illustre et historique Stohrer. On remarque de temps en temps à Paris des files de ce genre, composées de jeunes à baskets blanches devant des magasins qui paraissent insignifiants. Là, il s’agissait plutôt de trentenaires, en couple ou célibataire. Effet internet ? Pourquoi n’ai-je jamais eu cet instinct grégaire ?

    Lundi, nous sommes allés à Faremoutiers pour les obsèques de mon cousin Philippe C. Mais c’est une autre histoire.

    Ce matin dimanche, café avec Pierre derrière Saint-Eustache. Quand un peintre rencontre un autre peintre, ils se racontent… des histoires de peintres. Malgré les perpétuelles exigences qui nous font souvent peiner sur notre travail, nous avons parlé de notre chance. Pinceau à la main, le temps et l’univers se dilatent, nous ignorons l’ennui. Nous avons un peu discuté d’art contemporain, un art extraverti, qui s’adresse au plus grand nombre. Nous avons évoqué les façades d’immeubles peintes, appréciant certaines, jugeant beaucoup d’autres assez envahissantes.

    Nous nous sommes quittés pour rentrer déjeuner, lui, vers le Pont Neuf, moi par la rue Montorgueil. Une queue démarrait un peu avant Stohrer. Encore dans la conversation, j’ai continué machinalement vers la pharmacie. Quand j’ai réalisé qu’elle s’étirait sur plus de cent mètres, je suis revenue sur mes pas pour voir quelle boutique pouvait intéresser ces jeunes au point de faire le pied de grue durant plusieurs heures, une occupation à laquelle je ne me plie qu’en cas de nécessité absolue.

    La queue démarrait d’une petite boutique intitulée « Fou de pâtisseries » peintes en lettres fines et dorées sur fond bleu-nuit. Elle proposait des pâtisseries destinées à un nouveau public, des cannelés par exemple. La file indifférente à ses babas au rhum, à ses gâteaux moussus bouchait l’entrée de l’illustre et historique Stohrer. On remarque de temps en temps à Paris des files de ce genre, composées de jeunes à baskets blanches devant des magasins qui paraissent insignifiants. Là, il s’agissait plutôt de trentenaires, en couple ou célibataire. Effet internet ? Pourquoi n’ai-je jamais eu cet instinct grégaire ?

    Lundi, nous sommes allés à Faremoutiers pour les obsèques de mon cousin Philippe C. Mais c’est une autre histoire.


  • Par Cœur, au Palais-Royal

    Oh, Daria, si tu savais comme je pense à toi, à ta famille, à ton pays !

    Un automne radieux dans un monde sous la menace nucléaire. Si prier, c’est espérer, oui, je prie de toute mon âme pour que la folie de Poutine n’entraîne pas le monde dans cette apocalypse probable, annoncée par Joe Biden. Des déluges de missiles tombent sur l’Ukraine.

    Pourquoi dans un tel contexte évoquer la récitation de poésies, ouverte à tous, au Palais-Royal ? Peut-être parce que des rescapés des camps nazis ont dit combien la mise en commun de leur mémoire poétique les avait aidés à tenir bon. Mais aussi parce que la prochaine séance, programmée cette semaine, propose d’apprendre par cœur pour une récitation collective, la Chanson d’automne de Paul Verlaine.

    Les sanglots longs

    Des violons

    De l’automne

    Blessent mon cœur

    D’une langueur

    Monotone.

    Blessent ? Bercent me venait spontanément à l’esprit. Recherche sur Internet : cette strophe a été envoyée à la Résistance par De Gaulle, comme code du débarquement en Normandie, avec le mot bercer, utilisé par Charles Trenet.

    Une mémoire collective riche d’espérance !

    Ce dimanche-là, journée du patrimoine, nous étions allés écouter un exposé sur le théâtre de Molière sous le péristyle de la galerie Montpensier. En sortant, nous avons aperçu sur une colonne une affichette annonçant cette récitation publique. Elle démarrait justement à cet instant.

    Les fables pour l’anniversaire de mariage de Patrice et Monique encore fraîches dans nos mémoires, sans plus réfléchir, nous avons filé vers le petit jardin clos, sous les fenêtres de Colette. Malgré l’heure tardive, 18 h, les promeneurs étaient encore nombreux à écouter des guides qui commentaient ça et là l’histoire du lieu, celle de Richelieu, de Philippe d’Orléans, de la Comédie française, du ministère de la Culture et du Conseil d’État.

    Le soleil caressait encore les étages et les toits, l’ombre avait gagné les rangées d’arbres, les pelouses, le bassin et nous avons poussé le portillon. Sur son pourtour, une vingtaine de personnes assises côte à côte sur les bancs de bois écoutait religieusement le discours d’un homme dressé au centre de l’enclos. Nous les avons rejoints. Installés confortablement dans la brise du soir, les paroles nous parvenaient, émergeant d’un univers à la limite de la réalité.

    Je compris qu’il s’agissait de prose, d’une prose littéraire, dont les phrases longues et cursives me disaient quelque chose. Proust ? Oui, Proust ! La grand-mère, la madeleine flottaient dans le murmure étouffé de la ville. On n’entendait pas très bien, mais la ferveur de l’orateur compensait, retenait l’attention.

    Quand il se tut, une femme s’approcha de nous :

    — Comment êtes-vous arrivés ici ?

    — Nous avons vu une affichette et nous avons demandé au bureau où cela se trouvait.

    Elle parut très étonnée et nous a expliqué la genèse de cette histoire, toute récente.

    Il y a peu, un groupe de proustiens s’était réuni au Palais Royal pour une récitation en plein air. Le conservateur du domaine les avait surpris en pleine action et s’était joint à eux. Lui aussi connaissait par cœur des passages de La Recherche. Il les avait encouragés à élargir ces récitations à la poésie et à les ouvrir à tous. Il faut rappeler que cet oasis au centre de Paris est un condensé de charme recueilli. En 2016, des vers de Baudelaire, Rimbaud, Hugo et de poètes étrangers ont été inscrits au laser sur le dossier de plusieurs de ses chaises ou peints sur le bois de ses bancs.

    Pas de lecture, mais des récitations. C’est ainsi que le groupe a pris le nom de « Par Cœur » et se réunit désormais régulièrement au Palais-Royal. En cas de pluie il est accueilli sous le péristyle Montpensier, avec chaises et sonorisation. Tout le monde peut s’y joindre.

    Ce soir-là, nous avons écouté Montesquieu, Corneille, et bien d’autres. J’ai pu réciter Sous le pont Mirabeau et Le chat, la belette et le petit lapin. Impression étrange de lancer ces mots défiant le temps vers le ciel illuminé par le soleil couchant, vers ces lieux chargés d’histoire, à deux pas de la Comédie Française, en toute liberté, devant des regards bienveillants et intéressés.


  • Aujourd’hui, le monde.

    Lorsque je relis mes notes sur la politique, la guerre ou l’état du monde, je m’étonne. Par exemple, les actualités avaient annoncé la mobilisation générale en Russie, la levée de 300 000 soldats. Aujourd’hui, après une semaine d’intense incorporation, on nous dit qu’elle était ciblée sur les seuls réservistes. Tout de même, 300 000 hommes, à loger, à nourrir, à transporter, à instruire, à armer…

    Poutine après un référendum truqué a confirmé par un discours retransmis par les télévisions du monde entier l’annexion des quatre provinces de l’est de l’Ukraine. Désormais territoires russes, toute intervention militaire y justifierait selon lui l’usage de l’arme nucléaire. Les Russes par peur ou tout simplement pour être tranquilles croient toujours dans ses discours mensongers. Pour combien de temps ? L’Ukraine résiste avec l’aide stratégique et l’armement des Occidentaux, surtout des U.S.A.

    Nous entrons dans une économie de guerre. Plus de gaz, plus de pétrole russe, l’électricité va manquer cet hiver. Déjà le prix de l’énergie flambe et les prix à la consommation suivent. Le gouvernement français établit un bouclier tarifaire tout en assurant des services publics de plus en plus défaillants.

    La guerre ne fait qu’accentuer une réalité qu’on ne voulait pas voir : nous vivons au-dessus de nos moyens sur des dettes explosives tant sur le plan économique que sur le plan climatique.

    Cependant, j’hésite à écrire ce genre de commentaires pessimistes ! Le confinement n’a pas entraîné autant de malheur que je l’avais craint. Les Russes ont peut-être déjà perdu la guerre et les menaces de Poutine ne seraient alors que gesticulations. La paix est peut-être plus proche qu’on ne le croit.

    En Iran, le soulèvement à la suite de la mort en garde à vue d’une jeune fille arrêtée pour n’avoir pas suffisamment caché ses cheveux met en marche une répression qui pourrait s’apparenter aux atrocités commises en Syrie depuis 2011. Je pense à Ana, plongée dans cette douloureuse situation. Wattsapp a été coupé et je ne veux pas lui nuire !

    Beaucoup de pays vivent sous la menace de révoltes sociales. Quand les plus riches profitent de la crise, les pauvres trinquent, ne pouvant plus manger, circuler, se chauffer décemment. La faim regagne du terrain.

    Le monde va mal !

    Et pourtant… Malgré des résultats décevants au premier tour , il semble que Lula soit en mesure de gagner les élections au Brésil contre l’actuel président d’extrême droite Bolsonaro, (Isa notre nièce brésilienne doit être sur le qui vive). Les événements actuels nous contraignent à réfléchir enfin au gaspillage énergétique (moi qui aime tant les bains chauds !) La pénurie de main-d’œuvre oblige les compagnies dont les profits explosent à se poser la question des bas salaires. L’Iran franchit peut-être une marche vers la liberté.

    Sortie de crise ? Le calme avant la tempête ? On n’a jamais vu autant de touristes à Paris, malgré l’absence des Chinois et des Russes.

    Samedi, le métro s’est arrêté pendant un quart d’heure à la station Madeleine. Des cris, l’arrivée de la police, le spectacle habituel des pickpockets dans les rames bondées de touristes avec enfants, de retraités en goguette, de jeunes en bandes. Venus de l’Est, on dirait qu’ils font leur marché et l’extrême droite s’installe sur cette insécurité.

    Le monde était beaucoup plus simple autrefois. Il y avait les pays capitalistes, les pays socialistes, le tiers monde. La gauche et la droite. La ville, la banlieue et la campagne. La guerre et la paix… Aujourd’hui tout se mélange. Les fakes news sont prises pour paroles d’évangile, la vérité et le mensonge se distinguent difficilement. Tout le monde a droit à la parole par internet, qu’on s’y connaisse ou non. Chacun est juge de tout. Et chacun vit comme il peut, dans un univers individualiste, équilibre précaire qui risque à tout moment de sombrer dans l’anarchie ou le désastre économique.

    Et pourtant… on est en droit d’espérer. Imaginez ce que serait le monde, si Trump inféodé à Poutine avait gagné les élections ! Les périodes troublées ont toujours précédé les avancées de civilisation. On a de tout temps trouvé des moments de bonheur dans l’adversité (voir Montaigne), l’important n’étant pas tant ce qu’on vit, mais la façon dont on le vit. La France demeure pour le moment un pays de liberté. L’espoir est de mise et surtout l’avenir est imprévisible.

    Pour ma part, je ne regrette pas la compétition des trente glorieuses, ses valeurs fondées sur la réussite financière ou sociale. J’ose avouer respirer mieux dans la complexité d’aujourd’hui.

    Être vivant, c’est espérer. En tous cas, on y travaille !


  • Chez Tchito (suite et fin)

    Donc, dimanche dernier, gare Saint-Lazare, nous sommes montés dans le train pour Pontoise. La proche banlieue a défilé avec ses quartiers d’habitations. Lorsqu’étudiante je prenais chaque jour le train, cette superposition de logements me fascinait, surtout la nuit. J’observais la vie s’y dérouler à travers les fenêtres éclairées. On y cuisinait, on y dînait. La lumière de la télévision tressautait dans des salons parfois vides. Les enfants jouaient dans leurs chambres. Je voyais leurs habitants vivre d’étage en étage, alvéoles presque semblables. Seuls un papier peint de couleur, un éclairage plus ou moins tamisé, des pièces éteintes les différenciaient les uns des autres. Je ne cherchais pas à imaginer ces existences se déroulant au rythme des trains, je leur étais simplement reconnaissante d’accompagner mes trajets.

    Plus loin, des bâtiments futuristes et vitrés ont remplacé les usines, les entrepôts noirs et vétustes de ma jeunesse. Des enseignes lumineuses parfois géantes ont remplacé les annonces peintes sur les murs. Encore plus loin, apparaissent les pavillons et leurs jardinets inchangés. Avant d’arriver à Pontoise, on voit encore des bois et quelques champs cultivés.

    Dimanche dernier, un soleil d’automne dorait les toitures, jouait dans les arbres. La ville au repos chauffait ses murs, et je me souvenais de mes montées à l’école. Nous avons grimpé l’escalier boiteux dans les nuances de ses gros pavés en granit, nous avons traversé le jardin de la ville, apprécié la nouvelle fontaine jaillissant du sol, nous avons encore grimpé jusqu’à la rue Saint-Jean. Un panneau de chantier tapissait le large portail. Nous avons appuyé sur la sonnette avec un rien d’inquiétude.

    Des minutes s’écoulèrent et j’allais appuyer de nouveau, lorsqu’un frôlement s’est fait entendre. La porte s’est entrouverte avec lenteur dans des bruits de clés et de ferraille. Et nous avons entrevu le nez de Tchito. Sur un ton de centenaire, on l’entendit bredouiller :

    — Oui, c’est bien ici !

    Nous la regardions, médusés. Nous nous attendions à un changement, mais celui-ci nous prit de court. Elle ouvrit lentement le vantail. Vêtue de blanc et enveloppée dans un châle de cachemire clair, au milieu de son visage amaigri, ses yeux pétillaient. Avec soulagement, nous y avons retrouvé son humour décapant et nous nous sommes embrassés de bon cœur.

    Dans un rire, elle nous dirigea vers le jardin.

    Nous sommes passés sous la voûte du salon brûlé. Le bâtiment entièrement recouvert de bâches claires évoquait plus un fantôme égaré dans la lumière de l’après-midi que l’affreux chicot noir auquel je m’attendais. Tchito a soulevé la bâche, on devinait dans l’obscurité les pieds noircis d’un fauteuil Louis XVI, comme le personnage rescapé d’une scène tragique.

    Nous avons continué.

    — On avait espéré goûter dans le jardin, mais il fait un peu trop froid !

    Nous sommes passés sous le cèdre du Liban et j’ai pensé au Voyage en Orient de Lamartine. Oui, trente chevaux pouvaient tenir à l’aise à l’ombre de ses ramures.

    — Il y faisait frais pendant la canicule, nous dit-elle. Il a près de deux cents ans. Il ne grandira plus.

    Des plates-bandes fleuries, mêlées de plants de tomates annonçaient le jardin en pente. Ce fut une surprise, loin d’être desséché par trois mois sans pluie, on se serait cru à Giverny. Nous avons monté l’allée bordée de dahlias multicolores. Les fleurs sauvages d’automne les complétaient dans cette lumière de l’Ile de France qui avait mis le pinceau dans les mains de Monet, de Pissaro, de Van Gogh. Comme on était loin des trottoirs de Paris ! Ce n’était pas non plus les jardins de Tougin soumis au climat des montagnes.

    — Les dahlias doivent être rentrés chaque hiver, ai-je fait remarquer.

    — Oui. C’est Nelly qui les replante chaque année.

    Nelly, la pianiste, restée dans la maison familiale après la mort de leurs parents avec ses sœurs, toutes célibataires. Je me suis crue, comme autrefois, dans une pièce de Tchekhov.

    Nous avons continué plus haut dans le jardin clos. Nous y avons grignoté des figues et des grains de raisin. Il y régnait un silence habité par le bruit des oiseaux et des insectes.

    — Ce n’est pas toujours comme ça. Nous sommes sous un couloir de Roissy.

    Et je me suis souvenu que ma mère attendait chaque jour, à onze heures deux minutes précises, le passage du Concorde avec ravissement, la beauté de l’avion lui faisant oublier l’incroyable vacarme de ses réacteurs.

    Enfin, nous sommes redescendus dans la maison où nous attendaient un goûter, théière et tasse en porcelaine, assiettes et fourchettes à gâteaux. Nelly et Cécilia se sont jointes à nous. Nous avons beaucoup parlé de musique.

    — Nous avons pu sauver le Steinway. Un vieil ami, facteur de pianos, qui prenait sa retraite l’a fait venir dans son garage et l’a réparé durant des mois et des mois. Et maintenant, le piano attend emballé, prêt à partir, la réouverture du grand salon.

    Le temps avait passé sur Nelly en l’épargnant.

    — Elle est même de plus en plus belle, a dit Cécilia. Et c’était vrai.

    Comme nous étions loin du jardin des Halles, des blacks, blancs, beurs et du rap, dont j’aime aussi la vie et qui me bouscule lorsque j’ai tendance à m’assoupir !

    La parole de Tchito s’était faite moins vive, ses mouvements étaient ralentis par la maladie, mais dans ses yeux se lisait la détermination que je lui avais toujours connue :

    — Le médecin m’a dit qu’avec ma constitution, je ne mourrais pas de ça. Je peux vivre jusqu’à cent ans !

    Mais il nous fallait partir.

    — À notre âge, on se dit au revoir avec un sentiment de liberté inconnu auparavant. Comment savoir ce que l’avenir nous réserve ? lança Tchito du haut de l’escalier de pierre à double révolution avec un sourire malicieux.

    Une récitation de poésie, ouverte à tous, était annoncée dans les jardins du Palais-Royal et nous voulions y participer. Mais c’est une autre histoire…


  • Paris, Pontoise.

    Tourbillon de Paris. Le jardin du Palais-Royal en émoi pour la fête du patrimoine.

    Au théâtre Essaïon, Ego-système, vivement conseillé par Émilie. Quatre acteurs trentenaires racontent des histoires de trentenaires, un âge que je ne côtoie guère ces temps-ci. Forte vitalité, une mini comédie musicale a capella. Le déroulement d’une vie, depuis l’enfance jusqu’à un tournant existentiel. Un texte efficace et dynamique, un travail millimétré au centième de seconde près, un jeu d’acteur exceptionnel. Dialogues, chants, danses, un travail énorme pour une vingtaine de représentations. C’était un peu le sujet de la pièce. Quelle que soit l’activité des trentenaires, pris entre les problèmes d’émigration, le changement climatique, entre la pandémie et l’instabilité mondiale, il leur faut avoir la foi chevillée au corps pour aimer, pour travailler. On leur demande beaucoup, on leur demande un ego surdimensionné que les plus sensibles, les plus créatifs ne possèdent pas toujours.

    Dimanche, nous sommes allés chez Tchito à Pontoise.

    Marie-Hélène, alias Tchito, une longue histoire…

    Nous avions toutes les deux treize ans lorsqu’elle est arrivée en cours d’année dans ma classe de quatrième. Un peu perdue, elle semblait rescapée d’un premier trimestre pensionnaire à Sainte Marie, une institution huppée et intellectuelle de Paris. Elle y avait été très malheureuse. On la vit peu à peu se détendre à Notre-Dame de la Compassion, dite La Compassion, tenue par une congrégation canadienne, pratiquant un enseignement tolérant et moderne. Son père d’origine aristocratique géorgienne, et sa mère issue de la bourgeoisie industrielle cultivée de Bellac formaient un couple original, entouré d’artistes. Ils venaient d’emménager non loin de l’école dans une belle maison agrémentée d’un grand jardin ombragé par un immense cèdre du Liban. J’y fus assez vite invitée, admirative d’un univers différent de celui de mes autres amies de Pontoise, filles de médecins ou de notaires, séduite par leur simplicité souriante, associée à une éducation raffinée, à des conversations originales et sensibles. Nous sommes devenues amies. J’ai invité Tchito à Nernier, dans notre maison au bord du Léman pour plusieurs séjours dont elle garda, je crois, un agréable souvenir. Nous avons un peu continué à nous voir durant nos études à Paris.

    Une fois diplômée, elle s’est installée à Moscou, comme documentaliste chez un constructeur automobile et je l’ai perdue de vue. J’avais de temps en temps de ses nouvelles par des amis pontoisiens. Elle avait été débauchée en Russie par le président Samaranch, qui l’avait engagée au centre des publications du Comité Olympique de Lausanne. Cette nouvelle m’avait paru couler de source, en relation avec la volonté de l’époque, d’associer olympisme et esprit aristocratique, dans la continuité de Pierre de Coubertin. Tchito qui se faisait encore appeler Marie-Hélène en dehors de sa famille en connaissait les codes. J’avais appris qu’elle accompagnait le Comité à tous les Jeux Olympiques.

    Un jour, — je me demande si je n’ai pas déjà raconté cet épisode dans une précédente chronique — Mathieu, un jeune neveu pratiquant le piano avec passion, m’avait conviée à un concours organisé à Pontoise par Nelly, une sœur de Tchito. Un concours original, le prix étant décerné par le public. À la fin, en descendant l’escalier de la salle de concert, je me suis retrouvée nez à nez avec mon amie d’autrefois. Ce fut comme si nous ne nous étions jamais quittées !

    Nous sommes allés la voir à Lausanne, elle nous a fait visiter de l’intérieur le centre international olympique, nous avons fait des marches en montagne. Quand elle a pris sa retraite à Pontoise, nous nous sommes souvent retrouvées dans des expositions et j’aimais son regard vif et original, ses réparties fines et sensibles, son humour décapant. J’ai raconté ici plusieurs de ces visites.

    Sa sœur Nelly, pianiste de grand talent, organisait des concerts pour une quarantaine de personnes dans le grand salon de leur maison de Pontoise. Ce furent des moments enchanteurs. Y passèrent des pianistes, des violoncellistes, des violonistes, des chanteurs, et autres musiciens, pour beaucoup devenus célèbres par la suite. C’était merveille de les entendre accompagnés par le chant des oiseaux, fenêtres ouvertes sur le jardin, au milieu des décors vert tendre et dorés représentant des légendes géorgiennes peintes par un ami de leur père. Les concerts étaient suivis par un goûter qui permettait des échanges passionnants. Je retrouve un peu de cette atmosphère aujourd’hui chez Chantal Stigliani.

    Environ un an avant l’arrivée du Covid, le salon a brûlé. Le feu a pris pendant la nuit dans cette annexe en bois de la maison principale. L’escalier qui y montait, le toit, les tapis orientaux, les panneaux des décors, le piano Steinway, les fauteuils d’époque, tout a brûlé !

    Les compagnies d’assurance se sont fait tirer l’oreille. Le Covid n’ayant pas arrangé les choses, le chantier de reconstruction n’a pas encore démarré.

    En raison du Covid, comme avec beaucoup d’autres amis, nos relations se sont un peu distendues durant ces trois dernières années. Alors que par téléphone, je demandais plusieurs fois à Tchito de venir à Paris, j’ai fini par comprendre, et elle par avouer, qu’elle souffrait de la maladie de Parkinson.

    Ce dimanche, quand nous sommes montés dans le train, gare Saint-Lazare, c’est le cœur serré que je pensais à mon amie diminuée par la maladie, au grand salon détruit, à l’odeur de brûlé. J’aurais voulu garder mes souvenirs intacts, mais la fidélité à notre passé guidait mes pas.

    Bien nous en a pris !

    (à suivre)


  • Retour à Paris.

    Des orages ont accompagné nos derniers jours à Tougin, surtout le soir. J’aime l’éclair et le claquement du tonnerre qui les annoncent, la pluie ruisselant sur les velux, le vent qui tord les arbres. J’aime le vacarme qui secoue le village et le ronronnement lorsqu’ils s’éloignent.

    Nous avons nettoyé et rangé la maison. De plus en plus difficile avec l’âge. Des gestes autrefois automatiques demandent des efforts. Il faut tenir compte de la fatigue, se réserver des plages de repos, programmer les allers et venues, compter ses pas. On a rentré dans le remise les tables et les chaises du jardin. La sécheresse de l’été avait stoppé la végétation, elle a laissé la place à une exceptionnelle poussée de mauvaises herbes. On verra plus tard. Les enfants du village étaient retournés à l’école, pour nous la saison se terminait. C’est fatigués qu’après quelques heures dans le TGV, nous avons débarqué gare de Lyon et traîné nos valises jusqu’à l’appartement.

    Dans la nuit, les terrasses de café vibraient de rires et de conversations, la ville palpitait, si différente du silence et du calme de Tougin. Défaire ses valises, c’est déjà prendre pied dans un nouveau quotidien. J’ai dormi presque tout le jour suivant, rencontré Maria qui m’a donné les nouvelles du quartier, le décès d’un voisin, celui de la fleuriste, déjà évoquée dans ces chroniques :

    — Son mari n’avait plus de courage. La boutique est fermée. Je crois qu’il ne la rouvrira pas.

    Ils vendaient les plus belles fleurs de Paris et ils étaient si gentils !

    Dimanche, nous sommes allés à Gif-sur-Yvette en RER, pour les cinquante ans de mariage de Monique et Patrice. Soleil et déluge.

    Des retrouvailles, des rencontres discrètement émouvantes. J’ai connu Monique à Nernier alors que nous avions 10 ans et depuis nous ne nous sommes pas perdues de vue. Sa sœur Véronique a épousé mon frère Hervé. On s’est retrouvé avec ces derniers, Éric, leur frère du Valromey et son épouse (cf ; chronique de juillet) autour d’une table. Nous avons beaucoup parlé de Nernier. Comme nous étions heureux de nous revoir !

    Des enfants grisonnants, des petits-enfants, des arrière-petits-enfants qui couraient dans tous les sens. Le temps a passé depuis nos dix ans, j’ai toujours du mal à m’y faire ! Qu’il est difficile de se savoir mortel !

    Parmi nous, se trouvait pourtant un Immortel. Philosophe, le beau-frère de Patrice est membre de l’Académie Française. Et justement, Gilles avait lu cet été un livre qui le citait souvent. Ce fut un sujet de conversation en or. Une fois encore, la surprise de constater la simplicité des plus grands ! Descartes au centre d’une discussion qui nous avait accompagnés durant plusieurs jours. Jean-Luc Marion a très vite embrayé sur le fait que Descartes a introduit la philosophie moderne et influencé par la suite tous les philosophes qu’ils soient ou non d’accord avec lui. Après le repas, il est venu s’asseoir à côté de moi et nous avons blagué. Il est frontalier de la Suisse côté Doubs et nous avons évoqué la disparité de ses cantons. Selon lui, Genève n’est pas vraiment la Suisse. Dans l’après-midi, il s’est installé dans un fauteuil et il a dormi. Dormi ? À mon avis, pas seulement ! De temps en temps, il levait une paupière. Il est probable qu’il en profitait pour réfléchir à son livre en cours.

    Ce fut une belle après-midi. Une après-midi de fidélité et aussi de retrouvailles.

    Au moment de partir, j’ai rappelé à Monique qu’elle nous avait demandé d’apprendre une fable de La Fontaine. Elle a tout de suite sonné le branle-bas. La femme de l’académicien, une littéraire, s’est empressée de réciter L’animal dans la lune, un très beau texte écrit pour Louis XIV, un plaidoyer contre la guerre :

    Pendant qu’un philosophe assure que toujours par leurs sens les hommes sont dupés,

    Un autre Philosophe jure qu’ils ne nous ont jamais trompés.

    Tous les deux ont raison…

    La paix fait nos souhaits et non pas nos soupirs

    Et qui se termine par :

    O peuple trop heureux quand la paix reviendra-t-elle

    Nous rendre comme vous tout entiers aux beaux-arts ?

    La guerre, sujet d’autant plus sensible que l’intendance de la journée avait été confiée à une Ukrainienne de Kharson, chimiste dans son pays, dont le mari était au front.

    Une petite fille a lu Le corbeau et le renard. Gilles et moi avions appris durant l’été Les poissons et le cormoran, Le chat, la belette et le petit lapin. On s’est bien amusé. Nous avons épaté les plus jeunes par notre mémoire (nous y avions consacré du temps !).

    Au retour, je me suis aperçue dans le RER que j’avais oublié mon parapluie à la gare de Gif. Quelle horreur ! C’était un parapluie qu’Ève avait acheté au Musée d’Art moderne de New York. Il représentait un tableau de Hopper et j’y tenais beaucoup. Descendus à la Hacquinière, nous sommes retournés à Gif. Le parapluie nous attendait sous l’auvent. Ouf ! Le matin, j’avais hésité à le prendre, mais j’avais laissé mon petit pliant à Tougin.


  • Dernières baignades ?

    Je pourrais vous raconter notre périple : aéroport de Cointrin, Lyon, Vienne, Grenoble, Albertville, Saint Jorioz et retour. Surtout, j’aurais pu vous évoquer la cérémonie suivie de la réunion de famille après le décès de mon beau-frère Roger. Il s’est éteint tranquillement dans son Ephad à 93 ans, il n’avait plus sa tête. Gilles et moi, représentions sa génération au milieu d’un flot de jeunes et de moins jeunes. Le temps s’écoule. Comme nous sommes peu de chose ! Soirée triste, mais très chaleureuse. Deux journées très chargées.

    Je me demande pourquoi je préfère vous évoquer la jeune fille solitaire que nous avons croisée de nombreuses fois lors de nos baignades à Versoix ces deux derniers mois.

    Une très belle fille, vingt-cinq ans, environ, bronzée, un corps superbe et musclé, des cheveux châtains un peu frisés coupés en dessous des oreilles, une tête ronde plutôt petite sur un cou long et souple, costumes de bains, blousons et coupe-vent coûteux. Difficile de ne pas la remarquer. Mais, ce genre de fille n’étant pas rare dans ce port suisse, point d’attache de bateaux luxueux, nous ne lui prêtions pas véritablement attention. Jusqu’au moment où nous avons compris à la voir à la même place tous les matins assise sur le mur de la jetée que c’était peut-être une routarde.

    Un matin, son short un peu gris et poussiéreux nous avait alertés. Aurait-elle dormi sur place ? Mais le jour suivant, on l’avait retrouvée impeccable, adossée au tableau de bord de la grue à bateau. Elle ne regardait personne, ne cherchant pas le contact. Seule au milieu des marins, seule et indifférente à tout, sauf au lac. Elle ne semblait pas remarquer notre présence quotidienne à vingt mètres d’elle. Un jour, pourtant, elle s’approcha et s’assit devant nous, jambes pendantes sur la jetée. Elle sembla observer le manège des canards. Y voyant une petite marque d’intérêt, je lui lançai un « au revoir » très audible, avec l’espoir d’engager une conversation, elle ne sembla pas entendre. Était-elle sourde ?

    Un matin, une résistance connectée à la boite technique du port était plongée à côté de ses affaires dans une casserole, technologie dernier cri. Dans l’eau bouillonnante cuisait un petit pâtisson. Où avait-elle trouvé ce joli et étrange emblème végétarien ? Des épis de maïs, à côté, manifestement ramassés dans un champ attendaient leur tour. Nous avons alors pensé à Aly Bland, le fils de Sally et Roger, qui avait vécu dehors toute une saison à Santa Barbara, en Californie, pour prouver qu’on pouvait survivre en milieu urbain, sans dépenser le moindre sou. Il avait fait le récit de cette expérience dans un site internet spécialisé.

    Le lendemain, on a vu la coquille vide du pâtisson et les épis à moitié mangés.

    Encore un autre jour, la bise soufflant trop, nous n’avons pas pu nous baigner. Alors qu’avant de repartir nous admirions dans le vent, confondus par la beauté de la saison finissante, la surface agitée du lac, ses couleurs d’un bleu intense, nous l’avons aperçue, nageant, chahutée par les vagues, solitaire à un kilomètre de la rive.

    En repartant, avant d’arriver sur la plate forme technique où les grands bateaux s’apprêtaient à affronter les éléments dans le bruit des haubans, j’ai vu sur le parapet à côté de ses vêtements un cahier épais dont les bords se retournaient d’avoir été trop souvent ouverts. Une hésitation, j’ai pris le cahier. Sur les lignes horizontales, il n’y avait rien d’écrit. J’ai tourné les pages. Seule la première page était couverte de cette écriture très large, non cursive qui caractérise les pays anglo-saxons et peut-être nordiques. Je n’ai pas cherché à savoir de quelle langue il s’agissait. Quand je l’ai refermé, j’ai vu que je n’étais pas la seule à me poser des questions sur cette jeune fille solitaire. A côté de la grue, plusieurs « voileux » me fixaient avec des regards interrogateurs. J’ai cru bon de ne pas réagir, peut-être pour ne pas profiter de son absence.

    Un autre jour, elle tapotait  sur un écran plat, de grande taille, dernière génération, sûrement coûteux.

    Ces derniers jours, elle avait disparu. Plus aucune ne trace d’elle sur le muret. L’école avait redémarré dans le canton de Genève ; elle était peut-être professeure dans le lycée international du Léman.

    Mais hier, après notre dernier bain (délicieux), nous sommes allés déguster une glace à l’autre bout du port. Au retour vers le parking, Gilles me dit :

    — Je crois bien que j’ai vu ta jeune fille !

    Et il précisa, avec discrétion :

    — Juste derrière nous !

    Je me retourne. Elle était installée sur un banc, sur la pelouse. Elle regardait le lac et les bateaux en mangeant une pomme, son sac à dos et une bouteille d’eau à ses côtés. Elle portait un curieux bonnet, bandeau sur le front.

    Plus encore que sur la jetée, sa solitude posait mille questions. Sans espoir de réponse.


  • Au château de Montceau  (suite et fin)

    C’est dans cette chambre que devait avoir lieu la conférence. Monsieur Boucherat nous annonça avec fierté qu’elle avait été restaurée. Je ressentis un certain malaise lorsqu’il me dit que les photos pourraient être projetées sur le mur.

    — Il est en parfait état, blanc et lisse.

    En effet, la chambre de madame de Lamartine avait été repeinte ! Disparus la soie à motifs bleutés et lumineux des murs et des doubles rideaux, le ton pastel des boiseries. Il n’en restait qu’une chambre banale, un lit en alcôve entouré de petits cabinets. Dans celui de droite, je retrouvais l’écran qu’une précédente conférencière avait gentiment laissé ; j’aurais été ennuyée de montrer la vie du poète sur un désert lié à tant de bonne volonté !

    Nous avons mis au point l’ordinateur et la clé USB, fait des essais, points névralgiques de toute conférence. Et nous sommes redescendus dans la cour d’honneur, en attendant l’heure prévue. Nous avons discuté autour d’une table avec Guy Fossat de l’Académie de Mâcon, du pieux et délicat recueil des musiques inspirées par les poésies de Lamartine, enregistrées par Olivier Feignier avec la contribution de chanteurs et pianistes de qualité.

    Des jeunes d’une vingtaine d’années allaient d’un bâtiment à l’autre dans le soleil.

    — Ce sont des bénévoles et aussi des artistes en résidence, commenta notre guide.

    Quand nous sommes remontés, le public avait pris place sur des chaises en bois à accoudoirs et je me suis présentée.

    J’ai raconté comment en 1815, au retour de Napoléon de l’île d’Elbe, le jeune Alphonse de Lamartine avait fui la conscription en se réfugiant à Nernier, le village de mon enfance, épisode peu connu du poète. Il y avait vécu dans une maisonnette solitaire au bord du Léman pendant que l’Europe entière s’étripait à Waterloo. Il avait vécu une idylle avec la fille d’un pêcheur. J’y voyais les prémices de ce qui allait devenir Les Méditations, recueils de poésies qui allaient introduire le romantisme en Europe.

    Mon regard courrait sur la petite assistance, surtout des femmes très âgées et je devinais qu’il fallait rester le plus simple possible. Je m’évadais de mon texte pour donner des détails terre à terre. J’improvisais de plus en plus sentant ces femmes assez indifférentes aux détails historiques, heureuse de les voir attentives, regards vifs. L’une d’elles avait fermé les yeux et je pensais qu’elle dormait. Certaines personnes adorent se laisser bercer par la voix du conférencier pour d’heureuses siestes.

    Les images défilaient sur l’écran dans un ordre un peu fantaisiste, ce qui avait l’air de leur plaire. L’une s’écria en voyant une photo du lac :

    — On dirait la mer…

    À la fin, j’ai demandé :

    — Vous êtes peut-être un peu fatigués. Voulez-vous tout de même que je vous lise une poésie de Lamartine ?

    L’approbation fut unanime.

    Et j’ai lu Le Vallon, qui m’avait bousculée quelques mois auparavant dans les locaux de l’Académie. Un texte assez long.

    Vous dire le plaisir réciproque que fut cette évocation de la solitude et de la nature tient de l’impossible, après les mots de Lamartine. Comment ne pas les citer à nouveau ?

    Lassé de tout même de l’espérance…

    J’ai trop vu, trop senti, trop aimé dans ma vie

    Repose-toi, mon âme, en ce dernier asile,
    Ainsi qu’un voyageur qui, le cœur plein d’espoir,
    S’assied, avant d’entrer, aux portes de la ville,
    Et respire un moment l’air embaumé du soir.

    Mon cœur est en repos, mon âme est en silence ;
    Le bruit lointain du monde expire en arrivant,

    L’amitié te trahit, la pitié t’abandonne,
    Et seule, tu descends le sentier des tombeaux.


    Mais la nature est là qui t’invite et qui t’aime ;
    Plonge-toi dans son sein qu’elle t’ouvre toujours
    Quand tout change pour toi, la nature est la même,
    Et le même soleil se lève sur tes jours.

    J’ai senti l’émotion gagner le public. Chaque mot portait, évoquait des événements, des sentiments vécus. Et lorsque j’ai terminé :

    Qui n’a pas entendu cette voix dans son coeur ?

    Des larmes emperlaient les yeux usés, fatigués par de longues existences.

    Leur écoute ajoutait au poème une fraicheur, une vie liée à la beauté paisible du Mâconnais, à l’allée des marronniers, à la vigne, à l’hospitalité des lieux à travers les siècles. Ce fut un moment de grâce.

    Un instant fragile, ai-je pensé par la suite, comme le destin d’une nature aujourd’hui mise à mal par la frénésie humaine…

    Au moment des questions, une femme a dit :

    — On dirait un texte écrit par quelqu’un de beaucoup plus âgé.

    — Oui, Lamartine n’avait pas trente ans. Mais la Révolution et l’Empire ont marqué plusieurs générations au début du 19e siècle. Je suis venu trop tard dans un monde trop vieux, a dit Alfred de Musset, un autre romantique.

    Dans l’assistance, un homme a fait une blague qu’on n’a pas bien comprise, peut-être pour cacher son émotion.

    Un goûter nous a ensuite réunis autour d’un buffet préparé par les bénévoles. Tout juste bacheliers, envoyés là par leurs professeurs, leur jeunesse et leur vitalité généreuse faisaient plaisir à voir et à entendre. Je leur ai demandé :

    — Quel effet cela vous fait de vous retrouver dans ce lieu si différent du monde dans lequel vous vivez. Comment trouvez-vous tout cela ? dis-je en montrant le vaste grand salon de Montceau, le parc par delà les fenêtres. Trop vieux, inutile, périmé ?

    — Oh non ! Certainement pas ! répondirent-ils tous les trois en chœur. On y sent une vie, quelque chose qu’on ne comprend pas très bien, quelque chose d’important !

    En sortant, j’ai trouvé le blagueur en train de lire un journal dans la cour d’honneur. Je lui ai demandé si l’exposé lui avait plu.

    – Oui, beaucoup, a-t-il dit, avec une conviction qui m’est allée droit au cœur.

    Et nous sommes repartis vers Gex, en savourant une fin de journée dans la lumière dorée du Jura. Non, je n’avais pas fait une conférence à l’Académie Française ou au Collège de France, beaucoup de ces résidents n’avaient fait aucune étude. Mais comme les jeunes, j’ai pensé qu’il s’était passé ce jour-là, quelque chose de mystérieux, à travers les âges.


  • Au château de Montceau

    Le temps passe à une vitesse vertigineuse. Comment est-ce possible ? Ensemble, cueillons le jour.

    La maison s’est vidée et la pluie est enfin arrivée. Chute des températures, déluges pendant plusieurs jours. Il en faudra cependant davantage pour réparer les dégâts d’une sécheresse historique. La nature a légèrement reverdi. Les mauvaises herbes sont les premières à repousser, surtout dans les allées du jardin. En les arrachant, nous avons constaté que le sol était mouillé sur une dizaine de centimètres. C’est bien peu, alors que ce matin le soleil brille de nouveau, un soleil moins brûlant, il est vrai.

    J’avais accepté de faire une conférence sur Lamartine au château de Montceau, pour le 20 juillet, mais la canicule 38° nous a amenés à la repousser d’un mois. Mardi dernier, il faisait 30°, une température acceptable après ce que nous avions subi. Monsieur Gallois, spécialiste de Lamartine et initiateur de ce cycle de conférences, m’a téléphoné qu’il s’était réveillé la veille, le dos bloqué par un lumbago. Il s’excusait de ne pouvoir venir. Nous allions être reçus par un responsable de l’association Ozanam, propriétaire du château.

    Après la quatre-voies qui mène à Cluny, la montée de la petite route dans la lumière des collines couvertes de vignes tient du miracle. Quand, garés sur la plate-forme gravillonnée entourée de murs aux tons dorés, nous sommes descendus de la voiture, un peu groggy par le trajet, nous avons été saisis par l’odeur de pierre chauffée, une sorte de silence habité et cette sérénité si caractéristique du Mâconnais.

    Nous nous sommes glissés sous une voûte et nous avons débouché dans la cour d’honneur du château de Monceau, acheté par le grand-père d’Alphonse de Lamartine, propriété ensuite de son oncle François, chef et tyran domestique de la famille, enfin propriété du poète qui en avait fait son lieu de rassemblement politique, à quelques kilomètres de sa résidence de Saint-Point.

    Nous avons été accueillis par le responsable et son épouse qui nous ont aussitôt proposé des rafraîchissements et conduits sous les frondaisons d’une allée de châtaigners plusieurs fois centenaires, classée monument historique. Au soleil, rafraîchis par un vent léger soufflant sur les collines, il faisait délicieusement bon. Nous avons flâné sur la terre ocre de la terrasse, le regard attiré par le lointain, vers les hauteurs du Beaujolais, vers la Roche de Solutré (chère à Mitterrand). Je pensais à ces innombrables fois où depuis le TGV, j’ai admiré la façade classique du château dominant les vignes en pensant au poète et à l’harmonie de ses vers. J’y trouvais un air de Toscane, j’y voyais et j’y vois toujours un paysage étrangement familier.

    Monsieur Boucherat nous a expliqué que l’association Ozanam dépendante de la société Saint Vincent de Paul y reçoit durant les beaux jours des personnes âgées sans ressources. C’est un lieu de repos tenu par quelques salariés, et surtout par des bénévoles se succédant grâce à une méthode bien rodée.

    Il nous a introduits dans le vaste bâtiment. En haut de l’escalier à double révolution, une longue galerie distribuait les pièces de réception, le grand salon, les petits salons, la vaste salle à manger. Alphonse de Lamartine y tenait table ouverte. Les ailes en U abritaient les nombreuses chambres dans lesquelles logèrent quantité d’hommes politiques et de célébrités de l’époque. Georges Sand, Honoré de Balzac, Alexandre Dumas, Eugène Sue et beaucoup d’autres. Pas étonnant qu’il s’y soit ruiné ! Les revenus des vignes pour conséquents qu’ils étaient quand la récolte était bonne ne suffisaient certainement pas pour mener un tel train de vie

    Il lui fallait écrire pour subvenir à ses dépenses. Pour s’isoler du va-et-vient incessant du château, il se fit construire en bas de la vigne une petite cabane en bois de forme hexagonale, toit pointu et vitrages, qu’il nomma « La Solitude » Il y écrivit entre autres, l’Histoire des Girondins qui eut un énorme succès. Ce petit bâtiment brûla il y a une dizaine d’années par l’imprudence, dit-on, d’un vagabond qui s’y serait réfugié. Reconstruit pieusement à l’identique, il semble aujourd’hui méditer sur le passage des années et le prix des travaux nécessaires à la restauration du château.

    Monsieur Boucherat était venu pour quelques jours expertiser le domaine et ses communs en vue d’un éventuel démarrage de chantier. Lui-même avait fait une carrière comme ingénieur dans les bâtiments publics.

    Levant les yeux sur les vastes surfaces d’ardoises pentues et leurs décrochements variés, ma question fusa :

    — La toiture est-elle en bon état ?

    Il répondit prudent :

    — Il semble. Je n’ai pas vu de fuites dans les greniers et surtout, aucune bassine ou récipient suspects.

    — Du moment que les bâtiments sont étanches, le reste peut attendre !

    En disant cela, je pensais aux façades dont le crépi se décollait. Elles s’étaient beaucoup dégradées depuis ma visite, il y a quinze ans, alors que guidée par Bernard Perroud je parcourais les lieux lamartiniens pour écrire mon livre.

    À l’époque, nous avions visité la chambre de madame de Lamartine, attendris devant ses soieries et ses rideaux fanés, intacte, comme si elle attendait le retour de la charmante Marianne.

    (à suivre)


  • Traversée du Léman.

    Ève nous avait demandé d’emmener Noé et son ami Bastien sur un « gros bateau » pour une traversée du Léman. Nous avons donc embarqué à Nyon sur le Simplon, un des bateaux « Belle époque » de la Compagnie Genevoise de Navigation. Ces magnifiques navires à roues ont été construits durant l’explosion du tourisme au début du vingtième siècle. De la Suisse à la Savoie, ils ont sillonné le lac sur ses 73 kilomètres de long, ses 14 km au plus large, durant plus d’un siècle. Aujourd’hui des vedettes rapides les ont remplacés.

    Ils ne sont plus rentables. Certains ont été démantelés, mais grâce à des subventions et des dons, beaucoup ont été restaurés. Ils tournent durant la belle saison pour le plaisir de rêver sur le pont, d’admirer les Alpes et le Jura, de sentir l’air frais glisser sur la peau au rythme du battement mouillé de ses roues, de déguster un bon repas à l’étage en première ou dans la salle boisée du restaurant en seconde classe. Très classe !

    Il y a quelques années, nous avons ainsi navigué de midi jusqu’à 18 heures, à la fois sereins et euphoriques, de Lausanne à Chillon, de Villeneuve à Saint-Gingolf sur le Haut lac, de Morges à Rolle sur le Grand lac, et d’Yvoire à Nyon sur le Petit lac. Nous avons vu se dérouler l’infinie variation des nuances de l’eau et des montagnes. Nous nous sommes amusés à observer l’agitation des escales.

    Mardi, lorsque nous avons embarqué sur le Simplon, les garçons avaient déjà lu ses caractéristiques sur un panneau du quai : mise en service (le dernier de la flotte) 1915-1920, longueur 78,5 m (le plus long), puissance : 1400 cv/1030 kW, capacité : 850 pers. Contrairement à nous, ce n’est pas vraiment la poésie du Léman qui a retenu leur attention ; à peine à bord, ils se sont précipités vers les machines.

    Il est vrai que leurs énormes bielles d’acier luisant, les burettes de cuivre étincelant, visibles depuis le pont intérieur sont impressionnantes. Surtout lorsqu’au signal sonore du capitaine, le mécanicien saisit d’un geste ferme la poignée pivotant sur l’arrondi du plateau de commandes. Dans un chuintement d’acier et d’eau, les barres d’acier se mettent en branle comme une gigantesque araignée de mer s’apprêtant à avaler la surface du lac.

    Le mouvement d’abord lent, comme hésitant s’accélère, jusqu’à trouver un rythme rapide transmis aux roues qu’on voit tourner à travers les vitres. Les pales ruisselantes frappent alors l’eau du battement puissant et régulier qui caractérise « les gros bateaux » et qu’on entend de loin.

    Les garçons en voyaient moins la magie que l’histoire de l’ingéniosité humaine, les réflexions successives qui avaient permis de mouvoir mécaniquement des poids énormes au-delà de toute capacité musculaire. Nous avions discuté la veille des dégâts causés par la technologie sur le climat, sur les comportements humains, sur l’inflation des moyens de destruction. Ils reconnaissaient, contrairement à leurs parents et grands-parents que la technologie amenait la terre à sa perte. Mais ils affirmaient qu’avec la science et la réflexion, elle était le seul instrument pouvant inverser ce mouvement.

    Je leur avais dit que ma génération ne s’était pas posé la question, jugeant la terre inépuisable. Comme j’évoquais la possibilité d’un mouvement irréversible vers la fin du cycle terre-oxygène-humanité, ils refusèrent sans état d’âme mon pessimisme, voyant seulement dans mes arguments une raison de plus de lutter pour la vie grâce à la science.

    Ce fut donc cocasse, lorsqu’après un pique-nique sur le quai d’Yvoire, nous avons retrouvé à Nernier la famille Hovasse sur la plage Duchesne. Jean-Marc, Sophie, Martin (17 ans) et Pauline (15 ans).

    Nernier, le charmant village romantique de mon enfance est aussi désert qu’Yvoire est touristique. Dans ce lieu enchanteur, la science laisse la place à la méditation, au silence. Alphonse de Lamartine y a séjourné durant trois mois en 1815 pour fuir l’enrôlement de Napoléon de retour de l’île d’Elbe. Difficile de négliger le poète en présence de Jean-Marc, responsable du département romantique de la Sorbonne !

    Nos scientifiques furent un peu largués. Devant l’azur de l’eau et du ciel, dans la brise qui frisotait le lac, après un bain qui avait apaisé nos muscles fatigués par la marche, nous avons récité :

    Souvent pour s’amuser les hommes d’équipage

    Prennent des albatros, vastes oiseaux des mers

    Qui suivent, indolents compagnons de voyage

    Le navire glissant sur les gouffres amers

    Apollinaire a suivi, pour le plaisir :

    Sous le pont Mirabeau coule la Seine

    Et nos amours t’en souvient-il

    Vienne la nuit, sonne l’heure

    Les jours s’en vont, je demeure

    Pauline, gracieuse, a repris son père :

    — Papa, tu as oublié un vers :

    La joie venait toujours après la peine

    Martin venait lui aussi de passer brillamment son bac. Il m’a semblé plus polyvalent que les garçons, en tous cas que Bastien. Il a évoqué les sujets littéraires à étudier pour sa rentrée en prépa scientifique.

    Pour le retour, nous avons embarqué sur une vedette à Nernier. Plus petite, plus adaptée aux traversées modernes, elle avait tout de même son charme. Les garçons observèrent davantage le lac. L’arrivée sur Nyon et les drapeaux du débarcadère les intriguèrent. Nous avions changé de pays, de monnaie, nous avions quitté l’Europe aux étoiles blanches sur fond bleu.

    Après avoir regagné la voiture sur le parking du haut de la ville, six kilomètres plus loin, nous avons retrouvé la France et le pays de Gex, une parfaite illustration de la complexité des frontières dans notre région!