• Coupe du monde de foot.

    Kylian Mbappé et Lionel Messi durant la finale de Coupe du monde entre l'équipe de France et l'Argentine, le 19 décembre 2022 à Lusail. (ANNE-CHRISTINE POUJOULAT / AFP)

    Comme il est difficile de savoir ce que l’avenir retiendra de ces observations notées sur le moment ! L’écriture dépend de l’humeur de son auteur, de ces états d’âme, mais la lecture est encore plus subjective. Quand je me relis, l’auteur et le lecteur se confondent, je vous laisse imaginer se qui se passe dans ma tête !

    Cher lecteur, je vous espère à mes côtés pour retenir ces miettes du temps qui passe, en toute liberté, promenade commune dans le jardin de nos vies.

    Hier, finale de la coupe du monde de foot. Quelle histoire !

    Organisée en plein désert dans des conditions désastreuses tant sur le plan humain qu’écologique par le Qatar, émirat pétrolier richissime, on aurait dû bouder l’événement. On aurait presque pu…

    Mais on gagnait ! La France a gagné jusqu’à la finale de dimanche.

    Retransmis dans le monde entier, les matchs ont peu à peu éclipsé la guerre en Ukraine, l’économie en berne, le froid, les distributions alimentaires. Ce grand jeu et ses aléas, ses espoirs, ces déceptions, la vitalité des joueurs, ses règles (pour moi incompréhensibles), son rythme, ses réussites et ses ratages, les commentaires ont cristallisé l’intérêt général. Et tout le monde a sauté de joie sur sa chaise, ou pleuré sur son canapé, dans les foyers, dans les bistros, sur les places, énorme fête de plusieurs milliards de participants.

    Mais la plus émotive, la plus excitante, la plus éprouvante fut bien la finale de dimanche !

    Ah ! Mbappé, héros des temps modernes. Jeune hérault de l’équipe de France, d’origine camerounaise et kabyle, il affrontait Messi, la glorieuse star de l’équipe d’Argentine, pour le dernier match de sa carrière, pour le seul trophée qui lui manquait. La jeunesse et l’expérience. Le monde balançait entre ces deux équipes.

    La semaine précédente, l’équipe de France avait été éprouvée par un virus privant d’entrainement plusieurs de ses joueurs, mais on ne s’attendait pas à une première mi-temps aussi calamiteuse. L’Argentine a dominé et placé deux buts. On avait perdu espoir, quand à la reprise, après un penalty réussi, on a vu Mbappé cavaler, se jeter sur le ballon, mettre un but d’égalisation. Messi a de nouveau frappé, sa dernière gloire ! Mais Mbappé, quelques secondes avant la fin des prolongations a magistralement égalisé. 3-3 ! Tirs au but. Le souffle coupé, on a vu l’impensable se produire. Les Français qui avaient toujours eu l’avantage dans cet exercice ont raté deux buts et ont perdu ! Match, homérique, épique, mémorable, qui restera dans toutes les mémoires.

    J’en retiens les regards des deux héros, une sorte de naïveté, une ouverture de tout leur être, physique et mentale, soudés à l’équipe, à l’entraineur, en même temps superbement libres et inventifs. À la fois dans le jeu et au milieu de la foule. Oui, ce sont bien des héros des temps modernes. Comment les footballeurs peuvent-ils courir plus d’une heure et demie après un ballon, le chercher, le perdre, le lancer, avec une telle intelligence et en même temps assumer le poids de ces milliers de spectateurs, de ces milliards de regards à la télévision, pour ou contre eux ? Et il faut bien l’ajouter, le poids des milliards de dollars dépensés et gagnés dans l’organisation de la compétition. Voilà qui semble surhumain.

    Mbappé s’est assis sur la pelouse, inconsolable. Rien n’y fit, la présence du président de la République, de Didier Deschamps. Visage figé, il a gagné la sortie et c’est dans les bras de son père qu’il a éclaté en sanglots. Il n’a que 24 ans !… L’avenir est devant lui.

    Messi et l’Argentine ont laissé éclater leur joie. Pays accablé par une crise financière, il avait fourni 50 000 supporters dans les gradins de Doha, contre seulement quelques milliers de Français. Symbole de vitalité ou besoin de symbole ? Jeux du cirque ou apprentissage du talent et de l’affrontement ? Probablement les deux à la fois.

    Et qu’en est-il du Qatar, pays secret, dans tout ça ? On n’en sait trop rien.


  • Livilliers et l’ENS

    Noël approche

    Laissant Gilles et Yves monter à Livilliers, je suis allée avec Marc au pot de départ de Christophe Duvivier organisé par la Ville de Pontoise. Christophe a travaillé durant toute sa carrière dans les deux musées de la ville. Au démarrage chapeauté par Edda Maillet, une amie de Dina Vierny, il en a fait une référence au-delà de la commune et même du pays. Il est maintenant spécialiste-expert de Pissaro, lequel a peint de nombreuses années à Pontoise et dans ses environs. Discours qui m’a ouvert les yeux sur les dessous de la politique culturelle nationale comme locale : politique, argent, liens amoureux. Difficile après ça de situer la qualité des œuvres d’art pour elles-mêmes !

    L’ancien maire et député, Philippe Houillon était présent. Il ne s’est pas représenté aux dernières élections.

    — J’ai préféré m’arrêter quand on voulait encore de moi ! m’a-t-il dit avec humour.

    Avocat, il a été rapporteur de la commission d’enquête de la douloureuse affaire d’Outreau. Il a participé au rétablissement de la vérité. Il a repris son métier à plein temps.

    En regagnant son bureau à pied, Marc m’a fait les honneurs de sa ville. Comme elle a changé depuis mon enfance ! Pendant la guerre, de nombreuses maisons ayant été bombardées nous montions à l’école en passant par-dessus les gravats, entre des façades noires et lépreuses. Aujourd’hui, charmante ville historique autour de sa cathédrale, places mises en valeur, façades restaurées, c’est un lieu de rencontre. Un grand parking au-dessous du jardin de la ville a permis le retour des commerces et des restaurants. Marc, conseiller municipal à la culture durant des décennies, a participé à cette réhabilitation. Une histoire d’amour entre lui et sa ville.

    Nous avons retrouvé à Livilliers les trois autres qui nous attendaient autour d’un verre de champagne. Catherine avait préparé un repas succulent. Quel plaisir ce fut de nous retrouver dans la cuisine pour cause de chaleur, entre frères, sœur, beau-frère, belle-sœur ! Des histoires de famille ont fusé sans vergogne, des histoires de métiers, des souvenirs, des évocations, des anecdotes amusantes, parfois de la gravité évoquée avec le respect dû aux aléas de la vie. À nos âges, on a intérêt à en profiter.

    Au dernier moment, Hervé et Véronique n’avaient pas pu se joindre à nous pour cause de Covid. Au dessert et au téléphone, nous avons fixé un autre rendez-vous pour la mi-janvier.

    — La répétition générale est réussie. On ne changera rien, a dit Marc.

    — Je ferai le même poulet au citron, a dit Catherine.

    — On apportera le même champagne, ont dit Yves et Gilles.

    Café et retour sur Paris en train pour Yves, Gilles et moi. Vite fait, bien fait. Il faut dire que pour le moment et espérons encore pour aussi longtemps que possible, nous sommes tous très occupés.

    Samedi, à l’ENS, Séminaire sur les correspondances. Une fois de plus, j’ai été admirative de la rigueur et la passion qui président à ces communications suivies de publication. Il s’agissait de la correspondance de Beaumarchais, plusieurs milliers de lettres. À cette époque et jusqu’au milieu du vingtième siècle (l’arrivée de la voiture et du téléphone ?), écrire des lettres était un art. Grâce à l’Item, je m’émerveille de voir surgir derrière l’écrivain, un personnage plus intime, plus familier, dont les préoccupations, les sentiments éclairent l’œuvre.

    Dans mon enfance, alors que nous passions les vacances à Nernier sur les bords du Léman, mon père restait travailler durant le mois de juillet à Pontoise. Ma mère lui écrivait tous les jours. Marc a pieusement conservé cette touchante correspondance. On y retrouve les faits et gestes des uns comme des autres, les incidents, les bonnes nouvelles, les demandes, les marques d’affection. C’est peut-être ce souvenir qui me motive, alors que je dois me pousser à chaque fois, tant l’ENS est mal desservie par les transports en commun.

    Julien et son fils Thomas au débotté après une visite à la BNF recommandée par une professeure.

    Froid. On jongle avec les radiateurs sur recommandation du gouvernement. Comment ne pas penser aux Ukrainiens dont les fournitures d’énergie sont systématiquement détruites par la Russie de Poutine ?


  • Lectures

    Gilles avait suivi quelques récitants du Palais-Royal à la librairie Delamain. Ils s’y retrouvaient entre Amis de Marcel Proust autour d’un verre à l’occasion du centième anniversaire de sa mort. Il en était revenu avec un petit livre d’extraits de La Recherche du temps perdu, réunis et commentés par Philippe Delerm, l’auteur hédoniste d’Une petite gorgée de bière.

    J’ai mis un certain temps avant de m’y plonger. J’avais lu ce gigantesque ouvrage à l’âge de vingt-cinq ans, grâce à mon frère Hervé. C’était le sujet de son cours de français en préparation scientifique à Stanislas et nous avions échangé nos impressions avec délectation, tome après tome. Depuis, j’ai craint d’en ternir le souvenir par des relectures trop répertoriées. Le Musée du Louvre, La Recherche du temps perdu, sont associés pour moi à des déambulations dans des jardins. Je vais et viens en toute liberté dans des floraisons ressemblant à la vie, l’authentifiant en quelque sorte. Grandioses comme Les Noces de Cana, comme les phrases de Proust s’étirant sur deux pages ou plus modestes mais tout aussi fortes, comme La Dentelière de Vermeer ou les levers du jour à Combray. J’en aime les rythmes, les saisons, les couleurs et les sensations et je communie avec leurs auteurs comme avec des amis.

    Longtemps, longtemps après que les poètes ont disparu, leurs chansons courent encore dans les rues…

    Finalement, je me suis régalée des extraits choisis par Philippe Delerm.

    Récemment, j’ai essayé de la relire, mais je n’en suis plus capable. J’ai oublié le début de la phrase quand j’arrive à la fin. Je ne peux plus me fixer sur une histoire compliquée, alors que j’ai du mal déjà à retenir le temps qui file de plus en plus vite.

    Merci à Philippe Delerm pour ce petit livre qui m’a permis de rouvrir des fenêtres que je croyais fermées à jamais. Avec le temps, j’ai davantage apprécié l’évocation de la petite madeleine, elle a fait remonter en moi des plaisirs oubliés. J’ai aimé son humour corrosif, le sourire de la grande duchesse destiné à la grand-mère de Proust comme on lance des cacahouètes aux animaux dans les zoos, ou du pain aux canards, la mort de l’écrivain Bergotte confronté à son œuvre devant un tableau de Vermeer. Tous ces personnages m’avaient été si familiers !

    Peut-être, aujourd’hui, y ai-je noté moins l’empathie de l’auteur qu’une hypersensibilité aux blessures, aux souffrances infligées tout au long de sa vie. Pas rancunier, grâce au souvenir, il a offert une impérissable existence à ses modèles, n’est-ce pas le plus beau des cadeaux à leur faire, à nous faire ?

    Pierre Christin, secoué par l’exposition de Gérard Garouste, nous avait conseillé d’acheter son livre : L’Intranquille.

    Un témoignage courageux ! Le peintre dont nous avions vu l’exposition-rétrospective la semaine dernière à Pompidou a souffert de troubles psychiatriques importants durant la plus grande partie de sa vie. Diagnostiqué maniaco-dépressif, il fut hospitalisé à de nombreuses reprises, représentant un danger pour lui-même comme pour son entourage. Il y analyse ses crises avec une vérité, une précision qu’on ne trouve pas dans les documentaires sur le sujet. Dans son Autoportrait d’un fils, d’un peintre, d’un fou, Gérard Garouste refuse d’associer cette souffrance à l’œuvre d’art.

    On ne peut peindre que si l’on va bien… Le délire ne déclenche pas la peinture et l’inverse n’est pas plus vrai. La création demande de la force… Pourquoi un artiste n’aurait-il pas le droit, lui aussi à l’équilibre ?

    Il raconte une enfance massacrée par la violence verbale d’un père psychopathe et antisémite. Converti au judaïsme par réaction, il a trouvé dans le Talmud une liberté qu’il ne trouvait pas dans les autres grands textes religieux.

    Il évoque souvent son refus du beau, de la beauté. Faites laid ! lui a dit son psychiatre. Et là, je ne comprends pas. Pour ma part, je ne sais pas ce qu’est la beauté. La plupart du temps, je m’étonne de ce qu’on trouve beau. Cela dépend tellement de la mode, des habitudes, des a priori, de l’humeur et même du temps qu’il fait. Pour moi, la beauté n’est pas vraiment un sujet, je peins la vie.

    La semaine dernière, un couple d’une soixantaine d’années est monté dans le métro. L’homme était défiguré par une énorme tumeur sur le côté droit, fermant son œil et déformant sa bouche jusqu’à son cou. Par ailleurs de haute taille, bien découplé, il ne manifestait aucune gêne des regards portés sur lui. Sa femme lui a pris la main, il a serré la sienne. Élégante, de la présence, elle s’imposait et son regard bleu azur s’est fixé sur le mien. Nous nous sommes regardées une seconde, comme si nous nous posions toutes les deux des questions auxquelles ni elle ni moi n’avions de réponse.

    Quand ils sont tranquillement descendus à Concorde, je suis restée songeuse.


  • Expositions

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    Je vais rarement voir des expositions. Mes amis m’y pressent, mais j’attends la dernière minute et le plus souvent, je me réveille trop tard. Cette semaine, nous sommes allés voir celle d’Edvard Munch au musée d’Orsay, puis celles de Garouste et Alice Neel à Pompidou. C’était beaucoup, d’autant plus que nous avions vu les portraits de Kokoschka, il n’y a pas si longtemps.

    Je repense à la réponse de mon ami David Azuz, alors que je lui proposais d’aller au Palais de Tokyo, pourtant pas loin de nos ateliers :

    — Tu sais, je ne vais plus aux expositions. Soit elles me rasent, soit je suis jaloux !

    Il m’avait fait rire. Aurai-je dû m’indigner ?

    Comment ne pas être jaloux devant les peintures de Goya, de Manet, de tant d’autres ? Comment, pourquoi prendre ses pinceaux après de tels chefs d’œuvre ? Quelle force mystérieuse qui nous y pousse!

    Mais voilà ! Difficile de ne pas passer à côté de Munch, l’auteur du Cri, le tableau le plus célèbre au monde après La Joconde. Garouste risquait de m’ennuyer, j’avais vu une de ses premières expositions (nous étions à l’École des Beaux-Arts de Paris en même temps) et je n’avais pas été très emballée, mais Pierre et Marie m’y avaient vivement encouragée. Seule Alice Neel m’attirait vraiment, elle avait peint avec simplicité ses amis à la maison, une démarche proche de la mienne.

    Autrefois, j’entrais dans les musées avec une incroyable liberté. Ah, ces déambulations dans le Musée du Louvre à l’heure du déjeuner plutôt que d’aller à la cantine de l’école ! Ces découvertes, mes coups de cœur, ces liens qui se créaient peu à peu ! Les premières grandes salles, L’Enterrement à Ornans, la grande galerie et la peinture italienne, française (la dame qui pince le téton de sa voisine…), le petit escalier qui menait à La Jeune orpheline de Delacroix, aux Corot ! À peu près seule dans cette immensité, c’était mon jardin, mon palais secret, des fenêtres duquel je voyais couler la Seine et vivre Paris.

    Aujourd’hui, une foule s’y presse. Des files d’attente sont canalisées en rubans labyrinthiques à l’entrée, et aussi à l’intérieur devant La Joconde enfermée dans une cage de verre anti balles.

    Désormais, ces visites s’apparentent à un parcours du combattant. Il faut réserver à l’avance, choisir sa file, ruser avec l’affluence, attendre qu’un tableau se dégage. Plus question de bouger sans se cogner, il faut veiller à tout, se faufiler comme à la foire. Alors nous réservons à l’heure d’ouverture, nous filons aux dernières salles encore vides et revenons vers la foule agglutinée devant les explications. C’est ainsi que j’ai pu voir Le Pape Innocent X de Vélasquez, seuls, comme si je l’avais surpris à son réveil.

    Munch. Aperçu entre les têtes des visiteurs, son expressionnisme n’est pas ma tasse de thé, comme on dit aujourd’hui. Mais peut-on comparer ce paisible breuvage évoquant la tante Léonie de Marcel Proust, aux tourments d’un homme qui durant toute sa vie a oscillé entre notoriété et hôpital psychiatrique. Le Cri n’était pas exposé, mais d’autres de la même période montraient le même effroi. Pierre Christin avait semblé perturbé par le succès dès l’origine de cette œuvre très difficile d’accès tant par la forme que par son contenu. On peut se poser la même question devant les portraits peu flatteurs de Kokoschka à Vienne. Un état d’esprit généralisé ayant quelque rapport avec les horreurs des deux guerres ?

    Beaubourg, à trois avec mon frère Yves. Nous avons commencé par la rétrospective de Garouste.

    Vingt zous ! Dès l’entrée, on en a pris plein la tête. Des toiles de sept mètres sur quatre, foisonnantes de personnages. La suite, une centaine de tableaux, évoquait les grands textes de l’humanité, La Divine comédie, la Bible, ainsi que ses souvenirs d’enfance, ses amis et des banquets mythiques dans un tourbillon de déformations, de couleurs et de noirs sonores ponctué par des visages clairs peints sur le vif parmi son entourage. Gigantesque et logorrhéique. Yves me dit :

    — Bizarre, cela ne me parle pas.

    Il finit par en reconnaître les incontestables qualités picturales et par apprécier. Enfin, après le déjeuner, nous nous sommes promenés parmi les portraits d’Alice Neel.

    Toute autre chose ! Cette féministe new-yorkaise (1900-1984) a croqué sa société d’originaux avec une acuité éloignée de toute complaisance. Il en ressortait une acceptation des différences revigorante. Devant son regard sans jugement et affectueux, les modèles qui posaient chez elle dans son salon, sur son canapé, sur ses fauteuils ou ses chaises, parfois nus (Andy Warhol, femmes enceintes…) se laissaient aller à être eux-mêmes, sans fard. C’était un peu comme s’ils s’offraient à nous, avec la même générosité que celle du peintre. Ces portraits m’ont fait penser à la poésie d’Aragon :

    Est-ce ainsi que les hommes vivent ?

    Et leurs baisers, au loin les suivent.


  • Travaux

    Régulièrement, de l’eau coule et s’infiltre chez nous depuis l’appartement du dessus. Après six mois de séchage, le plafond tombe en lambeaux sur nos têtes et une entreprise de l’assurance vient réparer les dégâts.

    Nous avons tous plus ou moins connu ce genre de désagréments.

    Un beau matin à l’aube, on sonne à votre porte et une armée de peintres scotche des plastiques sur le palier, dans le couloir et s’installe pour une durée indéterminée. Allées et venues, échelles, outils et sacs de déchets, poussières d’enduits, pots de peinture seront votre quotidien.

    Chaque matin, ces jeunes gens, lesquels aujourd’hui parlent rarement français, vont se changer le plus discrètement possible en arrivant, pas plus à l’aise que nous. Ils me verront sortant du lit, en robe de chambre, les cheveux dépeignés. Il faudra leur laisser la place dans la cuisine, jongler avec l’occupation des toilettes. Un mauvais moment à passer.

    Des progrès apparaissent. L’équipe est désormais reliée à un réseau qui fait tourner les compagnons de chantier en chantier, qui distribue sur le trottoir les fournitures au fur et à mesure de l’avancement des travaux. On peut en permanence entrer en contact avec le chef. Efficacité et rapidité s’en suivent.

    Il y a ceux qui cassent, ceux qui transportent les déchets, celui qui enduit et ponce, celui qui peint et tapisse. À chacun sa spécialité. Un peu comme à l’hôpital autour des tables d’opération.

    On ne les distingue pas vraiment les uns des autres. On ne connait rien d’eux ni de leur vie et cela me gênait.

    Carmen, la gardienne de l’immeuble m’avait raconté que son mari avait discuté avec un des ouvriers de la façade :

    — Il avait mal à la tête. José lui a donné un Doliprane. L’ouvrier lui a dit qu’il n’arrivait pas à dormir parce qu’il pensait trop à sa famille restée en Algérie.

    Elle-même avait connu cela, c’était dur !

    Le dernier arrivé, un homme grand et basané, travaillait en silence, sombre et consciencieux. Sans savoir s’il parlait français, je me suis lancée :

    — Vous venez de quel pays ?

    Il n’a pas compris. J’ai pointé un doigt vers moi et j’ai dit :

    — France !

    Puis je l’ai dirigé vers lui :

    — Vous ?

    Il m’a regardée, stupéfait. Après une seconde d’hésitation, il a ouvert la bouche et j’ai deviné plus qu’entendu :

    — Égyptian !

    Avec des mimiques, je lui ai fait comprendre que j’étais allée en Égypte et j’ai ajouté :

    — Magnifique !

    Son visage s’est éclairé. Il avait compris. Toujours avec des mimiques et des mots simples, je lui ai demandé où il habitait. J’ai cru comprendre que c’était dans la banlieue du Caire et qu’il y avait laissé sa famille. J’ai compris qu’il avait deux enfants. Avec les paumes à distance du sol, je lui ai demandé leur âge :

    — Deux et quatre ans, ai-je entendu.

    J’ai demandé :

    — Égypte, Mama ?

    Il a dit oui. Et j’ai demandé leur prénom, toujours avec des mimiques :

    — Mohamed, Ahmed, a-t-il dit en aspirant fort les H.

    — Et la Mama ?

    — Nadia !, accent tonique sur le premier A.

    Pas facile à comprendre ! Mais le lien était établi. Je repensai à notre voyage en Égypte, lorsque nous avons remonté le Nil depuis Louxor. J’avais tellement aimé ce pays, ce fleuve, ces habitants bavards et rieurs. Je pensai à sa vie là-bas, au soleil égyptien, à sa vie en France. Je lui ai expliqué que j’avais aussi des enfants et aussi quatre petits-enfants. Il a paru intéressé. Il m’a demandé leur âge. Avec les mains et les doigts, j’ai égrené l’âge de mes enfants. Il voulait savoir l’âge de mes petits-enfants. Puis je lui ai montré son mobile :

    — Téléphone, Égypte ? Tous les soirs ?

    Son visage s’est illuminé et il a dit oui !

    Il est encore resté une journée avant de terminer le chantier. Les déblayeurs sont venus ramasser les plastiques de protection et les outils. Il a posé le panneau de papier peint, peaufiné les détails et nous a dit que le chef allait venir dans vingt minutes pour clore le chantier. Il nous a dit au revoir et je lui ai dit :

    — Ce soir, bonjour à Nadia, Mohamed et Ahmed !

    Il a dit oui d’un air amusé et il est parti.


  • Quatre jours agités (suite)

    Agnès m’avait téléphoné alors que nous roulions vers Grenoble. Conversation laborieuse, interrompue par le tunnel de Chambéry et difficilement reprise. Ayant profité des vacances de la Toussaint, elle arrivait tout juste de leur maison d’Intragna, un village accroché à la montagne au-dessus du lac Majeur en Italie.

     Ils habitent dans le haut de Gex, dans la partie ancienne de la ville. J’ai déjà évoqué ces vieilles maisons aux murs épais dont les jardins s’étagent sous les remparts de l’ancien château fort. Longtemps le refuge des pauvres de la commune, occupées ensuite par des émigrés de l’après-guerre, elles sont aujourd’hui prisées et restaurées par des Nordiques et des Anglais travaillant dans les organisations internationales de Genève. De jardin en jardin, de terrasse en terrasse, ils forment une communauté cultivée et originale. Et l’année dernière, ils ont déposé les statuts d’une association culturelle programmant des événements variés ; expositions de photos, de céramiques, visionnage de courts métrages et ce jour-là un spectacle dans une grange.

    Nous arrivions d’Albertville et la nuit tombait. Après un bref passage à Tougin, nous nous sommes aventurés dans les rues sombres et désertes de la vieille sous-préfecture. À l’écart, au pied des remparts, nous avons trouvé une grange, telle je ne pensais pas qu’il puisse encore en exister en centre-ville. Une voiture occupait le rez-de-chaussée. Personne nulle part. Nous allions continuer lorsque des chuchotements provenant de l’étage nous ont alertés. Nous avons grimpé un escalier de bois raide et blanchi par les siècles. Dans la pénombre vaguement éclairée par des guirlandes lumineuses, une assemblée écoutait en silence une mélopée accompagnée d’une sorte de harpe celtique. Les jeunes filles assises sur un plancher rustique jonché de feuilles mortes nous ont fait un passage et Wilfrid a surgi pour nous conduire vers un banc de bois.

    Nos yeux s’habituant à l’obscurité, nous avons deviné les silhouettes d’une trentaine de personnes entourant une sorte de catafalque faiblement éclairé, composé de feuillages et de fleurs. Devant nous un grand gong en cuivre pendait à une potence de fer forgé.

    Après une poésie déclamée par une jeune fille aux cheveux d’ondine, un son profond s’en éleva, monta, s’éteignit, reprit jusqu’à remplir l’espace, s’éleva à nouveau pour se replier lentement et se fondre définitivement dans le silence. La jeune fille nous convia alors à descendre pour déguster une soupe à la citrouille. On se leva. Wilfrid et Agnès nous présentèrent aux organisateurs. Tout autour, des jeunes, parfois très jeunes dont beaucoup parlaient anglais.

    La pièce du haut se vida lentement. À la sortie, une jeune fille nous incita à couper une tige de lierre à laquelle était accroché un petit rouleau de papier. Une poésie y était calligraphiée. Nous devions la lire à haute voix avant d’accéder au rez-de-chaussée débarrassé de la voiture ayant servi à camoufler le buffet orné de feuillage.

    Il se trouve que depuis mon enfance je ne supporte pas la soupe au potiron. On pouvait me priver de dessert et même de repas, sans que j’accepte d’en avaler la moindre cuillérée. Heureusement, Agnès et Wilfrid avaient concocté une soupe avec des châtaignes rapportées d’Italie. Avec une lichée de crème bio de la même origine, ce fut un délice. Elle cuisait sur un feu de bois maintenu dans une vasque métallique, au fond d’un chaudron suspendu à des fourches.

    Nos amis nous ont présenté plusieurs des membres de l’association, ce qui nous a rajeunis. Des décennies auparavant, débarquant dans une région à l’époque encore presque exclusivement agricole, à l’initiative de Mazé Guillot, nous avions créé Le Mouvement artistique du Pays de Gex. Nous en avons gardé de chers amis tout au long de notre vie. Plusieurs ont fait de beaux parcours : Julian exposant ses bijoux sur la Cinquième avenue, Joël, invité principal du Printemps des poètes de Paris, Henriette à Genève, Karen en Californie.

    Enfin, Wilfrid, à la lumière de son portable, nous a conduits chez lui par les cours et les jardins. Nous avons pu embrasser Armand qui s’apprêtait à partir, les vacances terminées. Il est en deuxième année d’EPFL, une école d’ingénieur terriblement difficile. Agnès le déposait à Coppet au train de Lausanne.

    Après une nuit réparatrice et encore quelques rangements, avant de fermer la maison et de prendre le car, puis le TGV pour Paris, Gilles a commenté la soirée :

    — Si le feu avait pris dans la grange, on serait probablement tous morts !

    Halloween ! 


  • Quatre jours agités.

    Jeudi : Tougin. Arrivée sous la pluie et dans la froidure.

    Vendredi : Taille des rosiers, coupe des holtas et des iris, ramassage des feuilles de la vigne vierge entre deux averses, rangement de la maison pour l’hiver.

    L’impasse était déserte. Quelques nouvelles des voisins néanmoins. Nous avions tant à nous raconter ! Nous avons retrouvé Marcel et Jacqueline autour d’un café. Marcel partait rendre les honneurs militaires aux obsèques d’un compagnon de la guerre d’Algérie.

    Deux bonnes soirées devant un feu de cheminée. Le premier soir, la tempête s’est soudain mise à souffler. Les tuiles cliquetaient sur le toit au milieu du vacarme des arbres tordus par le vent. Vers minuit, tout s’arrêta. Plus un souffle d’air, un étrange silence s’était installé sur le village.

    Samedi : déjeuner chez Patrick et Marie.

    Avec Ève et Emmanuel, Jean-Michel et Caroline, les cousins de Grenoble avaient décidé d’inviter leurs vieux oncles et tantes.

    Yves est donc venu de Paris en train et logeait chez Caro. Marc et Catherine étaient montés du midi, avec une étape à Barcelonnette et logeaient chez Ève. Hervé et Véronique en avaient profité pour faire une escapade dans les Alpes, ils restaient plusieurs jours chez Patrick. Nous venions donc de Tougin. Une belle idée qui s’était développée avec une belle simplicité.

    Ce fut une fête de famille bien agréable ! Agnès et son mari, venus de la Drôme s’étaient joints à nous.

    La maison sur les hauteurs de Vizille, construite dans la campagne, il y a une dizaine d’années est magnifique. Férus de montagne, ils ont fait les plans de façon qu’on puisse voir toutes les montagnes aux heures les plus belles.

    Repas savoureux ! Champagne du producteur. Blagues et anecdotes. Photos. Nous nous sommes quittés en fin d’après-midi en nous donnant rendez-vous le lendemain, qui pour aller visiter le musée de la Résistance, qui pour faire une grande balade en montagne dans la neige, qui encore pour monter à la Bastille.

    Le soir nous nous sommes retrouvés chez Ève avec Marc et Catherine. Jean-Michel était allé écouter Cabrel avec sa fille Maud. Yves et Caro se sont joints à nous pour un dîner léger.

    Dimanche : nous avons cherché les tombes de la famille dans le cimetière de Grenoble, sans succès. Je les avais pourtant trouvées il y a quelques années, mais le cimetière est très grand. Nous nous sommes perdus, retrouvés. Puis nous avons traversé la vieille ville. Nous sommes passés devant le monument dédié à la Révolution Française avec l’hommage à la Journée des tuiles et à Mounier, héros familial, devant la maison de Stendhal.

    Enfin, nous sommes montés à la Bastille en bulles. Pas un nuage. Le Mont Blanc trônait à l’est, derrière nous la Chartreuse, à droite le Vercors, devant nous Belledonne enneigée. C’était magnifique ! Ève et Emmanuel nous ont expliqué la géographie de la ville qui s’étendait à nos pieds. Nous avons cherché les lieux familiaux (mon père était originaire de Grenoble, vous l’aurez compris !)

    À midi, nous avons déjeuné avec nos petits-enfants, 20, 18 et 16 ans. Comme c’est intéressant d’écouter ce qu’ils vivent dans leurs lycées, à l’université, d’entendre leurs opinions sur les problèmes d’aujourd’hui ! Pour le moment, ils s’en tirent plutôt bien.

    Marc et Catherine sont partis visiter le château de Vizille où une de nos arrière-grand-mères au 19e siècle avait été préceptrice des enfants du comte de Chambord. Famille-famille…

    Enfin, Gilles et moi, nous sommes partis pour Albertville voir son frère Jean-Claude. Les médecins ont décidé de ne pas l’opérer de son cancer. Nous avons passé une heure à discuter au soleil. Nous avons plaisanté autant que possible. Après-midi à la fois triste et gaie, affectueuse. Nous avons évoqué un peu le passé, beaucoup le mystère de la vie et de la mort. Nous nous sommes quittés sans savoir si nous allions nous revoir…

    Pour ceux qui me lisent régulièrement, j’espère que plusieurs de ces personnages vous sont devenus familiers, tels des amis qu’on ne voit pas souvent, mais qui vous tiennent à cœur.

    Nous nous sommes dépêchés de rentrer à Tougin, pour ne pas être trop en retard à une petite fête organisée dans la vieille ville par un groupe hétéroclite d’écrivains, de musiciens et de cinéastes.

    Le sommet des montagnes rougeoyait au soleil couchant.

    (à suivre)


  • Art contemporain.

    Lula est élu au Brésil d’une courte avance. Une lueur d’espoir pour le monde. Démocratie et climat.

    Passé la nuit à l’atelier, pour surveiller la mise en route du four à céramique, rodage à vide. 1020 degrés Celsius, ce n’est pas rien ! Disjoncteur, claquements intempestifs, arrêt prématuré : que d’émotions ! D’autant plus qu’ayant ensuite dormi comme des loirs, nos observations se révèlèrent plutôt approximatives. Le lendemain, nouvelle cuisson test avec des tuiles d’argile. Nous avions procédé à un échange agité de régulateur défectueux auprès du fabricant et je n’étais pas trop optimiste. Le surlendemain, merveille ! Elles étaient impeccables, dures et ocrées à souhait.

    Ce lundi, un essai d’émaillage. Cuisson à 900 degrés. Si ça marche, c’est le rêve ! Je mets le four en marche en partant de l’atelier et le lendemain, il n’y a plus qu’à ouvrir…

    Donc samedi, profitant de notre nuit à l’atelier, après la magnifique exposition Kokoschka au Musée d’Art moderne de la Ville de Paris et un pique-nique à l’atelier, nous sommes allés voir une exposition d’art contemporain près de la mairie du XVe (où nous nous sommes mariés…), intitulée Douze preuves d’amour. Le résultat d’un concours pour les moins de 35 ans. J’essaie régulièrement de rester au courant de ce qui se réalise à l’avant-garde.

    Au fond d’une impasse ouvrière, un ancien et vaste garage entièrement repeint en blanc et illuminé de rampes de néon au plafond accueillait des « installations », des toiles, des sculptures de tailles variées, parfois très grandes. On y retrouvait le fourre-tout de ce genre d’exposition. Des idées variées, et le plus souvent un travail énorme, de soudure, de couture, de moulage, d’assemblage, de résine, de précisions diverses. Difficile d’y retrouver le thème, si ce n’est qu’il y avait probablement fallu beaucoup d’amour… Le prix avait été décerné à Dora Ferigi pour ses toiles en diptyque, certes grandes, mais à peine couvertes de personnages elliptiques, tracés au pinceau et relayés sur la toile nue par quelques traits de craie grasse. Le jury, du beau monde de l’art, avait tranché parmi 3000 dossiers de candidature, nous a raconté la « médiatrice ». Peut-être exténué lui-même, fatigué de tant de fatigue, s’était-il offert un peu de repos.

    A la sortie de ce vaste espace désertique, un catalogue fut donné aux trois ou quatre visiteurs s’apprêtant à replonger dans les rues grouillantes de ce samedi après-midi. Un livre cartonné, sur papier glacé, bilingue français-anglais, orné d’un cœur, agrémenté d’explications sur les motivations des œuvres. Étonnée, j’ai demandé d’où provenait le financement d’un concours récompensé par des bourses non négligeables. La médiatrice m’expliqua que son promoteur, un très fortuné promoteur immobilier était également président du conseil d’administration du Palais de Tokyo, musée national. Un arrangement efficace entre le privé et le public ! En rentrant, j’ai vu sur Internet combien cet autodidacte débordait d’enthousiasme : fondation dans l’île Seguin, Villa Emerige (ouverte aux membres du Tokyo Art Club).

    — C’est la neuvième année qu’il organise ce concours et plusieurs de ses lauréats sont maintenant pris en charge par des galeries. Certains sont devenus célèbres.

    La jeune fille me cita des noms que je ne connaissais pas, ce qui ne veut rien dire.

    C’est ainsi que le lendemain dimanche, je fus à peine surprise en allant au Franprix de la rue du Mail, de trouver une immense toile entourée de papier bulle, posée sur la chaussée dans une caisse de bois à sa mesure. La rue était bouchée par un camion, convoi exceptionnel, et par un engin mécanique ultra moderne, surmonté de phares et de bras articulés, une de ces grues qu’on voit les jours fériés transporter des objets lourds et encombrants par-dessus les toits de Paris. Autour s’agitait une équipe spécialisée. En transparence, on devinait un personnage à la Rembrandt bras tendu vers le haut dans une atmosphère noire et apocalyptique. Je me suis approchée de la jeune fille qui dirigeait l’opération :

    — C’est un tableau ?

    — Oui, me répondit-elle gentiment.

    — Pour un particulier ?

    Elle leva la tête. Appuyée à une fenêtre, une femme élégante nous sourit en me saluant d’un geste large. La jeune fille prononça un nom que je ne compris pas tout de suite.

    — Anselm Kiefer !

    Il me fallut encore quelques secondes avant de relier la scène à l’auteur dont j’avais vu les immenses toiles macabres au Panthéon et qui avait fait un tabac à Pompidou, un artiste dont mon amie Marie fait grand cas.

    Une sorte de machine à calculer se mit en route sous mon crâne. Le prix de ce transport très particulier devait être astronomique. Je me suis éloignée de la jeune fille après l’avoir remerciée et j’ai dit à un voisin qui regardait la scène :

    — Cela doit valoir très cher ! Au moins 300 000 euros.

    Un clochard assis par terre dans ses vêtements gris et déchirés ouvrait des yeux ébahis,

    Le badaud déclara sur un ton neutre :

    — C’est de la spéculation ! Vous verriez ça chez vous ?

    En sortant du Franprix, je vis la toile pendue au bout de sangles. Les jeunes hommes ajoutaient des éléments de protection sur les bords avec des gestes lents et précis. Retournée dans l’appartement, je racontais la scène à Gilles, sceptique quant à mon évaluation.

    Vérification faite sur Internet, la toile valait 4 000 000 d’euros.


  • Les obsèques de Philippe C.

    Sous nos fenêtres dans la cour, des ouvriers sont en train d’installer un échafaudage pour la réfection de la toiture et son isolation. Crise énergétique oblige.

    De toute façon, c’était une passoire. Comment a-t-on pu loger les domestiques dans ces mansardes haussmanniennes, minuscules, étouffantes l’été et glaciales l’hiver ? Comment ont-ils pu survivre au milieu des cheminées qui crachaient une suie collante ? La tuberculose sévissait alors à grande échelle. Aujourd’hui, elles sont réunies en lofts spacieux avec de larges velux, assez agréables à vivre, avec vue sur les toits et chez nous sur le Sacré-Cœur.

    Les échafaudagistes travaillent dans un bruit continu de barres de fer qui s’entrechoquent, de coups de marteau, au milieu d’incessants discours. Dans quelle langue ? Difficile à dire. Le monde ouvrier est devenu une tour de Babel. Ils se comprennent et leurs échanges font un chœur de voix graves qui me réjouit le cœur et les oreilles. Ils montent le mécano, étage par étage, verrouillent les passerelles, placent les échelles. Un travail en plein air, qui demande de la méthode et de l’astuce. Ils s’activent sans s’énerver. Ce matin, ils ont atteint le cinquième. Demain, ils seront devant nos fenêtres. Il faudra éviter de se promener en petite tenue…

    L’enterrement de Philippe C. J’y reviens.

    Ce cousin germain allait sur ses 92 ans. Il ne se portait pas trop mal et vivait encore chez lui quand il a eu l’idée d’aller à Lourdes comme chaque année avant l’épidémie, pour participer au pèlerinage de Monaco où il avait vécu jusqu’à la mort de son épouse, Jessie. Au retour, il s’est arrêté chez sa fille à Aix en Provence. Et c’est là que s’est déclaré le Covid.

    Elle a dû l’hospitaliser. À l’entrée, il a exigé qu’on le ramène chez lui. C’était un homme de l’ancien temps, particulièrement autoritaire. Le médecin lui a répondu :

    — Pas de problème, vous signez une décharge. Mais demain matin, vous êtes mort.

    Il est resté et ils l’ont tiré d’affaire. Il a pu rentrer chez lui à Blois en ambulance. Son autre fille qui habitait la même résidence l’a persuadé d’entrer dans une maison de convalescence où curieusement, il a séduit tout le personnel par sa gentillesse. Mais le cœur n’a pas tenu bien longtemps, il s’est éteint juste comme Sophie avait quitté sa chambre pour aller faire des courses. Un grand classique ! Elle en était désolée.

    On l’enterrait à Saint-Augustin, à côté de Faremoutiers où avait lieu la cérémonie religieuse, deux communes de la Brie, proche de Coulommiers.

    Ce n’était pas une mince affaire ! Pas de train. Nous n’avons pas de voiture à Paris. La grève des raffineries avait fermé les pompes à essence. Claudine la sœur de Philippe nous a trouvé une gentille convoyeuse, qui nous a embarqués à la porte de Vincennes. C’est en discutant que nous avons pris l’autoroute. Nous avons évoqué la vallée de l’Aubetin sur la commune de Saint-Augustin vers laquelle nous nous dirigions et le Moulinet, un lieu familial et enchanteur, dont j’ai déjà parlé ici.

    A dix ans et onze ans, j’y avais fait des séjours pendant les vacances de Pâques, chez mon parrain, l’oncle Hervé et son épouse, la si vive et gaie tante Mimi. Avec Catherine et Claudine, les cousines de mon âge, nous avions gambadé au bord de la rivière, cueilli des fleurs, nous nous étions raconté des tas d’histoires. Les soirées dans l’odeur du feu de bois nous ensommeillaient avant de nous glisser dans nos lits bassinés. Par la suite, Claudine et son mari y avaient habité à l’année et j’ai évoqué à plusieurs reprises les bons moments que nous y avons passés, en heureuse compagnie, au son de la rivière qui chantait en sautant les vannes sous la maison. C’est au cimetière de Saint-Augustin qu’allait être enterré Philippe, auprès de Jessie et de ses parents.

    La famille de Philippe habitant à Blois et dans le midi, Claudine s’était chargé des démarches pour les obsèques de son frère. Ce fut toute une histoire ! Philippe avait été un pilier de sa paroisse de Beauséjour, trésorier du diocèse de Monaco et ami de la sœur du prince Régnier. Voyant la mort venir, il avait organisé ses obsèques dans les moindres détails, prières, organisations, coussin pour ses décorations monégasques. Sans être pédant, il aimait les solennités !

    Seulement voilà… Aujourd’hui, les prêtres se font rares pour célébrer les enterrements, ils sont remplacés par des laïcs formés à ces cérémonies. Et celui de Faremoutiers, un ami de la famille, une tête de mule, s’indigna et refusa de changer ses habitudes. Dans l’intervalle, un prêtre très âgé s’était trouvé disponible, et celui-ci décida tout de go, compte tenu de ses états de service d’obéir aux volontés du mort. Ouf !

    C’est ainsi qu’à la fin de la messe, un jeune homme nous lut le message posthume de son grand-père par lequel il exprimait son amour et son amitié pour nous tous et s’excusait d’avoir été un peu trop autoritaire !

    Nous nous sommes rendus ensuite au cimetière de Saint-Augustin sous la pluie. Un repas briard, savoureux et simple a réuni une cinquantaine de convives dans la salle communale de Saint-Augustin.

    Comme nous avions vieilli ! Les petites filles d’autrefois étaient devenues des vieilles femmes ridées et courbées, pour certaines assez branlantes. Heureusement qu’autour de nous, une nuée d’arrière-petits-enfants criaient et couraient dans tous les sens. La vie continuait…

    Nous aurions été intarissables sur nos souvenirs, sur nos enfants et nos petits-enfants, mais il fallait débarrasser le plancher, tout ranger pour laisser la place aux activités périscolaires. Nous avons donc pris la route du retour vers quinze heures, après un petit arrêt sentimental au Moulinet, racheté par un jeune couple ayant fui Paris après le confinement et qui travaillait dans la cyber sécurité. La vie s’y poursuivait, là aussi…

    Trois jours après : éternuements, fièvre, fatigue, gorge emportée, j’avais le Covid.


  • Une semaine à Paris

    Nous avons renoué avec les dîners de Nicky, qu’il continue d’assurer depuis le décès de Noëlle. Il envoie une invitation à une vingtaine de personnes en précisant le menu,  mardi un cassoulet (il est originaire de Pau). Selon les réponses, il concocte des tablées surprises. Ce soir-là, trois de ses petits-enfants s’étaient joints à nous et à un couple de notre âge.

    Quel plaisir ce fut de discuter de leurs études ! Stage de Science Po auprès d’assistants parlementaires à l’Assemblée nationale pour l’un. Pour les deux jeunes filles ayant laissé leur famille à Singapour, l’une étudie dans une école de cinéma (elle veut se spécialiser dans le montage) et pour l’autre, démarrage du droit à Dauphine. Le mari de l’autre couple avait fait ses études à Science Po, il y a près de cinquante ans. Ils s’étaient rencontrés dans la haute fonction publique et ils évoquaient leurs relations avec les politiques. Elle avait un temps été chargée de la communication des ministres, en particulier de celle de Laurent Fabius. Ils avaient vu défiler toutes les couleurs politiques. Lui, avait travaillé à l’Équipement, en particulier pour la ville nouvelle de Marne-la-Vallée. Ils avaient passionnément aimé leur métier. Le jeune garçon buvait leurs paroles, visage un peu tendu, le contingent de l’école étant passé dans l’intervalle de quelques centaines à cinq mille élèves.

    Quel soulagement ce fut de recevoir un message de Daria ! Elle est revenue à Paris. Nous nous sommes retrouvées à l’atelier. Elle m’a raconté la vie des jeunes et des femmes au milieu de la répression en Iran. Alors qu’il distribuait des tracts lors d’une manifestation, un ami étudiant a été arrêté par un gardien de la révolution surgi d’une ambulance. Toute sa famille a été poursuivie. Jusqu’à l’arrivée au pouvoir du président Ebrahim Raïssi, Daria était heureuse à chaque retour en Iran de voir combien la société évoluait, à la fois dans la modernité et dans le respect des religions, de la culture et des traditions. Elle était fière de cette évolution vers un humanisme inventif. La répression s’est abattue sur les jeunes comme un cataclysme. Elle m’a dit que beaucoup des gardiens de la révolution, représentants de la police des mœurs, sont des arabes mercenaires venus de Syrie ou d’ailleurs et ne parlent pas persan. Selon elle, les jeunes n’ont pas peur et ne reculeront pas, contrairement aux précédentes révoltes. Mal à l’aise à Paris dans l’attente d’une réponse pour un postdoc, elle pense sans cesse à son pays et voudrait y retourner.

    Ce matin dimanche, café avec Pierre derrière Saint-Eustache. Quand un peintre rencontre un autre peintre, ils se racontent… des histoires de peinture. Malgré les perpétuelles exigences qui nous font souvent peiner sur notre travail, nous avons parlé de notre chance. Pinceau à la main, le temps et l’univers se dilatent, nous ignorons l’ennui. Nous avons un peu discuté d’art contemporain, un art extraverti, qui s’adresse au plus grand nombre. Nous avons évoqué les façades d’immeubles peintes, appréciant certaines, jugeant beaucoup d’autres trop envahissantes.

    Nous nous sommes quittés pour rentrer déjeuner, lui, vers le Pont Neuf, moi par la rue Montorgueil. Une queue démarrait un peu avant Stohrer. Songeant encore à notre conversation, j’ai continué machinalement vers la pharmacie. Quand j’ai réalisé qu’elle s’étirait sur plus de cent mètres, je suis revenue sur mes pas pour regarder quelle boutique pouvait intéresser ces jeunes au point de faire le pied de grue durant plus d’une heure, une occupation à laquelle je ne me plie qu’en cas de nécessité absolue.

    La queue démarrait d’une petite boutique intitulée « Fou de pâtisseries » en lettres fines et dorées sur fond bleu-nuit. Elle proposait des pâtisseries destinées à un nouveau public, du genre petits cannelés ou tartelettes architecturées. La file indifférente à ses babas au rhum, à ses gâteaux moussus bouchait l’entrée de l’illustre et historique Stohrer. On remarque de temps en temps à Paris des files de ce genre, composées de jeunes à baskets blanches devant des magasins qui paraissent insignifiants. Là, il s’agissait plutôt de trentenaires, en couple ou célibataire. Effet internet ? Pourquoi n’ai-je jamais possédé cet instinct grégaire ?

    Lundi, nous sommes allés à Faremoutiers pour les obsèques de mon cousin Philippe C. et c’est une autre histoire.