QUAND ON N'A RIEN À DIRE de Bernard Dimey – La bibliothécaire

Une semaine chargée, rencontres diverses, en particulier un agréable et savoureux déjeuner avec Marie, Pierre et Nicolle au Bistro des Halles, un restaurant à l’ancienne, un des derniers et peut-être le dernier témoin des Halles avant leur déménagement à Rungis. Pierre l’a peint à plusieurs reprises. Menu varié. J’ai choisi un chou farci, les autres de l’épaule d’agneau à la polenta, Gilles des rognons. Marie était heureuse d’y retrouver le souvenir de Julian, son mari, mort prématurément et qui nous manque tant.

Nous avions récité au Palais-Royal. Gilles, Jean qui rit et Jean qui pleure de Voltaire, moi, La tactique du gendarme de Bourvil. Ces récitations sont chapeautées par le conservateur du Jardin, conservateur également de la Colonne de Juillet et du mémorial de Louis XVI, Aymeric Péniguet de Stoutz. Récitant passionné de Bernard Dimey chanteur anarchique, truculent et alcoolique connu des amoureux de Montmartre, il nous avait conviés à un dîner spectacle commémoratif organisé justement le 10 mai par la fille du chanteur.

Sortie du métro Caulaincourt par l’ascenseur, j’ai grimpé jusqu’en haut de la Butte par son versant nord, encore paisible et toujours charmant. Je ne me souvenais pas de tant d’escaliers ! En haut, la foule se pressait, mais le restaurant La Bonne Franquette paraissait désert. En fait, une cinquantaine de convives était déjà installée sur de longues tables disposées en parallèle. Je fus accueillie par le président de la Butte vêtu à la Aristide Bruant et sa petite équipe montmartroise, l’un costumé d’un étrange bicorne, un autre porteur d’un étendard d’époque, avant d’être dirigée vers la place laissée libre à côté de Gilles.

Ce fut une soirée remplie des souvenirs des années d’après-guerre, organisée et présentée par Dominique Dimey, la fille du chanteur, poète et parolier. Élevée à la campagne, c’est à l’âge de 20 ans qu’elle fit la connaissance de son père qui avait jusque là ignoré son existence. Chanteuse et comédienne, elle entretient son souvenir avec une ferveur à laquelle se joignirent cette année les filles de Reggiani et Mouloudji, amis de son père. L’une après l’autre, elles évoquèrent l’admiration qu’elles portaient à leurs pères, leur absence durant leur enfance, leurs propres carrières de chanteuses. L’une d’elles avait composé une chanson : Je te pardonne.

Elles chantèrent avec d’autres le répertoire de Dimey, dont Mon truc en plume interprété autrefois par Zizi Jeanmaire. Des comédiens récitèrent ses textes avec verdeur et truculence. Le conservateur du Palais-Royal ne laissa pas sa part aux chiens. Sa voix de stentor, sa haute taille, son côté marquis encanaillé, ses moqueries anarchistes firent un tabac.

Le cuisinier au col tricolore, à la toque élevée, aux moustaches blanches tombantes annonça en alexandrins les plats les uns après les autres. Une cuisine du terroir succulente, au dessert un baba au rhum à la forme suggestive.

Nos voisins d’une soixantaine d’années étaient venus spécialement du Canada pour l’occasion.

Par la suite, j’ai pensé aux écrits que je vous livre, ces soirées, ces concerts, ces petits événements du quotidien. Pourquoi évoquer une soirée aussi futile et nostalgique, pourquoi même la vivre, lorsque le monde semble au bord du gouffre ?

La guerre fait rage en Ukraine où l’on dénombre des centaines de milliers de morts et de blessés. Un séisme vient de détruire des villes entières en Turquie faisant deux cent mille morts. La drogue ronge les pays occidentaux, la main de Poutine est posée sur le bouton nucléaire. Les dettes d’état, et surtout celle des USA garants de la finance mondiale atteignent de sommes astronomiques au risque d’un crash apocalyptique généralisé. Le climat se détraque, les glaces des pôles fondent, les océans se réchauffent, les sécheresses et les inondations ravagent la planète. Les riches sont de plus en plus riches, les pauvres de plus en plus pauvres, ce qui provoque des guerres impitoyables. Les êtres humains désormais dominés par la technologie ont de plus en plus de difficulté à la contrôler, outil bienvenu, mais dangereux quand internet permet des propagandes, des mensonges, des incitations à la haine, quand les excès d’information et leur corollaire la possibilité de brouiller la vérité forment un boulevard pour les autocrates et risquent de détruire la démocratie.

Ma façon de lutter est peut-être justement la vie, la vie de tous les jours, les efforts de création, les partages, ces petites aventures qui comblent les âmes et permettent de se coucher le sourire aux lèvres sans s’en prendre aux autres, sans en demander trop au risque de détruire la planète. Utopie ? Privilège ?