• La retraite à 64 ans.

    Retraites : la réforme est validée en partie par le Conseil constitutionnel  - Elle

    Qu’est-ce que l’histoire gardera du passage difficile de la retraite à 64 ans ? On travaille partout de plus en plus longtemps, et dans certains pays comme en Espagne jusqu’à 66 ans. Le monde entier s’étonne de la réaction violente des Français.

    Ce message de Sally, depuis San Francisco :

    Alors Martine qu’est-ce qui se passe en France ? C’est un peu incroyable de voir tout ça quand ce n’est qu’une histoire de travailler un ou deux ans de plus. (Ici l’âge de la retraite est 65 et on en est content mieux qu’il y aura pas de retraite du tout.) On pense à vous — Bonne chance en tout cas…

    Les manifestations ont réuni des millions de personnes durant plusieurs mois. Les syndicats ont fait front contre cette réforme. Les secteurs de pénibilité n’auraient pas suffisament été pris en compte, mais les plus virulents sont parfois les plus privilégiés, comme dans les rafineries.

    Beaucoup de confusion, de commentaires invérifiables. Une communication inexistante. Beaucoup de bruit.

    Vendredi, je revenais de l’atelier dans un métro bondé. Sans ménagement, une grande et lourde touriste monte à la station Concorde. Assurée de son bon droit, elle m’envoie un énorme bagage à bretelle dans la figure. Je la repousse avec vigueur sous les regards approbateurs des travailleurs compressés.

    Une jeune femme me fait la place et me dit

    — Vous croyez que ça va bouger demain ?

    Je lui réponds :

    — Mais non ! Et puis, de toute façon, on a l’habitude.

    Je comprends soudain la question :

    — Le résultat ?

    J’avais oublié ! Quelques minutes plus tôt, le Conseil Constitutionnel avait tranché sur la validité de la loi passée grâce au 49-3. Elle me répond :

    — Acceptée !

    Sur le coup, j’ai du mal à réaliser. Elle ajoute :

    — Référendum refusé !

    Aucune réaction visible dans le métro. Fatigue ? Fatalisme ? Quant à soi ?

    J’arrive à la station, je la salue :

    — Merci pour les nouvelles !

    Quand j’ai déboulé sur le trottoir, d’innombrables cars de CRS bordaient les rues jusqu’à la place des Victoires. Les autobus ne roulaient pas. Sous surveillance policière depuis plus de quinze jours, le Conseil Constitutionnel était isolé par un périmètre de sécurité depuis le matin. Le jardin du Palais-Royal fermé.

    Le soir à la télévision, les syndicats demandèrent au président de ne pas promulguer la loi, ce qu’il s’empressa de faire dans les heures qui suivirent. Il n’y eut pas de débordements importants dans l’immédiat, mais j’ai compris pourquoi à six heures les rues avaient été bloquées autour de mon atelier pendant qu’une équipe de déminage s’activait sur l’avenue de Suffren.

    — Une voiture suspecte ! m’a expliqué le policier en me faisant passer sous les rubans délimitant la zone.

    Paris joue à se faire peur. On est bien loin des horreurs de la guerre en Ukraine ou même des attentats terroristes de ces dernières années ! Du moins pour le moment…

    Le lendemain, j’étais dans la ligne 4 et une fois de plus des touristes étrangers inquiets jouaient des coudes sans égard pour les usagers. Une femme demande à sa petite fille de me laisser son strapontin. Je me trouve donc au niveau de l’enfant et je lui dis :

    — Merci. Paris c’est un peu fatigant !

    Sa mère me répond :

    — Nous on n’est pas fatiguées, on a pris le métro à Montparnasse. On vient de Bretagne.

    — D’où ?

    — De Lannion !

    — Quelle chance vous avez !

    On partage quelques souvenirs et la petite fille se détend.

    À ce moment, la femme assise à côté de moi me dit :

    — Vous habitez Paris ?

    — Oui. Et vous ?

    — Concarneau, dit-elle avec un fort accent africain.

    — C’est dur de vivre à Paris ? ajoute-t-elle avec une certaine pitié.

    — Ce n’est pas toujours facile, mais on ne s’ennuie jamais ! Comme maintenant.

    — Je viens souvent à Paris chez ma sœur, mais c’est la première fois que je parle à quelqu’un, dit la mère.

    L’autre approuve. Je blague :

    — Moi, je parle à tout le monde, mais il faut que je descende.

    Au moment de me laisser entraîner par le flot de la sortie, je lance :

    — Salut les Bretonnes ! Au revoir !


  • Pâques, Les Essais de Montaigne, hip hop.

    Le hip-hop revient par la grande porte - Le Parisien

    Allergie saisonnière, bronchite ou covid ? Je crache mes poumons. J’aurais dû porter mon masque dans le métro.

    Une semaine un peu fraîche, mais printanière. Au téléphone, Nicolle me dit que le Léman est blanc de bise.

     Le plaisir d’un café rue Montorgueil avec Muse. J’aime sa jeunesse, sa curiosité, son enthousiasme.

    Les Essais de Montaigne au Théâtre de Poche avec Julien et sa famille. Très contemporain. Un choix vivant, une articulation impeccable et forte. Je tiens ça de mon père ; j’aime Montaigne et sa liberté de pensée. Ils se sont un peu ennuyés, moi pas de tout. Aujourd’hui, tout doit être drôle ou terrible, immédiat, retenir l’attention. Tout doit faire le buzz. Leur ennui m’a paru fructueux.

    Après un agréable moment à bavarder sur une terrasse au soleil du boulevard du Montparnasse, Gilles et moi sommes revenus par le métro et les Halles. Une brocante bordait les allées du jardin. Pas vraiment comme les vide-greniers dans le quartier de la Bourse. Plutôt comme le marché vintage que j’ai vu la semaine dernière du côté de Barbés, de la fripe colorée, des blousons de cuir, des bijoux voyants, des jeans effrangés, probablement destinée à la banlieue populaire qui débarque à la station Chatelet chaque week-end ensoleillé.

    Près du kiosque, une musique du genre rap et un espace libre au milieu de la foule ont attiré mon attention. J’ai dit à Gilles :

    — On va voir ? C’est souvent bien…

    Il m’a suivi. Un jeune black tenait un micro et encourageait une démonstration de hip-hop. Le garçon sautait sur un pied, sur une main, sur la tête, se trémoussait avec une énergie impressionnante. Il se contorsionnait, avançait reculait exécutant des pas salués à chaque fois par un public connaisseur,  lorsque soudain il s’est lancé dans une roulade, une boucle à plus d’un mètre cinquante de hauteur, la tête en bas, puis il a atterri sur ses pieds, et sur le béton comme si de rien n’était.

    Il aurait fait un faux pas, il se cassait la nuque ou la colonne vertébrale, paraplégique pour le restant de sa jeune existence. Il fut applaudi, mais ne recommença pas, relayé par un autre danseur qui démarra par deux sauts périlleux, avant et arrière. Les spectateurs étaient aux anges. Comme on était loin de Montaigne et de sa sagesse !

    J’ai préféré m’éloigner.

    Le soir, comme un cadeau, une exceptionnelle soirée TV. Une vidéo de théâtre. Mademoiselle Else  d’Arthur Schnitzler, un auteur autrichien du début du dix-neuvième siècle. Une réalisation du même théâtre de poche où nous étions quelques heures auparavant. On y voyait les mêmes lieux, le même escalier, le même mur de pierre. Touchant quand on sait que Philippe Tesson est mort il y a peu de temps, laissant sa fille Stéphanie seule maîtresse des lieux.

    Le monologue intérieur d’une jeune fille de la bonne bourgeoisie viennoise contrainte de se montrer nue moyennant finance devant un homme riche de la bonne société pour sauver son père de la ruine et du suicide. Un texte magnifique, lequel pour une fois tient compte des questions et des sentiments de la victime (l’auteur était aussi médecin). Le regard fixé sur le téléspectateur servait la prouesse du seul en scène. Quelques effets d’images superposées ajoutaient à l’enlisement de la victime, à l’angoisse du non-consentement déguisé en nécessité.

    Une réalisation de Nicolas Briançon, superbement jouée par Alice Dufour. Oui, une bonne soirée !

    Et hier, autre contraste, la comédie romantique Vacances romaines pour la nième fois. Audrey Hepburn, toujours étonnante, moderne et charmante. La scène de la Bouche de la vérité a été prise sur le vif. Une première prise gardée au montage. Incroyable de légèreté et de spontanéité !

    C’est l’écrivain Colette qui l’avait remarquée dans un second rôle et c’est ainsi qu’elle avait joué la jeune Gigi à Brodway. Rôle qui lui avait valu d’être choisie pour ce film par William Wyler à la place d’Elizabeth Taylor.


  • Déjeuner amical, Art Paris

    Art Paris

    Youpi ! J’ai enfin réussi mon gratin dauphinois à la saucisse de Montbéliard !

    Finalement, après de très nombreux échecs, dimanche j’ai opté pour une cuisson lente et ça a marché ! Moelleux, saucisse juteuse, cristouillis doré. Impeccable ! Nous recevions nos bons vieux amis, les VDH. Nos fils, amis inséparables jusqu’à leurs dix ans ne s’étaient pas revus depuis quarante ans et se sont à peine reconnus. Ce fut une bonne après-midi !

     Benoit a vécu en Lithuanie, puis en Bulgarie. Il a épousé Sotera, une Lithuanienne d’origine tatare. Ils ont deux enfants et vivent depuis deux ans près de Rambouillet dans une belle longère isolée au milieu des champs, domaine qui leur appartient depuis que Régis et Brigitte ont fait leurs partages. Benoit est ingénieur du son pour les événements de la communauté de commune de Saint Quentin en Yvelines (en ce moment, pour les futurs Jeux olympiques) et Sotera est en télétravail dans une société internationale sur le suivi des prescriptions médicamenteuses.

    Conversations passionnantes sur leurs expériences post soviétiques. Sotera a beaucoup évoqué la peur qui obligeait les gens à se sourire, à ne rien critiquer, à se méfier de tous, y compris de sa propre famille, une peur qui aujourd’hui encore réduit les parents et les grands-parents au silence sur les années soviétiques. Une peur, entretenue par Poutine et le traçage internet, une peur qui depuis la guerre se répand plus que jamais dans la Russie tout entière, comme une seconde nature à laquelle nul ne peut échapper, qui pourrit la vie et détruit tout esprit d’entreprise. Elle aussi fait une différence entre Moscou, Saint-Petersbourg et le reste du pays, sans qu’on sache en quoi cela pourrait changer le sort de la Russie.

    Art Paris. Un salon, à l’origine modeste, créé en réaction à la FIAC, sorte de salon des refusés. Aujourd’hui, il réunit des galeries du monde entier. Il s’y conclut beaucoup d’affaires. Une directrice de galerie m’avait gentiment conseillée d’aller y faire un tour puisqu’il avait lieu à côté de mon atelier. Une façon comme une autre de rester au courant des tendances actuelles, ce que je fais rarement. J’ai pensé à mon ami David Azuz, peintre de talent, qui disait :

    — Je ne vais plus voir d’expositions. Si ce n’est pas bien, ça me rase, si c’est bien, je suis jaloux !

    Il m’avait fait rire. Pour ma part, je ne suis pas jalouse, chacun peint à sa façon. Mais j’y vois peu de choses qui me touchent ou m’étonnent. L’art actuel est trop cérébral pour mon goût et depuis quelques années, il se doit d’être aussi visible que neutre. Il en résulte des dimensions excessives, des techniques impeccables qui nuisent à ma tendresse pour l’humaine imperfection.

    Après une après-midi de travail et après avoir mis un four de céramique en route, je me suis donc dirigée vers le Palais Ephémère qui remplace en ce moment le Grand-Palais en réfection.

    Du côté de la porte ouest, pas de file d’attente. Je m’avance entre les rubans de signalisation quand je comprends qu’il s’agit de l’entrée des exposants et des VIP. Un jeune homme s’approche et me dit avec une simplicité déconcertante :

    — Je dois biper votre badge.

    — Quel badge ?

    — Votre badge de VIP.

    Comme je le regarde, étonnée, il me dit :

    — Sinon, si vous êtes invitée, on a dû vous donner une carte d’invitation.

    Je lui réponds sur le ton de la blague :

    — En fait, je suis VIP, mais pour des raisons un peu compliquées, je suis une VIP sans badge.

    Et je m’apprête à faire demi-tour.

    Il m’arrête :

    — Vous allez vers l’entrée principale pour acheter un billet ?

    Et comme je hoche la tête, il poursuit :

    — Vous n’allez pas faire ça !

    Il sort de son sac une carte à puce et me la met dans la main.

    Je lui demande ce que je lui dois :

    — 20 euros !

    — À l’entrée principale, c’est combien ?

    — 36 euros.

    Surprise, je lui dis :

    — C’est honnête tout ça ?

    Le regard offensé des deux autres gardiens me fait accepter la proposition.

    C’est ainsi que je suis entrée tranquillement par la porte des VIP. Il y avait un monde fou. Du beau monde ! Beaucoup de tableaux, de journalistes. Les conversations entendues çà et là m’ont laissée penser que le marché de l’art se porte bien. Après plusieurs tours, donc des kilomètres dans la foule, j’en suis sortie exténuée, mais, ironie de l’histoire, encouragée à me lancer dans un grand format… 

    Au retour, dans le métro bourré du samedi soir, je fus touchée de voir une jeune femme dessiner les passagers sur un gros carnet de croquis.

     Par la suite, je me suis aperçue que le badge était valable pour toute la durée du salon, mais je me suis contentée de cette visite. Depuis, je prépare un support carré en carton d’un mètre cinquante et ce n’est pas une mince affaire !


  • Paris, je t’aime.

    Dimanche, à la sortie du métro Anvers, une foule hétéroclite déambulait sur le terre-plein central du boulevard Rochechouart. Je me suis faufilée entre les étals et les badauds, lorsque soudain tout s’est figé autour de moi au milieu de hurlements. Je n’ai pas tout de suite compris.

    Une longue file de jeunes attendait devant le Trianon en levant les yeux et en criant à tout rompre. J’ai fini par voir sur le balcon de l’étage, le petit groupe d’hommes vêtus de noir. L’un d’eux a levé un bras et tous les bras sur le boulevard se sont levés d’un seul mouvement. Il s’est penché vers la file et ce fut du délire. De loin, il ressemblait un peu à Georges Clooney, mais j’ai entendu quelqu’un dire que c’était un chanteur.

    Le temps que je m’avoue complètement ignare en musique populaire d’aujourd’hui, surtout celle qui passe par les réseaux sociaux, ils avaient disparu.

    J’ai gravi la rue Dancourt envahie par les touristes qui se rendaient à Montmartre et j’ai atteint sur la place Charles Dullin, le théâtre de l’Atelier et sa nouvelle petite salle en sous-sol, l’Atalante.

    Rien de commun avec la foule devant le Trianon. Nous étions une trentaine à entendre l’immémoriale Odyssée, traduite en vers de huit pieds par Philippe Brunet et récitée en continu durant la semaine des Dionysies.

    J’étais venue pour le chant interprété par Susie. Ulysse arrive à Ithaque déguisé en mendiant, il est invité par Télémaque à la fête qui doit décider du sort de Pénélope. Susie n’avait pas pu le terminer l’année dernière à la Sorbonne, me laissant un goût de revenez-y.

    Elle a fait parler les marionnettes sur pied, virevoltant de l’une à l’autre, ajoutant à la faramineuse histoire ce mélange de poésie et de sensualité qui m’avait tant plu à la Sorbonne. Je suis restée pour le chant suivant, celui durant lequel les prétendants se succèdent et ne parviennent pas à bander l’arc d’Ulysse. Une jeune fille au visage entouré de boucles dorées semblait tout droit surgie de l’antiquité.

    À la sortie, j’ai discuté avec Yann, responsable culturel de la Sorbonne. J’avais su par Gilles qu’il avait été contraint de délocaliser les programmations des prochains jours, le doyen ayant décidé de fermer l’université à la moindre alerte. Nous avons évoqué le passé – nous nous connaissons depuis si longtemps – la fameuse soirée du blocage par les Blackfaces, les superbes réalisations autour d’un Molière revenu au texte d’origine, un Tartuffe repris ensuite avec succès à la Comédie Française.

    Comme le 85 tardait, je suis redescendue à pied par l’avenue Trudaine et le square Montholon, un quartier que je connais mal. Des rues calmes, presque provinciales, quelques hôtels et terrasses de café où des petits groupes se reposaient au soleil. On entendait les enfants jouer dans le square. Quel contraste avec l’idée qu’on se fait d’un Paris à feu et à sang ! La ville se vide de ses habitants. Ils fuient vers les villes de province, chassés par le prix de l’immobilier, mais aussi par les incessantes manifestations de ces dernières années. Pourtant Paris reste à mes yeux un lieu privilégié, bouillonnant de vie, d’incessantes observations.

    Autour des Grands boulevards, je suis passée de passage couvert en passage couvert. Dans l’un d’eux, les badauds du dimanche ne semblaient pas remarquer la chimère qui trônait derrière une vitrine. C’est ça Paris. Le droit à l’étrange, le droit à la différence.

    Jeudi dernier, on a craint que la manifestation intersyndicale ne tourne au vinaigre. La place de l’Opéra, où elle devait se disperser avait été envahie par les blackblocs. Ce fut une bataille rangée avec la police. Pendant ce temps les manifestants, encadrés par les syndicats avaient attendu sur les grands boulevards qu’elle se dégage. Finalement, l’embrasement général n’a pas eu lieu. Juste quelques poubelles incendiées. Mais une récente formation des forces de l’ordre s’est mal conduite, outrepassant sa fonction jouant de la matraque avec délectation, lançant des menaces inadmissibles. Il faut espérer que la police fera le ménage dans ses rangs !

    La province a également beaucoup bougé, mais Ève m’a dit qu’il n’y avait pas eu de débordements à Grenoble. La France serait-elle saturée des violences endémiques de ces dernières années ?

    Les Français n’admettent pas le côté autoritaire d’Emmanuel Macron, le passage en force du 49.3 de la loi sur les retraites. Désormais, le Conseil constitutionnel planche sur sa légalité.

    Anny Laure qui habite à côté m’a dit que le Palais-Royal est maintenant la ligne de mire des manifestants.


  • Gilles à Jussieu. Manifestations.

    À l’occasion des Dyonisies, Philippe Brunet a organisé cette année une récitation par cœur de la totalité des 24 chants de l’Odyssée (12 000 vers). Les chants se déroulent dans différents lieux parisiens, à la Sorbonne, au théâtre de l’Athénée, dans un lycée… Samedi, Gilles a récité le chant 3 (497 vers) à l’université de Jussieu.

    Télémaque et Athéna sont accueillis par Nestor. Ce dernier leur narre le retour des Grecs et demande ensuite à son fils Pisistrate d’accompagner Télémaque à Sparte chez Ménélas.

    Un chant qui raconte le déroulement de la guerre de Troie, l’assassinat par Oreste de sa mère Clytemnestre et de son amant Egisthe pour venger Agamemnon, les embûches subies par Ulysse pendant son retour, le rôle de la déesse Athéna dans cette affaire… Récits entourés de sacrifices aux dieux, de festins et d’agapes. Le vieux Nestor en frais pour le fils de son ami Ulysse dont on ne sait pas qu’il est sur le point de revenir à Ithaque.

    Gilles fut bon. Parole ferme, silences habités. La prouesse de la mémorisation ajoutait de l’humanité aux propos du noble vieillard.

    Maintenant, il doit jouer dans les Suppliantes, cette pièce de Sophocle qui fit la une des journaux, il y a quelques années, lorsque sa représentation fut bloquée par un groupe de contestataires blackface et qui reste un cas d’école, une référence pour la liberté d’interprétation du théâtre classique.

    Manifestations.

    Hier soir, nous sommes sortis à quatre du quai des Grands Augustins pour traverser la Seine.

    En pleine discussion sur le pont Neuf, notre attention a été attirée par des gyrophares sur le quai du Louvre. Nous avions oublié le vote du 49-3 sur la réforme des retraites !

    Jean-Luc a ouvert son portable.

    — La motion de censure a été refusée avec neuf voix d’avance.

    — La loi est passée, a dit Anny-Claude.

    Wahou ! Les opposants avaient annoncé qu’ils allaient manifester dans toute la France. Une fois de plus, Paris entrait en ébullition.

    Il fallait pourtant rentrer. Je me suis approchée d’un car de police :

    — Vous croyez qu’on peut traverser le jardin des Halles ?

    — Pour le moment, oui, mais faites vite !

    Thomas et Jean-Luc se sont enfilés dans le métro. Anny-Claude et moi avons louvoyé entre les touristes et les jeunes qui rodaient dans le quartier.

    Quand nous sommes arrivées rue du Louvre, une masse incroyable de cars de police, de CRS casqués, de manifestants courant dans tous les sens, de voitures bloquaient le carrefour avec la rue Étienne Marcel. Les innombrables poubelles entassées en raison de la grève des éboueurs ne brûlaient pas contrairement à la semaine dernière, mais deux camions de secours se sont extraits de la foule, sirènes hurlantes.

    Anny-Claude a filé par la rue Coquillière et j’ai continué par la rue du Louvre. Devant chez moi, les CRS chargeaient des jeunes. Ils les repoussaient de la place des Victoires. J’ai préféré me réfugier dans la grande Poste, ouverte toute la nuit. Les employés fermaient les portes après chaque client. Ils m’ont accueillie gentiment.

    Essoufflée et transpirante, j’en ai profité pour retirer ma parka et mon écharpe.

    Au bout d’un certain temps, j’ai jeté un coup d’œil dehors, cela semblait s’apaiser, un peu comme après une averse. Un employé m’a dit :

    — Vous pouvez y aller. Vous ne risquez rien. Ce sont des jeunes. Ils ne sont pas méchants.

    — Vous croyez ? ai-je répondu. Ils jouent à la guéguerre ?

    — C’est ça !

    J’ai pu me glisser sur le trottoir et j’ai tapé mon code de porte avec la crainte que les manifestants ne s’engouffrent dans l’immeuble.

    Arrivée dans l’appartement, j’ai tout de suite téléphoné à Gilles qui avait joué à Jussieu et qui aurait dû être rentré.

    — On vient juste de terminer. J’arrive.

    Il ignorait tout. Je lui ai dit d’éviter la station Palais-Royal.

    Un message d’Anny-Claude. Elle me demandait si j’étais parvenue à rentrer chez moi et me disait qu’elle avait traversé la rue Croix des Petits Champs encombrée de barricades formées par les poubelles. Les flics l’avaient guidée jusque chez elle.

    — C’est la guerre, avait-elle ajouté.

    J’ai ouvert la télévision. Les programmes continuaient. Sur Bfm, quelques images de CRS chargeant des manifestants, quelques poubelles brûlées, des vélos renversés et surtout des interviews de la France insoumise sommant Macron de retirer sa loi.

    J’ai tout de même été soulagée quand j’ai vu arriver Gilles.

    — J’ai traversé le jardin des Halles. Désert. La place des Victoires est bloquée par les CRS.

    On a su par la suite qu’il y avait encore eu quelques échauffourées vers la Bastille, sans trop de casse.

    Il faut s’attendre à des semaines agitées ! À commencer par la grande manifestation intersyndicale prévue jeudi prochain,


  • Charis.

    Comme je préférerais ne pas avoir à évoquer d’événements tristes. Mais la vie est tissée de bonheurs comme de malheurs, ce serait la nier que de passer sous silence sa sœur jumelle, la mort qui nous attend tous et qui a frappé Charis la semaine dernière.

    J’ai fait la connaissance de Chantal, son épouse, à l’occasion de plusieurs expositions de mes amis Breschand, quai des Grands Augustins. Pianiste de renommée internationale, elle accueillait des peintres et des musiciens dans un grand sous-sol où trônaient à l’aise deux pianos à queue, à quelques mètres de la Seine et du Pont Neuf.

    À cette époque, toute jeune, elle était mariée à un grand et bel homme plus âgé qu’elle. Il la couvait des yeux, admiratif de son talent, de son dynamisme et de sa capacité à réunir autour d’elle une masse d’artistes de tous bords et de toutes nationalités. Par la suite, je suis allée y écouter Hélène la fille de mes amis pour un concert de harpe. Une trentaine de chaises y tenaient à l’aise et un buffet nous avait été proposé en après-concert.

    Après de longues années, quelle ne fut pas ma surprise lorsque j’y suis retournée, invitée par un neveu, violoniste dans une formation de musique de chambre, d’être reçue par Charis. J’ai fini par apprendre que peu de temps après ces premières visites, Chantal avait brutalement perdu son mari. Après une longue période de détresse, elle avait retrouvé le goût de vivre dans les bras de ce géant grec d’une bonté infinie.

    Ils avaient tous deux créé l’association Philomuses. Elle proposait des événements artistiques à un rythme régulier et ce jour-là, j’ai demandé à être enregistrée sur la liste. C’est ainsi que j’ai eu la joie d’assister à des concerts mémorables. Je me souviens tout particulièrement de Chantal dans un récital de Bach, son compositeur préféré, d’Anatole Libermann et son violoncelle amical, pudique et sensible, d’Éric Heisieck, d’une force et d’une délicatesse infinie. Et bien d’autres… Ils invitaient des jeunes du monde entier dont beaucoup firent des carrières internationales, certains furent lauréats des Victoires de la musique. Artistes plus que confirmés, jeunes pleins de promesses, je les ai parfois évoqués dans ses lignes.

    À chaque événement, on voyait Charis s’activer. Il avait tout préparé, placé les chaises, allumé le feu dans la cheminée. Durant les concerts, il se tenait derrière le public assis sur une chaise à côté de la porte, attentif, prêt à toute éventualité. C’est lui qui gérait l’informatique de l’association. Il déchargeait Chantal de tous les soucis matériels. J’aimais son accent rocailleux. Mais peu bavard, je n’ai jamais eu beaucoup de contacts avec lui. Il était de ces personnes avec lesquelles il n’est pas nécessaire de se parler pour sentir un lien profond et affectif. Il avait le talent de donner à chacun une existence singulière.

    C’est pourquoi lorsque j’ai appris sa mort, il y a quinze jours, j’en fus toute chamboulée. Même si je savais qu’il avait eu de graves problèmes de santé après le confinement, c’était le genre de personnage qu’on imagine éternel.

    Très suivi à l’hôpital Pompidou, après une série d’examens, il avait eu l’autorisation d’aller se reposer à la campagne et tous deux y avaient vécu une semaine particulièrement heureuse avant la programmation de plusieurs concerts. Mais au retour, une alerte durant le petit déjeuner les avaient conduits aux urgences de l’hôpital. Charis était du genre à ne pas se plaindre et Chantal pas trop inquiète, se sentant inutile repartit après sa prise en charge par le service. C’est de retour à l’appartement, qu’elle reçut le coup de téléphone fatal. Elle ne s’y attendait pas. Ce fut terrible. Émilie, la fille de son premier mariage, dont je parle ici quelquefois, eut fort à faire entre son travail de comédienne et ses enfants pour la soutenir du mieux qu’elle pouvait et s’occuper des inévitables obligations qui suivirent.

    Les obsèques eurent lieu dans le Marais, leur lieu de résidence. Il y eut foule dans l’église.

    Le prêtre insista sur la signification de son prénom dont il était un exemple si manifeste. Ce mot Charis, la bonté, fut exprimé en plusieurs langues. Pour les uns, c’était Haris, pour d’autres, Ralis, pour d’autres encore Karis, et tous témoignèrent de sa bonté et de son goût de la vie.

    Il fut salué pour son dernier départ par le violoncelle d’Anatole. Durant le long défilé de la cérémonie du goupillon, les suites de Bach se sont envolées depuis le plateau d’orgue vers les voûtes, comme un message d’espérance, comme le témoignage d’une amitié indestructible.

    Nous nous sommes réunis ensuite dans une salle paroissiale. Après la tristesse, le plaisir de se retrouver en famille, entre amis. Charis aurait apprécié, la vie continuait. Mais lorsqu’hier, je suis retournée quai des Grands Augustins, la grande salle m’a semblée désertée et ses deux pianos en deuil.


  • Une charmante petite famille

    Oui, un avant-goût de printemps nous fut offert la semaine dernière, un peu par surprise.

    Je ne connaissais pas vraiment Thomas. Quand il est arrivé en septembre, Émilie lui avait demandé comme à nous tous de se présenter. Professeur de philo à Stuttgart, une petite quarantaine d’années, il est installé à Paris avec sa famille pour une année sabbatique. À l’atelier de théâtre nous nous parlons peu, juste quelques mots durant la pause. À la fin, en raison de l’heure tardive nous rentrons sans attendre chez nous, C’est à peu près tout ce que je savais de lui, mais je trouvais touchant son français élégant presque sans accent. Brun et frisé, visage très jeune derrière des petites lunettes rondes, souriant, attentif à tous, toujours un peu étonné, il travaille beaucoup ses scènes et prend des notes comme par une sorte de nécessité. Il m’intriguait.

    Durant une de ces courtes pauses, j’ai cru comprendre qu’il n’avait jamais pris de repas chez des Français depuis qu’il était à Paris. Je me suis rappelé en un éclair les jumelages de mon enfance. Après la guerre de 40-45, un besoin de réconciliation entre la France et l’Allemagne s’était fait jour. De part et d’autre de la frontière, les villes s’étaient tendu la main. Ma ville de Pontoise avait été jumelée avec Böblingen. Des chorales, des fanfares, des groupes d’enfants étaient logés dans les familles. À l’âge de 14 ans, mon frère Marc y avait fait un séjour dont il était revenu ravi, bourré d’anecdotes étranges sur ce qu’il avait vu et vécu. Nous n’apprenions pas l’allemand à l’école et les conversations se résumaient à des gestes et des sourires, mais j’ai un très bon souvenir de ces rencontres.

    On dit les Français peu accueillants et je n’aime pas cette réputation. J’ai sauté le pas et j’ai invité Thomas à venir déjeuner avec sa famille. Les vacances scolaires approchaient. Malgré des emplois du temps chargés – il partait pour Toulouse la première semaine – il était possible de l’envisager.

    Trois semaines plus tard, je lui ai envoyé un mail. Oui, oui, c’était bon pour un déjeuner rapide ! Thomas devait partir avant 3 heures, je pourrais ensuite aller travailler à l’atelier et les enfants n’auraient pas le temps de s’ennuyer.

    Ce fut un bon moment ! La famille s’est encadrée dans la porte : Esther, Oscar (9 ans), Ferdinand (6 ans) et Thomas, une superbe rose rose dans la main.

    Nous avons fait connaissance. Esther, blonde aux yeux clairs, parle également un français parfait. Ils ont fait ensemble une partie de leurs études à Dijon. Historienne, elle est actuellement en contrat d’un an, professeure à Science Po. Profitant de cette année sabbatique, Thomas participe à beaucoup d’activités dont le théâtre avec Émilie. Il est bénévole à l’hôpital Saint-Louis auprès de personnes en soins palliatifs. Ayant été confronté jeune à la mort, le sujet le passionne, intellectuel par profession, il refuse avec vigueur de demeurer dans les seules idées. Gilles a pu partager avec lui quelques références philosophiques ainsi que leurs expériences sur la fin de vie en milieu hospitalier ou en Ephad. Nous avons évoqué Jean-Claude à Albertville. Sujet, ô combien, difficile !

    Pendant ce temps les enfants regardaient autour d’eux avec une vive curiosité. Ils répondaient gentiment aux questions sur leur école. Nous avons un peu comparé les enseignements. Inscrits dans le public, tous deux trouvaient les classes françaises moins agitées qu’en Allemagne, ce qui nous a surpris. Le CP n’était pas facile pour Ferdinand pelotonné contre sa mère, mais Oscar semblait se tirer assez bien de son CM1. Celui-ci s’anima soudain en montrant du doigt l’écran du capteur de CO2. On lui expliqua :

    — Après le confinement, c’était une façon de savoir s’il fallait aérer le salon lorsque nous recevions des amis. C’était très amusant !

    Il a paru très intéressé.

    — Le seuil d’alerte est de 800, en principe, lui a dit Gilles.

    Comme 890 s’inscrivait sur l’écran, il a paru inquiet. On lui a dit qu’il montait à 1000 avec seulement quatre personnes dans la pièce. Il n’eut de cesse par la suite d’y jeter un coup d’œil.

    Le déjeuner fut détendu dans l’appartement inondé de soleil. Le gratin dauphinois, façon Jura (avec des saucisses de Montbéliard) fut apprécié. Comme nous évoquions Genève (Esther avait travaillé une thèse au siège de la Croix Rouge), Kant et Heidegger (avec simplicité, mais oui !), les enfants filèrent au fond de l’appartement pour lire les BD de nos petits-enfants. Ils revinrent au dessert. Thomas avait confectionné un gâteau au chocolat et à la banane. Il avait prévu large et nous en laissa pour le dîner. Il repartit avec une bonne moitié.

    Quel plaisir cette famille vivante et bien élevée ! Ah ! s’entendre dire merci, ne pas se couper la parole, écouter, parler et se taire ! Et surtout, cette jeunesse vivifiante ! À notre âge, les conversations tournent trop souvent autour des problèmes de santé…

    Il fallait abréger. Thomas allait retrouver ses élèves venus visiter Paris et les raccompagner à la gare de l’Est. Le lendemain, ils se rendaient tous les quatre en Allemagne pour une fête de famille. Après nous être dit au revoir avec chaleur et l’espoir de nous revoir plus tard, au moment de se quitter, on a entendu dans le salon Oscar tout excité appeler son père et lui dire quelque chose. Thomas a traduit :

    — Quand la porte d’entrée s’est ouverte, le CO2 est tombé à 500 !


  • Par Cœur au Palais-Royal (suite).

    Laurence lui demanda son prénom : Jérôme. Un peu inquiet, l’homme se saisit du micro et les mots mélancoliques de Gérard de Nerval glissèrent, strophe après strophe, les uns après les autres dans la pénombre du péristyle.

    Je suis le Ténébreux, le Veuf, l’Inconsolé,

    Applaudi et encouragé par l’assistance, il continua avec Beaudelaire :

    Quand le ciel bas et lourd pèse comme un couvercle

    Sa voix grave et lente, sans effet de style, sans effort de mémoire apparent, semblait venir de loin. Peut-être un souvenir d’adolescence. Un hommage reconnaissant à un professeur, la trace d’une amitié ancienne, de paroles partagées. C’était sans fioriture, précieux et offert. Il rendit le micro et se recula vers les vitrines sans un mot, un sourire sur les lèvres. Laurence ne posa pas de questions. C’est la règle. On vient, on récite, on s’en va, semblables aux passants qui défilent et jettent un regard étonné sur la petite assemblée.

    Prévert, Georges Brassens… C’est alors qu’une bande de petits blacks, blancs, beurs s’est approchée, des garçons d’une douzaine d’années. L’âge « bête » comme on dit. Ils faisaient les malins. Le micro permettant de passer outre, Laurence les laissa discuter à quelques mètres des récitants. L’un d’entre eux vint s’asseoir entre Gilles et moi. Comme nous le regardions avec un rien d’inquiétude, de la main il fit un signe d’apaisement et se tut. Il écoutait.

    Quelle étrangeté, un enfant de cet âge qui écoute ! Une pause et les autres, six ou huit, s’approchèrent de lui. Je leur ai dit :

    — Si vous connaissez une poésie, vous pouvez la réciter. C’est ouvert à tout le monde.

    — C’est vrai, madame ?

    — Sûr ! Il suffit de la savoir par cœur.

    Un peu déçus, ils allaient partir lorsque Laurence, l’organisatrice, vint vers eux et leur dit :

    — Vous en savez une ?

    — Oui, mais pas très bien ! dit l’un d’eux.

    — Essayez, on verra bien, dit-elle.

    Le gamin prit le micro, hilare, mima les chanteurs sur les podiums en rigolant avec ses copains. On s’attendait à des pitreries. Il sortit son téléphone portable, en une seconde il trouva ce qu’il cherchait et après un rapide regard sur l’écran démarra, tranquille, sans timidité :

    Il pleure dans mon cœur

      Comme il pleut sur la ville.

    Vingt zou ! Douze ans, pas davantage ! Il continua :

    Quelle est cette langueur

      Qui pénètre mon cœur ?

    Nous avons entendu les mots que des personnes d’un âge certain avaient déclamés ici quelque temps auparavant. Ils se succédaient avec le même accent de mélancolie. Le dernier couplet s’imposa avec la même interrogation :

    C’est bien la pire peine

    De ne savoir pourquoi

    Sans amour et sans haine

    Mon cœur a tant de peine !

    Il fut très applaudi.

    — Vous en connaissez une autre ? demanda l’animatrice aux enfants.

    Un autre petit black s’avança. Il bredouilla un mot qu’elle lui fit répéter :

    — Blaise Cendrars.

    Comment était-ce possible ? Un peu plus difficilement, aidé de son écran, il récita une histoire de sang et de mort. Ses camarades l’entouraient, attentifs, approbateurs.

    On a tout de suite pensé à leur professeur de français. Ils habitaient sans doute le quartier et étaient probablement dans la même classe. Ils sont repartis, songeurs, un peu ahuris de ce qui venait de leur arriver. Ils auront quelque chose à lui raconter au retour des vacances.

    — Venez quand vous voudrez, mais ce sera par cœur, leur a dit Laurence.

    En rentrant, j’ai pensé au spleen des poètes. Qui a écrit : Les chants désespérés sont les chants les plus beaux ?

    Espérons qu’avec le printemps des textes plus gais fleuriront dans le jardin du Palais-Royal.


  • Par Cœur au Palais-Royal

    Sous l’égide de l’administrateur du Domaine, n’importe qui peut les deuxièmes mardis et vendredis de chaque mois venir déclamer par cœur des poésies ou des textes littéraires dans le jardin du Palais-Royal.

    J’ai déjà raconté comment nous avions eu connaissance de ces séances le soir de la Journée du patrimoine et comment désormais nous y venons aussi souvent que possible. Malgré le froid, nous y avons retrouvé cet hiver Laurence Garnier l’organisatrice et quelques habitués sous le péristyle Montpensier derrière la Comédie française. Des chaises et des couvertures y sont mises à disposition.

    Mardi dernier, nous avons même bénéficié d’un micro et d’un amplificateur de son. Il est vrai que les enfants qui jouent dans les colonnes de Buren couvraient parfois la voix des récitants intimidés.

    Laurence Garnier commence toujours par cette phrase de Diderot, en prenant une petite liberté avec l’heure, qui passe de cinq à six :

    Qu’il fasse beau qu’il fasse laid, c’est mon habitude d’aller sur les six heures du soir me promener au Palais-Royal.

    Ce mardi, elle nous présenta un nouveau venu :

    — Anatol est acteur et chanteur, il joue à la Comédie Française. Il est russe.

    L’homme, soixante-dix ans, boucles argentées, beau, grand et mince en imposait. Un rien d’inquiétude plana sur la quinzaine d’amateurs présents ce jour-là. Difficile de faire le poids. Mais la règle veut que tout le monde soit accueilli à égalité, sans autre sélection que de réciter par cœur et de ne pas lire ses propres textes. Il rectifia :

    — Russe d’Ukraine.

    Devant notre étonnement, il précisa mezza voce :

    — Je possède les deux cultures. Je suis né en Ukraine et j’ai vécu à Moscou.

    D’une voix de basse profonde, avec ces roulements qui nous évoquent inévitablement la littérature russe, la musique russe, le cinéma russe, les discours de Lénine. Il annonça un poème d’une russe dont le nom n’en finissait plus : Anna Iourievna Smirnova, née Betoulinskïa (par la suite, retrouvé dans Internet…) Son discours s’est étiré pendant de longues minutes. Il en ressortait qu’il l’avait plus ou moins connue. Il ne nous épargna aucun détail sur cette ancienne danseuse des Ballets russes, engagée comme cantinière au QG des Forces françaises libres en 1941. Elle avait composé dans ces circonstances une musique et des paroles sur une chanson folklorique russe. Traduite et remaniée par Joseph Kessel et Maurice Druon, ce fut le Chant des Partisans, sifflé deux fois par jour sur la BBC dans le but de contrer le brouillage ennemi, devenu l’hymne de la Résistance française.

    Oui, le propos était intéressant, mais un fort accent nuisait à son entendement. Il s’y ajoutait des cérémonies commémoratives, des rencontres et des dîners qui n’avaient pas grand-chose de commun avec les récitations de poèmes qui nous réunissaient. L’organisatrice ne savait pas comment l’arrêter. Il finit par dire :

    — Je peux vous réciter un de ses poèmes en russe ou en français.

    Un peu groggy, nous n’avons pas su quoi répondre. Il opta pour le français.

    Ce fut plus que jamais des roulements musicaux, des r, des ts, des voyelles lancées comme des cris dans les bois de bouleaux et tout naturellement nous avons approuvé, lorsque deux ou trois poésies plus tard, il a proposé du Pouchkine en russe. Moi qui aime tant lire Pouchkine, du moins dans sa traduction, qui apprécie tant sa simplicité d’écriture, son efficacité, je n’avais pas réalisé à quel point il était possible d’y imprégner autant d’âme russe.

    Par un détour habile, Laurence Grenier finit par tendre le micro aux autres participants. Comme on se lance à l’eau après une averse, Gilles et moi avons proposé une poésie d’Aragon célébrant la Saint-Valentin, choisie parmi les plus courtes en raison de nos faibles mémoires.

    Que ce soit dimanche ou lundi

    Soir ou matin, minuit, midi

    Nous dormirons ensemble

    Nous nous sommes empiégés dans le texte, mais nous avons eu quelque succès.

    Et les textes ont défilé, sensibles, exprimant la personnalité de chacun, dont des paragraphes de l’écrivain Colette sur les animaux.

    — … À la demande du conservateur. Elle a vécu au Palais-Royal, a dit Leyla.

    Derrière les chaises, un jeune homme d’une petite quarantaine d’années, coiffure et tenue de bureaucrate, nous regardait avec la plus grande attention. Laurence a fini par lui dire :

    — Vous passiez par là ?

    Il a acquiescé d’un signe de tête.

    — Vous voulez peut-être réciter quelque chose ?

    Après une seconde d’hésitation, avec un sourire qui demandait notre indulgence, il a saisi le micro tendu.

    Comment était-ce possible… ?

    (à suivre)


  • Fêtes des rois dans les familles

    Couronne dorée fleur de lys pour galette des rois à 50 centimes – Miss  Popcake

    La loi des séries ? Les jours qui rallongent ? La fin de l’épidémie de Covid ? Ce fut une semaine familiale.

    Le samedi, nous étions quatre-vingts pour un goûter chez Catherine et Philippe. Uniquement les frères et sœurs, leurs enfants, et petits-enfants. Elle avait confectionné des galettes des rois. Seize en tout. Le lendemain, les meubles poussés, ils en avaient profité pour recevoir une quarantaine d’amis. Nous sommes arrivés en peu en retard. Le matin, Gilles avait récité cinq cent cinquante vers de L’Odyssée au café homérique, j’avais eu une semaine chargée et nous ne nous étions pas réveillés de notre sieste.

    Première importante réunion de famille, celle de Gilles, depuis bien longtemps ! Les plus âgés étaient un peu plus voûtés, la génération d’après avait blanchi, la suivante entrait à l’université ou commençait des vies actives. La quatrième génération, une bande d’enfants se poursuivant dans les couloirs, des bébés dormant dans leur couffin représentaient l’avenir. S’y retrouver tenait de la gageure. Nous étions contents de nous voir, comme extirpés de la paralysie des trois dernières années. On s’est demandé des nouvelles des uns et des autres, avec le maigre espoir de les mémoriser. On s’est parfois promis des revoyures, sans être bien certains d’en avoir le dynamisme.

    Comme le temps a passé ! Nous sommes désormais en tête de liste pour obéir à la loi de la nature, sombrer dans le souvenir et le passé. Espérons que les traces que nous laisserons seront favorables à ceux qui arpenteront le chemin de l’existence, expérimenteront à leur tour le mystère de la vie.

    Jeudi, ma famille, notre génération à Livilliers. Nous avons enfin pu remettre son cadeau d’anniversaire à Marc. Fête différée deux fois à cause du Covid chez Hervé, puis chez Yves. Ce fut un lumineux déjeuner dans la véranda. Derrière les vitrages, le soleil dorait les arbres du jardin. Un déjeuner à la campagne, avec nos souvenirs et nos projets. Il n’y a pas si longtemps, nous étions une bande d’enfants dans la grande maison de Pontoise, une bande de gamins joyeux au bord du Léman. Beaucoup d’entre nous aujourd’hui disparus ressurgissaient grâce aux anecdotes qui ont jailli en savourant le menu. Celui-ci avait attendu dans le congélateur de Catherine, et Yves avait à nouveau commandé une galette des rois chez son boulanger, un peu étonné par cette initiative tardive.

    Samedi, nous avons retrouvé Philippe et Catherine. Nous nous étions si peu vus à leur galette-partie ! D’abord chez eux pour un apéritif, puis dans un restaurant japonais à côté de Saint-Roch. Nous avons pu évoquer les uns et les autres, ceux que nous avions aperçus, ceux qui n’avaient pas pu venir. Il est vrai que la famille s’étend. Les uns à Singapour, les autres au Mexique, d’autres encore au Brésil. Nous avons évoqué la mort brutale d’un neveu durant son jogging, un père de trois jeunes enfants. Nous avons dégusté du foie gras poêlé aux arômes japonais et du cochon grillé. Une fois n’est pas coutume et le Covid nous avait fait faire des économies. J’ai merveilleusement bien dormi la nuit qui a suivi

    Et dimanche, anniversaire de Gilles. Nous sommes allés chez sa sœur Nicole.

    À 92 ans, après une grippe qui l’avait fatiguée et un peu déprimée, elle renaît. Indépendante et vive, jolie et souriante, ridée par le soleil de la plage de Wimereux, elle râle parce que ses enfants ne veulent plus qu’elle conduise. Elle nous a servi le champagne d’une main ferme. Macarons en assortiment.

    Nous avons évoqué Serge, son mari, décédé l’année dernière à presque cent ans. Nous étions ravis tous les trois de parler d’un temps qui n’intéresse pas les jeunes. La vie d’autrefois à Lozembrune, des personnes disparues depuis longtemps, tout un monde qui a fait notre jeunesse. Nous avons évoqué enfants et petits-enfants, pour elle arrière-petits-enfants, sans fard, avec la sagesse de notre âge. Nicole possède un esprit un peu voltairien, en tous cas très dix-huitième siècle, une liberté de parole qui m’a frappée alors qu’aujourd’hui, le politiquement correct envahit les conversations. Au nom de la tolérance, on ne s’autorise plus les réflexions colorées. Notre époque est plus retenue et peut-être plus normative qu’autrefois. On ne dit pas, on suggère et il faut comprendre.

    Nous nous sommes quittés trois heures plus tard, enchantés de notre après-midi.

    Pourquoi ne pas partager des instants familiaux heureux ou malheureux qui font la trame de nos vies à tous, d’une manière ou d’une autre ?