• Par Cœur au Palais-Royal (suite).

    Laurence lui demanda son prénom : Jérôme. Un peu inquiet, l’homme se saisit du micro et les mots mélancoliques de Gérard de Nerval glissèrent, strophe après strophe, les uns après les autres dans la pénombre du péristyle.

    Je suis le Ténébreux, le Veuf, l’Inconsolé,

    Applaudi et encouragé par l’assistance, il continua avec Beaudelaire :

    Quand le ciel bas et lourd pèse comme un couvercle

    Sa voix grave et lente, sans effet de style, sans effort de mémoire apparent, semblait venir de loin. Peut-être un souvenir d’adolescence. Un hommage reconnaissant à un professeur, la trace d’une amitié ancienne, de paroles partagées. C’était sans fioriture, précieux et offert. Il rendit le micro et se recula vers les vitrines sans un mot, un sourire sur les lèvres. Laurence ne posa pas de questions. C’est la règle. On vient, on récite, on s’en va, semblables aux passants qui défilent et jettent un regard étonné sur la petite assemblée.

    Prévert, Georges Brassens… C’est alors qu’une bande de petits blacks, blancs, beurs s’est approchée, des garçons d’une douzaine d’années. L’âge « bête » comme on dit. Ils faisaient les malins. Le micro permettant de passer outre, Laurence les laissa discuter à quelques mètres des récitants. L’un d’entre eux vint s’asseoir entre Gilles et moi. Comme nous le regardions avec un rien d’inquiétude, de la main il fit un signe d’apaisement et se tut. Il écoutait.

    Quelle étrangeté, un enfant de cet âge qui écoute ! Une pause et les autres, six ou huit, s’approchèrent de lui. Je leur ai dit :

    — Si vous connaissez une poésie, vous pouvez la réciter. C’est ouvert à tout le monde.

    — C’est vrai, madame ?

    — Sûr ! Il suffit de la savoir par cœur.

    Un peu déçus, ils allaient partir lorsque Laurence, l’organisatrice, vint vers eux et leur dit :

    — Vous en savez une ?

    — Oui, mais pas très bien ! dit l’un d’eux.

    — Essayez, on verra bien, dit-elle.

    Le gamin prit le micro, hilare, mima les chanteurs sur les podiums en rigolant avec ses copains. On s’attendait à des pitreries. Il sortit son téléphone portable, en une seconde il trouva ce qu’il cherchait et après un rapide regard sur l’écran démarra, tranquille, sans timidité :

    Il pleure dans mon cœur

      Comme il pleut sur la ville.

    Vingt zou ! Douze ans, pas davantage ! Il continua :

    Quelle est cette langueur

      Qui pénètre mon cœur ?

    Nous avons entendu les mots que des personnes d’un âge certain avaient déclamés ici quelque temps auparavant. Ils se succédaient avec le même accent de mélancolie. Le dernier couplet s’imposa avec la même interrogation :

    C’est bien la pire peine

    De ne savoir pourquoi

    Sans amour et sans haine

    Mon cœur a tant de peine !

    Il fut très applaudi.

    — Vous en connaissez une autre ? demanda l’animatrice aux enfants.

    Un autre petit black s’avança. Il bredouilla un mot qu’elle lui fit répéter :

    — Blaise Cendrars.

    Comment était-ce possible ? Un peu plus difficilement, aidé de son écran, il récita une histoire de sang et de mort. Ses camarades l’entouraient, attentifs, approbateurs.

    On a tout de suite pensé à leur professeur de français. Ils habitaient sans doute le quartier et étaient probablement dans la même classe. Ils sont repartis, songeurs, un peu ahuris de ce qui venait de leur arriver. Ils auront quelque chose à lui raconter au retour des vacances.

    — Venez quand vous voudrez, mais ce sera par cœur, leur a dit Laurence.

    En rentrant, j’ai pensé au spleen des poètes. Qui a écrit : Les chants désespérés sont les chants les plus beaux ?

    Espérons qu’avec le printemps des textes plus gais fleuriront dans le jardin du Palais-Royal.


  • Par Cœur au Palais-Royal

    Sous l’égide de l’administrateur du Domaine, n’importe qui peut les deuxièmes mardis et vendredis de chaque mois venir déclamer par cœur des poésies ou des textes littéraires dans le jardin du Palais-Royal.

    J’ai déjà raconté comment nous avions eu connaissance de ces séances le soir de la Journée du patrimoine et comment désormais nous y venons aussi souvent que possible. Malgré le froid, nous y avons retrouvé cet hiver Laurence Garnier l’organisatrice et quelques habitués sous le péristyle Montpensier derrière la Comédie française. Des chaises et des couvertures y sont mises à disposition.

    Mardi dernier, nous avons même bénéficié d’un micro et d’un amplificateur de son. Il est vrai que les enfants qui jouent dans les colonnes de Buren couvraient parfois la voix des récitants intimidés.

    Laurence Garnier commence toujours par cette phrase de Diderot, en prenant une petite liberté avec l’heure, qui passe de cinq à six :

    Qu’il fasse beau qu’il fasse laid, c’est mon habitude d’aller sur les six heures du soir me promener au Palais-Royal.

    Ce mardi, elle nous présenta un nouveau venu :

    — Anatol est acteur et chanteur, il joue à la Comédie Française. Il est russe.

    L’homme, soixante-dix ans, boucles argentées, beau, grand et mince en imposait. Un rien d’inquiétude plana sur la quinzaine d’amateurs présents ce jour-là. Difficile de faire le poids. Mais la règle veut que tout le monde soit accueilli à égalité, sans autre sélection que de réciter par cœur et de ne pas lire ses propres textes. Il rectifia :

    — Russe d’Ukraine.

    Devant notre étonnement, il précisa mezza voce :

    — Je possède les deux cultures. Je suis né en Ukraine et j’ai vécu à Moscou.

    D’une voix de basse profonde, avec ces roulements qui nous évoquent inévitablement la littérature russe, la musique russe, le cinéma russe, les discours de Lénine. Il annonça un poème d’une russe dont le nom n’en finissait plus : Anna Iourievna Smirnova, née Betoulinskïa (par la suite, retrouvé dans Internet…) Son discours s’est étiré pendant de longues minutes. Il en ressortait qu’il l’avait plus ou moins connue. Il ne nous épargna aucun détail sur cette ancienne danseuse des Ballets russes, engagée comme cantinière au QG des Forces françaises libres en 1941. Elle avait composé dans ces circonstances une musique et des paroles sur une chanson folklorique russe. Traduite et remaniée par Joseph Kessel et Maurice Druon, ce fut le Chant des Partisans, sifflé deux fois par jour sur la BBC dans le but de contrer le brouillage ennemi, devenu l’hymne de la Résistance française.

    Oui, le propos était intéressant, mais un fort accent nuisait à son entendement. Il s’y ajoutait des cérémonies commémoratives, des rencontres et des dîners qui n’avaient pas grand-chose de commun avec les récitations de poèmes qui nous réunissaient. L’organisatrice ne savait pas comment l’arrêter. Il finit par dire :

    — Je peux vous réciter un de ses poèmes en russe ou en français.

    Un peu groggy, nous n’avons pas su quoi répondre. Il opta pour le français.

    Ce fut plus que jamais des roulements musicaux, des r, des ts, des voyelles lancées comme des cris dans les bois de bouleaux et tout naturellement nous avons approuvé, lorsque deux ou trois poésies plus tard, il a proposé du Pouchkine en russe. Moi qui aime tant lire Pouchkine, du moins dans sa traduction, qui apprécie tant sa simplicité d’écriture, son efficacité, je n’avais pas réalisé à quel point il était possible d’y imprégner autant d’âme russe.

    Par un détour habile, Laurence Grenier finit par tendre le micro aux autres participants. Comme on se lance à l’eau après une averse, Gilles et moi avons proposé une poésie d’Aragon célébrant la Saint-Valentin, choisie parmi les plus courtes en raison de nos faibles mémoires.

    Que ce soit dimanche ou lundi

    Soir ou matin, minuit, midi

    Nous dormirons ensemble

    Nous nous sommes empiégés dans le texte, mais nous avons eu quelque succès.

    Et les textes ont défilé, sensibles, exprimant la personnalité de chacun, dont des paragraphes de l’écrivain Colette sur les animaux.

    — … À la demande du conservateur. Elle a vécu au Palais-Royal, a dit Leyla.

    Derrière les chaises, un jeune homme d’une petite quarantaine d’années, coiffure et tenue de bureaucrate, nous regardait avec la plus grande attention. Laurence a fini par lui dire :

    — Vous passiez par là ?

    Il a acquiescé d’un signe de tête.

    — Vous voulez peut-être réciter quelque chose ?

    Après une seconde d’hésitation, avec un sourire qui demandait notre indulgence, il a saisi le micro tendu.

    Comment était-ce possible… ?

    (à suivre)


  • Fêtes des rois dans les familles

    Couronne dorée fleur de lys pour galette des rois à 50 centimes – Miss  Popcake

    La loi des séries ? Les jours qui rallongent ? La fin de l’épidémie de Covid ? Ce fut une semaine familiale.

    Le samedi, nous étions quatre-vingts pour un goûter chez Catherine et Philippe. Uniquement les frères et sœurs, leurs enfants, et petits-enfants. Elle avait confectionné des galettes des rois. Seize en tout. Le lendemain, les meubles poussés, ils en avaient profité pour recevoir une quarantaine d’amis. Nous sommes arrivés en peu en retard. Le matin, Gilles avait récité cinq cent cinquante vers de L’Odyssée au café homérique, j’avais eu une semaine chargée et nous ne nous étions pas réveillés de notre sieste.

    Première importante réunion de famille, celle de Gilles, depuis bien longtemps ! Les plus âgés étaient un peu plus voûtés, la génération d’après avait blanchi, la suivante entrait à l’université ou commençait des vies actives. La quatrième génération, une bande d’enfants se poursuivant dans les couloirs, des bébés dormant dans leur couffin représentaient l’avenir. S’y retrouver tenait de la gageure. Nous étions contents de nous voir, comme extirpés de la paralysie des trois dernières années. On s’est demandé des nouvelles des uns et des autres, avec le maigre espoir de les mémoriser. On s’est parfois promis des revoyures, sans être bien certains d’en avoir le dynamisme.

    Comme le temps a passé ! Nous sommes désormais en tête de liste pour obéir à la loi de la nature, sombrer dans le souvenir et le passé. Espérons que les traces que nous laisserons seront favorables à ceux qui arpenteront le chemin de l’existence, expérimenteront à leur tour le mystère de la vie.

    Jeudi, ma famille, notre génération à Livilliers. Nous avons enfin pu remettre son cadeau d’anniversaire à Marc. Fête différée deux fois à cause du Covid chez Hervé, puis chez Yves. Ce fut un lumineux déjeuner dans la véranda. Derrière les vitrages, le soleil dorait les arbres du jardin. Un déjeuner à la campagne, avec nos souvenirs et nos projets. Il n’y a pas si longtemps, nous étions une bande d’enfants dans la grande maison de Pontoise, une bande de gamins joyeux au bord du Léman. Beaucoup d’entre nous aujourd’hui disparus ressurgissaient grâce aux anecdotes qui ont jailli en savourant le menu. Celui-ci avait attendu dans le congélateur de Catherine, et Yves avait à nouveau commandé une galette des rois chez son boulanger, un peu étonné par cette initiative tardive.

    Samedi, nous avons retrouvé Philippe et Catherine. Nous nous étions si peu vus à leur galette-partie ! D’abord chez eux pour un apéritif, puis dans un restaurant japonais à côté de Saint-Roch. Nous avons pu évoquer les uns et les autres, ceux que nous avions aperçus, ceux qui n’avaient pas pu venir. Il est vrai que la famille s’étend. Les uns à Singapour, les autres au Mexique, d’autres encore au Brésil. Nous avons évoqué la mort brutale d’un neveu durant son jogging, un père de trois jeunes enfants. Nous avons dégusté du foie gras poêlé aux arômes japonais et du cochon grillé. Une fois n’est pas coutume et le Covid nous avait fait faire des économies. J’ai merveilleusement bien dormi la nuit qui a suivi

    Et dimanche, anniversaire de Gilles. Nous sommes allés chez sa sœur Nicole.

    À 92 ans, après une grippe qui l’avait fatiguée et un peu déprimée, elle renaît. Indépendante et vive, jolie et souriante, ridée par le soleil de la plage de Wimereux, elle râle parce que ses enfants ne veulent plus qu’elle conduise. Elle nous a servi le champagne d’une main ferme. Macarons en assortiment.

    Nous avons évoqué Serge, son mari, décédé l’année dernière à presque cent ans. Nous étions ravis tous les trois de parler d’un temps qui n’intéresse pas les jeunes. La vie d’autrefois à Lozembrune, des personnes disparues depuis longtemps, tout un monde qui a fait notre jeunesse. Nous avons évoqué enfants et petits-enfants, pour elle arrière-petits-enfants, sans fard, avec la sagesse de notre âge. Nicole possède un esprit un peu voltairien, en tous cas très dix-huitième siècle, une liberté de parole qui m’a frappée alors qu’aujourd’hui, le politiquement correct envahit les conversations. Au nom de la tolérance, on ne s’autorise plus les réflexions colorées. Notre époque est plus retenue et peut-être plus normative qu’autrefois. On ne dit pas, on suggère et il faut comprendre.

    Nous nous sommes quittés trois heures plus tard, enchantés de notre après-midi.

    Pourquoi ne pas partager des instants familiaux heureux ou malheureux qui font la trame de nos vies à tous, d’une manière ou d’une autre ?


  • Burn out.

    Le Burn Out: Préventions et solutions sans ordonnance - DreaminzZz

    Le gouvernement cherche à réformer le système des retraites. Déficitaire, il ne fonctionne plus. Tout le monde s’accorde sur cette constatation, mais les propositions de lois lancent des foules dans la rue. Grèves, énormes manifestations dans la France entière.

    La principale revendication tourne autour de l’âge de la retraite. Actuellement, à 62 ans, le gouvernement veut le faire passer à 64 ans, avec aménagements pour les carrières longues en tenant compte de la pénibilité des métiers. Un sac de nœuds dans lequel il est très difficile de juger, de trancher, d’autant plus que des régimes spéciaux peuvent ne plus être d’actualité, par exemple ceux des conducteurs de train du temps des machines à vapeur. Alors que d’autres, au contraire, comme le télétravail et ses incidences sur la santé ne sont pas suffisamment reconnus.

    Il faut tout négocier, secteur par secteur, ce qui n’est guère le fort des techniciens du gouvernement, rationnels, formés aux tableaux de chiffres sur ordinateurs.

    De leur côté, certains syndicats dont la CGT, ne veulent rien céder, arguant des grandes fortunes et des bénéfices exceptionnels des entreprises du CAC 40.

    L’économie ne va pas bien et le fossé se creuse entre les riches et les pauvres. Aujourd’hui, même en travaillant on n’est pas toujours en mesure d’assurer son loyer. La guerre en Ukraine et la flambée du coût de l’énergie n’arrangent pas les petites entreprises, et les travailleurs peinent souvent à payer l’essence de leurs voitures. L’inflation rogne les salaires.

    Les pays occidentaux ont depuis longtemps repoussé l’âge de la retraite, parfois même au-delà de 65 ans. Ils observent les Français avec un étonnement muet. Comme toujours. En effet, le pouvoir de la rue dans notre pays a souvent été explosif et les circonstances actuelles y portent.

    On essaie de comprendre, mais les médias surfant sur le buzz pour des raisons publicitaires brouillent les informations.

    La pénibilité des métiers manuels est souvent évoquée, mais le malaise des cadres est passé sous silence. Et pourtant…

    La semaine dernière une conversation au téléphone avec V. m’a fait de la peine. À la fin de l’année dernière, elle se plaignait de son travail. Cadre dans une entreprise internationale, elle gérait les comptes internes de toutes les succursales françaises. À l’origine secondée par plusieurs collaborateurs, elle se trouvait désormais seule à savoir les décrypter. Elle avait alerté le siège situé à Londres. On l’avait félicité sur son travail, mais rien n’avait changé. Scrupuleuse et consciente de sa responsabilité à l’égard de centaines de salariés, elle avait serré les dents. Elle avait travaillé plus que jamais, même la nuit, perdant le sommeil, rongée par l’angoisse de mal faire.

    Puis un jour, à sa grande surprise, elle s’est effondrée en larmes durant une réunion. Et plus rien n’avait pu les tarir. Elle avait continué à travailler en se cachant derrière son ordinateur jusqu’à ce que quelqu’un lui conseille d’aller voir un médecin.

    Diagnostic : Burn out et arrêt de travail pour un mois et demi au minimum.

    À l’époque, elle était optimiste, pensant que ce serait bientôt de l’histoire ancienne.

    La semaine dernière, elle m’a dit :

    — C’est plus grave que je l’avais imaginé. Je n’arrive pas à remonter la pente. J’ai du mal à me concentrer et plus grave, je souffre parfois d’absences, d’oublis.

    Elle m’a paru très affectée, le médecin lui a donné un congé indéterminé. Elle est désormais suivie par une psychologue, mais l’existence même de son travail est devenue problématique. Elle se trouve nulle, plus bonne à rien et chaque mot semblait au téléphone une montagne à extirper. J’ai cru comprendre qu’elle s’apprête à accepter une rupture conventionnelle pour cause d’inaptitude.

    J’en ai tellement connu de ces cadres ou directeurs d’entreprise, essorés, lessivés par une charge trop forte ! Les derniers : C, assistante sociale responsable d’un secteur sur Grenoble, ville ô combien difficile, J-M, fondateur d’une entreprise de guidage en mer de porte-contenaires, cinquante salariés. Ce sont la plupart du temps, les meilleurs, les plus motivés, les plus actifs, les plus créatifs qui finissent par craquer en silence et sans aide. Détresses terribles qui peuvent conduire au suicide, si longues à traiter lorsqu’elles ne sont pas prises en charge suffisamment à temps.

    J’aurai voulu qu’elle se révolte, qu’elle porte plainte pour non-assistance à personne en danger, mais que dire à quelqu’un qui ne supporte plus rien et surtout pas les innombrables conseils de son entourage ?


  • Les filles.

    Comme c’est bizarre ! Un mois de janvier sous le signe de retrouvailles avec des amies de 2 à 85 ans.

    Gabrielle, Gaïa, Aimie, Muse, Annabelle, Claire, Sara, Xiaoli, Susie, Camille, Olivia, Virginie, Barbara, Micheline…

    Quel plaisir de les voir ! Des destins si différents, qui s’achèvent, qui débutent, comme la vie est étrange !

    Fini le temps où l’avenir d’une femme était réglé à la naissance.

    L’une, après des années à naviguer sur l’Atlantique s’est fixée à Florès aux Açores avec son compagnon et ses quatre enfants. Par les bateaux en escale, ils ont des amis dans le monde entier et sont bourrés de projets en France et en Afrique.

    Gaïa, leur fille, 8 ans, voyage en France avec ses parents pour trois mois. École tous les matins. Ses sœurs sont à Grenoble, l’une en prépa, l’autre, après un diplôme d’ingénieur, démarre un travail ayant un lien avec l’écologie.

    Une autre, Claire, dessinatrice, élève seule avec amour sa petite fille, vive et indépendante.

    Une autre a quitté la Chine. Naturalisée française, elle a épousé un Américain, monté son école de chinois et fait des traductions pour LVMH.

    Susie, que j’ai aussi dessinée et peinte, après une année sabbatique mène en parallèle une thèse sur les masques grecs et son professorat de français en lycée.

    Une autre, à 18 ans, se lance dans des études d’histoire de l’art, décidée à ne pas choisir un métier qui lui déplairait. Je l’ai logé ce week-end dans mon atelier avec une amie du même âge, Justine, laquelle s’ennuie dans une école de commerce. Elle va rejoindre l’équipe de son frère, déjà bien lancé à Annecy dans la musique de concert, rock ou quelque chose comme ça. Elle fait du piano depuis l’âge de 6 ans.

    Une autre encore est partie caméra en main pendant deux mois, dont plusieurs semaines à Avignon, pour interroger des directeurs de théâtre et des comédiens sur leur vie pendant le confinement. Elle a travaillé comme journaliste pour Connaissance des arts, puis s’est arrêtée pour réfléchir et écrire un mémoire de master sur Huysmans, critique d’art.

    Barbara, américaine,  est retournée chez elle, à Ferrare en Italie, après un séjour chez son frère à San Francisco. Elle y a retrouvé sa fille qui y vit avec sa compagne grecque et leur petit garçon Ulysse.

    Les filles d’Olivia et Virginie volent désormais presque toutes de leurs propres ailes. Commerce d’entreprise, droit, fleuriste, gestion d’hôtellerie de luxe, aide à la personne. Varié…

    Varia, dont la famille vit en Iran, après des diplômes en pagaille et une thèse brillante à l’ENS sur l’influence de l’autoportrait sur des écrivains dont Annie Ernaux, cherche du travail.

    Micheline finit ses jours, dans un Ehpad, très entourée.

    Et j’oubliais Annabelle qui avait disparu des années, voyageant dans le monde sans laisser d’adresse. Elle est maintenant installée à Marseille.

    Comment ne pas nommer Flavie ? Trop occupée par de brillantes études à Sciences Po pour qu’on ait pu se revoir après son retour des vacances chez ses parents à Genève.

    Comme les temps changent…

    Plusieurs de mes nièces, après des études d’ingénieurs puis deux ou trois ans de travail en entreprise, se sont lancées dans de nouveaux métiers pour la sauvegarde de la nature. L’une d’elles travaille pour l’assainissement des réseaux hydrauliques de la Bretagne.

    Réalistes, aux destins pas toujours faciles, ces femmes sont indépendantes financièrement, peu exigeantes quant aux salaires, courageuses et ambitieuses.

    Elles me touchent et j’espère que l’avenir leur sera favorable. Mais je ne serai pas là pour le savoir.


  • Les Choses. Micheline.

    Cent un ans !

    Au musée du Louvre, une exposition sur les natures mortes.

    Pour ma part, cette expression me gêne. J’ai tant peint, dessiné de ces « natures mortes », j’ai tant voulu en exprimer la vie, en fixer la vie, en perpétuer la vie, comme une lutte contre la mort, je préfère l’expression anglaise, still life. Si j’ai peint, dessiné, gravé des pots, en grand nombre, des verres et des carafes, des tissus, des fleurs et des fruits, des légumes, c’était pour la sensation qu’ils me procuraient. Je m’immergeais dans leur matérialité, leur fonction, comme par une sorte de réciprocité amoureuse dont j’essayais de laisser quelques traces.

    Objets inanimés avez-vous donc une âme qui s’attache à notre âme et la force d’aimer ? a écrit Lamartine.

    Je craignais que cette exposition ne soit trop orientée vers le camembert racorni, les fleurs fanées, le poisson à l’œil terni, la viande douteuse. J’en retardais d’autant plus la visite que Le Louvre étant à deux pas de chez nous, nous nous gardions la possibilité d’y aller à l’improviste. Erreur ! Désormais, tout se programme, tout passe par Internet. Pianotage et réservations. Gilles a pédalé plus d’une demi-heure dans le site du musée. Quinze jours plus tard, nous avons pu affronter la foule (les Chinois sont revenus) qui attendait devant la pyramide de verre.

    Une charmante gardienne a soulevé les rubans mobiles des barrières et c’est sans attente que nous nous sommes trouvés à l’entrée de l’exposition devant une citation d’Arlette, ma belle-sœur, l’épouse de mon frère Yves, historienne :

    Imbriqués les uns dans les autres, hommes et choses font l’histoire.

    Nous allions participer à une réflexion sur les choses dans l’art et particulièrement dans la nature morte. Histoire, philosophie, sociologie, psychologie, écologie…, bien loin de l’approche sensuelle, à la fois familière et mystérieuse qui guidait et guide encore mes pinceaux, mes crayons.

    Curieusement, au fil du parcours que j’ai labouré par deux fois, j’ai fini par en aimer l’aventure. Les œuvres faisaient œuvre de compagnie, elles se répondaient avec finesse. Naturellement, j’en connaissais beaucoup, et c’était retrouver de vieux amis.

    Les dernières salles, dédiées à l’art contemporain, m’ont posé quelques questions. Souvent son objectif. Quels points communs, quelles différences observer entre l’énorme poulet déplumé, troué, prêt à rôtir, industrialisé, d’une terrible blancheur et le Bœuf écorché de Rembrandt, rouge, sombre et sanguinolent, tous deux suspendus par les pattes ?

    Cette après-midi-là, par une suite heureuse de circonstances, nous avons retrouvé Virginie, dans l’Ehpad de sa mère Micheline. J’ai connu Max et Micheline aux Beaux-Arts de Paris. Il était sculpteur et revenait d’Algérie, elle était peintre et graveur. Virginie était déjà née, sa sœur Olivia allait suivre trois années plus tard. Ils vivaient dans un petit deux pièces du quartier de Montparnasse, près de l’atelier des frères Giacometti de la rue Hyppolite-Maindron. J’avais aimé ce couple chaleureux, ouvert et créatif et depuis ce temps nous ne nous sommes plus jamais perdus de vue. Nous avons vécu ensemble des moments mémorables. Gilles est le parrain d’Olivia, laquelle est venue passer un mois avec nous à Boulder aux USA.

    Aujourd’hui, Max n’est plus de ce monde et Micheline après des problèmes divers s’est retrouvée en Ehpad chez les Petits frères des pauvres, rue Notre-Dame des Champs. Elle y vit des jours tranquilles, en fauteuil roulant. Virginie et ses petites filles sont aux petits soins pour elle, Olivia qui habite dans le midi vient la voir aussi souvent que possible.

    Au titre de « membres de la famille », nous avons été conviés à une fête de « La Maison ». C’était une bonne occasion de rencontre après les années Covid dont on traîne encore un peu la léthargie.

    Nous nous attendions à une fête un peu poussive au milieu de vieillards inertes, de familles inquiètes et fatiguées, comme nous en avions vu autour de ma mère. Il n’en fut rien. Le chanteur se présenta sur la scène entouré du personnel de l’Ehpad. Tous Antillais. Les femmes revêtues de leurs habits de fête, boubous et dentelles, ils ont démarré les chansons créoles dans des rires en balançant épaules nues et jupes bariolées. Elles souriaient un peu intimidées. Lui était le fils d’un Antillais propriétaire d’un café où Boris Vian avait ses habitudes. Ce père avait composé des chansons pour Henri Salvador et lui-même était devenu chanteur et compositeur professionnel.

    Ils nous ont entraînés dans une farandole, une biguine endiablée. Les pensionnaires poussés dans leur fauteuil roulant, les valides, les familles, les enfants, les petits-enfants, les femmes en boubous, nous formions une spirale ondulante qui allait de table en table saluer ceux qui n’avaient pas pu ou voulu participer et le chanteur chantait : « Chérie, donne-moi un baiser ! » en créole.

    Après le goûter, quand nous sommes sortis, les femmes échangeaient leurs boubous contre des blouses blanches. Je leur ai dit :

     – Qu’est-ce que vous étiez belles !

    Ce qui les fit rire. Le quotidien reprenait son cours.


  • Rue Cassini, Pigalle.

    Deux concerts. Le premier rue Cassini, près de l’Observatoire. Ce fut une surprise de découvrir des façades Art Nouveau en continu le long du trottoir. Au 5, au bas de la façade de briques rouges, la porte arrondie était ouverte. Je fus accueillie par un homme qui prit mon manteau avec une rare courtoisie. Comme je lui faisais part de ma surprise et de mon admiration, il me répondit :

    — C’est mon arrière-grand-père qui a fait construire cette maison. Le peintre Jean-Paul Laurens. Vous ne connaissez probablement pas.

    Comme je hochais la tête, ce nom me disait quelque chose.

    — Un peintre d’histoire.

    (En fait, l’auteur de fresques au Panthéon, à la bibliothèque de la Sorbonne)

    Il ajouta :

    — Nous avons eu la chance de pouvoir la garder dans la famille et nous organisons des événements dans l’atelier.

    Il me montra un large escalier à balustres en chêne sculpté.

    — Montez, c’est tout en haut !

    J’entrais dans l’atelier du peintre, très haut de plafond, une quarantaine de chaises y tenaient à l’aise. Une large mezzanine courait sur deux côtés, sous laquelle des divans recouverts d’indiennes étaient disposés en espaces plus intimes. Un piano demi-queue trônait au pied d’un vaste mur entièrement recouvert de toiles du début du vingtième siècle : des paysages, des portraits aux couleurs un peu noircies dans leurs cadres dorés. Des photos de famille sur une commode. Parsemés sur les meubles le long des murs des bibelots, des petites sculptures.

    J’ai retrouvé quelques visages connus dont le grand pianiste Éric Heidsieck et son épouse Tania. J’ai embrassé Muse leur petite-fille avec laquelle j’ai fait du théâtre et je me suis assise sur un divan sous la grande verrière occupant tout le mur sur rue. Nous étions réunis autour de Quing Li pour le rodage du concert qu’il devait donner le dimanche suivant à la salle Cortot.

    Il commença par une sonate de Beethoven qui me déçut un peu, trop chaotique pour mon goût. J’avais tellement aimé le concert de Philomuses, d’il y a un an ou deux ! Et j’avais froid. Un courant d’air me tombait sur la nuque depuis la verrière, je risquais un torticolis. J’ai profité d’une pause pour changer de place. Assise derrière, à côté de l’escalier de pitchpin qui montait à la mezzanine, j’étais libre de me lever, de bouger sans gêner personne et quand Quing Li démarra des pièces de Debussy, ce fut une merveille. Je crois n’avoir jamais entendu plus coloré, plus délicat, plus vivant. Un monde de sensations nous enveloppaient par la grâce d’une virtuosité qui ne s’imposait jamais. Un moment de liberté.

    À la fin et après avoir rangé les chaises, nous avons pu discuter avec le pianiste, inquiet de nos impressions et surtout, bien sûr, de celles des Heidseick. Ils furent unanimes pour Debussy :

    — C’était superbe. Rien à redire ! dit Tania

    Éric lui dit en riant :

    — Pas de poussières !

    Il raconta que sa mère, musicienne, lui disait cette phrase quand il avait bien joué. Il fallait dépoussiérer la musique.

    Avant de partir, je dis à Tania :

    — Croyez-vous qu’on puisse avoir une opinion quand on n’y connait rien ?

    La réponse fusa, large, inattaquable :

    — Vous êtes le public !

    Honneur qui me rendit un peu confuse. Le talent, l’immense travail des créateurs et des interprètes m’ont souvent paru disproportionnés avec l’écoute d’un public peu averti tranquillement installé dans son fauteuil.

    J’eus la même impression le lendemain soir, à la Boule noire, café-concert de Pigalle, en écoutant Sarah Olivier. Concert rock, électro, lumières lasers, décibels.

    Extravagante, valse de cheveux blonds, manches gigot à paillettes, lèvres écarlates, elle se déchaînait sur la scène au milieu de ses musiciens, micro fixe ou dans la main. En cris et murmures, elle offrait à son public sa vitalité, comme une déclaration d’amour. Ses chansons dont on ne comprenait pas toujours les paroles, exprimaient ses désirs, ses révoltes. Elle les partageait avec la centaine de personnes debout dans l’obscurité, un verre à la main. Et les pieds tambourinaient, les têtes se secouaient, les corps accompagnaient les rythmes rockies. Clameurs à la fin de chaque chanson. Du délire après l’une d’elles, un peu plus wave.

    Debout devant deux larges consoles, attentifs, les yeux fixés sur Sarah, deux hommes d’une quarantaine d’années, manipulaient les leviers, impassibles. Ils assistaient le son des guitares électriques, de la contrebasse, du micro, avec tendresse, presque religieusement. Nouveau piano, nouvel instrument, ils faisaient corps avec la chanteuse.

    Quand je suis sortie sur le boulevard Rochechouart désert, on sentait à la toucher, la nuit parisienne. On devinait derrière chaque porte un spectacle, des lumières, tout un monde noctambule. Il y avait là quelque chose d’émouvant.


  • Pauline, Xiaoli et Cie

    Galette des rois 2023 : le plein d'idées de recettes de galettes et  couronnes pour l'Epiphanie !

    Tout redémarre. Les ouvriers travaillent de nouveau sur la toiture, Maria, notre gardienne est revenue de ses vacances en Espagne, l’immeuble a retrouvé ses occupants partis fêter Noël et le jour de l’An en province ou à la campagne. Dimanche, les gilets jaunes ont repris leurs manifestations.

    On s’attendait à des foules. Le souvenir du vandalisme de l’Arc de triomphe, des vitrines cassées, des pillages reste vivace. Quelques centaines de manifestants se sont éparpillés dans la ville, encadrés par des milliers de policiers. La préfecture a-t-elle trouvé le moyen de neutraliser les casseurs ? Très peu de voitures brûlées. Les touristes reviennent, surtout les Européens.

    Dans notre quartier, les touristes sont nombreux, on frémit à la pensée de la foule des Chinois déconfinés et bientôt autorisés à quitter leur pays. Difficile de se souvenir du centre de Paris déserté, sans aucune trace humaine au début de l’année 2020. Difficile de se souvenir des craintes à la moindre sortie, des métros vides.

    Aujourd’hui, Parisiens, banlieusards et visiteurs, tout le monde se bouscule dans les transports en commun, la RATP manque de conducteurs. Depuis les confinements, le retour au travail se fait avec difficulté dans beaucoup de branches. Les restaurants, la poste, la santé, les chantiers peinent à trouver des travailleurs. Où sont-ils passés ? Nul ne le sait. Le chômage n’est plus d’actualité.

    On doit encore se forcer pour sortir de la léthargie qui a entouré la pandémie de Covid 19. Samedi et dimanche, nous avons reçu des cousins et des amis. Nous avons tous dû nous secouer un peu. Nous avons perdu l’habitude des conversations. Silence ou monologues se succèdent, il faut se forcer un peu pour dialoguer. On s’y remet avec bonne volonté.

    Dimanche, pour la fête des rois, c’était encore plus compliqué (on ne dit plus facile ou difficile). Nous avions invité Tim, Américain avec son épouse, Xiaoli, une Chinoise récemment naturalisée française, ainsi que Susie. De retour de San Francisco, Barbara, notre amie américaine qui retournait chez elle à Ferrare en Italie, s’était jointe à nous. Tous polyglottes. La langue commune aurait dû être l’anglais, mais je ne le parle pas. À l’école j’étais nulle et je ne suis jamais parvenue à me l’entrer dans le crâne.

    Heureusement, la belle Susie, professeure de français à Melun, a gardé le cap avec sa voix chaude et calme, son articulation précise, sa musicalité. J’ai remarqué une fois de plus combien les mots dans une langue étrangère n’ont pas la même implication que dans une langue maternelle. En compagnie internationale, on survole afin de balayer large et on ne sait pas bien ce qui est compris. Il s’ensuit un flottement, plus ou moins perceptible. On le comble par des mimiques, comme des émojis. On se fie à l’amitié.

    Samedi, Pauline avait accompagné ses parents. Née handicapée par une maladie rare, à cinquante ans elle garde une mentalité d’enfant et vit dans un foyer adapté. Elle possède une fraîcheur de réaction qui fait plaisir. Elle exulte de joie quand elle est contente. Elle écoute et on se demande ce qui lui passe par la tête. Comme nous évoquions le Par Cœur du Palais-Royal, elle a récité plusieurs vers du Corbeau et du Renard, soutenue par la tablée. Elle y a mis une charmante bonne volonté. Claudine, sa mère nous a raconté qu’elle-même se récitait des poèmes quand elle ne parvenait pas à s’endormir, dont le Dormeur du Val, de circonstance.

    Pauline s’est arrêtée devant mon tableau du salon et le pastel de marguerites blanches sur le chevalet avec un sourire heureux. « J’aime bien ça ! » a-t-elle dit quand on ne s’y attendait pas. Et son regard sans préjugé, primitif en quelque sorte, m’a fait plaisir.


  • Fin d’année.

    Encore une année ! Quatre-vingt-trois, ça fait beaucoup ! Comme dit celui qui tombe du haut du gratte-ciel : « Pour le moment ça va ! ».

    Les enfants partis, une semaine remplie nous attendait. Elle avait pourtant bien commencé.

    Nous avions retrouvé Julien, Laure et Thomas, à la fondation LVMH du bois de Boulogne pour voir l’exposition Monet-Joan Mitchell. Curieuse confrontation entre le pape de l’impressionnisme et la Franco-New-Yorkaise dont j’avais remarqué le foisonnement et la force dès ses premières expositions. Quelle énergie ! Tous deux proches de la nature, tous deux immergés dans la lumière de la vallée de la Seine. L’un sensuel et visuel, l’autre physique et abstraite. En sortant, Thomas a dit : « Je préfère Monet ! » et je crois que cela m’a fait plaisir.

    J’ai particulièrement été impressionnée par l’architecture de Franck Géry. Dans la lumière du soleil d’hiver, bas sur l’horizon, je me suis sentie enveloppée, comme dans des ailes de papillons. Les voiles de verre semblaient soulevées et gonflées par le vent du soir. Par l’espérance ?

    Avec les mêmes, nous sommes ensuite allés à la Comédie française voir La Puce à l’oreille (notre cadeau de Noël !). Placés comme des rois au premier rang du premier balcon, nous n’avons pas perdu une miette du remue-ménage de Feydeau réglé comme une horloge. On a ri de ses quiproquos, des hurlements, des cascades, des ridicules, des outrances, de ses invraisemblances. Les comédiens pulvérisaient la léthargie qui continue de miner les théâtres après deux années d’épidémie. La metteure en scène suisse, Lili Baur, avait situé son spectacle dans une station de sports d’hiver des années 60. Derrière une grande verrière, on voyait de temps en temps passer des skieurs de fond, levant haut les genoux et se démenant dans la neige et on riait à chaque fois. Les grands moyens de la Comédie française au service de Feydeau. De quoi vous regonfler.

    On avait prévu de recevoir les cousines Callies et leur famille, puis Tim et Xiaoli. On avait hésité à faire signe à JMH et sa famille, ne sachant pas s’ils étaient partis et revenus de Strasbourg comme ils en avaient le projet. Et voilà que jeudi, je me suis retrouvée au lit avec une névralgie dans le dos.

    Il a fallu tout annuler. Trois jours à se tortiller, à se bourrer de Doliprane, de calmants, à ne dormir que quelques heures. Triste 31 décembre, heureusement un peu égayé par la fête et les rires de nos voisins. Je me serais tout de même passée des improvisations des jeunes sur un piano électrique récemment installé. Espérons qu’ils feront quelques progrès ou qu’ils mettront un casque…

    Merci à tous ceux qui m’ont réchauffé le cœur avec leurs messages dans la nuit.

    Maintenant, je m’étonne de ne plus souffrir, j’ai même oublié. L’année commence sur les chapeaux de roue. On a tout repoussé d’une semaine, je suis retournée à l’atelier, je vais démarrer un four.

    Merci à tous ceux qui ont accompagné nos pas durant cette dernière année et vive l’année nouvelle ! Qu’elle nous apporte à tous, santé, aventures, amour et amitié ! Que la paix gagne dans le monde. Je vous embrasse.


  • Noël en famille

    Les Noëls se suivent et ne se ressemblent pas.

    Dans les faits, oui. Les retrouvailles, l’installation des lits, les activités des uns et des autres, les achats de dernière minute, les menus, les courses se déroulent tous les ans avec la même vitalité, presque à l’identique. Nous nous retrouvons tous ensemble la veille de Noël et le lendemain, enfants et petits-enfants se dispersent dans les belles familles, à Paris pour les uns, vers Rouen pour les autres.

    En réalité, des nuances se font sentir. Le passage du temps marque l’année écoulée. Chez nos enfants, des cheveux blancs apparaissent, l’expérience teinte les propos, chez nos petits enfants, les aînés sont désormais des adultes, étudiants, mais adultes, les deux autres évoluent dans l’adolescence, rude période de changements.

    Et il faut suivre, ce n’est pas toujours facile. S’adapter ? Impossible. Les habitudes ont évolué. Nous nous contentons d’être attentifs, de les observer avec autant d’humour que possible, veiller à ne pas juger trop vite des comportements souvent transitoires. Des perles peuvent surgir d’une liberté d’expression dont nous n’avions pas l’usage à notre époque. De même que nous avons oublié les nuits agitées de la petite enfance, nous ne nous souvenons plus de l’adolescence de nos enfants. La prudence s’impose. Les conversations deviennent plus intéressantes, les sujets plus variés, les attitudes séduisantes.

    Quel plaisir d’entendre une réflexion inattendue, une proposition pleine d’imprévu ! Des blagues fusent. Fête par nature affective, il nous est aussi arrivé, comme dans toutes les familles, de lever la voix. Noël est aussi fait pour ça. Cette année, ce fut très paisible.

    Pendant trois jours, les Grenoblois se sont promenés dans Paris, ils ont revu des amis du temps de la faculté, vu un spectacle près de la République (ils ont traversé la manifestation qui a suivi l’attentat dans le centre culturel kurde), ont visité la BNF restaurée… et n’ont pas eu le temps de s’ennuyer.

    Le soir, ce fut un dîner affectueux, tranquille et joyeux. Distribution des cadeaux. Touchée par celui de Thomas, un joli savon parfumé qu’il avait acheté tout exprès cet été pendant sa colonie de vacances au bord du lac de Serre-Ponçon.

    Le lendemain matin, épuisés, nous ne les avons pas entendus défaire les lits, remplir leurs valises, prendre leur petit déjeuner. Ils nous ont réveillés juste cinq minutes avant de partir. Nous les avons vus disparaître dans l’escalier avec un rien de nostalgie.

    On se reverra à Pâques !

    Enfin nous nous sommes retrouvés seuls, dans le silence, dans un immeuble déserté. Et on a dormi, dormi…

    C’est seulement maintenant que je retrouve mon train-train, grâce à vous, amis lecteurs.

    A la réflexion, une question me tourne dans la tête. Leur univers, notre univers tourne désormais autour des mobiles. Nous sommes constamment reliés au monde par internet. Nous y passons des heures. Dans le métro, comme chez nous tous, les nez sont plongés sur ce petit quadrilatère de seize centimètres sur sept.

    Le spectacle du salon et des mobiles se substituant à la parole me tarabuste. Contente de trouver des réponses à mes questions (obligée tout de même de recouper les informations), de suivre l’actualité en continu (avec les mêmes précautions…), je suis heureuse de pouvoir joindre mes amis grâce aux messageries, mais j’y suis mal à l’aise. Il me manque les mimiques, les odeurs, la chair, les sourires, mais surtout le mystère et le temps. Je rêve parfois la nuit que je me bats avec les touches de mon smartphone et que je suis larguée, mes doigts sont trop gros, les touches trop serrées, la charge insuffisante. Je ne peux pas regagner le groupe que ma rêverie et mon insouciance m’ont fait perdre au fil de la marche. Je ne trouve pas les numéros de téléphone.

    Impossible de savoir s’il s’agit de maladresse ou d’une réaction à un monde se virtualisant à l’excès, ou les deux à la fois…