• Tougin, couronnement de Charles III

    Séjour à Tougin un peu maussade, à part quelques belles journées.

    Déjeuner à la buvette de Versoix au bord d’un lac très calme. Ce n’était pas la quiche du couronnement, mais celle de la ferme d’à côté. Pas mauvaise non plus, plus tranquille certainement !

    La qualité de vie des Suisses saute aux yeux. Très peu d’avions au-dessus de la tête. Quelques travailleurs profitaient de la pause de midi sous un soleil un peu voilé. Un rêve !

    Et pourtant, lorsque nous ne restons que quelques jours, je m’ennuie un peu. Après avoir savouré le silence des premières nuits, m’être émerveillée du va-et-vient des mésanges dans le nichoir, avoir rencontré nos voisins autour d’un café ou dans la rue, mes activités commencent à me manquer. Je n’ai pas le temps de m’imprégner de la montagne, de préparer un travail à long terme. Heureuse de revoir des amis certes, mais c’est trop rapide pour retisser un lien après six mois d’absence.

    Gilles a déraciné autant de pissenlits que possible, coupé l’herbe. J’ai marché le long de l’ancienne voie ferrée. Il restait quelques traces de neige sur le Jura. Nous avons pu faire renouveler nos passeports en dix minutes, prises d’empreintes comprises, alors que les rendez-vous sont à plus de trois mois dans la région parisienne et impossibles à Paris. La souriante et jolie employée de la mairie n’avait pas grand-chose de commun avec le visage fermé des policiers barbus de la préfecture barricadée derrière ses doubles portes au bord de la Seine.

    Là-bas tout le monde nous plaint d’habiter Paris. J’évite de leur dire que pour ma part ce n’est pas indispensable. Naturellement quand les touristes sont trop nombreux et par temps de canicule, Tougin me paraît un havre de fraîcheur et de paix et j’adhère sans restriction au programme électoral de Pierre Dac qui proposait de déplacer Paris à la campagne.

    En fait, son vœu commence à se réaliser, puisque Paris se vide de plus en plus de ses habitants, lesquels s’installent dans les petites villes de province y faisant monter les prix de l’immobilier à une vitesse vertigineuse. L’épidémie de Covid et le confinement ont donné aux jeunes le goût du télétravail et du jardinage. On peut se demander d’ailleurs pourquoi ils n’y ont pas pensé plus tôt.

    Au retour, la grande affaire fut la retransmission du couronnement de Charles III d’Angleterre. Cet homme m’étonne. Une enfance pourrie de petit prince sensible, martyrisé dans une pension très dure, marié pour la bonne cause à une femme qui ne lui convenait pas, une mère inamovible, un divorce difficile, un nouveau couple avec une femme aussi haïe que la première était adulée, la mort brutale de la femme délaissée, un fils qui raconte des horreurs sur la famille, une belle-fille dont on ignore si elle tire les ficelles d’une bronca contre la monarchie britannique, un frère englué dans le scandale Weinstein et j’en passe…

    Et le voilà à 74 ans, couronné « en » l’abbaye de Westminster, saluant la foule immense depuis son balcon, entouré de son fils héritier et sa famille, accompagné de la femme qu’il aime, qui lui rend son amour avec un soutien sans faille. Elle a su à force de patience et de service à la royauté se faire admettre. Il a su l’imposer avec la même patience. Juste un peu tatillon et énervé sur des choses sans importance, il tient bon dans les tourmentes et la médiatisation de son existence.

    Son rôle est symbolique, les rois n’ayant aucun pouvoir en Angleterre, mais on sent qu’il s’attache à cette fonction, peut-être pas comme un guide, mais plutôt comme le représentant d’un monde qui a changé et qui doit composer avec les aléas de la vie actuelle tout en gardant le cap de valeurs essentielles comme l’amour et la famille, la terre et le plaisir de vivre. Drôle de bonhomme !

    Peut-on se fier aux images d’Epinal soigneusement triées et montrées à la télévision ? Qu’y a-t-il de vrai dans ce tralala doré ? Est-ce si nécessaire de faire rêver les gens ?


  • Tougin, Grenoble, Albertville.

    Après un début de semaine chargée, nous avons sauté dans le train.

    Bizarre de retrouver Tougin que nous avions quitté en novembre dernier ! Le printemps est un peu en retard. Les mauvaises herbes n’ont pas attendu les beaux jours pour envahir les allées. L’arbre de Judée et le lilas ne sont pas encore en fleurs.

    Des nonnettes ont pris possession du nichoir, des mésanges avec une petite coiffe noire sur la tête d’où leur nom. Au début, un peu inquiètes de nous voir arriver, elles semblent s’être habituées à notre présence Le couple va et vient toute la journée. ll est probable qu’elles couvent, car on ne les voit pas transporter de brindilles ou de vers dans leur bec.

    Temps très moyen et même un peu froid pour la saison.

    Le lendemain, nous avons réapprivoisé les lieux. Il y faut toujours quelque temps. Puis nous sommes partis pour Grenoble. Les enfants nous avaient invités à voir Othello dans la grande salle de la MC2. Nous ne savions pas à quelle sauce nous allions être mangés. Shakespeare n’est pas facile et surtout interminable. J’ai un souvenir douloureux du Marchand de Venise à la Comédie Française avant sa rénovation, quatre heures sur des fauteuils en noyaux de pêche.

    Interprétation originale, plus basée sur les problèmes de société que sur les personnages, comme toujours aujourd’hui, la tragédie virait souvent à la comédie de mœurs. Othello joué par un noir portait sur ses épaules les problèmes liés au racisme et à la colonisation bien plus que sur les affres de la jalousie et le malheur de se croire mal aimé. Tout était la faute à Iago, le perfide manipulateur n’ayant d’ailleurs pas trop de difficulté à pousser Othello vers un machisme congénital. Seule la servante de Desdémone, après avoir joué un rôle essentiel dans l’amas de cadavres qui clot le spectacle, semble quelque peu regretter la tournure prise par les évènements.

    Je caricature, car réalisé avec beaucoup de liberté, sonorisé avec de dynamiques musiques américaines, animé de décors efficaces, je ne me suis pas ennuyée une seconde. La pièce m’a ensuite tournée dans la tête avec mille impressions contradictoires, ce qui selon moi est un signe de réussite.

    Le public de cette ville universitaire était jeune, très différent des têtes blanches ou grises de Paris. La plupart beaux et sportifs, beaucoup de jeunes couples. Je n’eus qu’à m’en féliciter, le géant devant moi, penché vers sa compagne ayant amoureusement dégagé mon champ de vision

    Ce fut un triomphe. Au moins huit rappels et des sifflements enthousiastes. Par la suite, le Masque et la plume en fit une critique dithyrambique.

    Le lendemain, nous nous sommes reposés chez Ève. Comme il est agréable de ne rien faire chez sa fille ! Le soir, Marius nous a cuisiné avec amour des spätzles, des pâtes allemandes à l’aide d’une drôle de râpe qu’ils avaient ramenée de leur récent voyage à Munich. Délicieux !

    Et dimanche, nous sommes rentrés comme d’habitude par Albertville où nous avons déjeuné avec Jean-Claude au restaurant. Pour ma part, une vraie et savoureuse tartiflette savoyarde.

    Le frère de Gilles a refusé l’acharnement thérapeutique et arrêté ses traitements. Il prend des antidouleurs efficaces, l’immunothérapie semble avoir eu un effet bénéfique, car il se porte plutôt bien. Nul ne sait pour combien de temps.

    Naturellement la conversation a beaucoup porté sur la mort qui nous attend tous, ce qui ne nous a pas empêchés d’évoquer nos vies, passées et présentes. Il dit s’ennuyer parfois, mais bien que presque aveugle, il fait de longues promenades à pied. Des conversations réunissent souvent les pensionnaires chez l’un ou chez l’autre durant des heures. Une fois de plus, on s’est quitté sans savoir ce que l’avenir proche nous réserve, ce qui contrairement à ce qu’on pourrait penser donne à nos adieux une savoureuse légèreté mêlée de tendresse.

    Hier, nous avons retrouvé à Carouge en Suisse nos amis Henriette et Lionel. Henriette nous a offert un mousseux de la campagne genevoise qui n’avait rien à envier à certains champagnes. Comme je faisais part à Lionel, compositeur pour l’orgue et différents instruments de musique, de ma joie à écouter un adagio de Bach découvert à la tv en musique de film, il m’expliqua que sa structure correspondait en profondeur à la mienne, ce qui expliquait cette sorte de fusion ressentie. Ce serait cette structure que je cherche note après note à retrouver sur mon piano, quand je suis à Tougin. Il s’est lancé dans un décorticage savant et historique de sons, de tons, d’intervalles depuis les Grecs jusqu’à nous. Passionnant, savant, mais discours qui m’est un peu passé au-dessus de la tête.

    Nous nous sommes quittés en espérant nous revoir à Paris. Entre Henriette et moi, c’est une longue histoire.

    Ce matin, le soleil brille. Nous allons préparer le jardin pour notre départ.


  • Week-end en famille.

    Domaine national du Palais Royal - Office de tourisme Paris

    Quelle différence y a-t-il entre ces chroniques et des notes personnelles ? Vous, bien sûr ! La liberté et le mystère qui nous unissent de semaine en semaine m’enchantent.

    Il est parfois difficile de démarrer. Je pense n’avoir rien à écrire. Mais je sais que chaque mardi, certains d’entre vous comptent sur moi, une fidélité s’attache à nos rencontres et je ressens le besoin de ne pas la trahir. Je n’y peux rien, c’est comme ça !

    Aujourd’hui justement, je me demande s’il est judicieux de vous évoquer ces deux dernières journées. Des journées familiales. En quoi pourraient-elles vous concerner, vous qui avez vos propres événements familiaux ?

    Cependant ces évocations peuvent nous rapprocher un instant, nous y reconnaître ou nous en étonner, à la fois seuls et unis par le mystère de l’écriture et de la lecture.

    Et puis, laisser pour l’avenir des traces, même et peut-être plus encore si ce qui a été vécu n’a rien d’exceptionnel offre à chacun d’entre nous une importance à la fois illusoire et essentielle, celle de notre existence.

    Thomas (14 ans) est venu coucher chez nous. Quel plaisir de l’entendre raconter sa vie de collégien ! Il parle un peu vite comme tous les jeunes d’aujourd’hui, on dirait qu’ils craignent d’être interrompus. Mais avec des efforts de part et d’autre, ça finit par aller. Les livres qu’il aime, ses cours de théâtre, le bois de Vincennes, les bords de la Marne qu’il arpente avec ses copains en discutant du monde. Il nous offre un peu de sa vie. Merci Thomas.

    Il avait apporté Citizen Kane en DVD. Avec l’aide de Gilles, à plat ventre sur le tapis il est parvenu à installer le lecteur sur la télévision, puis à brancher les fils audio, enfin à rétablir le format ancien pour éviter que l’image soit aplatie. Une génération qui vous farfouille le smartphone, vous installe des applications comme s’ils étaient nés avec un ordinateur dans le ventre. On a commenté le film en notant combien la volonté de superpuissance des décideurs actuels, Elon Musk, Trump, Poutine, etc. ressemble à celle de Charles Foster Kane.

    Ce fut une belle soirée, à se remuer les neurones en toute affection. Par rapport à notre génération, la parole est beaucoup plus libre. On peut parler de tout. Autrefois, le sexe était banni, la politique très problématique.

    Le lendemain, il est reparti vers 11 heures pour un pique-nique avec ses amis de Nogent. Une heure après, Frédérique et sa petite fille Léonie (8 ans) sonnaient à la porte du bas. Nous avons discuté paisiblement trois quarts d’heure en attendant sa jumelle Caroline, son mari et leur petite fille Gabrielle (1 an). Comme le temps a passé ! J’ai l’impression que c’était hier quand les jumelles étaient bébés à Pontoise, puis enfants au bord du Léman à Nernier, jeunes filles skiant dans le Jura à Tougin. Les images sont restées intactes. Les voilà aujourd’hui grand-mères ! Heureuses grand-mères, émerveillées.  À juste titre !

    La petite Léonie, la fille de sa fille Laura qui fut mon modèle à l’atelier et dont j’ai peut-être parlé dans ces lignes (le lien entre un peintre et son modèle laisse des traces ineffaçables) s’est exprimée avec une facilité déconcertante. Frisée, le regard curieux, elle posait de jolies questions et répondait aux miennes sans réticences. Elle joue de la harpe avec passion.

    Jean-Michel et Caroline arrivaient de Saint-Valéry-sur-Somme. Leur fille Mathilde est venue leur confier Gabrielle pour aller déjeuner avec des amis à côté de chez nous dans un restaurant devant la Banque de France. La petite fille ne marche pas encore, mais galope à quatre pattes, elle fixe chacun l’un après l’autre de ses yeux bleus d’aigue-marine avec une attention grave avant d’accorder un généreux sourire. On s’attendait à des hurlements au départ de sa mère. Il n’en fut rien. Sa grand-mère parvint même à l’endormir pour une sieste d’une heure. Quel plaisir ce petit monde qui agrémenta le repas ! Les conversations portèrent beaucoup sur nos souvenirs et les nouvelles de chacun.

    Vers 4 heures, elles partirent se promener au Palais-Royal. Elles en revinrent enchantées avec des photos amusantes, toutes les quatre perchées sur les colonnes de Buren.

    Hélas, au retour, le doudou de Gabrielle avait disparu ! Caroline a sans succès refait le trajet. J’ai téléphoné à la permanence du Palais-Royal. La gardienne est allée voir à son tour. Rien !

    La petite a cherché son doudou avec un peu d’inquiétude jusqu’à ce que sa mère revienne et lui mette un doudou de réserve dans les bras, ce qu’elle semble avoir accepté avec philosophie.

    Mathilde est partie la première pour prendre son train pour Marseille. Heureusement, Frédérique et Léonie ont pu l’accompagner. Imaginez la poussette, la petite fille et le gros sac à dos dans les escaliers du métro ! Un spectacle fréquent les soirs de week-end !

    Après le dîner, Jean-Michel est parti dormir dans son hôtel à côté d’Orsay, pour être à pied d’œuvre le lendemain matin. Sa vie de cadre dans l’acheminement des colis est terriblement agitée et stressante.

    Caroline est restée dormir chez nous. On s’est affalés devant un film espagnol. Le lendemain matin, quand je me suis réveillée, elle était partie pour rentrer chez elle, à Grenoble.

    Le vide qui suit ce genre d’aventures est un peu comblé par les restes qui garnissent le frigidaire. Plus de repas à faire pendant un ou deux jours !


  • La retraite à 64 ans.

    Retraites : la réforme est validée en partie par le Conseil constitutionnel  - Elle

    Qu’est-ce que l’histoire gardera du passage difficile de la retraite à 64 ans ? On travaille partout de plus en plus longtemps, et dans certains pays comme en Espagne jusqu’à 66 ans. Le monde entier s’étonne de la réaction violente des Français.

    Ce message de Sally, depuis San Francisco :

    Alors Martine qu’est-ce qui se passe en France ? C’est un peu incroyable de voir tout ça quand ce n’est qu’une histoire de travailler un ou deux ans de plus. (Ici l’âge de la retraite est 65 et on en est content mieux qu’il y aura pas de retraite du tout.) On pense à vous — Bonne chance en tout cas…

    Les manifestations ont réuni des millions de personnes durant plusieurs mois. Les syndicats ont fait front contre cette réforme. Les secteurs de pénibilité n’auraient pas suffisament été pris en compte, mais les plus virulents sont parfois les plus privilégiés, comme dans les rafineries.

    Beaucoup de confusion, de commentaires invérifiables. Une communication inexistante. Beaucoup de bruit.

    Vendredi, je revenais de l’atelier dans un métro bondé. Sans ménagement, une grande et lourde touriste monte à la station Concorde. Assurée de son bon droit, elle m’envoie un énorme bagage à bretelle dans la figure. Je la repousse avec vigueur sous les regards approbateurs des travailleurs compressés.

    Une jeune femme me fait la place et me dit

    — Vous croyez que ça va bouger demain ?

    Je lui réponds :

    — Mais non ! Et puis, de toute façon, on a l’habitude.

    Je comprends soudain la question :

    — Le résultat ?

    J’avais oublié ! Quelques minutes plus tôt, le Conseil Constitutionnel avait tranché sur la validité de la loi passée grâce au 49-3. Elle me répond :

    — Acceptée !

    Sur le coup, j’ai du mal à réaliser. Elle ajoute :

    — Référendum refusé !

    Aucune réaction visible dans le métro. Fatigue ? Fatalisme ? Quant à soi ?

    J’arrive à la station, je la salue :

    — Merci pour les nouvelles !

    Quand j’ai déboulé sur le trottoir, d’innombrables cars de CRS bordaient les rues jusqu’à la place des Victoires. Les autobus ne roulaient pas. Sous surveillance policière depuis plus de quinze jours, le Conseil Constitutionnel était isolé par un périmètre de sécurité depuis le matin. Le jardin du Palais-Royal fermé.

    Le soir à la télévision, les syndicats demandèrent au président de ne pas promulguer la loi, ce qu’il s’empressa de faire dans les heures qui suivirent. Il n’y eut pas de débordements importants dans l’immédiat, mais j’ai compris pourquoi à six heures les rues avaient été bloquées autour de mon atelier pendant qu’une équipe de déminage s’activait sur l’avenue de Suffren.

    — Une voiture suspecte ! m’a expliqué le policier en me faisant passer sous les rubans délimitant la zone.

    Paris joue à se faire peur. On est bien loin des horreurs de la guerre en Ukraine ou même des attentats terroristes de ces dernières années ! Du moins pour le moment…

    Le lendemain, j’étais dans la ligne 4 et une fois de plus des touristes étrangers inquiets jouaient des coudes sans égard pour les usagers. Une femme demande à sa petite fille de me laisser son strapontin. Je me trouve donc au niveau de l’enfant et je lui dis :

    — Merci. Paris c’est un peu fatigant !

    Sa mère me répond :

    — Nous on n’est pas fatiguées, on a pris le métro à Montparnasse. On vient de Bretagne.

    — D’où ?

    — De Lannion !

    — Quelle chance vous avez !

    On partage quelques souvenirs et la petite fille se détend.

    À ce moment, la femme assise à côté de moi me dit :

    — Vous habitez Paris ?

    — Oui. Et vous ?

    — Concarneau, dit-elle avec un fort accent africain.

    — C’est dur de vivre à Paris ? ajoute-t-elle avec une certaine pitié.

    — Ce n’est pas toujours facile, mais on ne s’ennuie jamais ! Comme maintenant.

    — Je viens souvent à Paris chez ma sœur, mais c’est la première fois que je parle à quelqu’un, dit la mère.

    L’autre approuve. Je blague :

    — Moi, je parle à tout le monde, mais il faut que je descende.

    Au moment de me laisser entraîner par le flot de la sortie, je lance :

    — Salut les Bretonnes ! Au revoir !


  • Pâques, Les Essais de Montaigne, hip hop.

    Le hip-hop revient par la grande porte - Le Parisien

    Allergie saisonnière, bronchite ou covid ? Je crache mes poumons. J’aurais dû porter mon masque dans le métro.

    Une semaine un peu fraîche, mais printanière. Au téléphone, Nicolle me dit que le Léman est blanc de bise.

     Le plaisir d’un café rue Montorgueil avec Muse. J’aime sa jeunesse, sa curiosité, son enthousiasme.

    Les Essais de Montaigne au Théâtre de Poche avec Julien et sa famille. Très contemporain. Un choix vivant, une articulation impeccable et forte. Je tiens ça de mon père ; j’aime Montaigne et sa liberté de pensée. Ils se sont un peu ennuyés, moi pas de tout. Aujourd’hui, tout doit être drôle ou terrible, immédiat, retenir l’attention. Tout doit faire le buzz. Leur ennui m’a paru fructueux.

    Après un agréable moment à bavarder sur une terrasse au soleil du boulevard du Montparnasse, Gilles et moi sommes revenus par le métro et les Halles. Une brocante bordait les allées du jardin. Pas vraiment comme les vide-greniers dans le quartier de la Bourse. Plutôt comme le marché vintage que j’ai vu la semaine dernière du côté de Barbés, de la fripe colorée, des blousons de cuir, des bijoux voyants, des jeans effrangés, probablement destinée à la banlieue populaire qui débarque à la station Chatelet chaque week-end ensoleillé.

    Près du kiosque, une musique du genre rap et un espace libre au milieu de la foule ont attiré mon attention. J’ai dit à Gilles :

    — On va voir ? C’est souvent bien…

    Il m’a suivi. Un jeune black tenait un micro et encourageait une démonstration de hip-hop. Le garçon sautait sur un pied, sur une main, sur la tête, se trémoussait avec une énergie impressionnante. Il se contorsionnait, avançait reculait exécutant des pas salués à chaque fois par un public connaisseur,  lorsque soudain il s’est lancé dans une roulade, une boucle à plus d’un mètre cinquante de hauteur, la tête en bas, puis il a atterri sur ses pieds, et sur le béton comme si de rien n’était.

    Il aurait fait un faux pas, il se cassait la nuque ou la colonne vertébrale, paraplégique pour le restant de sa jeune existence. Il fut applaudi, mais ne recommença pas, relayé par un autre danseur qui démarra par deux sauts périlleux, avant et arrière. Les spectateurs étaient aux anges. Comme on était loin de Montaigne et de sa sagesse !

    J’ai préféré m’éloigner.

    Le soir, comme un cadeau, une exceptionnelle soirée TV. Une vidéo de théâtre. Mademoiselle Else  d’Arthur Schnitzler, un auteur autrichien du début du dix-neuvième siècle. Une réalisation du même théâtre de poche où nous étions quelques heures auparavant. On y voyait les mêmes lieux, le même escalier, le même mur de pierre. Touchant quand on sait que Philippe Tesson est mort il y a peu de temps, laissant sa fille Stéphanie seule maîtresse des lieux.

    Le monologue intérieur d’une jeune fille de la bonne bourgeoisie viennoise contrainte de se montrer nue moyennant finance devant un homme riche de la bonne société pour sauver son père de la ruine et du suicide. Un texte magnifique, lequel pour une fois tient compte des questions et des sentiments de la victime (l’auteur était aussi médecin). Le regard fixé sur le téléspectateur servait la prouesse du seul en scène. Quelques effets d’images superposées ajoutaient à l’enlisement de la victime, à l’angoisse du non-consentement déguisé en nécessité.

    Une réalisation de Nicolas Briançon, superbement jouée par Alice Dufour. Oui, une bonne soirée !

    Et hier, autre contraste, la comédie romantique Vacances romaines pour la nième fois. Audrey Hepburn, toujours étonnante, moderne et charmante. La scène de la Bouche de la vérité a été prise sur le vif. Une première prise gardée au montage. Incroyable de légèreté et de spontanéité !

    C’est l’écrivain Colette qui l’avait remarquée dans un second rôle et c’est ainsi qu’elle avait joué la jeune Gigi à Brodway. Rôle qui lui avait valu d’être choisie pour ce film par William Wyler à la place d’Elizabeth Taylor.


  • Déjeuner amical, Art Paris

    Art Paris

    Youpi ! J’ai enfin réussi mon gratin dauphinois à la saucisse de Montbéliard !

    Finalement, après de très nombreux échecs, dimanche j’ai opté pour une cuisson lente et ça a marché ! Moelleux, saucisse juteuse, cristouillis doré. Impeccable ! Nous recevions nos bons vieux amis, les VDH. Nos fils, amis inséparables jusqu’à leurs dix ans ne s’étaient pas revus depuis quarante ans et se sont à peine reconnus. Ce fut une bonne après-midi !

     Benoit a vécu en Lithuanie, puis en Bulgarie. Il a épousé Sotera, une Lithuanienne d’origine tatare. Ils ont deux enfants et vivent depuis deux ans près de Rambouillet dans une belle longère isolée au milieu des champs, domaine qui leur appartient depuis que Régis et Brigitte ont fait leurs partages. Benoit est ingénieur du son pour les événements de la communauté de commune de Saint Quentin en Yvelines (en ce moment, pour les futurs Jeux olympiques) et Sotera est en télétravail dans une société internationale sur le suivi des prescriptions médicamenteuses.

    Conversations passionnantes sur leurs expériences post soviétiques. Sotera a beaucoup évoqué la peur qui obligeait les gens à se sourire, à ne rien critiquer, à se méfier de tous, y compris de sa propre famille, une peur qui aujourd’hui encore réduit les parents et les grands-parents au silence sur les années soviétiques. Une peur, entretenue par Poutine et le traçage internet, une peur qui depuis la guerre se répand plus que jamais dans la Russie tout entière, comme une seconde nature à laquelle nul ne peut échapper, qui pourrit la vie et détruit tout esprit d’entreprise. Elle aussi fait une différence entre Moscou, Saint-Petersbourg et le reste du pays, sans qu’on sache en quoi cela pourrait changer le sort de la Russie.

    Art Paris. Un salon, à l’origine modeste, créé en réaction à la FIAC, sorte de salon des refusés. Aujourd’hui, il réunit des galeries du monde entier. Il s’y conclut beaucoup d’affaires. Une directrice de galerie m’avait gentiment conseillée d’aller y faire un tour puisqu’il avait lieu à côté de mon atelier. Une façon comme une autre de rester au courant des tendances actuelles, ce que je fais rarement. J’ai pensé à mon ami David Azuz, peintre de talent, qui disait :

    — Je ne vais plus voir d’expositions. Si ce n’est pas bien, ça me rase, si c’est bien, je suis jaloux !

    Il m’avait fait rire. Pour ma part, je ne suis pas jalouse, chacun peint à sa façon. Mais j’y vois peu de choses qui me touchent ou m’étonnent. L’art actuel est trop cérébral pour mon goût et depuis quelques années, il se doit d’être aussi visible que neutre. Il en résulte des dimensions excessives, des techniques impeccables qui nuisent à ma tendresse pour l’humaine imperfection.

    Après une après-midi de travail et après avoir mis un four de céramique en route, je me suis donc dirigée vers le Palais Ephémère qui remplace en ce moment le Grand-Palais en réfection.

    Du côté de la porte ouest, pas de file d’attente. Je m’avance entre les rubans de signalisation quand je comprends qu’il s’agit de l’entrée des exposants et des VIP. Un jeune homme s’approche et me dit avec une simplicité déconcertante :

    — Je dois biper votre badge.

    — Quel badge ?

    — Votre badge de VIP.

    Comme je le regarde, étonnée, il me dit :

    — Sinon, si vous êtes invitée, on a dû vous donner une carte d’invitation.

    Je lui réponds sur le ton de la blague :

    — En fait, je suis VIP, mais pour des raisons un peu compliquées, je suis une VIP sans badge.

    Et je m’apprête à faire demi-tour.

    Il m’arrête :

    — Vous allez vers l’entrée principale pour acheter un billet ?

    Et comme je hoche la tête, il poursuit :

    — Vous n’allez pas faire ça !

    Il sort de son sac une carte à puce et me la met dans la main.

    Je lui demande ce que je lui dois :

    — 20 euros !

    — À l’entrée principale, c’est combien ?

    — 36 euros.

    Surprise, je lui dis :

    — C’est honnête tout ça ?

    Le regard offensé des deux autres gardiens me fait accepter la proposition.

    C’est ainsi que je suis entrée tranquillement par la porte des VIP. Il y avait un monde fou. Du beau monde ! Beaucoup de tableaux, de journalistes. Les conversations entendues çà et là m’ont laissée penser que le marché de l’art se porte bien. Après plusieurs tours, donc des kilomètres dans la foule, j’en suis sortie exténuée, mais, ironie de l’histoire, encouragée à me lancer dans un grand format… 

    Au retour, dans le métro bourré du samedi soir, je fus touchée de voir une jeune femme dessiner les passagers sur un gros carnet de croquis.

     Par la suite, je me suis aperçue que le badge était valable pour toute la durée du salon, mais je me suis contentée de cette visite. Depuis, je prépare un support carré en carton d’un mètre cinquante et ce n’est pas une mince affaire !


  • Paris, je t’aime.

    Dimanche, à la sortie du métro Anvers, une foule hétéroclite déambulait sur le terre-plein central du boulevard Rochechouart. Je me suis faufilée entre les étals et les badauds, lorsque soudain tout s’est figé autour de moi au milieu de hurlements. Je n’ai pas tout de suite compris.

    Une longue file de jeunes attendait devant le Trianon en levant les yeux et en criant à tout rompre. J’ai fini par voir sur le balcon de l’étage, le petit groupe d’hommes vêtus de noir. L’un d’eux a levé un bras et tous les bras sur le boulevard se sont levés d’un seul mouvement. Il s’est penché vers la file et ce fut du délire. De loin, il ressemblait un peu à Georges Clooney, mais j’ai entendu quelqu’un dire que c’était un chanteur.

    Le temps que je m’avoue complètement ignare en musique populaire d’aujourd’hui, surtout celle qui passe par les réseaux sociaux, ils avaient disparu.

    J’ai gravi la rue Dancourt envahie par les touristes qui se rendaient à Montmartre et j’ai atteint sur la place Charles Dullin, le théâtre de l’Atelier et sa nouvelle petite salle en sous-sol, l’Atalante.

    Rien de commun avec la foule devant le Trianon. Nous étions une trentaine à entendre l’immémoriale Odyssée, traduite en vers de huit pieds par Philippe Brunet et récitée en continu durant la semaine des Dionysies.

    J’étais venue pour le chant interprété par Susie. Ulysse arrive à Ithaque déguisé en mendiant, il est invité par Télémaque à la fête qui doit décider du sort de Pénélope. Susie n’avait pas pu le terminer l’année dernière à la Sorbonne, me laissant un goût de revenez-y.

    Elle a fait parler les marionnettes sur pied, virevoltant de l’une à l’autre, ajoutant à la faramineuse histoire ce mélange de poésie et de sensualité qui m’avait tant plu à la Sorbonne. Je suis restée pour le chant suivant, celui durant lequel les prétendants se succèdent et ne parviennent pas à bander l’arc d’Ulysse. Une jeune fille au visage entouré de boucles dorées semblait tout droit surgie de l’antiquité.

    À la sortie, j’ai discuté avec Yann, responsable culturel de la Sorbonne. J’avais su par Gilles qu’il avait été contraint de délocaliser les programmations des prochains jours, le doyen ayant décidé de fermer l’université à la moindre alerte. Nous avons évoqué le passé – nous nous connaissons depuis si longtemps – la fameuse soirée du blocage par les Blackfaces, les superbes réalisations autour d’un Molière revenu au texte d’origine, un Tartuffe repris ensuite avec succès à la Comédie Française.

    Comme le 85 tardait, je suis redescendue à pied par l’avenue Trudaine et le square Montholon, un quartier que je connais mal. Des rues calmes, presque provinciales, quelques hôtels et terrasses de café où des petits groupes se reposaient au soleil. On entendait les enfants jouer dans le square. Quel contraste avec l’idée qu’on se fait d’un Paris à feu et à sang ! La ville se vide de ses habitants. Ils fuient vers les villes de province, chassés par le prix de l’immobilier, mais aussi par les incessantes manifestations de ces dernières années. Pourtant Paris reste à mes yeux un lieu privilégié, bouillonnant de vie, d’incessantes observations.

    Autour des Grands boulevards, je suis passée de passage couvert en passage couvert. Dans l’un d’eux, les badauds du dimanche ne semblaient pas remarquer la chimère qui trônait derrière une vitrine. C’est ça Paris. Le droit à l’étrange, le droit à la différence.

    Jeudi dernier, on a craint que la manifestation intersyndicale ne tourne au vinaigre. La place de l’Opéra, où elle devait se disperser avait été envahie par les blackblocs. Ce fut une bataille rangée avec la police. Pendant ce temps les manifestants, encadrés par les syndicats avaient attendu sur les grands boulevards qu’elle se dégage. Finalement, l’embrasement général n’a pas eu lieu. Juste quelques poubelles incendiées. Mais une récente formation des forces de l’ordre s’est mal conduite, outrepassant sa fonction jouant de la matraque avec délectation, lançant des menaces inadmissibles. Il faut espérer que la police fera le ménage dans ses rangs !

    La province a également beaucoup bougé, mais Ève m’a dit qu’il n’y avait pas eu de débordements à Grenoble. La France serait-elle saturée des violences endémiques de ces dernières années ?

    Les Français n’admettent pas le côté autoritaire d’Emmanuel Macron, le passage en force du 49.3 de la loi sur les retraites. Désormais, le Conseil constitutionnel planche sur sa légalité.

    Anny Laure qui habite à côté m’a dit que le Palais-Royal est maintenant la ligne de mire des manifestants.


  • Gilles à Jussieu. Manifestations.

    À l’occasion des Dyonisies, Philippe Brunet a organisé cette année une récitation par cœur de la totalité des 24 chants de l’Odyssée (12 000 vers). Les chants se déroulent dans différents lieux parisiens, à la Sorbonne, au théâtre de l’Athénée, dans un lycée… Samedi, Gilles a récité le chant 3 (497 vers) à l’université de Jussieu.

    Télémaque et Athéna sont accueillis par Nestor. Ce dernier leur narre le retour des Grecs et demande ensuite à son fils Pisistrate d’accompagner Télémaque à Sparte chez Ménélas.

    Un chant qui raconte le déroulement de la guerre de Troie, l’assassinat par Oreste de sa mère Clytemnestre et de son amant Egisthe pour venger Agamemnon, les embûches subies par Ulysse pendant son retour, le rôle de la déesse Athéna dans cette affaire… Récits entourés de sacrifices aux dieux, de festins et d’agapes. Le vieux Nestor en frais pour le fils de son ami Ulysse dont on ne sait pas qu’il est sur le point de revenir à Ithaque.

    Gilles fut bon. Parole ferme, silences habités. La prouesse de la mémorisation ajoutait de l’humanité aux propos du noble vieillard.

    Maintenant, il doit jouer dans les Suppliantes, cette pièce de Sophocle qui fit la une des journaux, il y a quelques années, lorsque sa représentation fut bloquée par un groupe de contestataires blackface et qui reste un cas d’école, une référence pour la liberté d’interprétation du théâtre classique.

    Manifestations.

    Hier soir, nous sommes sortis à quatre du quai des Grands Augustins pour traverser la Seine.

    En pleine discussion sur le pont Neuf, notre attention a été attirée par des gyrophares sur le quai du Louvre. Nous avions oublié le vote du 49-3 sur la réforme des retraites !

    Jean-Luc a ouvert son portable.

    — La motion de censure a été refusée avec neuf voix d’avance.

    — La loi est passée, a dit Anny-Claude.

    Wahou ! Les opposants avaient annoncé qu’ils allaient manifester dans toute la France. Une fois de plus, Paris entrait en ébullition.

    Il fallait pourtant rentrer. Je me suis approchée d’un car de police :

    — Vous croyez qu’on peut traverser le jardin des Halles ?

    — Pour le moment, oui, mais faites vite !

    Thomas et Jean-Luc se sont enfilés dans le métro. Anny-Claude et moi avons louvoyé entre les touristes et les jeunes qui rodaient dans le quartier.

    Quand nous sommes arrivées rue du Louvre, une masse incroyable de cars de police, de CRS casqués, de manifestants courant dans tous les sens, de voitures bloquaient le carrefour avec la rue Étienne Marcel. Les innombrables poubelles entassées en raison de la grève des éboueurs ne brûlaient pas contrairement à la semaine dernière, mais deux camions de secours se sont extraits de la foule, sirènes hurlantes.

    Anny-Claude a filé par la rue Coquillière et j’ai continué par la rue du Louvre. Devant chez moi, les CRS chargeaient des jeunes. Ils les repoussaient de la place des Victoires. J’ai préféré me réfugier dans la grande Poste, ouverte toute la nuit. Les employés fermaient les portes après chaque client. Ils m’ont accueillie gentiment.

    Essoufflée et transpirante, j’en ai profité pour retirer ma parka et mon écharpe.

    Au bout d’un certain temps, j’ai jeté un coup d’œil dehors, cela semblait s’apaiser, un peu comme après une averse. Un employé m’a dit :

    — Vous pouvez y aller. Vous ne risquez rien. Ce sont des jeunes. Ils ne sont pas méchants.

    — Vous croyez ? ai-je répondu. Ils jouent à la guéguerre ?

    — C’est ça !

    J’ai pu me glisser sur le trottoir et j’ai tapé mon code de porte avec la crainte que les manifestants ne s’engouffrent dans l’immeuble.

    Arrivée dans l’appartement, j’ai tout de suite téléphoné à Gilles qui avait joué à Jussieu et qui aurait dû être rentré.

    — On vient juste de terminer. J’arrive.

    Il ignorait tout. Je lui ai dit d’éviter la station Palais-Royal.

    Un message d’Anny-Claude. Elle me demandait si j’étais parvenue à rentrer chez moi et me disait qu’elle avait traversé la rue Croix des Petits Champs encombrée de barricades formées par les poubelles. Les flics l’avaient guidée jusque chez elle.

    — C’est la guerre, avait-elle ajouté.

    J’ai ouvert la télévision. Les programmes continuaient. Sur Bfm, quelques images de CRS chargeant des manifestants, quelques poubelles brûlées, des vélos renversés et surtout des interviews de la France insoumise sommant Macron de retirer sa loi.

    J’ai tout de même été soulagée quand j’ai vu arriver Gilles.

    — J’ai traversé le jardin des Halles. Désert. La place des Victoires est bloquée par les CRS.

    On a su par la suite qu’il y avait encore eu quelques échauffourées vers la Bastille, sans trop de casse.

    Il faut s’attendre à des semaines agitées ! À commencer par la grande manifestation intersyndicale prévue jeudi prochain,


  • Charis.

    Comme je préférerais ne pas avoir à évoquer d’événements tristes. Mais la vie est tissée de bonheurs comme de malheurs, ce serait la nier que de passer sous silence sa sœur jumelle, la mort qui nous attend tous et qui a frappé Charis la semaine dernière.

    J’ai fait la connaissance de Chantal, son épouse, à l’occasion de plusieurs expositions de mes amis Breschand, quai des Grands Augustins. Pianiste de renommée internationale, elle accueillait des peintres et des musiciens dans un grand sous-sol où trônaient à l’aise deux pianos à queue, à quelques mètres de la Seine et du Pont Neuf.

    À cette époque, toute jeune, elle était mariée à un grand et bel homme plus âgé qu’elle. Il la couvait des yeux, admiratif de son talent, de son dynamisme et de sa capacité à réunir autour d’elle une masse d’artistes de tous bords et de toutes nationalités. Par la suite, je suis allée y écouter Hélène la fille de mes amis pour un concert de harpe. Une trentaine de chaises y tenaient à l’aise et un buffet nous avait été proposé en après-concert.

    Après de longues années, quelle ne fut pas ma surprise lorsque j’y suis retournée, invitée par un neveu, violoniste dans une formation de musique de chambre, d’être reçue par Charis. J’ai fini par apprendre que peu de temps après ces premières visites, Chantal avait brutalement perdu son mari. Après une longue période de détresse, elle avait retrouvé le goût de vivre dans les bras de ce géant grec d’une bonté infinie.

    Ils avaient tous deux créé l’association Philomuses. Elle proposait des événements artistiques à un rythme régulier et ce jour-là, j’ai demandé à être enregistrée sur la liste. C’est ainsi que j’ai eu la joie d’assister à des concerts mémorables. Je me souviens tout particulièrement de Chantal dans un récital de Bach, son compositeur préféré, d’Anatole Libermann et son violoncelle amical, pudique et sensible, d’Éric Heisieck, d’une force et d’une délicatesse infinie. Et bien d’autres… Ils invitaient des jeunes du monde entier dont beaucoup firent des carrières internationales, certains furent lauréats des Victoires de la musique. Artistes plus que confirmés, jeunes pleins de promesses, je les ai parfois évoqués dans ses lignes.

    À chaque événement, on voyait Charis s’activer. Il avait tout préparé, placé les chaises, allumé le feu dans la cheminée. Durant les concerts, il se tenait derrière le public assis sur une chaise à côté de la porte, attentif, prêt à toute éventualité. C’est lui qui gérait l’informatique de l’association. Il déchargeait Chantal de tous les soucis matériels. J’aimais son accent rocailleux. Mais peu bavard, je n’ai jamais eu beaucoup de contacts avec lui. Il était de ces personnes avec lesquelles il n’est pas nécessaire de se parler pour sentir un lien profond et affectif. Il avait le talent de donner à chacun une existence singulière.

    C’est pourquoi lorsque j’ai appris sa mort, il y a quinze jours, j’en fus toute chamboulée. Même si je savais qu’il avait eu de graves problèmes de santé après le confinement, c’était le genre de personnage qu’on imagine éternel.

    Très suivi à l’hôpital Pompidou, après une série d’examens, il avait eu l’autorisation d’aller se reposer à la campagne et tous deux y avaient vécu une semaine particulièrement heureuse avant la programmation de plusieurs concerts. Mais au retour, une alerte durant le petit déjeuner les avaient conduits aux urgences de l’hôpital. Charis était du genre à ne pas se plaindre et Chantal pas trop inquiète, se sentant inutile repartit après sa prise en charge par le service. C’est de retour à l’appartement, qu’elle reçut le coup de téléphone fatal. Elle ne s’y attendait pas. Ce fut terrible. Émilie, la fille de son premier mariage, dont je parle ici quelquefois, eut fort à faire entre son travail de comédienne et ses enfants pour la soutenir du mieux qu’elle pouvait et s’occuper des inévitables obligations qui suivirent.

    Les obsèques eurent lieu dans le Marais, leur lieu de résidence. Il y eut foule dans l’église.

    Le prêtre insista sur la signification de son prénom dont il était un exemple si manifeste. Ce mot Charis, la bonté, fut exprimé en plusieurs langues. Pour les uns, c’était Haris, pour d’autres, Ralis, pour d’autres encore Karis, et tous témoignèrent de sa bonté et de son goût de la vie.

    Il fut salué pour son dernier départ par le violoncelle d’Anatole. Durant le long défilé de la cérémonie du goupillon, les suites de Bach se sont envolées depuis le plateau d’orgue vers les voûtes, comme un message d’espérance, comme le témoignage d’une amitié indestructible.

    Nous nous sommes réunis ensuite dans une salle paroissiale. Après la tristesse, le plaisir de se retrouver en famille, entre amis. Charis aurait apprécié, la vie continuait. Mais lorsqu’hier, je suis retournée quai des Grands Augustins, la grande salle m’a semblée désertée et ses deux pianos en deuil.


  • Une charmante petite famille

    Oui, un avant-goût de printemps nous fut offert la semaine dernière, un peu par surprise.

    Je ne connaissais pas vraiment Thomas. Quand il est arrivé en septembre, Émilie lui avait demandé comme à nous tous de se présenter. Professeur de philo à Stuttgart, une petite quarantaine d’années, il est installé à Paris avec sa famille pour une année sabbatique. À l’atelier de théâtre nous nous parlons peu, juste quelques mots durant la pause. À la fin, en raison de l’heure tardive nous rentrons sans attendre chez nous, C’est à peu près tout ce que je savais de lui, mais je trouvais touchant son français élégant presque sans accent. Brun et frisé, visage très jeune derrière des petites lunettes rondes, souriant, attentif à tous, toujours un peu étonné, il travaille beaucoup ses scènes et prend des notes comme par une sorte de nécessité. Il m’intriguait.

    Durant une de ces courtes pauses, j’ai cru comprendre qu’il n’avait jamais pris de repas chez des Français depuis qu’il était à Paris. Je me suis rappelé en un éclair les jumelages de mon enfance. Après la guerre de 40-45, un besoin de réconciliation entre la France et l’Allemagne s’était fait jour. De part et d’autre de la frontière, les villes s’étaient tendu la main. Ma ville de Pontoise avait été jumelée avec Böblingen. Des chorales, des fanfares, des groupes d’enfants étaient logés dans les familles. À l’âge de 14 ans, mon frère Marc y avait fait un séjour dont il était revenu ravi, bourré d’anecdotes étranges sur ce qu’il avait vu et vécu. Nous n’apprenions pas l’allemand à l’école et les conversations se résumaient à des gestes et des sourires, mais j’ai un très bon souvenir de ces rencontres.

    On dit les Français peu accueillants et je n’aime pas cette réputation. J’ai sauté le pas et j’ai invité Thomas à venir déjeuner avec sa famille. Les vacances scolaires approchaient. Malgré des emplois du temps chargés – il partait pour Toulouse la première semaine – il était possible de l’envisager.

    Trois semaines plus tard, je lui ai envoyé un mail. Oui, oui, c’était bon pour un déjeuner rapide ! Thomas devait partir avant 3 heures, je pourrais ensuite aller travailler à l’atelier et les enfants n’auraient pas le temps de s’ennuyer.

    Ce fut un bon moment ! La famille s’est encadrée dans la porte : Esther, Oscar (9 ans), Ferdinand (6 ans) et Thomas, une superbe rose rose dans la main.

    Nous avons fait connaissance. Esther, blonde aux yeux clairs, parle également un français parfait. Ils ont fait ensemble une partie de leurs études à Dijon. Historienne, elle est actuellement en contrat d’un an, professeure à Science Po. Profitant de cette année sabbatique, Thomas participe à beaucoup d’activités dont le théâtre avec Émilie. Il est bénévole à l’hôpital Saint-Louis auprès de personnes en soins palliatifs. Ayant été confronté jeune à la mort, le sujet le passionne, intellectuel par profession, il refuse avec vigueur de demeurer dans les seules idées. Gilles a pu partager avec lui quelques références philosophiques ainsi que leurs expériences sur la fin de vie en milieu hospitalier ou en Ephad. Nous avons évoqué Jean-Claude à Albertville. Sujet, ô combien, difficile !

    Pendant ce temps les enfants regardaient autour d’eux avec une vive curiosité. Ils répondaient gentiment aux questions sur leur école. Nous avons un peu comparé les enseignements. Inscrits dans le public, tous deux trouvaient les classes françaises moins agitées qu’en Allemagne, ce qui nous a surpris. Le CP n’était pas facile pour Ferdinand pelotonné contre sa mère, mais Oscar semblait se tirer assez bien de son CM1. Celui-ci s’anima soudain en montrant du doigt l’écran du capteur de CO2. On lui expliqua :

    — Après le confinement, c’était une façon de savoir s’il fallait aérer le salon lorsque nous recevions des amis. C’était très amusant !

    Il a paru très intéressé.

    — Le seuil d’alerte est de 800, en principe, lui a dit Gilles.

    Comme 890 s’inscrivait sur l’écran, il a paru inquiet. On lui a dit qu’il montait à 1000 avec seulement quatre personnes dans la pièce. Il n’eut de cesse par la suite d’y jeter un coup d’œil.

    Le déjeuner fut détendu dans l’appartement inondé de soleil. Le gratin dauphinois, façon Jura (avec des saucisses de Montbéliard) fut apprécié. Comme nous évoquions Genève (Esther avait travaillé une thèse au siège de la Croix Rouge), Kant et Heidegger (avec simplicité, mais oui !), les enfants filèrent au fond de l’appartement pour lire les BD de nos petits-enfants. Ils revinrent au dessert. Thomas avait confectionné un gâteau au chocolat et à la banane. Il avait prévu large et nous en laissa pour le dîner. Il repartit avec une bonne moitié.

    Quel plaisir cette famille vivante et bien élevée ! Ah ! s’entendre dire merci, ne pas se couper la parole, écouter, parler et se taire ! Et surtout, cette jeunesse vivifiante ! À notre âge, les conversations tournent trop souvent autour des problèmes de santé…

    Il fallait abréger. Thomas allait retrouver ses élèves venus visiter Paris et les raccompagner à la gare de l’Est. Le lendemain, ils se rendaient tous les quatre en Allemagne pour une fête de famille. Après nous être dit au revoir avec chaleur et l’espoir de nous revoir plus tard, au moment de se quitter, on a entendu dans le salon Oscar tout excité appeler son père et lui dire quelque chose. Thomas a traduit :

    — Quand la porte d’entrée s’est ouverte, le CO2 est tombé à 500 !