Le beau temps est revenu, la canicule s’annonce.

De retour, Gilles m’a raconté les événements qui ont jalonné son séjour à Lasalle, la vie de troupe, la représentation des Suppliantes devant un public clairsemé mais fervent. J’ai eu des nouvelles de Suzy, de Xiaoli, d’Hubert, d’Anne-Iris, de Diane-Iris, etc. Un plaisir d’autant plus apprécié que je n’ai pas eu besoin de prendre le train ou la voiture, de dormir dans un lit inconnu, d’attendre durant des heures entre deux repas, entre deux répétitions.

Un peu regretté les promenades dans les paysages cévenols, mais je conserve bien au chaud dans ma mémoire notre périple au mont Aigoual avec les enfants du temps où ils ouvraient les yeux sur le monde. Ressurgissent sans leurs petits tracas les épopées qui entouraient nos trajets, les bivouacs homériques en camping-car et cela me suffit.

Le repas avec Henriette et Lionel combla une solitude devenue un peu pesante. Des propos passionnants sur nos existences respectives, un passé, des amitiés communes. Lionel nous offrit un concert sur mon modeste piano, en particulier une sonate de Brahms qu’il laissa s’envoler comme une bulle de liberté. Lionel perd la vue. Il doit utiliser désormais un agrandisseur et apprendre ses partitions par cœur, ce qu’il évitait de faire jusque là. Mais rien ne l’arrête.

— Diable d’homme, dit Henriette.

Nous avons eu la surprise de l’entendre évoquer sans nostalgie ses tournées internationales. Il nous a raconté une arrivée à San Francisco après 12 heures de vol, le concert sur un orgue minable, les soirées solitaires dans les hôtels après les ovations :

— Les Japonais, oui. Ils savaient recevoir !

Et c’est ainsi que le beau temps revenu, les journées se sont succédé sans surprise. Le matin, nage à Versoix dans un lac de rêve, modelage, déjeuner dans le jardin, après-midi corrections des chroniques de l’année en vue de publication, marche le long de l’ancienne voie ferrée au pied des crêtes, cueillette de noisettes, dîner dehors, scrabble et concerts de la Roque d’Anthéron sur France musique. Piano en intermède, la mise au point de l’adagio de Bach-Marcello, supervisé par Nick, lequel me dit :

— Compte et savoure !

Gilles travaille sa rythmique du vers homérique. Il fait la cuisine, les courses et je tiens la maison en ordre. Une existence des plus rangées qui a fini par me poser quelques questions.

N’est-ce pas passer à côté de l’essentiel ? On me dit qu’il faut bouger, voir des tas de gens, organiser des activités, participer à des événements. À Tougin, je perds peut-être mon existence, sans compter le risque de l’oubli. C’est vite fait de ne plus faire partie de la communauté humaine, d’être relégué dans les marges ou même dans la catégorie de ceux dont on ne sait pas s’ils sont vivants ou morts.

Et pourtant, je ressens profondément le besoin de ces instants de méditations, de repli, de recherches solitaires, d’observations tranquilles, de liberté. Ils me comblent d’une joie mystérieuse. Pas si facile que ça à assumer dans un monde qui s’en fiche.

 Mais je n’ai pas le choix, j’ai toujours avancé au présent, sans penser aux conséquences de mes actes. Ce n’est pas maintenant que je changerai.

Tant pis pour moi ! Et pourquoi pas tant mieux ?