L’autre jour, j’ai hésité à faire un tour dans le quartier Saint-Germain des Prés. C’est toujours une épreuve et le temps passant de plus en plus fatigant. J’y ai gardé certaines fidélités comme Benoit Morand de la galerie Les Yeux fertiles. Il me fallait passer à celle de Marie-Hélène de La Forêt Divonne qui présentait un nouveau peintre.

 Gilles m’a accompagné un peu à son corps défendant, mais nous devions aller retrouver Daria à la Bastille et continuer ensuite vers le vernissage-concert d’Ada.

Ce quartier de galeries qui fut autrefois celui de mes études aux Beaux-Arts a changé. Il est devenu un des quartiers les plus prisés et les plus chers de Paris. Les bistrots-restaurants de la place Jacques Callot sont aujourd’hui branchés. Des verrières ont recouvert les terrasses. La Palette ne ressemble plus guère à la lithographie que j’en ai tirée par le passé. Mais surtout, il m’est un peu difficile d’entrer dans les galeries. Le mélange d’art et de commerce gêne mon regard, freine ma démarche. À tort, puisqu’il faut bien que les artistes gagnent leur vie.

Claude Bernard est mort cet hiver à 93 ans. Un marchand de tableaux à l’ancienne qui a beaucoup fait pour la promotion de ceux qu’il défendait. Cet après-midi-là, la galerie était de nouveau ouverte. Une équipe peaufinait une présentation de petits formats : Small is beautiful. J’appris par la suite que son neveu avait repris la galerie jumelée avec celle de New York. Small, certes, mais les prix de ces petits Giaccometti, Bonnard, etc… étaient faramineux et évoquaient davantage la spéculation que le meilleur de leurs auteurs. J’ai regretté de ne pas y apercevoir sa sœur et sa nièce, personnages simples et souriants, accueillants.

Un tour aux Yeux fertiles qui finissait une installation pour le Jeudi des galeries. Trois mots à Benoit sur le trottoir. Il est tout content du retour des trains de nuit qui lui permettent à nouveau de passer des week-ends à Toulon. Il aime passionnément cette ville. Il nous avait préparé un voyage alors que je devais retrouver Gilles venant de Nice. Hélas, un lumbago m’avait retenue à Paris au dernier moment. Je m’étais contentée de lire des souvenirs de George Sand sur son séjour au cap Sicié. À eux deux, c’est presque comme si j’y étais allée.

Le peintre de la galerie La Forêt-Divonne, un figuratif puissant et coloré (le thème de ce Jeudi) m’a laissé une vague impression d’amertume. Pourquoi ? Je n’en sais rien, mais j’ai été contente de filer vers la Bastille et de retrouver Daria devant le Café des Phares. Repos bien gagné autour d’une bière et de quelques mini-rouleaux de printemps. A la bonne franquette.

La patronne m’a dit que les philosophes n’étaient pas revenus après le Covid.

— Et pourtant, nous avons restauré les fresques des philosophes sur le plafond et nous avons gardé la mosaïque sur le sol de l’entrée, dit-elle en me les montrant avec une certaine fierté.

— Aucune nouvelle ! dit-elle avec du regret dans la voix.

Nous avons parlé avec Daria de son nouveau travail à l’Ens. Ses candidatures ne sont pas simples, elle ne peut pas avoir de poste pérenne. Comme elle nous disait qu’elle envisageait d’aller se ressourcer chez ses parents en Iran, au mois d’août, je lui ai dit :

— Tu ne crains pas de ne pas pouvoir revenir ?

Elle me répondit que depuis les manifestations de cet hiver, c’était plus calme. Elle aimerait faire venir ses parents à Paris, mais c’est trop dangereux.

Nous sommes allés tous les trois au vernissage d’Ana. Entre les deux grandes terrasses de café bruyantes et bondées de la place de la Bastille, nous avons fini par trouver une grille. Ana est venue nous ouvrir et nous a introduits dans une oasis de verdure, une cour datant de 1780 ayant à l’origine abrité des artisans. Aujourd’hui rénovée, privée, havre secret et silencieux, elle est bordée d’anciennes boutiques. Une verrière s’ouvrait sur la cour pavée, éclairée de l’intérieur.

La délicatesse un peu extraterrestre des collages d’Ana s’harmonisait avec les lieux. Ana Bonora sait tout faire. Littéraire, elle est aussi chanteuse à l’opéra de Tours. Elle dirige des chorales. J’ai évoqué ici un de ses concerts de mélodies françaises près de Saint Lazare. Grande et belle, beaucoup d’aisance sur scène. Ce jour-là, elle nous a offert un récital de ses propres chansons, accompagnée par un guitariste venu pour elle du Mans.

— J’ai eu un coup de cœur et depuis cinq ans, je joue avec elle, m’a-t-il dit.

Chansons rêveuses, un peu tristes, à l’image du temps. Il y avait quelque chose d’irréel dans ce public, pour certains grands voyageurs, pour d’autres ancrés sur une péniche du côté de Saint-Cloud, des amis de Gislain le neveu de Gilles. Ils semblaient pris entre le monde contemporain – l’un, ancien informaticien, un autre, coach –  et une certaine nostalgie des années hippies. Comme une résurgence de la complexité des trente glorieuses, essor économique et demande de libertés.