• Les cousins. Apéritif touginois.

    La météo étant exécrable, j’avais téléphoné à Claudine et Philippe pour leur dire qu’ils pouvaient éventuellement remettre leur séjour, s’ils craignaient le froid et la pluie, s’ils craignaient de ne pas voir les montagnes et de contempler tristement un lac gris et maussade. Courageux et optimistes, ils ont tout de même débarqué du car en provenance de Paris. Il est vrai qu’en matière d’adversité, ils s’y connaissaient : cet été le feu avait épargné in extremis leur maison de Grimaud, dans le Var, grâce à un retournement de vent miraculeux.

    Et finalement, le ciel s’est éclairci. Quelques gouttes de pluie, pas grand-chose à leur arrivée, rien du tout en allant au Musée de l’Hermitage à Lausanne. De nouveau trois petites gouttes pendant que nous dégustions des filets de féra au Chalet Suisse, bien connu des amateurs de spécialités vaudoises. Et puis, le soleil et même la chaleur se sont pointés le lendemain matin, honorant ainsi la fête prévue à la suite de la « manifestation » qui avait réuni les Touginois pour protester contre la suppression de plusieurs places de parking.

    Chacun apportait un petit quelque chose, une bouteille, et c’est les mains chargées que nous nous sommes dirigés vers le petit square du bout de l’impasse. Autrefois, nous disions un peu pompeusement « le Parc » à cause de ses grands platanes et tilleuls centenaires, jamais élagués. Juste à cet instant, surprise ! monsieur le maire est sorti de sa voiture, en costume clair et cravate. Des annonces avaient été distribuées dans les boites à lettres, mais le maire n’avait pas été prévenu. À cause du Covid, on ne s’est pas serré la main. Il a glissé, comme s’il ne voulait pas s’imposer :

    — J’ai été invité par un habitant !

    On a su par la suite que Marcel lui avait laissé un message. Il lui avait répondu qu’entre deux cérémonies d’inauguration, il essaierait de faire un tour. Ce fut plus qu’un tour ! Il est resté une bonne heure, ravi de cette pause dans le vieux village qu’il avait contribué à améliorer. Il nous avait évité des constructions d’immeubles, il en fut abondamment remercié avant que ne surgissent les protestations à l’origine de la fête. Je lui ai demandé :

    — Ce n’est pas trop pénible d’en recevoir plein la tête ?

    Il a répondu dans un sourire à moitié convaincant :

    — C’est tous les jours comme ça. On s’y fait !

    Il aime sa ville, il aime ses administrés, il écoute, il est plutôt jeune et Philippe notre cousin, qui s’y connaît nous a dit en rentrant :

    — J’ai été épaté par la qualité de votre maire !

    Remarque dont nous avons été d’autant plus fiers que nous votons à Paris, ville particulièrement mal gérée !

    Marcel, ancien conseiller municipal et donc ami du maire avait dressé un plateau sur deux tréteaux. Une table de jardin, de jolies nappes en papier de couleur, des chaises et des fauteuils, des bancs. Les plats et des verres disposés çà et là. Les anciens et les nouveaux, les Anglais, les Écossais, Adriana la Malgache, les deux Jacqueline les organisatrices. Le soleil dessinant des taches de lumière sous les grands arbres, on se serait cru dans un tableau de Renoir.

    Imaginez les conversations des habitants du hameau dont beaucoup ne se connaissaient pas, la variété des propos, des accents (celui d’ici est tout à fait caractéristique), des métiers et des préoccupations. Ce fut un apéritif déjeunatoire de confiance et d’amitié. Nous les avons tout de même laissés pour monter à la Faucille et montrer aux cousins le panorama sur le lac et les Alpes. Hélas, les œufs étaient arrêtés depuis huit jours. Nous avons un peu marché sur les pistes de la station et nous sommes tranquillement redescendus dans la vallée.

    Dans le square, une vingtaine de Touginois continuait de discuter, confortablement assis autour des tables.

    Il fut suggéré par la suite de lancer une fête des voisins, comme dans beaucoup de villages et de quartiers. Les « manifestations » peuvent avoir du bon !


  • Branle-bas de combat à Tougin.

    Le hameau est en révolution. Les habitants se sont rassemblés devant le square à l’occasion de la dernière réunion de chantier en signe de protestation. Le responsable des travaux s’est éclipsé sans vouloir nous écouter. Voici l’affaire :

    Lorsque nous nous sommes installés à Tougin, l’impasse n’était pas goudronnée. Terre battue, gravillons et herbes folles, c’était la campagne. Un petit kilomètre de prés, de haies à mûres et noisetiers nous séparait de la ville. Un ruisseau serpentait au bas de la route. Nos maisons, d’anciennes fermes, s’aménageaient en douceur. Les jours de congé, la dizaine d’enfants jouait en liberté dans l’impasse sous le regard bienveillant des adultes et des retraités occupés à leurs propres tâches, à l’entretien de leur potager. Les gamins s’évaporaient parfois sans qu’on sache vraiment où, souvent en direction de leurs cabanes.

    Puis la ville s’est construite. Le ruisseau a disparu sous une route de contournement, une école plus proche s’est construite à côté des nouveaux immeubles, un supermarché a suivi. Le sort de toutes les villes de cette époque ! L’impasse fut goudronnée. Le progrès avait du bon. Les enfants ont grandi et bizarrement ceux qui les ont remplacés n’ont plus joué dehors. La télévision ? Nouvelles mœurs ?

    Lorsqu’il y a une vingtaine d’années les lignes ont été enterrées, la commune n’a pas jugé bon d’en faire bénéficier notre vieux village et ses habitants, pour la plupart encore descendants des paysans d’origine

    Les idées changent. Il y a quelques années nos édiles ont commencé à s’intéresser au centre historique de la ville. Les façades ont été restaurées, les rues en pente réaménagées. Le dernier plan d’occupation des sols distinguait en violet la zone historique et ses contraintes. Nous avons eu la surprise de découvrir que le hameau de Tougin en faisait partie. Nos maisons paysannes n’avaient pourtant pas grand-chose de commun avec les maisons en pierre de la sous-préfecture. Fallait-il s’en réjouir ?

    Bien qu’elle soit privée, le camion poubelle, le facteur et le chasse-neige étaient toujours venus dans l’impasse. La mairie nous demanda de clarifier la situation. Nous lui avons vendu pour un euro symbolique la partie de la chaussée devant chez nous. Une étape vers une perte de liberté ? On ne pouvait pas avoir le beurre et l’argent du beurre.

    Au coin de notre jardin s’élevait un poteau qui distribuait l’électricité et le téléphone vers les maisons alentour, pas beau du tout, mais un point de ralliement pour les passereaux, pies, tourterelles, corneilles en tout genre. Les hirondelles s’alignaient en étoile sur les fils avant leur départ pour le grand sud. Nous accueillîmes l’annonce de la réfection de la chaussée et de l’enterrement des lignes avec un mélange de joie et de fatalité.

    Après deux longues années de travaux, le résultat est superbe : ciel dégagé, toitures mises en valeur, pavés, goudron sombre et ciment ornemental, lampadaires LED ! Les oiseaux tourniquent, un peu inquiets et se contentent des arbres de notre jardin, mais dans l’ensemble tout le monde se réjouit.

    La semaine dernière, quand on a compris que la commune allait poser des piquets pour empêcher le stationnement des voitures à côté du square, une levée de boucliers mit le village en émoi. Il n’était prévu que cinq places matérialisées, dont une pour handicapé, au lieu de la quinzaine établie par des années d’expérience ! À quoi pensait le maire ? Nous bénéficions d’un auvent et je restais dubitative, tout de même solidaire des voitures sans hébergement.

    Jusqu’au moment où furent plantés les premiers piquets. Quelle horreur, une prison ! Comment notre charmant hameau rural avait-il pu se transformer insidieusement en ce succédané de banlieue ? Je me suis jointe aux protestations. On vit le représentant de la commune discuter avec le chef de chantier qui vint nous dire de téléphoner au maire. L’un d’entre nous fit remarquer qu’il était impossible à joindre. On dut se rendre à l’évidence : les poteaux continueraient à être installés. Pour voir, Antoine en dévissa un, il ne put le replacer et le posa sur le bord. Je crois que c’est celui qui est aujourd’hui de travers.

    L’agressivité fit vite place à la proposition de se réunir dans le square pour fêter la fin du chantier. On allait dresser un plateau sur des tréteaux et chacun apporterait une bouteille et des petits trucs à grignoter, il suffisait de trouver un jour. Ce fut samedi prochain.

    La forêt de piquets verts est désormais plantée. Je dois avouer que je m’y serais déjà presque faite, mais depuis, les voitures se garent n’importe où, et gênent pour pénétrer dans l’impasse. En fait, le plus ennuyeux risque d’être le passage des voitures dans le village. La partie nouvellement goudronnée paraît tellement tentante, quoique « interdite sauf aux riverains »! On verra bien, on a invité le maire à l’apéritif de samedi…


  • Les Terrasses du lac

    J’écris devant le jardin. Les holtas ont fleuri un peu tardivement, mais la pluie leur a réussi. Le soleil brille et illumine leur blancheur. Contrairement à l’année dernière, l’été bascule sur un mois de septembre de bises. Le vent du nord-est remue le lac. Les moutons se poursuivent en troupeaux continus. Ils blanchissent, creusent la surface et refroidissent l’eau. Impossible de se baigner. Nous n’avons jamais vu d’été aussi frais, alors qu’à quelques centaines de kilomètres à vol d’oiseau une canicule exceptionnelle a réduit en cendres des hectares de forêts, en Grèce, en Italie. Oui, le climat se détraque !

    J’ai réinstallé l’atelier dans la grange, plastiques de protection, tendu le carton préparé à Paris, sorti tubes, médiums, pinceaux, ce qui n’est pas une mince affaire ! Et maintenant, je peins et retrouve les doutes qui accompagnent une démarche qui contourne peut-être à tort les oukases de l’art contemporain.

    Il y a longtemps que nous voulions remercier nos cousins, Anne-Marie et Arnaud, pour nous avoir accueillis si gentiment à Munet, près de Saumur. J’ai évoqué cette visite dans une chronique précédente. Cependant, Anne-Marie qui sortait d’une grave intervention cardiaque ne pouvait pas s’éloigner de la maison familiale de Saint-Jorioz où ils passaient la deuxième quinzaine d’août.

    Nous nous sommes retrouvés aux Terrasses du lac, au-dessus d’Annecy, sur la route du Semnoz. Il faisait exceptionnellement bon. Arnaud a vécu à Annecy-Le-Vieux dans sa jeunesse, il connaissait l’endroit. Pass sanitaires contrôlés, nous nous sommes assis devant un paysage de rêve. Quelques nuages légers caressaient les montagnes. La vue plongeait sur la nappe couleur saphir du lac, sur les voiliers et les bateaux à moteur de la taille d’une fourmi. Il nous montra Veyrier et Talloires sur l’autre rive. Au-dessus, des parapentes dansaient comme des virgules le long de la paroi rocheuse des Dents de Lanfon. Anne-Marie déclara incidemment :

    — Notre petit-fils Antonin fait des compétitions en parapente. Juste avant mon infarctus, il voulait m’emmener en double.

    Bigre ! Nous avons le même âge. À quinze ans et plus, j’allais chez elle à Paris, nous déambulions de musée en musée, en particulier dans celui d’Art Moderne. À Nernier, nous naviguions sur le lac, nous dansions dans la salle du rez-de-chaussée de notre maison. Et toujours, à Paris comme à Nernier avant de nous endormir nous papotions indéfiniment. Elle s’est mariée jeune avec Arnaud, ils ont eu cinq enfants. Aujourd’hui, plus de vingt petits-enfants, et même un arrière-petit-fils. C’est vous dire ! Elle a ajouté :

    — Ce n’est que partie remise, j’attends d’être rétablie…

    Menu savoureux, nous avons tellement apprécié ces retrouvailles que nous étions les derniers sur la terrasse. Arnaud a évoqué avec la jeune patronne une école qu’ils connaissaient tous les deux.

    — De mon temps, ce n’était pas mixte, lui dit-il.

    — En plus de mes études, je faisais de la compétition de snow board, précisa-t-elle, pour marquer l’évolution de la société.

    Nous étions bien. Intarissables sur nos souvenirs, nos enfants et petits-enfants, sur les difficultés affrontées, sur l’état du monde. Sur ceux qui n’étaient plus.

    — Vous pouvez rester jusqu’à six heures et demie, si vous voulez, insista la patronne.

    Mais il fallait partir et Arnaud nous proposa d’aller à Saint-Jorioz dans la maison demeurée en indivis entre ses frères et sœurs. Je n’y étais pas venue depuis mes vingt ans, nous avons accepté avec plaisir. Une chance de plus, la route du lac n’était pas trop encombrée. Nous avons tourné dans l’ancien domaine de mes arrière-grands-parents, nous sommes passés devant la maison où est née ma mère. Elle appartient maintenant à la Communauté de communes d’Annecy. Nous sommes passés devant un camping, et au détour d’une haie, nous nous sommes introduits dans un grand pré tondu de frais. Sur la terrasse d’une vaste maison se tenait leur fille Anne.

    — Les enfants vous attendaient avec impatience !

     Louis, dix ans, espérait se rendre dans une librairie avec sa grand-mère.

    — C’était promis ! dit l’enfant.

    Il fit contre mauvaise fortune bon cœur et nous laissa visiter la maison sans nous interrompre. Au détour des pièces, nous avons fait la connaissance de plusieurs de leurs petits-enfants. Quel plaisir de voir tous ces jeunes dynamiques ! L’une d’elles parlait couramment quatre langues, l’autre jouait de l’orgue en professionnelle, contredisant les vieux croûtons qui veulent croire les jeunes passifs et ignorants.

    Sur la route du retour, je repensai aux adieux d’Anne-Marie, appuyée sur son bâton de marche :

    — J’espère qu’on se reverra bientôt ! avait-elle dit.

    Courbée par la fatigue et les années écoulées, ses yeux lumineux d’aigue-marine intacts, elle avait ajouté en souriant :

    — Oui, je suis fière de mes petits-enfants !


  • Déjeuner à Tougues.

    — Tu vas l’écrire dans ta prochaine chronique ? a demandé Laurette en se levant de table.

    Quand je me mets au clavier, je ne sais jamais ce qui va surgir au bout de mes doigts, Laurette. En tous cas jamais d’événements intimes, ils ne me paraissent pas susceptibles d’intéresser des lecteurs saturés de ces petits et grands problèmes, de ces petites et grandes satisfactions qui font la trame de nos jours.

    Pourquoi décrire des rencontres plutôt que d’autres ? Je n’en sais rien ! Et je ne savais pas en retournant à Tougin, si j’évoquerais le déjeuner confiant qui nous a de nouveau réunis mercredi dernier, Ariane, Alain et Laurette, Bernard et Nelly, Gilles et moi à Tougues. Durant les jours qui ont suivi, des bribes de souvenirs m’ont tourné dans la tête sans que j’y songe vraiment. En a émergé une sorte de reconstruction des moments vécus. Étrange ! D’autant plus que je retiens surtout les détails. L’anecdote ? Peut-être… En tous cas, j’apprécie la saveur et le mystère de ces mots qu’on se lance sans être certains de ne pas dire de bêtises ou de blesser l’autre, j’aime l’imprégnation de ces plaisirs simples, ou les traces d’une tristesse qu’il faudra digérer.

    Le cadre est important ! Tougues est un petit port français près de la frontière suisse, sur la rive savoyarde. Nous nous y sommes souvent retrouvés sous les platanes de La Sirène, mais la semaine dernière, c’est à gauche de la jetée, sur la terrasse suspendue au-dessus du lac, qu’Ariane avait réservé une table. Passe sanitaire obligé, naturellement. Je ne me souvenais pas que c’était déjà elle qui m’avait fait connaître ce lieu préservé, si semblable à la maison de mon enfance à Nernier. Après les obsèques de mon frère Bruno, nous y avions dîné en famille en attendant le bateau qui devait transporter Marc et Catherine à Nyon. De là, ils avaient pris le train pour Paris via Cornavin, afin d’éviter les encombrements de Genève. Une soirée à la fois triste et gaie au-dessus de l’eau, dans la douceur amère du lent basculement du soleil derrière le Jura, image du déroulement du temps.

    Mercredi, Ariane en familière du restaurant avait commandé des filets de perches. Les pêcheurs ne ramènent plus grand-chose dans leurs filets. En Suisse comme en France, les perches congelées proviennent de l’Europe de l’Est et j’avais oublié le goût de celles-ci, toutes fraîches sorties du Léman. Dans mon enfance, la pêche avait été encadrée par les occupants durant cinq années. À la fin de la guerre, le lac grouillait de poissons. Ma mère cuisinait nos prises à la condition que nous les vidions, les écaillions et leur coupions la tête. Malgré nos efforts ou peut-être à cause d’eux, c’était toujours une fête ! Mercredi, j’ai retrouvé ce goût unique un peu minéral associé à l’odeur du Léman, cette odeur à la fois fine et prenante d’eau s’écoulant des hauts sommets, dévalant entre les pierres, chauffée par le soleil et paressant ensuite de longues années entre les rives du lac au gré des vents et des saisons.

    C’est en savourant ce plat exceptionnel que nous avons évoqué notre amitié, les années qui avaient défilé, l’âge et les moyens d’en limiter les dégâts, le Covid, la France et la Suisse… Le soleil brillait, le séchard, le vent de beau temps venu de Lausanne frisait la surface de l’eau et nous étions « bien là ! » comme a dit Alain.

    Au dessert, Nelly s’est levée, lumineuse et bronzée. Elle a demandé la parole de sa voix lente, avec son accent suisse-allemand. Une surprise ! Nelly est tellement discrète ! Elle a dit, dans un sourire en pesant ses mots :

    — Je veux vous dire que je suis heureuse d’être avec vous, de toutes ces années qui nous ont réunis…

    Nous étions un peu étonnés d’une déclaration aussi solennelle de la part de Nelly. Elle a continué :

    — Hier, j’ai atteint le nombre à trois zéros.

    — …

    — Les deux zéros superposés du huit et le troisième à droite… Comme je voudrais vous remercier tous d’être là par cette belle journée, en particulier Ariane d’avoir choisi cet endroit merveilleux, ayez la bonté de me laisser vous offrir ce bon repas.

    Il y eut un sursaut dans l’assistance :

    — Si on avait su ! C’est à nous de te l’offrir, Nelly !

    Elle avait l’air tellement heureuse et inquiète de nos réactions qu’après un moment de flottement, nous l’avons félicitée et remerciée de bon cœur et sans réticence. Puis nous avons commenté ce changement de décennies qui nous concernaient tous. La plupart d’entre nous n’y voyaient rien de particulier. De mon côté, je dois avouer que ce passage m’a flanqué un coup !

    Des enfants sont venus se baigner sous la terrasse. Et ils riaient, et ils s’éclaboussaient dans l’eau transparente. Il fut un temps, pas si éloigné quand on y songe, où nous étions à leur place…

    Désormais, Tougues, le Léman, les perches, notre amitié et le temps qui passe resteront dans ma mémoire liés à cette rencontre. Merci Nelly !


  • Temps plus qu’incertain.

    Le thermomètre ne dépasse pas les 20°, les nuits sont très fraîches et le Léman carrément froid. Hervé et Véro sont venus passer deux jours chez nous. Nous avons fêté avec Agnès et Raoul  leurs cinquante ans de mariage. Autrefois quand on arrivait jusque là, la fête réunissait autour de deux vieillards des enfants grisonnants dont les attentions inquiètes laissaient présager une fin prochaine, et des petits-enfants plus ou moins éberlués, les distances géographiques et un respect peut-être un peu excessif les ayant souvent coupés de leurs grands-parents.

    Aujourd’hui, fringant bien que parfois arrière-grand parent, ne se sentant pas encore menacé par la maison de retraite et la perte d’autonomie, à 75 ans et plus, on profite de la vie. Nous avons fait sauter un bouchon de champagne, la guirlande lumineuse a brillé sous la pluie. La lanterne solaire a trouvé un peu d’énergie pour souligner l’événement. Et nous nous sommes amusés à philosopher et à dire toutes les bêtises possibles sur les mérites comparés de la Suisse et de la France. Agnès, notre nièce, devenue suisse, avait pris le parti de sa nouvelle patrie à l’occasion du fameux match de la Coupe du monde de foot. L’horreur !

    Je me souviens du mariage d’Hervé et Véro comme si c’était hier. Après la cérémonie dans la petite église du village de Nernier, nous avions tous embarqué sur un grand bateau à roues de la CGN, « Le Montreux ». Dîner et danses sur un lac miroitant. Le temps était de la fête contrairement à ces jours-ci.

    Après avoir visité le château de Voltaire avec une petite jeune fille catapultée guide qui n’y connaissait rien, après une partie de scrabble sur tablette électronique (!) et quantités de conversations sur le passé et le présent de notre famille pléthorique, ils sont repartis tout à l’heure vers les hauts du lac du Bourget chez le frère de Véro, bien décidés à fêter de nouveau cet anniversaire en attendant la grande réunion de famille que mijotent leurs enfants et petits-enfants après les vacances. En ces temps de Covid, ne pas négliger les occasions, on ne sait pas ce que l’avenir nous réserve !

    En effet, le Covid flambe plus que jamais. Notre région se trouve en alerte plus que rouge. Dans le midi et sur les côtes atlantiques, le taux de reproduction atteint des chiffres faramineux, les préfectures ont parfois rétabli des mesures drastiques. Pourtant, environ cent mille antivaxs ont manifesté dans toute la France samedi dernier contre l’atteinte aux libertés individuelles. À peu près 20 % de la population ne croit pas au virus ou en nie le danger, alors que chaque mutation a été due à des flambées incontrôlées, que ce soit au Brésil ou en Inde, et à chaque fois avec un taux de transmission multiplié par deux.

    Il est vrai qu’on est fatigué de toutes ces mesures barrières. Nous avons tendance à ne plus porter nos masques, à rire et à nous parler de près. Les vaccinés se pensent à l’abri, alors que le virus circule aussi parmi eux et qu’ils sont transmetteurs. Nous ne ferons pas de formes graves, cependant le risque de se retrouver dans un lit d’hôpital est loin d’être négligeable.

    Un phénomène bizarre se produit en Angleterre. La courbe des contaminations par Covid delta (Inde) après avoir battu des records s’effondre alors que le gouvernement a supprimé toutes les mesures de précautions. Impossible pour le moment d’en tirer des conclusions.

    Jusqu’à présent, notre vie n’a jamais vraiment été bousculée par l’épidémie, nous avons toujours pu nous adapter. Mais on apprend avec retard les conséquences parfois dramatiques du grand confinement de l’année dernière, comme l’éclatement des familles, le mal-être des adolescents. On a sous-estimé le nombre de morts dans les pays en développement. Elles se comptent par millions, des morts terribles, par étouffement, ce que dans nos pays nous avons pu éviter grâce aux moyens de ventilation de nos hôpitaux.

    L’optimiste n’est donc toujours pas de rigueur. D’ailleurs, nous avons déjà entamé le mois d’août et l’été n’est toujours pas arrivé !


  • Agitation.

    Quinze jours de temps pourri. Pluie toute la journée. Quelques éclaircies.

    Des inondations ont ravagé l’Europe, surtout l’Allemagne et la Belgique. Près de 200 morts. Des glissements de terrain. Le Léman est monté de 40 cm, du jamais vu. Pendant ce temps, le nord-ouest des USA et du Canada est en proie à des incendies qui détruisent des villes entières, conséquences de sécheresses extrêmes. Des températures à près de 50°. Le climat de la terre se détraque. Est-il encore temps de renverser la vapeur ? J’en doute. Le volant de manœuvre a déjà probablement dépassé les possibilités humaines. On pourrait tout juste limiter les dégâts, ce qui demanderait une sagesse que la surpopulation, les différences de niveaux de vie, la violence qui en résulte, la prolifération des armes, l’excès de communication internet et ses informations incontrôlables, l’incapacité de s’astreindre à des obligations à long terme rendent difficile pour ne pas dire impossible. Nous pouvons seulement apprendre à nos enfants à réfléchir par eux-mêmes, à résoudre les problématiques du quotidien au jour le jour, à ne jamais perdre de vue la solidarité et l’affection seules antidotes à la déshumanisation.

    Le milliardaire Richard Branson a décollé, ce dimanche 11 juillet. Le vaisseau a réalisé un saut au-dessus de l’atmosphère, pour quelques minutes en apesanteur. Son but était de promouvoir un tourisme dans l’espace. Entre 200 000 et 400 000 euros le billet, bilan carbone gigantesque. Pendant ce temps-là, la famine sévit dans de nombreux pays et les réfugiés climatiques sont de plus en plus nombreux.

    Noé et ses amis ont un peu marché dans le Jura, s’extirpant comme ils le pouvaient des fondrières, ils sont allés visiter Nyon. Ils ont surtout retenu le prix exorbitant de l’immobilier et le luxe des voitures en Suisse. A les entendre, la visite au château de Voltaire tournait plus sur la fortune du philosophe, de ses gains par des martingales astucieuses, que sur le développement de Ferney et l’affaire Callas. Par la suite, Julien est arrivé avec Thomas et son ami Gaël. Ils ont visité Genève. Les enfants en sont revenus également épatés par le nombre de Lamborghini et de Ferrari aperçus dans les rues et les parkings.

    Puis la bise a soufflé. Elle a tordu les arbres, hurlé dans les fenêtres et chassé les nuages. Ce matin, le calme est presque de retour. Les enfants sont à l’école d’escalade. Gilles traduit son grec, gratouille son jardin, arpente les ruelles de Tougin vers le Carrefour Market, sac de provision au bout du bras. Julien a installé son bureau pour travailler à distance. Je retrouve mon clavier.

    Et je repense à la journée d’hier chez Agnès et Wilfrid. Nous étions onze autour de plusieurs tables mises bout à bout dans leur cour. Ils ont acheté cette maison il y a deux ans, une très vieille maison au centre du bourg, accrochée à la muraille. Elle étale ses niveaux et ses jardins sur quatre étages. Nous y étions agréablement à l’abri de la bise, réunis par l’amitié. Armand et Lise, leurs enfants, 17 et 12 ans, Maria la Péruvienne, le filleul de Nogent-sur-Oise, l’ami du Creux du Loup, Julien et les deux garçons Thomas et Gaël. Les trois grands venaient de réussir brillamment leur bac, ils attendaient leur affectation pour la rentrée, manifestement passés à l’âge adulte, contrairement à Noé et ses amis quelques jours plus tôt aux réactions encore adolescentes. Un an, ça compte à cet âge ! Lise, seule fille parmi tous ces jeunes, écoutait plus qu’elle ne participait. Comme elle était jolie avec ses grands yeux noirs, sa tignasse brune qui descendait sur ses épaules, son corps souple et délié !

    On a beaucoup évoqué le travail de costumière de Maria. Elle a travaillé pour les plus grands théâtres, en particulier pour la Comédie française. Elle a raconté les commandes, la conception, le stress qui l’accompagnait en permanence, l’angoisse de ne pas finir à temps, l’esprit critique lors des premières représentations. Elle a été contrainte d’arrêter à la suite de problèmes de santé, mais elle ne le regrette pas. Elle l’avait même plus ou moins anticipé. Désormais, elle fait des sculptures en toute liberté et expérimente des techniques sophistiquées auxquelles je n’ai pas compris grand chose. En principe, on se reverra à l’atelier à Paris, cet automne. Je m’en réjouis à l’avance.


  • Tougin

    Une chute dans le métro en allant gare de Lyon par la ligne automatique 14 me bouscule encore aujourd’hui. Nous vivons au ralenti. Je marche à petits pas et Gilles gère la maison et le jardin. Heureusement, le temps est maussade et nous profitons des quelques rayons de soleil pour savourer les fleurs qui poussent, et rêver devant le Jura qui apparait parfois entre les nuages. Le soir, musique et scrabble. Hier finale de la coupe d’Europe sur France info et le live du Monde. Amusant ! Attachée à l’Europe, je suis heureuse de la victoire des Italiens.

    Le plaisir de saluer les voisins, de demander des nouvelles de chacun, c’est beaucoup. Mais le travail stagne et la mise au point de mes chroniques n’avance pas.

    Noé (16 ans) et deux amis arrivent tout à l’heure, ses parents vont suivre dès jeudi.

    La vie ! Et comment savoir ce qu’elle vous réserve ? Le virus delta nous annonce une quatrième vague. Certains ne veulent toujours pas se faire vacciner. Entêtement, inconscience, bêtise ? On s’attend à ce que ce soir le président de la République, déclare obligatoire la vaccination des soignants, ce qui aurait pu être décidé depuis longtemps. On aurait ainsi évité beaucoup de contaminations en EPHAD et à l’hôpital.

    La notion de liberté varie d’un pays à l’autre, d’un individu à l’autre. Indispensable à l’aventure de la vie, elle peut recouvrir aussi beaucoup d’inconséquences. Elle demande de la réflexion, de la prudence et de l’exigence. Qui a dit : Liberté, que de crime on commet en ton nom ?

    À bientôt, quand mon dos ira mieux. Bon été à vous tous !


  • Coupe d’Europe, France-Suisse.

    France-Suisse : La "tristesse" de Kylian Mbappé

    Lundi soir, en sortant du théâtre où nous avions fêté la dernière séance, j’ai pris le Pont Neuf. Après un regard vers la Samaritaine rénovée, fatiguée par les rangements de l’atelier, plutôt que traverser le jardin des Halles à pied, je décide rue de Rivoli de prendre le 85. Un jeune d’une vingtaine d’années m’a rejoint sous l’auvent, grand, mince, cheveux bruns en bataille, une écharpe autour du cou et il me dit haletant :

    — J’avais rendez-vous avec des amis, je ne peux pas voir le match. J’étais dans la 7 et le métro s’est arrêté. À cause d’un suicide !

    J’avais complètement oublié le fameux match, France-Suisse, pour la huitième de finale de la coupe d’Europe ! Il n’y avait pourtant pas la foule habituelle sur le pont, depuis le confinement et les couvre-feux, on a tendance à perdre ses repères…

    Voisins de la Suisse à Tougin, nous allons presque tous les jours nous baigner dans le Léman et naturellement nous y avons de nombreux amis dont Bernard, un fervent supporter des deux équipes puisqu’il possède les deux nationalités. Il a entraîné pendant des années les enfants de son village et ne raterait un match pour rien au monde. Ce soir-là, les Français sont annoncés grands favoris par les médias.

    Je réponds, sensible au propos du jeune homme :

    — C’est malpoli !

    Il ne comprend pas tout de suite.

    — Oui, c’est triste, mais ce n’est pas une façon de se suicider que d’embêter tant de gens, surtout un soir de match !

    Il sursaute, choqué :

    — Un désespéré !

    Je lui réponds :

    — S’il n’aimait pas la vie, ce n’était pas une raison pour en dégoûter les autres.

    Et j’ajoute :

    — Je vous promets que si un jour j’ai envie d’en finir, je serai plus discrète. D’ailleurs, on en est où ?

    Il n’a pas le temps de me répondre que l’autobus arrive. Il doit mettre son masque et moi aussi. Je ne m’attendais pas à ce qu’il poursuive la conversation à l’intérieur, mais il chuchote d’un ton lugubre :

    — On perd !

    — Combien ?

    — 1-0. C’est la mi-temps.

    Nous passons devant la nouvelle façade en verre gondolé de la Samaritaine et je lui dis :

    — Ça ne m’étonne pas. Les Bleus n’ont pas l’air dans leur assiette. Ce n’est pas normal tous ces claquages, tous ces abandons. Et les Suisses sont bons. Pas sûr qu’ils vont gagner.

    Il faut dire que les Suisses sont disciplinés et que l’équipe de France fanfaronne beaucoup, se permet des attitudes qui manquent pour le moins de modestie. Mais peut-être est-ce indispensable pour espérer gagner. Le jeune homme me regarde comme si j’étais tombée sur la tête, lorsque j’entends une clameur :

    — Je crois qu’on a marqué, lui dis-je.

    Il se jette sur son smatphone, le manipule avec fébrilité :

    — Pourvu que ce ne soit pas un hors jeu !

    Il est vrai que les Bleus les ont accumulés durant les précédentes rencontres. Nous avons tourné dans la rue du Louvre et nous passons devant la Bourse du commerce, quand on entend un nouveau hurlement provenant de la ville entière. Le garçon se précipite sur trois jeunes filles qui regardent le live sur leur mobile. Tous les quatre de hurler en lançant les bras en l’air :

    — 2-1 !

    J’en ai oublié d’appuyer sur le stop. Heureusement le conducteur doit être également troublé car il roule au pas et je descends à ma station. Au moment où j’ai posé le pied sur le trottoir, j’entends derrière moi le jeune homme pourtant très occupé à regarder le match avec les jeunes filles me lancer un « Au revoir ! » emprunt d’une sympathie qui m’a réjoui le cœur, car je me sentais un peu mégoteuse au milieu de toute cette liesse.

    Je retrouve Gilles qui vient juste d’arriver, après avoir traversé un jardin des Halles surexcité. Il a ouvert la télévision et il me dit :

    — 3-1. On gagne.

    Puis il va faire autre chose. Je crois qu’il supporte mal le trop plein d’émotion de ces compétitions sportives. Je me suis jetée sur mon fauteuil, prête à savourer une victoire inespérée.

    C’est ainsi qu’en quelques minutes, j’ai assisté à la déroute. Coup sur coup, deux buts encaissés. L’horreur ! je dois avouer que je n’ai pas eu le courage de rester après le deuxième tire-au-but…

    Mon ami Bernard m’a envoyé une photo de la tour Eiffel aux couleurs de la Suisse, mais il a ajouté :

    — À ce niveau, c’est une loterie ! Et puis, les Bleus ont été victimes des médias, trop favoris !

    Je lui ai répondu :

    — Comment est-il possible de jouer au milieu des hurlements de soixante mille spectateurs ?

    — D’autant plus que c’est une histoire de millimètres quand ils touchent les poteaux !

    Par la suite, j’ai pensé au jeune homme du bus. Il a dû croire qu’il avait voyagé avec une extralucide !


  • Le jardin du Luxembourg (suite et fin)

    Le samedi suivant, Gilles devait retrouver le Café homérique au Luxembourg. Ce cercle de lecture traduisait Homère depuis plus de dix ans dans un café du quartier de la Huchette. Dès le début de la pandémie, ses membres ont été contraints de se rabattre sur la visio. Quel ne fut pas leur bonheur de se retrouver en chair et en os quand les règles sanitaires se sont assouplies ! En plein air, bien couverts, optimistes quant à la pluie, tous vaccinés, ils se sont réunis dans le jardin du Luxembourg.

    Ce matin-là, la météo n’était pas favorable. Ils avaient décidé de terminer leur séance par une lecture de différentes traductions de L’Odyssée. C’est ainsi que je les ai rejoints vers onze heures sous le kiosque, côté fontaine Médicis. En cercle, chacun à son tour, plus d’une quinzaine d’hellénistes reprenait mot à mot le texte grec. Il s’agissait du retour d’Ulysse à Ithaque, Pénélope prisonnière des prétendants ne le reconnait pas, il lui donne des clés pour qu’elle garde confiance. Intéressant d’entendre s’affiner la description des personnages, de comprendre les multiples sens d’un mot !

    Les traductions : Bérard en alexandrins, Jacottet à quatorze pieds libres, Philippe Brunet en hexamètres rythmés et enfin la toute récente traduction d’Emmanuel Lascoux.

    Peu après mon arrivée, deux jeunes sportifs avaient d’abord manifesté un peu de mécontentement en voyant la place prise sous le kiosque, puis s’en étaient arrangés. Ils avaient sorti un matériel sophistiqué et commencé des exercices destinés à un de ces arts martiaux qui font fureur dans les banlieues. Le contraste entre ces jeunes musclés, visage tendu et sérieux, haltères au bout des bras et le groupe assis en cercle, d’un âge certain, savourant et plaisantant à chaque mot était cocasse. Vieux barbons débiles, aux yeux des sportifs, les hellénistes n’y prêtaient pas attention. Souvent d’anciens professeurs, ils en avaient vu d’autres.

    C’est alors que Gilles d’une voix forte et bien timbrée se lança dans la traduction d’Emmanuel Lascoux.

    Là, c’est la reine qui tente une passe à sa servante :

    mince ! raté, plouf ! la balle tombe en plein dans l’eau !

    Aïe ! toutes les filles poussent un cri : et le voilà réveillé, Ulysse le divin.

    Il se redresse, il s’assoit, et le voici qui se retourne le cœur et l’esprit :

    « Oh là là, dans quel pays, chez qui ai-je donc échoué ?

    Les jeunes qui commençaient à ranger leur matériel se sont arrêtés. Je me suis retournée. Immobilisés, leur visage exprimait une incompréhension quasi abbyssale, comme si le ciel leur était tombé sur la tête.

    Quant à Francine, ancien professeur de grec et latin dans un prestigieux lycée voisin, elle s’écria dès que Gilles se tut : « Insupportable ! Inadmissible ! » Il s’ensuivit une discussion passionnante et passionnée sur les différentes traductions, dont cette dernière, celle-ci, particulièrement destinée à attirer l’attention des jeunes.

    La matinée se termina au restaurant sous les arbres. Gilles et moi sommes allés ensuite écouter un spectacle au Panthéon proposé et présenté par Jean-Marc Hovasse. Victor Hugo, la voix du Panthéon. Il se termina par un discours du poète lors du Centenaire de Voltaire, lu par le comédien, Laurent Soffiati. Un superbe hommage à la vie et à la liberté. Des phrases à la Hugo qui s’envolaient sous les voutes avec la force, et la croyance en l’homme qui nous manque tant ces temps-ci. Magnifique !

    En sortant, un énorme orage nous maintint sur le parvis pendant plus d’un quart d’heure. La pluie, les éclairs et le tonnerre faisaient trembler la ville.  


  • Le jardin du Luxembourg.

    Quand nous avons voulu déménager vers Paris, Gilles travaillait encore à Polytechnique. Nous avons donc cherché un logement le long de la ligne du RER B. Après avoir égrené les stations de la rive gauche, nous avons traversé la Seine et nous nous sommes installés rive droite non loin du Châtelet, important nœud de communication. Les Halles étaient encore un vaste trou rempli de pelleteuses. Nous ne l’avons jamais regretté !

    J’ai un vague préjugé quant à la rive gauche, trop intellectuelle, trop homogène pour mon goût. La rive droite me convient avec ses contrastes, ses quartiers d’affaires, ses vieux immeubles et ses vieilles rues, ses palais, l’Opéra et les Grands Boulevards, maintenant les Halles, son centre commercial, sa foule bigarrée venue de banlieue. Nos jardins sont ceux des Halles, du Palais-Royal et des Tuileries, nos promenades les quais et les ponts de la Seine. Il y a donc très longtemps que je n’étais pas allée au Luxembourg.

    Il y a une dizaine de jours, j’y ai retrouvé Ana. Elle travaille sur une thèse à l’ENS, non loin de là, et cela changeait de mon quartier. Un quart d’heure par le RER et j’ai surgi dans un univers presque oublié.

    Alors que j’avais vingt ans, j’ai traversé le jardin du Luxembourg plusieurs fois par semaine entre l’atelier Colarossi et la rue Médicis pour aller déjeuner chez mon oncle Henri Lafuma et ma tante Mitch. Je venais de ma province. À Pontoise, enfants, nous allions quelquefois jouer dans le jardin de la ville : un parc avec pelouse, grands arbres, kiosque à musique, allées traversantes et bosquets. Le jour de la Saint Jean, au solstice d’été, un bûcher y était installé et je me souviens de l’énorme brasier et des flammèches qui dansaient dans le ciel.

    Je traversais le jardin du Luxembourg, soucieuse de mes études, de mon avenir, sans y prêter véritablement attention. J’y voyais le reflet de mon jardin de ville, en beaucoup plus grand, sensible à l’harmonie des terrasses, du bassin, à la façade ensoleillée de son palais, mais sans plus. Il m’est sans doute arrivé de m’y asseoir pour lire au soleil, mais j’étais toujours entre deux trains et les chaises étaient payantes.

    Ce jour-là, nous nous étions donné rendez-vous à l’entrée côté RER. Je n’ai pas tout de suite reconnu Ana, en mini-jupe, cheveux libérés, dans ce printemps plutôt chaud. Nous avons trouvé deux chaises sous les arbres, parmi beaucoup d’autres disposées en cercle. Nous étions tranquilles dans la fraîcheur de cette fin de matinée. J’aime l’entendre parler de ses travaux sur l’identité et surtout de sa vie en Iran, de sa famille. J’aime l’attention qu’elle porte aux gens qui l’entourent. Se superposait le souvenir de conversations avec Anne P. alors que nous étions étudiantes et que nous faisions du vitrail. Sous les statues des reines de France, l’avenir nous appartenait. L’énergie de mon amie semblait soulever le monde.

    Le temps a passé, la jeunesse est moins insouciante, l’avenir plus problématique. Et justement, derrière nous une équipe de tournage se pressait autour d’un homme d’une quarantaine d’années, assis sur sa chaise droit comme un piquet, le regard indifférent, impérial. Une personnalité ? Un de ces intellectuels dont on recueille le savoir à la télévision ou sur YouTube ?

    Il émanait de l’interviewé un sentiment de certitude. Ana, comme moi, commencions à être agacée par le manège de l’équipe, par les instruments de prise de vue, placés à différents endroits pour un éventuel montage, par les réflecteurs de lumière.

    Quand nous nous sommes levées, j’ai vu sur une chaise à côté de lui des dizaines de cartes à jouer disposées en ligne, dont les figures ressemblaient à celle du tarot. Le regard fixe, indifférent à tout, à nous, aux frondaisons, à l’agitation des étudiants qui arrivaient pour piqueniquer, tourné vers lui-même, il écoutait des voix et parlait d’un ton monocorde. Un médium !

    (à suivre)