Paris

Foutu clavier ! En prévision d’une journée chargée, j’avais presque fini de taper ma chronique. Ce matin, par je ne sais quel mystère, quelle distraction, je me suis aperçue qu’elle n’était pas enregistrée. Tout s’est volatilisé. Impression triste, un peu comme de rater un rendez-vous. Voilà qui a dépendu d’une fraction de seconde, d’une petite poussée de la pulpe du doigt sur un petit carré d’ordinateur en plastique ! Comme il est loin le temps du stylo, de la feuille de papier ! Il fallait alors réfléchir à deux fois avant d’écrire. Aujourd’hui, on lance en vrac ce qui vient à l’esprit, puis on trie, organise, peaufine, ce qui sur papier se traduirait par un manuscrit avec ratures, digressions, flèches d’inversion, telles qu’un transcripteur ne pourrait s’y retrouver. Et c’est cette élaboration qui s’est envolée d’un clic ! De plus, des travaux de rénovation dans l’immeuble mitoyen me mettent la tête en bouillie, nous avons tous connu cela un jour ou l’autre.

Je vous évoquais l’alternance entre Tougin et Paris. Je vous disais que l’adaptation est plus facile dans le sens Tougin-Paris. Pris dans l’agitation, dans le tourbillon parisien, on s’adapte vite, les temps de déplacement comblent les vides, on a toujours quelque chose à faire, et quand bien même, les terrasses de café vous offrent des instants de détente, de convivialité disponibles à toute heure de la journée. Il est plus facile de remonter les plantes depuis la cour de l’immeuble que de débarrasser le jardin des herbes qui ont profité de notre absence, plus facile que de tailler les haies, de couper les fleurs fanées, de replacer les tables, les chaises et les parasols, plus facile aussi d’entretenir un appartement qu’une maison à étage dont les insectes, en particulier les araignées ont pris possession.

À Tougin, le calme doit se conquérir, les voisins se retrouver, les soirées sans télévision se réapproprier, le silence s’apprivoiser. Et l’adaptation est plus longue ! Il en résulte une sérénité, le plaisir de prendre le temps, de goûter l’instant, d’écouter la nature, le chant des oiseaux, de sentir le vent sur sa peau, de parler avec son voisin, de réfléchir à la vie, au passage du temps, à l’alternance des saisons, à ceux qui ne sont plus, ainsi qu’à l’avenir. À Paris, on subit et on n’a guère le temps de réfléchir.

Samedi, un vacarme infernal s’est répandu sur le quartier. Un grand immeuble voisin, appartenant à la Ville de Paris sert d’accueil provisoire à des migrants, femmes seules avec enfants, la plupart venues d’Afrique. Il accueille aussi des artistes en exil venus de Syrie, d’Afghanistan et d’ailleurs. Ils font la fête régulièrement à coup de sonos assourdissantes. La police est intervenue. Une demie heure plus tard, la musique reprenait. Comment concilier le devoir d’accueil et la paix des résidents ?

Je suis allée protester. Comprenait-il le français ? Les yeux du garçon se sont écarquillés. Il s’est mis à transpirer. Par la suite, je me suis souvenue que, sur une terrasse arborée, luxueusement aménagée, non loin de là, on entend parfois une musique techno tout aussi bruyante et qu’elle avait peut-être pris le relais des migrants après le passage de la police.

Des conciliabules ont eu lieu le lendemain dans la cour sur l’origine de ces bruits. A suivre.

Et je repense au silence qui régnait sur la ville durant le confinement…

Car et TGV. Christo emballe l’Arc de triomphe.

Gilles a coupé les fleurs fanées des holtas, rangé les tables et les chaises, rentré la chaise longue dans la serre. J’ai nettoyé la maison de fond en comble (j’aime la retrouver accueillante à mon retour). Nous avons entassé nos livres et matériels de peinture dans les valises (c’est lourd !). J’ai roulé ma grande esquisse dans du papier bulle. Sans avoir le temps d’aller dire au revoir au lac malgré un soleil généreux, nous nous sommes retrouvés encombrés et épuisés devant l’arrêt du car. Nous disposions de dix-sept minutes de battement à Bellegarde pour prendre le TGV en direction de Paris. Après avoir mis les valises dans la soute, nous avons été arrêtés par une discussion entre un passager et le conducteur du car :

— Un euro vingt. Vous devez faire l’appoint.

Nous n’avons pas entendu la réponse du gaillard, une trentaine d’années, un mètre quatre-vingt-dix qui bouchait la plate-forme d’entrée.

— Votre carte de crédit suisse ne fonctionne pas ici.

Le passager voulait passer tout de même, mais le conducteur refusa. Le temps s’écoulait inexorable, rognant minute après minute nos chances d’attraper notre train. Au bout d’un quart d’heure de discussion, l’homme a fini par payer, il avait simplement tenté de se faire transporter gratuitement jusqu’à la station suivante plutôt que d’aller à pied !

Le car a roulé à toute allure, prenant les ronds-points et les virages comme un bolide de formule un. Par chance, le tunnel de Fort l’Écluse n’était pas embouteillé. Il nous restait juste une minute pour monter la rampe vers le quai et nous placer sous le repère de notre wagon. Il faut dire que le train peut mesurer plus de deux cents mètres… J’ai cru que mon cœur allait lâcher, j’ai abandonné ma vie au destin. Heureusement nous n’entendions pas le bruit caractéristique des rails à l’approche du monstre d’acier à quatre motrices et notre repère était juste en haut de la rampe !

À peine étions-nous immobilisés que le « ding, dong » des informations de la gare a retenti :

— En raison d’un grave accident survenu dans une voiture du train précédent, le TGV en provenance de Genève aura quarante-cinq minutes de retard. Veuillez nous excuser pour ce contre temps.

Et nous avons flemmardé au soleil en compagnie d’une myriade de voyageurs en provenance de Thonon et Évian, tout aussi hagards et essoufflés que nous, leur train ayant également eu du retard. Je me suis souvenue des voyages de mon enfance qui duraient douze heures, mais dont la ponctualité était implacable. Les temps changent !

Samedi : atelier. Une foule comme je n’en avais jamais vue jusque là. Dans les rues, sur les trottoirs, sur les terrasses de café. Bigarrée, de tous âges, rieuse. Les sempiternelles manifestations sur les grands boulevards et surtout les Journées du patrimoine. Difficile de se souvenir du Paris désert lors du grand confinement ! Quelle différence avec le calme de Tougin !

Dimanche : Julien et Thomas. Pour éviter la foule, nous avons atteint l’Arc de Triomphe par la place des Ternes. Son emballage dessiné et prévu par Christo longtemps avant sa mort fut mené à son terme par ses héritiers. Opération étroitement surveillée par les monuments historiques. Organisation impeccable : zone d’approche, entrée avec passe sanitaire, détecteurs de métaux. On nous a donné en souvenir des petits carrés du tissu de l’enveloppe. Événement entièrement financé par la société Christo et rentabilisé par la vente des photos et des dessins préalables. Une fantaisie et un clin d’œil philosophique de pays riche. Il y avait moins de familles venues des banlieues que la veille autour du Châtelet. Thomas a rappelé le saccage des gilets jaunes deux ans auparavant. Paris sera toujours Paris ! Un jour on rit, un jour on pleure.

Lundi : atelier, théâtre. Le soir, un superbe concert à Saint Julien le pauvre par Chantal Stigliani. Au programme, Bach, son compositeur préféré. Bouleversant de précision, de couleur, de sincérité, d’humanité. Un bis de Debussy, comme un hommage à la vie. Une respiration en ces temps de Covid !

Hillary que j’avais remerciée pour les photos de l’apéritif dans le square de Tougin m’a répondu : « J’espère que vous pourrez profiter de la rentrée culturelle dans la belle ville des Lumières,… ».

En effet !   

Les cousins. Apéritif touginois.

La météo étant exécrable, j’avais téléphoné à Claudine et Philippe pour leur dire qu’ils pouvaient éventuellement remettre leur séjour, s’ils craignaient le froid et la pluie, s’ils craignaient de ne pas voir les montagnes et de contempler tristement un lac gris et maussade. Courageux et optimistes, ils ont tout de même débarqué du car en provenance de Paris. Il est vrai qu’en matière d’adversité, ils s’y connaissaient : cet été le feu avait épargné in extremis leur maison de Grimaud, dans le Var, grâce à un retournement de vent miraculeux.

Et finalement, le ciel s’est éclairci. Quelques gouttes de pluie, pas grand-chose à leur arrivée, rien du tout en allant au Musée de l’Hermitage à Lausanne. De nouveau trois petites gouttes pendant que nous dégustions des filets de féra au Chalet Suisse, bien connu des amateurs de spécialités vaudoises. Et puis, le soleil et même la chaleur se sont pointés le lendemain matin, honorant ainsi la fête prévue à la suite de la « manifestation » qui avait réuni les Touginois pour protester contre la suppression de plusieurs places de parking.

Chacun apportait un petit quelque chose, une bouteille, et c’est les mains chargées que nous nous sommes dirigés vers le petit square du bout de l’impasse. Autrefois, nous disions un peu pompeusement « le Parc » à cause de ses grands platanes et tilleuls centenaires, jamais élagués. Juste à cet instant, surprise ! monsieur le maire est sorti de sa voiture, en costume clair et cravate. Des annonces avaient été distribuées dans les boites à lettres, mais le maire n’avait pas été prévenu. À cause du Covid, on ne s’est pas serré la main. Il a glissé, comme s’il ne voulait pas s’imposer :

— J’ai été invité par un habitant !

On a su par la suite que Marcel lui avait laissé un message. Il lui avait répondu qu’entre deux cérémonies d’inauguration, il essaierait de faire un tour. Ce fut plus qu’un tour ! Il est resté une bonne heure, ravi de cette pause dans le vieux village qu’il avait contribué à améliorer. Il nous avait évité des constructions d’immeubles, il en fut abondamment remercié avant que ne surgissent les protestations à l’origine de la fête. Je lui ai demandé :

— Ce n’est pas trop pénible d’en recevoir plein la tête ?

Il a répondu dans un sourire à moitié convaincant :

— C’est tous les jours comme ça. On s’y fait !

Il aime sa ville, il aime ses administrés, il écoute, il est plutôt jeune et Philippe notre cousin, qui s’y connaît nous a dit en rentrant :

— J’ai été épaté par la qualité de votre maire !

Remarque dont nous avons été d’autant plus fiers que nous votons à Paris, ville particulièrement mal gérée !

Marcel, ancien conseiller municipal et donc ami du maire avait dressé un plateau sur deux tréteaux. Une table de jardin, de jolies nappes en papier de couleur, des chaises et des fauteuils, des bancs. Les plats et des verres disposés çà et là. Les anciens et les nouveaux, les Anglais, les Écossais, Adriana la Malgache, les deux Jacqueline les organisatrices. Le soleil dessinant des taches de lumière sous les grands arbres, on se serait cru dans un tableau de Renoir.

Imaginez les conversations des habitants du hameau dont beaucoup ne se connaissaient pas, la variété des propos, des accents (celui d’ici est tout à fait caractéristique), des métiers et des préoccupations. Ce fut un apéritif déjeunatoire de confiance et d’amitié. Nous les avons tout de même laissés pour monter à la Faucille et montrer aux cousins le panorama sur le lac et les Alpes. Hélas, les œufs étaient arrêtés depuis huit jours. Nous avons un peu marché sur les pistes de la station et nous sommes tranquillement redescendus dans la vallée.

Dans le square, une vingtaine de Touginois continuait de discuter, confortablement assis autour des tables.

Il fut suggéré par la suite de lancer une fête des voisins, comme dans beaucoup de villages et de quartiers. Les « manifestations » peuvent avoir du bon !

Branle-bas de combat à Tougin.

Le hameau est en révolution. Les habitants se sont rassemblés devant le square à l’occasion de la dernière réunion de chantier en signe de protestation. Le responsable des travaux s’est éclipsé sans vouloir nous écouter. Voici l’affaire :

Lorsque nous nous sommes installés à Tougin, l’impasse n’était pas goudronnée. Terre battue, gravillons et herbes folles, c’était la campagne. Un petit kilomètre de prés, de haies à mûres et noisetiers nous séparait de la ville. Un ruisseau serpentait au bas de la route. Nos maisons, d’anciennes fermes, s’aménageaient en douceur. Les jours de congé, la dizaine d’enfants jouait en liberté dans l’impasse sous le regard bienveillant des adultes et des retraités occupés à leurs propres tâches, à l’entretien de leur potager. Les gamins s’évaporaient parfois sans qu’on sache vraiment où, souvent en direction de leurs cabanes.

Puis la ville s’est construite. Le ruisseau a disparu sous une route de contournement, une école plus proche s’est construite à côté des nouveaux immeubles, un supermarché a suivi. Le sort de toutes les villes de cette époque ! L’impasse fut goudronnée. Le progrès avait du bon. Les enfants ont grandi et bizarrement ceux qui les ont remplacés n’ont plus joué dehors. La télévision ? Nouvelles mœurs ?

Lorsqu’il y a une vingtaine d’années les lignes ont été enterrées, la commune n’a pas jugé bon d’en faire bénéficier notre vieux village et ses habitants, pour la plupart encore descendants des paysans d’origine

Les idées changent. Il y a quelques années nos édiles ont commencé à s’intéresser au centre historique de la ville. Les façades ont été restaurées, les rues en pente réaménagées. Le dernier plan d’occupation des sols distinguait en violet la zone historique et ses contraintes. Nous avons eu la surprise de découvrir que le hameau de Tougin en faisait partie. Nos maisons paysannes n’avaient pourtant pas grand-chose de commun avec les maisons en pierre de la sous-préfecture. Fallait-il s’en réjouir ?

Bien qu’elle soit privée, le camion poubelle, le facteur et le chasse-neige étaient toujours venus dans l’impasse. La mairie nous demanda de clarifier la situation. Nous lui avons vendu pour un euro symbolique la partie de la chaussée devant chez nous. Une étape vers une perte de liberté ? On ne pouvait pas avoir le beurre et l’argent du beurre.

Au coin de notre jardin s’élevait un poteau qui distribuait l’électricité et le téléphone vers les maisons alentour, pas beau du tout, mais un point de ralliement pour les passereaux, pies, tourterelles, corneilles en tout genre. Les hirondelles s’alignaient en étoile sur les fils avant leur départ pour le grand sud. Nous accueillîmes l’annonce de la réfection de la chaussée et de l’enterrement des lignes avec un mélange de joie et de fatalité.

Après deux longues années de travaux, le résultat est superbe : ciel dégagé, toitures mises en valeur, pavés, goudron sombre et ciment ornemental, lampadaires LED ! Les oiseaux tourniquent, un peu inquiets et se contentent des arbres de notre jardin, mais dans l’ensemble tout le monde se réjouit.

La semaine dernière, quand on a compris que la commune allait poser des piquets pour empêcher le stationnement des voitures à côté du square, une levée de boucliers mit le village en émoi. Il n’était prévu que cinq places matérialisées, dont une pour handicapé, au lieu de la quinzaine établie par des années d’expérience ! À quoi pensait le maire ? Nous bénéficions d’un auvent et je restais dubitative, tout de même solidaire des voitures sans hébergement.

Jusqu’au moment où furent plantés les premiers piquets. Quelle horreur, une prison ! Comment notre charmant hameau rural avait-il pu se transformer insidieusement en ce succédané de banlieue ? Je me suis jointe aux protestations. On vit le représentant de la commune discuter avec le chef de chantier qui vint nous dire de téléphoner au maire. L’un d’entre nous fit remarquer qu’il était impossible à joindre. On dut se rendre à l’évidence : les poteaux continueraient à être installés. Pour voir, Antoine en dévissa un, il ne put le replacer et le posa sur le bord. Je crois que c’est celui qui est aujourd’hui de travers.

L’agressivité fit vite place à la proposition de se réunir dans le square pour fêter la fin du chantier. On allait dresser un plateau sur des tréteaux et chacun apporterait une bouteille et des petits trucs à grignoter, il suffisait de trouver un jour. Ce fut samedi prochain.

La forêt de piquets verts est désormais plantée. Je dois avouer que je m’y serais déjà presque faite, mais depuis, les voitures se garent n’importe où, et gênent pour pénétrer dans l’impasse. En fait, le plus ennuyeux risque d’être le passage des voitures dans le village. La partie nouvellement goudronnée paraît tellement tentante, quoique « interdite sauf aux riverains »! On verra bien, on a invité le maire à l’apéritif de samedi…

Les Terrasses du lac

J’écris devant le jardin. Les holtas ont fleuri un peu tardivement, mais la pluie leur a réussi. Le soleil brille et illumine leur blancheur. Contrairement à l’année dernière, l’été bascule sur un mois de septembre de bises. Le vent du nord-est remue le lac. Les moutons se poursuivent en troupeaux continus. Ils blanchissent, creusent la surface et refroidissent l’eau. Impossible de se baigner. Nous n’avons jamais vu d’été aussi frais, alors qu’à quelques centaines de kilomètres à vol d’oiseau une canicule exceptionnelle a réduit en cendres des hectares de forêts, en Grèce, en Italie. Oui, le climat se détraque !

J’ai réinstallé l’atelier dans la grange, plastiques de protection, tendu le carton préparé à Paris, sorti tubes, médiums, pinceaux, ce qui n’est pas une mince affaire ! Et maintenant, je peins et retrouve les doutes qui accompagnent une démarche qui contourne peut-être à tort les oukases de l’art contemporain.

Il y a longtemps que nous voulions remercier nos cousins, Anne-Marie et Arnaud, pour nous avoir accueillis si gentiment à Munet, près de Saumur. J’ai évoqué cette visite dans une chronique précédente. Cependant, Anne-Marie qui sortait d’une grave intervention cardiaque ne pouvait pas s’éloigner de la maison familiale de Saint-Jorioz où ils passaient la deuxième quinzaine d’août.

Nous nous sommes retrouvés aux Terrasses du lac, au-dessus d’Annecy, sur la route du Semnoz. Il faisait exceptionnellement bon. Arnaud a vécu à Annecy-Le-Vieux dans sa jeunesse, il connaissait l’endroit. Pass sanitaires contrôlés, nous nous sommes assis devant un paysage de rêve. Quelques nuages légers caressaient les montagnes. La vue plongeait sur la nappe couleur saphir du lac, sur les voiliers et les bateaux à moteur de la taille d’une fourmi. Il nous montra Veyrier et Talloires sur l’autre rive. Au-dessus, des parapentes dansaient comme des virgules le long de la paroi rocheuse des Dents de Lanfon. Anne-Marie déclara incidemment :

— Notre petit-fils Antonin fait des compétitions en parapente. Juste avant mon infarctus, il voulait m’emmener en double.

Bigre ! Nous avons le même âge. À quinze ans et plus, j’allais chez elle à Paris, nous déambulions de musée en musée, en particulier dans celui d’Art Moderne. À Nernier, nous naviguions sur le lac, nous dansions dans la salle du rez-de-chaussée de notre maison. Et toujours, à Paris comme à Nernier avant de nous endormir nous papotions indéfiniment. Elle s’est mariée jeune avec Arnaud, ils ont eu cinq enfants. Aujourd’hui, plus de vingt petits-enfants, et même un arrière-petit-fils. C’est vous dire ! Elle a ajouté :

— Ce n’est que partie remise, j’attends d’être rétablie…

Menu savoureux, nous avons tellement apprécié ces retrouvailles que nous étions les derniers sur la terrasse. Arnaud a évoqué avec la jeune patronne une école qu’ils connaissaient tous les deux.

— De mon temps, ce n’était pas mixte, lui dit-il.

— En plus de mes études, je faisais de la compétition de snow board, précisa-t-elle, pour marquer l’évolution de la société.

Nous étions bien. Intarissables sur nos souvenirs, nos enfants et petits-enfants, sur les difficultés affrontées, sur l’état du monde. Sur ceux qui n’étaient plus.

— Vous pouvez rester jusqu’à six heures et demie, si vous voulez, insista la patronne.

Mais il fallait partir et Arnaud nous proposa d’aller à Saint-Jorioz dans la maison demeurée en indivis entre ses frères et sœurs. Je n’y étais pas venue depuis mes vingt ans, nous avons accepté avec plaisir. Une chance de plus, la route du lac n’était pas trop encombrée. Nous avons tourné dans l’ancien domaine de mes arrière-grands-parents, nous sommes passés devant la maison où est née ma mère. Elle appartient maintenant à la Communauté de communes d’Annecy. Nous sommes passés devant un camping, et au détour d’une haie, nous nous sommes introduits dans un grand pré tondu de frais. Sur la terrasse d’une vaste maison se tenait leur fille Anne.

— Les enfants vous attendaient avec impatience !

 Louis, dix ans, espérait se rendre dans une librairie avec sa grand-mère.

— C’était promis ! dit l’enfant.

Il fit contre mauvaise fortune bon cœur et nous laissa visiter la maison sans nous interrompre. Au détour des pièces, nous avons fait la connaissance de plusieurs de leurs petits-enfants. Quel plaisir de voir tous ces jeunes dynamiques ! L’une d’elles parlait couramment quatre langues, l’autre jouait de l’orgue en professionnelle, contredisant les vieux croûtons qui veulent croire les jeunes passifs et ignorants.

Sur la route du retour, je repensai aux adieux d’Anne-Marie, appuyée sur son bâton de marche :

— J’espère qu’on se reverra bientôt ! avait-elle dit.

Courbée par la fatigue et les années écoulées, ses yeux lumineux d’aigue-marine intacts, elle avait ajouté en souriant :

— Oui, je suis fière de mes petits-enfants !

Déjeuner à Tougues.

— Tu vas l’écrire dans ta prochaine chronique ? a demandé Laurette en se levant de table.

Quand je me mets au clavier, je ne sais jamais ce qui va surgir au bout de mes doigts, Laurette. En tous cas jamais d’événements intimes, ils ne me paraissent pas susceptibles d’intéresser des lecteurs saturés de ces petits et grands problèmes, de ces petites et grandes satisfactions qui font la trame de nos jours.

Pourquoi décrire des rencontres plutôt que d’autres ? Je n’en sais rien ! Et je ne savais pas en retournant à Tougin, si j’évoquerais le déjeuner confiant qui nous a de nouveau réunis mercredi dernier, Ariane, Alain et Laurette, Bernard et Nelly, Gilles et moi à Tougues. Durant les jours qui ont suivi, des bribes de souvenirs m’ont tourné dans la tête sans que j’y songe vraiment. En a émergé une sorte de reconstruction des moments vécus. Étrange ! D’autant plus que je retiens surtout les détails. L’anecdote ? Peut-être… En tous cas, j’apprécie la saveur et le mystère de ces mots qu’on se lance sans être certains de ne pas dire de bêtises ou de blesser l’autre, j’aime l’imprégnation de ces plaisirs simples, ou les traces d’une tristesse qu’il faudra digérer.

Le cadre est important ! Tougues est un petit port français près de la frontière suisse, sur la rive savoyarde. Nous nous y sommes souvent retrouvés sous les platanes de La Sirène, mais la semaine dernière, c’est à gauche de la jetée, sur la terrasse suspendue au-dessus du lac, qu’Ariane avait réservé une table. Passe sanitaire obligé, naturellement. Je ne me souvenais pas que c’était déjà elle qui m’avait fait connaître ce lieu préservé, si semblable à la maison de mon enfance à Nernier. Après les obsèques de mon frère Bruno, nous y avions dîné en famille en attendant le bateau qui devait transporter Marc et Catherine à Nyon. De là, ils avaient pris le train pour Paris via Cornavin, afin d’éviter les encombrements de Genève. Une soirée à la fois triste et gaie au-dessus de l’eau, dans la douceur amère du lent basculement du soleil derrière le Jura, image du déroulement du temps.

Mercredi, Ariane en familière du restaurant avait commandé des filets de perches. Les pêcheurs ne ramènent plus grand-chose dans leurs filets. En Suisse comme en France, les perches congelées proviennent de l’Europe de l’Est et j’avais oublié le goût de celles-ci, toutes fraîches sorties du Léman. Dans mon enfance, la pêche avait été encadrée par les occupants durant cinq années. À la fin de la guerre, le lac grouillait de poissons. Ma mère cuisinait nos prises à la condition que nous les vidions, les écaillions et leur coupions la tête. Malgré nos efforts ou peut-être à cause d’eux, c’était toujours une fête ! Mercredi, j’ai retrouvé ce goût unique un peu minéral associé à l’odeur du Léman, cette odeur à la fois fine et prenante d’eau s’écoulant des hauts sommets, dévalant entre les pierres, chauffée par le soleil et paressant ensuite de longues années entre les rives du lac au gré des vents et des saisons.

C’est en savourant ce plat exceptionnel que nous avons évoqué notre amitié, les années qui avaient défilé, l’âge et les moyens d’en limiter les dégâts, le Covid, la France et la Suisse… Le soleil brillait, le séchard, le vent de beau temps venu de Lausanne frisait la surface de l’eau et nous étions « bien là ! » comme a dit Alain.

Au dessert, Nelly s’est levée, lumineuse et bronzée. Elle a demandé la parole de sa voix lente, avec son accent suisse-allemand. Une surprise ! Nelly est tellement discrète ! Elle a dit, dans un sourire en pesant ses mots :

— Je veux vous dire que je suis heureuse d’être avec vous, de toutes ces années qui nous ont réunis…

Nous étions un peu étonnés d’une déclaration aussi solennelle de la part de Nelly. Elle a continué :

— Hier, j’ai atteint le nombre à trois zéros.

— …

— Les deux zéros superposés du huit et le troisième à droite… Comme je voudrais vous remercier tous d’être là par cette belle journée, en particulier Ariane d’avoir choisi cet endroit merveilleux, ayez la bonté de me laisser vous offrir ce bon repas.

Il y eut un sursaut dans l’assistance :

— Si on avait su ! C’est à nous de te l’offrir, Nelly !

Elle avait l’air tellement heureuse et inquiète de nos réactions qu’après un moment de flottement, nous l’avons félicitée et remerciée de bon cœur et sans réticence. Puis nous avons commenté ce changement de décennies qui nous concernaient tous. La plupart d’entre nous n’y voyaient rien de particulier. De mon côté, je dois avouer que ce passage m’a flanqué un coup !

Des enfants sont venus se baigner sous la terrasse. Et ils riaient, et ils s’éclaboussaient dans l’eau transparente. Il fut un temps, pas si éloigné quand on y songe, où nous étions à leur place…

Désormais, Tougues, le Léman, les perches, notre amitié et le temps qui passe resteront dans ma mémoire liés à cette rencontre. Merci Nelly !

Semaine du 17 au 24 août 2021

Ève et sa famille. Henriette et Lionel Rogg.

Maison vide. Ève et sa famille de retour de Bretagne sont venues passer quelques jours à Tougin. Ils sont repartis ce matin. Et comme toujours, il faut reprendre le fil du travail, retrouver le silence de la maison.

Je lave des piles de draps et le bruit de la machine à laver remplace les appels, le bavardage de Marius toujours prêt à défendre une cause plus ou moins tordue, la préparation des repas, les allers et venues pour des promenades improvisées. 19, 17, 15 ans, ils frisent tous les trois les deux mètres et ne sont plus des enfants. Il faut s’adapter. De part et d’autre. Ce n’est pas toujours facile, mais lorsque la confiance se met en place, la liberté de parole participe à une aventure affectueuse où chacun prend sa part. Tellement agréable ! Il est plus que jamais indispensable de cueillir les instants de respiration en ces temps de Covid, de dérèglement climatique et de conflits incessants.

La planète flambe. Des températures exceptionnelles ont allumé des feux au Canada, en Californie, en Grèce, en Algérie, en Espagne, en Turquie, en Sibérie, etc. Des millions d’hectares de forêts, des milliers de villages, de maisons ont disparu dans les flammes. En parallèle, des inondations tout aussi exceptionnelles déstabilisent les sols provoquant des coulées de terrain qui emportent tout sur leur passage. Le changement ne pouvant plus être nié, plutôt que d’agir — d’ailleurs, le peut-on encore ? — on préfère l’assimiler à une nouvelle ère climatique sans relation avec la présence humaine. C’est tellement plus simple !

Hier, les talibans sont entrés dans Kaboul comme dans du beurre, après avoir repris la campagne, puis toutes les villes d’Afghanistan. On ne sait pas s’ils vont instaurer un régime de terreur comme en 1994 avant que les USA ne les chassent pour complicité dans l’attaque des tours de Manhattan. Femmes en burka, interdites d’école, charia, tribunaux arbitraires. L’argent, avec ou sans eux, provient des plantations de pavot qui inondent la planète d’héroïne, une économie florissante. En retirant leurs troupes, les Américains leur ont laissé la place, ne voulant pas continuer d’alimenter une corruption qui ne permettait pas aux Afghans de se prendre en charge.

L’aéroport de Kaboul est pris d’assaut dans la crainte d’un massacre généralisé. Ces exilés vont-ils grandir la cohorte des réfugiés plus ou moins pris en charge par les organisations internationales, déstabilisant à leur tour les régimes démocratiques par la tentation de politiques autoritaires, inefficaces et liberticides ? Les talibans ont-ils compris qu’ils vont avoir besoin de toutes les bonnes volontés ? J’en doute.

J’apprends la mort de Geneviève Asse, peintre abstrait, elle a juxtaposé des surfaces de bleus pâles séparées par des lignes incertaines sur des toiles de toutes dimensions, un art secret qui a assez vite trouvé son public. Pourquoi donc ne puis-je éviter de me fondre dans une nature, dans des lacs, des roseaux, de retrouver la texture d’une peau, le mouvement d’une foule alors que l’art contemporain se cherche dans le concept, ou le militantisme. Fausse route ? C’est possible ! Mais j’ai besoin de la sensualité partagée entre la réalité, la main et le regard.

Hier, nous avons reçu nos amis Henriette et Lionel Rogg, organiste et compositeur de renommée internationale. Après le déjeuner dans le jardin (condition requise, en raison du Covid), avec enfants et petits-enfants, il a bien voulu jouer sur mon piano. Celui-ci, qui n’a pas été accordé depuis plusieurs années – il hiberne dans une maison sans chauffage – a tout de même fait bon ménage avec Liszt et un pianiste bienveillant. Ce fut un petit miracle musical de vie et d’amitié. Henriette nous a dit que Lionel n’acceptait que rarement de jouer à l’extérieur de chez lui, en dehors des concerts. Il prépare un programme pour cet automne. Nous reviendrons l’écouter depuis Paris.

Ce matin, le soleil brille, mais un vent froid souffle nous rappelant que le 15 août est passé.

Semaine du 10 au 17 août 2021

Passe sanitaire, Louis-Ferdinand Céline.

Déjà le 10 août, espérons une belle arrière-saison ! Des nuages alternent avec des éclaircies. Un pâle soleil cherche à traverser un plafond brumeux. Heureusement, la météo nous promet au moins une semaine de beau temps.

Le Conseil constitutionnel a jugé légale l’instauration d’un passe sanitaire pour certains lieux publics, pour les hôpitaux, les restaurants, les cinémas et les lieux de travail. Une minorité de Français y voit une grave atteinte à la liberté. Certains s’y opposent comme si leur existence en dépendait, la comparant aux mesures prises par Vichy pendant la guerre. La logique n’a plus cours, on retrouve le fond d’acrimonie mis en branle par les gilets jaunes en 2019. À se demander si la société n’est pas malade, plus ou moins gangrénée par l’insatisfaction et la confusion via Internet.

Je profite du mauvais temps pour retravailler mes anciennes chroniques et les réunir dans des ouvrages numérotés. Exercice déconcertant ! Pourquoi noter un événement plutôt qu’un autre, une rencontre plutôt qu’une autre ? Avec le recul, je ne suis pas certaine d’avoir collé autant que je l’espérais à la réalité des instants vécus. Ai-je suffisamment noté les moments d’attente, et de doute ? À vouloir éviter tout déballage personnel, ne me suis-je pas davantage livrée que je le pensais ? Dis-moi ce que tu vois, qui tu rencontres, ce que tu lis, je te dirai qui tu es.   J’aimerais pourtant par ces lignes m’offrir et offrir à mes lecteurs un espace de respiration, de liberté, hors des jugements péremptoires, attentive à décrire la variété des êtres et des situations.

Écrits autobiographiques, certainement pas. Sociétaux, non plus. Témoignages, non plus. Une fois encore, je me vois poussée à utiliser le mot « inclassable ». Hors catégorie ! Mais qu’y puis-je, incapable que je suis de me fondre dans un groupe ou une pensée collective !

Lu dans Le Monde l’incroyable histoire d’un mètre cube de manuscrits de l’écrivain Céline réapparus soixante-quinze ans après leur disparition. Sympathisant des nazis, auteur de pamphlets antisémites d’une exceptionnelle violence, Céline avait préparé sa fuite vers le Danemark à la fin de la guerre, en 1944. Il avait toujours dit qu’il avait été contraint d’abandonner des manuscrits, dont des romans inédits, dans son logement parisien et qu’ils avaient été détruits. Quelques jours avant sa mort, le romancier écrivait encore dans Rigodon : On m’a assez pris, on m’a assez dévalisé, emporté tout ! Hé, je voudrais qu’on me le rende !

Or, il se trouve que parmi les résistants qui étaient entrés chez lui après sa fuite, un inconnu a soigneusement transporté dans un lieu connu de lui seul la totalité de cette monstrueuse découverte. Bien après, il a révélé l’affaire à un journaliste de confiance, lui faisant promettre de ne jamais révéler son nom et de ne rendre les manuscrits publics qu’à la mort de Lucette Destouches, la femme de Céline. Celle-ci est décédée en 2019, à l’âge de cent six ans. Le journaliste Jean-Pierre Thibaudat a rempli sa mission et les manuscrits sont désormais la possession des ayants droit, deux fidèles de la vieille dame, puisque le couple n’a pas eu d’enfants. Ceux-ci ont fait savoir qu’ils en donneraient une partie à l’État en dation pour le paiement de la succession et disposeraient du reste à leur guise. Quand on sait le prix d’un seul feuillet de la main de Céline, on imagine la fortune que cela représente !

Pour ma part, j’admire le talent imprécateur du célèbre écrivain, mais il me fatigue vite. Je ne fais pas partie de ses admirateurs, m’étonnant même de la passion qu’il suscite chez ceux qui voient en lui le plus grand écrivain du vingtième siècle. Pour ma part, dans cette histoire, je suis surtout fascinée par la personne du résistant qui a recueilli ses manuscrits. Cet homme ne pouvait que mépriser Céline pour son amitié active avec les nazis. A-t-il été tenté de les brûler ? Quel sens de la littérature, quel sens de la liberté d’expression, quelle confiance dans l’avenir lui a permis de dépasser son dégoût ? Quelle pitié pour l’homme déchiré, quel sens de l’humanité et de la responsabilité collective ? Quelle admiration pour une qualité d’écriture difficile à nier ? Je vois dans son attitude tant de questions. Il me semble qu’il a trouvé la meilleure réponse à une œuvre enfermée, bouclée sur elle-même par l’amertume, pour ne pas dire la haine, que de lui offrir la liberté d’exister.

Temps plus qu’incertain.

Le thermomètre ne dépasse pas les 20°, les nuits sont très fraîches et le Léman carrément froid. Hervé et Véro sont venus passer deux jours chez nous. Nous avons fêté avec Agnès et Raoul  leurs cinquante ans de mariage. Autrefois quand on arrivait jusque là, la fête réunissait autour de deux vieillards des enfants grisonnants dont les attentions inquiètes laissaient présager une fin prochaine, et des petits-enfants plus ou moins éberlués, les distances géographiques et un respect peut-être un peu excessif les ayant souvent coupés de leurs grands-parents.

Aujourd’hui, fringant bien que parfois arrière-grand parent, ne se sentant pas encore menacé par la maison de retraite et la perte d’autonomie, à 75 ans et plus, on profite de la vie. Nous avons fait sauter un bouchon de champagne, la guirlande lumineuse a brillé sous la pluie. La lanterne solaire a trouvé un peu d’énergie pour souligner l’événement. Et nous nous sommes amusés à philosopher et à dire toutes les bêtises possibles sur les mérites comparés de la Suisse et de la France. Agnès, notre nièce, devenue suisse, avait pris le parti de sa nouvelle patrie à l’occasion du fameux match de la Coupe du monde de foot. L’horreur !

Je me souviens du mariage d’Hervé et Véro comme si c’était hier. Après la cérémonie dans la petite église du village de Nernier, nous avions tous embarqué sur un grand bateau à roues de la CGN, « Le Montreux ». Dîner et danses sur un lac miroitant. Le temps était de la fête contrairement à ces jours-ci.

Après avoir visité le château de Voltaire avec une petite jeune fille catapultée guide qui n’y connaissait rien, après une partie de scrabble sur tablette électronique (!) et quantités de conversations sur le passé et le présent de notre famille pléthorique, ils sont repartis tout à l’heure vers les hauts du lac du Bourget chez le frère de Véro, bien décidés à fêter de nouveau cet anniversaire en attendant la grande réunion de famille que mijotent leurs enfants et petits-enfants après les vacances. En ces temps de Covid, ne pas négliger les occasions, on ne sait pas ce que l’avenir nous réserve !

En effet, le Covid flambe plus que jamais. Notre région se trouve en alerte plus que rouge. Dans le midi et sur les côtes atlantiques, le taux de reproduction atteint des chiffres faramineux, les préfectures ont parfois rétabli des mesures drastiques. Pourtant, environ cent mille antivaxs ont manifesté dans toute la France samedi dernier contre l’atteinte aux libertés individuelles. À peu près 20 % de la population ne croit pas au virus ou en nie le danger, alors que chaque mutation a été due à des flambées incontrôlées, que ce soit au Brésil ou en Inde, et à chaque fois avec un taux de transmission multiplié par deux.

Il est vrai qu’on est fatigué de toutes ces mesures barrières. Nous avons tendance à ne plus porter nos masques, à rire et à nous parler de près. Les vaccinés se pensent à l’abri, alors que le virus circule aussi parmi eux et qu’ils sont transmetteurs. Nous ne ferons pas de formes graves, cependant le risque de se retrouver dans un lit d’hôpital est loin d’être négligeable.

Un phénomène bizarre se produit en Angleterre. La courbe des contaminations par Covid delta (Inde) après avoir battu des records s’effondre alors que le gouvernement a supprimé toutes les mesures de précautions. Impossible pour le moment d’en tirer des conclusions.

Jusqu’à présent, notre vie n’a jamais vraiment été bousculée par l’épidémie, nous avons toujours pu nous adapter. Mais on apprend avec retard les conséquences parfois dramatiques du grand confinement de l’année dernière, comme l’éclatement des familles, le mal-être des adolescents. On a sous-estimé le nombre de morts dans les pays en développement. Elles se comptent par millions, des morts terribles, par étouffement, ce que dans nos pays nous avons pu éviter grâce aux moyens de ventilation de nos hôpitaux.

L’optimiste n’est donc toujours pas de rigueur. D’ailleurs, nous avons déjà entamé le mois d’août et l’été n’est toujours pas arrivé !

Tougin, Thonon, Grenoble, Tougin.

Le Street Art Fest se déroule jusqu'au 4 juillet dans l'agglomération grenobloise. (CAPTURE D'ÉCRAN FRANCE 3 / Florine Ebbah)

Le temps est toujours aussi incertain. Réveil au soleil, quelques heures plus tard le Jura se charge de gros nuages noirs qui se vident sporadiquement comme des seaux d’eau.

Heureusement les garçons, Thomas et Gaël (11ans) ont pu bénéficier d’une semaine plus sèche pour leur stage d’escalade. Ils sont ravis. Le soir, scrabble, rami, mais surtout leur jeu électronique, le switch, encore un truc qui peut les tenir immobiles, les yeux vrillés sur l’écran pendant des heures sans que jamais ils ne se lassent.  Une addiction contre laquelle Julien lutte vaillamment et on l’espère victorieusement.

Nous sommes allés à Thonon déjeuner chez Marie. Quel plaisir de se retrouver entre compères, Pierre et Nicolle Christin, JMH, Hélène Gestern, sans enfants dans les pattes. Une belle liberté de parole ! A évoquer nos travaux de peinture et d’écriture, nos vies d’adultes, les souvenirs de rencontres, d’expositions, de lectures, de théâtre dans cette cour qui me fait penser à Roméo et Juliette. Pouvoir parler de Metoo sans périphrases, effleurer la politique dans le respect de chacun. Se permettre des jugements sans la crainte de se voir mis au pilori. Nous avons l’intention de nous retrouver à l’occasion de la foire de Crête … si elle a lieu, il est question de l’annuler.

En effet, contre toute attente le Covid flambe.  On espérait un été serein, comme l’année passée. Hélas, la souche surgie en Inde lors de l’énorme infection du printemps dernier s’est répandue d’abord au Royaume-Uni, puis dans les pays ayant ouvert leurs frontières au tourisme pour d’évidentes  raisons économiques : le Portugal, l’Espagne… Contre toute logique, on avait espéré y échapper, mais aujourd’hui  la courbe des contaminations monte quasiment à la verticale. Les vaccinodromes désespérément vides se sont soudain remplis à la suite d’une annonce du gouvernement exigeant un pass sanitaire pour entrer dans beaucoup de lieux publics. Quoique 75 % de la population soit favorable à cette mesure, une minorité continue à s’opposer à la vaccination au nom de la liberté et de la démocratie. Comprenne qui pourra !

Nous sommes allés à Grenoble vendredi pour voir Ève et sa famille et pour acheter de la mousse à la découpe afin de changer les coussins du salon. Ils avaient fait leur temps. Nous avions trouvé ce canapé d’occasion à la Renfile il y a presque cinquante ans. Côté écologie, nous sommes assez imbattables et dignes de poser les pieds dans une ville pionnière en la matière. L’herbe y pousse dans les rues sans beaucoup d’entraves, lui donnant parfois des allures de Tchernobyl.

Je voulais aussi voir ses façades de street art. Des artistes spécialisés venus souvent du monde entier sont financés par les copropriétés. Une fois choisis sur book par une association, ils sont presque totalement libres de leur sujet. Ces grands pans de mur peints offrent  une expression difficile à négliger. Un article illustré de photos m’avait intriguée. Peu à peu Grenoble et son agglomération sont devenus un des principaux centres européens de cette nouvelle forme d’art qui se veut éphémère bien qu’on ne sache pas trop comment ils vieilliront. Un festival s’en est suivi avec des rencontres diverses. Les nouvelles façades semblaient évoluer, partant d’images de BD agrandies et d’un expressionnisme proche des films de science-fiction, vers plus d’originalité.

En effet, un curieux trompe-l’œil déformait un immeuble le torsadant vers le ciel, l’ampoule et les deux poissons ne manquaient pas d’intérêt et même de charme. Les petites fenêtres servaient de prétexte à des reliefs inattendus et judicieux. J’ai été impressionnée par la qualité de l’exécution. Les artistes travaillent dans des nacelles télécommandées, projettent  la nuit des photos pour la mise en place. Logistique bien rodée, impossible de ne pas admirer l’exploit. Mais après un certain temps, je me suis prise à penser que je n’aimerais pas voir tous les jours en sortant de chez moi ces voitures entassées, cette ampoule électrique, cette baleine suspendue sur 20 mètres de haut. Il me semble que mon espace et le plaisir de laisser mon regard s’attarder sur les montagnes environnantes, sur les passants, sur cette poésie de l’instant qui est ma raison d’exister, en seraient véritablement perturbés.

De retour à Tougin, il m’a fallu toute une nuit pour me détendre. Heureusement, Thomas et Gaël, leurs bonnes bouilles, leurs blagues, un petit mot à la fenêtre de ma nouvelle voisine malgache m’ont remis le cœur et l’esprit en place.

Ils sont partis ce matin et la maison paraît bien vide. Je vais installer mon atelier de peinture, continuer la mise en forme de ces chroniques. Mon dos me laisse tranquille.