• Dernières baignades ?

    Je pourrais vous raconter notre périple : aéroport de Cointrin, Lyon, Vienne, Grenoble, Albertville, Saint Jorioz et retour. Surtout, j’aurais pu vous évoquer la cérémonie suivie de la réunion de famille après le décès de mon beau-frère Roger. Il s’est éteint tranquillement dans son Ephad à 93 ans, il n’avait plus sa tête. Gilles et moi, représentions sa génération au milieu d’un flot de jeunes et de moins jeunes. Le temps s’écoule. Comme nous sommes peu de chose ! Soirée triste, mais très chaleureuse. Deux journées très chargées.

    Je me demande pourquoi je préfère vous évoquer la jeune fille solitaire que nous avons croisée de nombreuses fois lors de nos baignades à Versoix ces deux derniers mois.

    Une très belle fille, vingt-cinq ans, environ, bronzée, un corps superbe et musclé, des cheveux châtains un peu frisés coupés en dessous des oreilles, une tête ronde plutôt petite sur un cou long et souple, costumes de bains, blousons et coupe-vent coûteux. Difficile de ne pas la remarquer. Mais, ce genre de fille n’étant pas rare dans ce port suisse, point d’attache de bateaux luxueux, nous ne lui prêtions pas véritablement attention. Jusqu’au moment où nous avons compris à la voir à la même place tous les matins assise sur le mur de la jetée que c’était peut-être une routarde.

    Un matin, son short un peu gris et poussiéreux nous avait alertés. Aurait-elle dormi sur place ? Mais le jour suivant, on l’avait retrouvée impeccable, adossée au tableau de bord de la grue à bateau. Elle ne regardait personne, ne cherchant pas le contact. Seule au milieu des marins, seule et indifférente à tout, sauf au lac. Elle ne semblait pas remarquer notre présence quotidienne à vingt mètres d’elle. Un jour, pourtant, elle s’approcha et s’assit devant nous, jambes pendantes sur la jetée. Elle sembla observer le manège des canards. Y voyant une petite marque d’intérêt, je lui lançai un « au revoir » très audible, avec l’espoir d’engager une conversation, elle ne sembla pas entendre. Était-elle sourde ?

    Un matin, une résistance connectée à la boite technique du port était plongée à côté de ses affaires dans une casserole, technologie dernier cri. Dans l’eau bouillonnante cuisait un petit pâtisson. Où avait-elle trouvé ce joli et étrange emblème végétarien ? Des épis de maïs, à côté, manifestement ramassés dans un champ attendaient leur tour. Nous avons alors pensé à Aly Bland, le fils de Sally et Roger, qui avait vécu dehors toute une saison à Santa Barbara, en Californie, pour prouver qu’on pouvait survivre en milieu urbain, sans dépenser le moindre sou. Il avait fait le récit de cette expérience dans un site internet spécialisé.

    Le lendemain, on a vu la coquille vide du pâtisson et les épis à moitié mangés.

    Encore un autre jour, la bise soufflant trop, nous n’avons pas pu nous baigner. Alors qu’avant de repartir nous admirions dans le vent, confondus par la beauté de la saison finissante, la surface agitée du lac, ses couleurs d’un bleu intense, nous l’avons aperçue, nageant, chahutée par les vagues, solitaire à un kilomètre de la rive.

    En repartant, avant d’arriver sur la plate forme technique où les grands bateaux s’apprêtaient à affronter les éléments dans le bruit des haubans, j’ai vu sur le parapet à côté de ses vêtements un cahier épais dont les bords se retournaient d’avoir été trop souvent ouverts. Une hésitation, j’ai pris le cahier. Sur les lignes horizontales, il n’y avait rien d’écrit. J’ai tourné les pages. Seule la première page était couverte de cette écriture très large, non cursive qui caractérise les pays anglo-saxons et peut-être nordiques. Je n’ai pas cherché à savoir de quelle langue il s’agissait. Quand je l’ai refermé, j’ai vu que je n’étais pas la seule à me poser des questions sur cette jeune fille solitaire. A côté de la grue, plusieurs « voileux » me fixaient avec des regards interrogateurs. J’ai cru bon de ne pas réagir, peut-être pour ne pas profiter de son absence.

    Un autre jour, elle tapotait  sur un écran plat, de grande taille, dernière génération, sûrement coûteux.

    Ces derniers jours, elle avait disparu. Plus aucune ne trace d’elle sur le muret. L’école avait redémarré dans le canton de Genève ; elle était peut-être professeure dans le lycée international du Léman.

    Mais hier, après notre dernier bain (délicieux), nous sommes allés déguster une glace à l’autre bout du port. Au retour vers le parking, Gilles me dit :

    — Je crois bien que j’ai vu ta jeune fille !

    Et il précisa, avec discrétion :

    — Juste derrière nous !

    Je me retourne. Elle était installée sur un banc, sur la pelouse. Elle regardait le lac et les bateaux en mangeant une pomme, son sac à dos et une bouteille d’eau à ses côtés. Elle portait un curieux bonnet, bandeau sur le front.

    Plus encore que sur la jetée, sa solitude posait mille questions. Sans espoir de réponse.


  • Au château de Montceau  (suite et fin)

    C’est dans cette chambre que devait avoir lieu la conférence. Monsieur Boucherat nous annonça avec fierté qu’elle avait été restaurée. Je ressentis un certain malaise lorsqu’il me dit que les photos pourraient être projetées sur le mur.

    — Il est en parfait état, blanc et lisse.

    En effet, la chambre de madame de Lamartine avait été repeinte ! Disparus la soie à motifs bleutés et lumineux des murs et des doubles rideaux, le ton pastel des boiseries. Il n’en restait qu’une chambre banale, un lit en alcôve entouré de petits cabinets. Dans celui de droite, je retrouvais l’écran qu’une précédente conférencière avait gentiment laissé ; j’aurais été ennuyée de montrer la vie du poète sur un désert lié à tant de bonne volonté !

    Nous avons mis au point l’ordinateur et la clé USB, fait des essais, points névralgiques de toute conférence. Et nous sommes redescendus dans la cour d’honneur, en attendant l’heure prévue. Nous avons discuté autour d’une table avec Guy Fossat de l’Académie de Mâcon, du pieux et délicat recueil des musiques inspirées par les poésies de Lamartine, enregistrées par Olivier Feignier avec la contribution de chanteurs et pianistes de qualité.

    Des jeunes d’une vingtaine d’années allaient d’un bâtiment à l’autre dans le soleil.

    — Ce sont des bénévoles et aussi des artistes en résidence, commenta notre guide.

    Quand nous sommes remontés, le public avait pris place sur des chaises en bois à accoudoirs et je me suis présentée.

    J’ai raconté comment en 1815, au retour de Napoléon de l’île d’Elbe, le jeune Alphonse de Lamartine avait fui la conscription en se réfugiant à Nernier, le village de mon enfance, épisode peu connu du poète. Il y avait vécu dans une maisonnette solitaire au bord du Léman pendant que l’Europe entière s’étripait à Waterloo. Il avait vécu une idylle avec la fille d’un pêcheur. J’y voyais les prémices de ce qui allait devenir Les Méditations, recueils de poésies qui allaient introduire le romantisme en Europe.

    Mon regard courrait sur la petite assistance, surtout des femmes très âgées et je devinais qu’il fallait rester le plus simple possible. Je m’évadais de mon texte pour donner des détails terre à terre. J’improvisais de plus en plus sentant ces femmes assez indifférentes aux détails historiques, heureuse de les voir attentives, regards vifs. L’une d’elles avait fermé les yeux et je pensais qu’elle dormait. Certaines personnes adorent se laisser bercer par la voix du conférencier pour d’heureuses siestes.

    Les images défilaient sur l’écran dans un ordre un peu fantaisiste, ce qui avait l’air de leur plaire. L’une s’écria en voyant une photo du lac :

    — On dirait la mer…

    À la fin, j’ai demandé :

    — Vous êtes peut-être un peu fatigués. Voulez-vous tout de même que je vous lise une poésie de Lamartine ?

    L’approbation fut unanime.

    Et j’ai lu Le Vallon, qui m’avait bousculée quelques mois auparavant dans les locaux de l’Académie. Un texte assez long.

    Vous dire le plaisir réciproque que fut cette évocation de la solitude et de la nature tient de l’impossible, après les mots de Lamartine. Comment ne pas les citer à nouveau ?

    Lassé de tout même de l’espérance…

    J’ai trop vu, trop senti, trop aimé dans ma vie

    Repose-toi, mon âme, en ce dernier asile,
    Ainsi qu’un voyageur qui, le cœur plein d’espoir,
    S’assied, avant d’entrer, aux portes de la ville,
    Et respire un moment l’air embaumé du soir.

    Mon cœur est en repos, mon âme est en silence ;
    Le bruit lointain du monde expire en arrivant,

    L’amitié te trahit, la pitié t’abandonne,
    Et seule, tu descends le sentier des tombeaux.


    Mais la nature est là qui t’invite et qui t’aime ;
    Plonge-toi dans son sein qu’elle t’ouvre toujours
    Quand tout change pour toi, la nature est la même,
    Et le même soleil se lève sur tes jours.

    J’ai senti l’émotion gagner le public. Chaque mot portait, évoquait des événements, des sentiments vécus. Et lorsque j’ai terminé :

    Qui n’a pas entendu cette voix dans son coeur ?

    Des larmes emperlaient les yeux usés, fatigués par de longues existences.

    Leur écoute ajoutait au poème une fraicheur, une vie liée à la beauté paisible du Mâconnais, à l’allée des marronniers, à la vigne, à l’hospitalité des lieux à travers les siècles. Ce fut un moment de grâce.

    Un instant fragile, ai-je pensé par la suite, comme le destin d’une nature aujourd’hui mise à mal par la frénésie humaine…

    Au moment des questions, une femme a dit :

    — On dirait un texte écrit par quelqu’un de beaucoup plus âgé.

    — Oui, Lamartine n’avait pas trente ans. Mais la Révolution et l’Empire ont marqué plusieurs générations au début du 19e siècle. Je suis venu trop tard dans un monde trop vieux, a dit Alfred de Musset, un autre romantique.

    Dans l’assistance, un homme a fait une blague qu’on n’a pas bien comprise, peut-être pour cacher son émotion.

    Un goûter nous a ensuite réunis autour d’un buffet préparé par les bénévoles. Tout juste bacheliers, envoyés là par leurs professeurs, leur jeunesse et leur vitalité généreuse faisaient plaisir à voir et à entendre. Je leur ai demandé :

    — Quel effet cela vous fait de vous retrouver dans ce lieu si différent du monde dans lequel vous vivez. Comment trouvez-vous tout cela ? dis-je en montrant le vaste grand salon de Montceau, le parc par delà les fenêtres. Trop vieux, inutile, périmé ?

    — Oh non ! Certainement pas ! répondirent-ils tous les trois en chœur. On y sent une vie, quelque chose qu’on ne comprend pas très bien, quelque chose d’important !

    En sortant, j’ai trouvé le blagueur en train de lire un journal dans la cour d’honneur. Je lui ai demandé si l’exposé lui avait plu.

    – Oui, beaucoup, a-t-il dit, avec une conviction qui m’est allée droit au cœur.

    Et nous sommes repartis vers Gex, en savourant une fin de journée dans la lumière dorée du Jura. Non, je n’avais pas fait une conférence à l’Académie Française ou au Collège de France, beaucoup de ces résidents n’avaient fait aucune étude. Mais comme les jeunes, j’ai pensé qu’il s’était passé ce jour-là, quelque chose de mystérieux, à travers les âges.


  • Au château de Montceau

    Le temps passe à une vitesse vertigineuse. Comment est-ce possible ? Ensemble, cueillons le jour.

    La maison s’est vidée et la pluie est enfin arrivée. Chute des températures, déluges pendant plusieurs jours. Il en faudra cependant davantage pour réparer les dégâts d’une sécheresse historique. La nature a légèrement reverdi. Les mauvaises herbes sont les premières à repousser, surtout dans les allées du jardin. En les arrachant, nous avons constaté que le sol était mouillé sur une dizaine de centimètres. C’est bien peu, alors que ce matin le soleil brille de nouveau, un soleil moins brûlant, il est vrai.

    J’avais accepté de faire une conférence sur Lamartine au château de Montceau, pour le 20 juillet, mais la canicule 38° nous a amenés à la repousser d’un mois. Mardi dernier, il faisait 30°, une température acceptable après ce que nous avions subi. Monsieur Gallois, spécialiste de Lamartine et initiateur de ce cycle de conférences, m’a téléphoné qu’il s’était réveillé la veille, le dos bloqué par un lumbago. Il s’excusait de ne pouvoir venir. Nous allions être reçus par un responsable de l’association Ozanam, propriétaire du château.

    Après la quatre-voies qui mène à Cluny, la montée de la petite route dans la lumière des collines couvertes de vignes tient du miracle. Quand, garés sur la plate-forme gravillonnée entourée de murs aux tons dorés, nous sommes descendus de la voiture, un peu groggy par le trajet, nous avons été saisis par l’odeur de pierre chauffée, une sorte de silence habité et cette sérénité si caractéristique du Mâconnais.

    Nous nous sommes glissés sous une voûte et nous avons débouché dans la cour d’honneur du château de Monceau, acheté par le grand-père d’Alphonse de Lamartine, propriété ensuite de son oncle François, chef et tyran domestique de la famille, enfin propriété du poète qui en avait fait son lieu de rassemblement politique, à quelques kilomètres de sa résidence de Saint-Point.

    Nous avons été accueillis par le responsable et son épouse qui nous ont aussitôt proposé des rafraîchissements et conduits sous les frondaisons d’une allée de châtaigners plusieurs fois centenaires, classée monument historique. Au soleil, rafraîchis par un vent léger soufflant sur les collines, il faisait délicieusement bon. Nous avons flâné sur la terre ocre de la terrasse, le regard attiré par le lointain, vers les hauteurs du Beaujolais, vers la Roche de Solutré (chère à Mitterrand). Je pensais à ces innombrables fois où depuis le TGV, j’ai admiré la façade classique du château dominant les vignes en pensant au poète et à l’harmonie de ses vers. J’y trouvais un air de Toscane, j’y voyais et j’y vois toujours un paysage étrangement familier.

    Monsieur Boucherat nous a expliqué que l’association Ozanam dépendante de la société Saint Vincent de Paul y reçoit durant les beaux jours des personnes âgées sans ressources. C’est un lieu de repos tenu par quelques salariés, et surtout par des bénévoles se succédant grâce à une méthode bien rodée.

    Il nous a introduits dans le vaste bâtiment. En haut de l’escalier à double révolution, une longue galerie distribuait les pièces de réception, le grand salon, les petits salons, la vaste salle à manger. Alphonse de Lamartine y tenait table ouverte. Les ailes en U abritaient les nombreuses chambres dans lesquelles logèrent quantité d’hommes politiques et de célébrités de l’époque. Georges Sand, Honoré de Balzac, Alexandre Dumas, Eugène Sue et beaucoup d’autres. Pas étonnant qu’il s’y soit ruiné ! Les revenus des vignes pour conséquents qu’ils étaient quand la récolte était bonne ne suffisaient certainement pas pour mener un tel train de vie

    Il lui fallait écrire pour subvenir à ses dépenses. Pour s’isoler du va-et-vient incessant du château, il se fit construire en bas de la vigne une petite cabane en bois de forme hexagonale, toit pointu et vitrages, qu’il nomma « La Solitude » Il y écrivit entre autres, l’Histoire des Girondins qui eut un énorme succès. Ce petit bâtiment brûla il y a une dizaine d’années par l’imprudence, dit-on, d’un vagabond qui s’y serait réfugié. Reconstruit pieusement à l’identique, il semble aujourd’hui méditer sur le passage des années et le prix des travaux nécessaires à la restauration du château.

    Monsieur Boucherat était venu pour quelques jours expertiser le domaine et ses communs en vue d’un éventuel démarrage de chantier. Lui-même avait fait une carrière comme ingénieur dans les bâtiments publics.

    Levant les yeux sur les vastes surfaces d’ardoises pentues et leurs décrochements variés, ma question fusa :

    — La toiture est-elle en bon état ?

    Il répondit prudent :

    — Il semble. Je n’ai pas vu de fuites dans les greniers et surtout, aucune bassine ou récipient suspects.

    — Du moment que les bâtiments sont étanches, le reste peut attendre !

    En disant cela, je pensais aux façades dont le crépi se décollait. Elles s’étaient beaucoup dégradées depuis ma visite, il y a quinze ans, alors que guidée par Bernard Perroud je parcourais les lieux lamartiniens pour écrire mon livre.

    À l’époque, nous avions visité la chambre de madame de Lamartine, attendris devant ses soieries et ses rideaux fanés, intacte, comme si elle attendait le retour de la charmante Marianne.

    (à suivre)


  • Traversée du Léman.

    Ève nous avait demandé d’emmener Noé et son ami Bastien sur un « gros bateau » pour une traversée du Léman. Nous avons donc embarqué à Nyon sur le Simplon, un des bateaux « Belle époque » de la Compagnie Genevoise de Navigation. Ces magnifiques navires à roues ont été construits durant l’explosion du tourisme au début du vingtième siècle. De la Suisse à la Savoie, ils ont sillonné le lac sur ses 73 kilomètres de long, ses 14 km au plus large, durant plus d’un siècle. Aujourd’hui des vedettes rapides les ont remplacés.

    Ils ne sont plus rentables. Certains ont été démantelés, mais grâce à des subventions et des dons, beaucoup ont été restaurés. Ils tournent durant la belle saison pour le plaisir de rêver sur le pont, d’admirer les Alpes et le Jura, de sentir l’air frais glisser sur la peau au rythme du battement mouillé de ses roues, de déguster un bon repas à l’étage en première ou dans la salle boisée du restaurant en seconde classe. Très classe !

    Il y a quelques années, nous avons ainsi navigué de midi jusqu’à 18 heures, à la fois sereins et euphoriques, de Lausanne à Chillon, de Villeneuve à Saint-Gingolf sur le Haut lac, de Morges à Rolle sur le Grand lac, et d’Yvoire à Nyon sur le Petit lac. Nous avons vu se dérouler l’infinie variation des nuances de l’eau et des montagnes. Nous nous sommes amusés à observer l’agitation des escales.

    Mardi, lorsque nous avons embarqué sur le Simplon, les garçons avaient déjà lu ses caractéristiques sur un panneau du quai : mise en service (le dernier de la flotte) 1915-1920, longueur 78,5 m (le plus long), puissance : 1400 cv/1030 kW, capacité : 850 pers. Contrairement à nous, ce n’est pas vraiment la poésie du Léman qui a retenu leur attention ; à peine à bord, ils se sont précipités vers les machines.

    Il est vrai que leurs énormes bielles d’acier luisant, les burettes de cuivre étincelant, visibles depuis le pont intérieur sont impressionnantes. Surtout lorsqu’au signal sonore du capitaine, le mécanicien saisit d’un geste ferme la poignée pivotant sur l’arrondi du plateau de commandes. Dans un chuintement d’acier et d’eau, les barres d’acier se mettent en branle comme une gigantesque araignée de mer s’apprêtant à avaler la surface du lac.

    Le mouvement d’abord lent, comme hésitant s’accélère, jusqu’à trouver un rythme rapide transmis aux roues qu’on voit tourner à travers les vitres. Les pales ruisselantes frappent alors l’eau du battement puissant et régulier qui caractérise « les gros bateaux » et qu’on entend de loin.

    Les garçons en voyaient moins la magie que l’histoire de l’ingéniosité humaine, les réflexions successives qui avaient permis de mouvoir mécaniquement des poids énormes au-delà de toute capacité musculaire. Nous avions discuté la veille des dégâts causés par la technologie sur le climat, sur les comportements humains, sur l’inflation des moyens de destruction. Ils reconnaissaient, contrairement à leurs parents et grands-parents que la technologie amenait la terre à sa perte. Mais ils affirmaient qu’avec la science et la réflexion, elle était le seul instrument pouvant inverser ce mouvement.

    Je leur avais dit que ma génération ne s’était pas posé la question, jugeant la terre inépuisable. Comme j’évoquais la possibilité d’un mouvement irréversible vers la fin du cycle terre-oxygène-humanité, ils refusèrent sans état d’âme mon pessimisme, voyant seulement dans mes arguments une raison de plus de lutter pour la vie grâce à la science.

    Ce fut donc cocasse, lorsqu’après un pique-nique sur le quai d’Yvoire, nous avons retrouvé à Nernier la famille Hovasse sur la plage Duchesne. Jean-Marc, Sophie, Martin (17 ans) et Pauline (15 ans).

    Nernier, le charmant village romantique de mon enfance est aussi désert qu’Yvoire est touristique. Dans ce lieu enchanteur, la science laisse la place à la méditation, au silence. Alphonse de Lamartine y a séjourné durant trois mois en 1815 pour fuir l’enrôlement de Napoléon de retour de l’île d’Elbe. Difficile de négliger le poète en présence de Jean-Marc, responsable du département romantique de la Sorbonne !

    Nos scientifiques furent un peu largués. Devant l’azur de l’eau et du ciel, dans la brise qui frisotait le lac, après un bain qui avait apaisé nos muscles fatigués par la marche, nous avons récité :

    Souvent pour s’amuser les hommes d’équipage

    Prennent des albatros, vastes oiseaux des mers

    Qui suivent, indolents compagnons de voyage

    Le navire glissant sur les gouffres amers

    Apollinaire a suivi, pour le plaisir :

    Sous le pont Mirabeau coule la Seine

    Et nos amours t’en souvient-il

    Vienne la nuit, sonne l’heure

    Les jours s’en vont, je demeure

    Pauline, gracieuse, a repris son père :

    — Papa, tu as oublié un vers :

    La joie venait toujours après la peine

    Martin venait lui aussi de passer brillamment son bac. Il m’a semblé plus polyvalent que les garçons, en tous cas que Bastien. Il a évoqué les sujets littéraires à étudier pour sa rentrée en prépa scientifique.

    Pour le retour, nous avons embarqué sur une vedette à Nernier. Plus petite, plus adaptée aux traversées modernes, elle avait tout de même son charme. Les garçons observèrent davantage le lac. L’arrivée sur Nyon et les drapeaux du débarcadère les intriguèrent. Nous avions changé de pays, de monnaie, nous avions quitté l’Europe aux étoiles blanches sur fond bleu.

    Après avoir regagné la voiture sur le parking du haut de la ville, six kilomètres plus loin, nous avons retrouvé la France et le pays de Gex, une parfaite illustration de la complexité des frontières dans notre région!  


  • Les garçons

    Tout autre chose !

    Après deux jours seule, sans Gilles, parti pour jouer les Suppliantes à Argenton, Noé et Bastien sont arrivés avec leurs dix-huit ans pleins d’avenir.

    Mes deux jours de solitude se sont écoulés, paisibles, à petite vitesse. J’ai installé mon atelier, j’ai déambulé le long de la promenade aménagée par la commune sur l’ancien tracé du chemin de fer Bellegarde-Divonne. Silence, méditation devant les crêtes du Jura.

    Toujours pas de pluie. Quelques nuages d’orages secs. Un été bien étrange. Les champs sont jaunes, les jardins potagers vides, des feuilles mortes jonchent la chaussée. On n’avait jamais connu pareille sécheresse.

    Aux actualités, les problèmes agricoles ont remplacé le Covid et la guerre en Ukraine. Conséquence d’une année agitée, l’inflation galope. On nous promet des restrictions de chauffage pour cet hiver, difficile d’y penser quand la canicule sévit depuis plusieurs semaines.

    Ce fut un plaisir dans ce contexte un peu morose de voir débarquer les garçons du car.

    Ils avaient déjà programmé leurs journées et dès le lendemain, après un plongeon matinal dans un lac agité par la bise, ils sont allés en autobus visiter Genève et le musée horloger de Patek et Philippe. Il faut dire que Bastien est passionné par la technologie et veut devenir ingénieur. Au retour, il a dit :

    — Tous ces rouages sont véritablement incroyables, si petits et si nombreux. Sont-ils fabriqués à la main ou moulés ?

    Je n’ai pu que lui répondre :

    —  On voit parfois à la télévision des horlogers, les coudes posés sur une table haute, des lunettes spéciales sur le visage, saisir et placer dans la coquille de la montre de minuscules éléments avec des pincettes. Comment peut-on faire des choses pareilles ?

    Bastien resta songeur, imaginant peut-être déjà de nouvelles techniques.

    Au retour, ils se sont mis à la cuisine. Crumble de ratatouille, légumes finement coupés et cuits à très petit feu, fondant dans la bouche. Et le soir, Noé nous a pilés au scrabble. Il faut dire qu’il y joue tout le temps sur son mobile.

    Le lendemain et le surlendemain, ils sont montés dans le Jura. Six et sept heures de randonnée. Des réservoirs en plastique placés dans leurs sacs à dos sont reliés à un tuyau qui leur permet d’aspirer l’eau sans avoir à sortir la gourde et à dévisser le bouchon. Malin !

    Chaque soir, ils ont encore cuisiné : galets bretons, crêpes…. Leur amitié fait plaisir à voir. Gilles est revenu d’Argenton et leur vitalité réjouit nos vieux jours sans nous fatiguer.

    Demain matin, ils vont élaguer le prunus, tailler la haie de troènes et répandre le nouveau gravier sur le textile qui empêche les mauvaises herbes de pousser.

    Demain après-midi, nous avons l’intention de traverser le Léman en bateau à roues pour faire un tour en Savoie. Une nouvelle aventure !

    Et je peins… À peine le temps d’aller vers vous, chère lectrice, cher lecteur, dont je ne sais à peu près rien, mais qui comptez beaucoup pour moi !


  • Alain

    À l’automne dernier, alors qu’il séjournait à Minorque, Bernard a fait une mauvaise chute et s’est cassé une vertèbre. Il s’en est suivi de terribles douleurs, un difficile retour en avion et une opération. À la mi-juillet, Nelly a téléphoné qu’il venait de retomber et qu’on ne pourrait pas se réunir comme chaque année avec Alain et Laurette avant au moins un mois. Après de nombreux échanges de mails, nous avons convenu avec ces derniers de nous nous retrouver tout de même à la buvette du port de Tannay pour déjeuner à quatre au bord de l’eau. Depuis plusieurs années, nos rencontres du fait de l’âge deviennent de plus en plus compliquées.

    Alain n’est pas toujours en forme. Le regard sur le lac, il peut disparaître sans qu’on sache où son esprit s’est envolé, refuser ou accepter une proposition sans motif bien repérable.

    L’ami que nous avions connu rieur et vif, cet amoureux du lac et des Puces de Plainpalais s’estompe peu à peu. Il vit désormais dans un Ehpad à côté de Genève, son épouse Laurette loge dans une structure contigüe pour personnes valides, ce qui leur permet de se retrouver chaque jour. Elle s’absente de temps en temps. Elle venait d’un festival de musique baroque en Valais, toujours un peu inquiète d’avoir à le laisser.

    Où a-t-elle pris le courage d’affronter la circulation genevoise pour se rendre sur notre rive ? Ils avaient vécu à Tannay autrefois des aventures en bateau. Nous connaissions un peu ce lieu dans le canton de Vaud, un port charmant et une buvette-restaurant à l’ombre, les pieds dans l’eau, avec une vue magnifique sur la chaîne des Alpes.

    Nous sommes partis très en avance pour nager avant le repas.

    Horreur !

    Un chantier avait remplacé le port. Des énormes machines dressaient des trépans de vingt mètres de hauteur, des skrappeurs, d’immenses grues articulées creusaient, grattaient, entassaient d’énormes pierres les unes sur les autres dans un bruit assourdissant. Comment était-ce possible ? Quand Laurette avait réservé, ne l’avait-on pas prévenue ?

    J’ai laissé Gilles dans la voiture et je suis allée me renseigner au bar :  le chantier s’arrêtait seulement une heure à midi. Juste le temps de choisir son menu et d’être servis ! Nous sommes partis repérer un autre endroit un peu plus loin, mais la plage était bondée et la petite buvette très bruyante. Nous sommes revenus à Tannay. Le chantier stoppé, nos amis s’étaient installés sur la terrasse et nous attendaient. Après les avoir rapidement salués, je leur ai dit :

    — Nous sommes venus tout à l’heure. Impossible de rester, ça fait beaucoup trop de bruit ! Gilles est dans la voiture, on file à Versoix !

    — Nous connaissons la patronne, on s’est déjà dit bonjour. On ne peut pas lui faire ça ! a dit Laurette.

    — Ne t’inquiète pas, je prends tout sur moi, il faut partir !

    Alain n’avait rien compris, il résista un peu :

    — Je suis très bien ici !

    Laurette a fini par se ranger à notre avis :

    — Va avec Martine et Gilles. Je vous suivrai.

    Nous sommes passées devant la patronne et je lui ai expliqué :

    — Dans l’état de mon ami, il ne supportera pas le bruit.

    — Il faut bien que je gagne ma vie ! répondit-elle penaude.

    Lorsque nous avons rejoint Gilles sur le parking, elle a lancé :

    — Je vous comprends !

    C’est ainsi que nous nous sommes retrouvés au Club nautique de Versoix, au-dessus du lac et du port, dans l’air frais d’une petite bise. Alain y avait eu un voilier au mouillage et le passé est remonté, intact. Il nous raconta ses aventures sur le Léman, mais aussi en mer, le naufrage auquel il avait échappé de justesse au large de l’Ecosse. Et nous avons eu le plaisir de retrouver notre ami d’autrefois. À la fin du repas, il ne voulait plus s’en aller.

    — Dis-moi, Alain, ce matin, tu étais partant ?

    Avec la crainte de nous blesser, il avoua :

    — Pas vraiment !

    Laurette confirma. Mais lorsque nous sommes revenus au parking, elle nous confia avec une certaine émotion :

    — Il ne faut pas se leurrer, on ne pourra pas recommencer.

    Nous avons encore flâné, assis tous les quatre sur un banc au-dessus des bateaux. Alain avait retrouvé ses blagues d’autrefois. Mais il fallait partir et ne pas tenter le diable ! C’est en riant que nous nous sommes quittés.

    Le lendemain, Laurette nous a envoyé un mail :

    — Parfois, on se dit : YES WE CAN.


  • La maison s’est vidée

    Julien est reparti dimanche avec son fils. Thomas a apprécié son stage d’escalade. Des circonstances variées, dont le Covid, avaient réduit les effectifs du groupe. Ils n’étaient donc que trois avec le moniteur pour grimper dans les Alpes au Salève, dans le Jura à Mijoux ou vers Saint Claude.

    Nous les avons laissés aller à Grenoble et nous ne l’avons pas regretté. Ils ont tourné avec Eve et sa famille dans les quartiers de street art et je dois dire que rien que d’y penser la vue de ces grandes fresques murales me dépriment un peu, alors dans cette chaleur – la température frôle les 38° – j’aurais eu du mal à supporter leur omniprésence. Ils sont revenus ravis malgré les piqûres de moustiques qui ponctuaient les mollets de Thomas.

    Samedi soir, nous étions invités par Laura et Nicolas à un « apéritif-dînatoire », très éclectique comme souvent dans le Pays de Gex. Laura est écossaise et son mari britannique. Au frais dans leur petit jardin côté Jura, nous avons retrouvé leurs voisins : une Bulgare et son compagnon un Danois (plus que fier de la victoire de son compatriote au Tour de France), un couple de Britanniques, Jill et Tony, lui est historien (mécontents du Brexit), nos amis et voisins communs Denis et Jacqueline plusieurs fois  évoqués ici (Denis, très récent retraité) et enfin nos folkloriques tatoués, boucle à l’oreille, Olivier et Stéphane.

    Conversations variées. Ces derniers au physique de malabars hébergent douze chats qui les saluent alignés et assis sur leur derrière, pattes repliées chaque matin avant leur départ pour le travail. Ils soignent aussi une centaine d’oiseaux dans une grande volière, dont une trentaine « d’inséparables ».

    Nous avons évoqué le piano de Nick et ses gammes. Il craint toujours d’embêter les voisins et Laura a dit :

    – Quand il fait ses exercices, je m’en vais !

    Jacqueline et moi avons assuré qu’il ne nous gênait pas. J’ai dit :

    – Et même, j’aime bien.

    J’ai ajouté :

    – Mais, de temps en temps, Nick,  juste pour nous faire plaisir, tu pourrais peut-être jouer une pièce en entier ?

    Il a ri et Laura a expliqué en montrant ses propres doigts :

    – Vous comprenez, il n’est pas content parce que son majeur et son annulaire ne sont pas assez indépendants l’un de l’autre !

    Antoine et Céline n’avaient pas pu venir, car ils étaient invités à une soirée costumée, Laura n’avait pas très bien compris sur quel thème. Antoine passe parfois au-dessus de nos jardins en ULM et j’ai fait remarquer qu’on se sentait un peu espionnés. Jacqueline a approuvé et a ajouté :

    – En fait, c’est Nicolas depuis son salon en belvédère qui observe et sait tout sur le village. Intelligence Service.

    Nous avons hélas dû partir un peu trop vite, car nous voulions profiter de nos derniers moments avec Julien et Thomas.

    Dimanche soir, après le départ de Julien, ce sont Wilfrid, Agnès et leurs enfants qui sont venus au frais dans notre jardin.

    Armand a terminé victorieusement sa première année à l’EPFL, École Polytechnique Fédérale de Lausanne (une des meilleures écoles d’Europe). Armand, un grand gaillard de 80 kilos, paisible et peu bavard d’habitude, nous a raconté le travail intense, les camarades et les pâtes à toutes le sauces qu’il se cuisine chaque soir. Il nous a aussi expliqué dans le détail la différence entre la mêlée et le rock (j’ai surtout compris pourquoi je ne comprenais rien aux règles du rugby).

    – Ce que j’aime le plus, a-t-il dit, c’est le placage. Je cours le plus vite possible vers l’adversaire et je lui rentre dedans tête baissée. J’adore le choc.

    – Tu as un casque ?

    Il m’a regardée étonné, avant de comprendre ma question :

     – Pas la peine.

    – Tu t’es déjà fait mal ?

    Il a hoché la tête avec indifférence. Armand a fait partie des équipes nationales junior ! Quand il a arrêté d’aller à Oyonnax pour se consacrer à ses études, il s’était déjà cassé plusieurs os et le nez.

    Agnès et Lise voudraient bien apprendre les rudiments du bridge. Mais nous avons à peu près tout oublié et les règles d’annonces ont considérablement changé depuis notre jeunesse joueuse. On verra bien… avec l’aide d’Internet… Il faut déjà qu’on achète des cartes neuves, les nôtres ne glissent plus après des années de rami avec les petits-enfants.


  • Chaleur et famille

    Les enfants et petits-enfants sont arrivés jeudi soir pour quatre jours, Ève, Emmanuel, Noé et Marius.

    Ils ont fêté mon anniversaire : un tiramisu, la nouvelle édition du dictionnaire du scrabble. Une année de plus. Comment est-ce possible ? Parfois, je me dis que les ans pèsent. D’autres fois, j’estime qu’il y a du bon à vieillir, même au-delà de quatre-vingts ans : plus de sagesse, moins de préjugés. Cueillir le jour n’est pas si mal, et le présent offre des surprises qui font vivre, comme un message affectueux, un bain dans le Léman entre deux bises, une petite heure de causette avec les voisins.

    Noé a brillamment réussi son bac et grimpe dans les montagnes du Dauphiné avec ses amis. Marius grandit ce qui semble fatigant. Il reste souvent dans sa chambre à discuter avec ses amis via internet. Ils font des constructions auxquelles je ne comprends rien.

    Les parents se sont reposés et ont beaucoup marché malgré la chaleur. La France est en état de canicule, mais ici la maison demeure fraîche pour le moment, grâce à la bise qui souffle sur le lac.

    La nuit du 14 juillet, nous sommes montés sur la colline de Vesancy en lisière de forêt pour voir se lever la lune. Une « grosse » lune. Nous avons grimpé au-dessus de la chapelle de Riantmont. Un troupeau d’une cinquantaine de jeunes vaches nous a dépassés, d’abord tranquillement, puis au galop. Inquiétant dans le crépuscule et j’ai songé au défilé des aurochs de la grotte de Lascaux, le bruit puissant des sabots en plus ! La lueur derrière le Jura s’est estompée pour laisser la place à une nuit lumineuse agrémentée de quelques étoiles. Et dans la plaine qui s’étendait jusqu’aux Alpes, les villages scintillaient, Genève et son aéroport brillaient. On distinguait très bien le panache éclairé du jet d’eau.

    Tout le long du Jura et des Alpes, des feux d’artifice ont démarré, se sont éteints, d’autres leur ont succédé. La France célébrait dignement sa fête nationale. Noé et Marius qui étaient montés plus haut nous ont téléphoné qu’ils en voyaient sept de l’autre côté du Léman, vers Évian et Thonon

    Et nous avons attendu l’arrivée de la lune, à se demander si elle viendrait jamais… Le ciel a rougeoyé au-dessus des arbres. Un point lumineux est apparu, son arrondi a dessiné les pointes des Dents du midi, puis elle s’est levée, mystérieuse et impériale, dans le silence de la montagne. Cérémonie à l’échelle de l’univers qui nous a laissés muets, perdus dans nos pensées.

    Nous sommes redescendus jusqu’à la voiture, prosaïquement éclairés par le flash de nos portables.

    Julien est arrivé de Nogent avec Thomas pendant qu’Ève et sa famille se promenaient à l’ombre, le long de la Versoix. Ils ont discuté de choses et d’autres un petit moment, mais Covid oblige, ils ne pouvaient pas rester ensemble dans la maison. Nous nous reverrons tous samedi prochain à Grenoble dans la journée. Les aléas des vacances depuis trois ans !

    Thomas est inscrit à une école d’escalade. Son ami Gaël n’a pas pu venir, testé positif avec une otite l’avant-veille de leur départ. Quel dommage, un si gentil garçon ! Il démarre le matin à 9 heures et rentre le soir à 5 heures. Son père travaille, bien que la connexion soit depuis quelque temps assez défectueuse. Gilles et moi continuons de nous baigner tous les matins, à l’abri de la digue de Versoix lorsqu’il y a trop de vent. L’eau est bonne, un peu fraîche comme je l’aime !


  • Installation à Tougin.

    A Versoix.

    Ouf ! Nous voilà à Tougin. Une nuée de touristes, la raréfaction des rames de métro et la vie à Paris devenait de plus en plus difficile. Le dernier retour de l’atelier fut particulièrement pénible. La ligne 8 traverse les sites les plus fréquentés de la capitale, l’Opéra, la Concorde, les Invalides, la Tour Eiffel.

    Les amis partis, les activités suspendues, tout s’était arrêté pour deux mois. Mais le rendez-vous de routine chez mon médecin ayant été repoussé sans explication, nous avons dû retarder notre départ. Après une heure et demie dans la salle d’attente bondée, je lui ai demandé ce qui lui était arrivé.

    — Le Covid ! J’ai attrapé le Covid et maintenant je suis débordée, je ne parviens plus à gérer mes patients !

    Nous sommes partis le lendemain. Par chance, la grève de la veille n’avait pas été reconduite… Le voyage m’a paru plus long que d’habitude, tellement j’avais hâte d’arriver. Pourtant le TGV avait repris le trajet de Nantua, plus court, obstrué durant six mois par un éboulement de terrain.

    J’ai mis tout de même plusieurs jours avant de réaliser que nos nuits étaient plus reposantes, plus fraîches, que les oiseaux chantaient, qu’on respirait mieux, qu’on avait tout le temps devant soi. Dès le lendemain matin, nous sommes allés au Léman, mais une grosse bise soufflait, charriant des vagues et des moutons. Un grand bol d’air, superbe mais pas baignable ! C’est ce vent, devenu mistral ou tramontane dans le midi qui attise les feux dévastant ces temps-ci forêts, garrigues et maquis par milliers d’hectares en raison de la sécheresse exceptionnelle qui sévit depuis le printemps.

    Le jardin ne se portait pas trop mal. Nous avons sorti la table de bois, les chaises et le parasol, extirpé les pissenlits, arraché les mauvaises herbes, arrosé ce qui restait de fleurs. Et nous prenons tous nos repas dehors à commencer par le petit déjeuner. Rien que de très banal, mais tellement différent de notre vie parisienne ! Nous avons reçu le nouvel amplificateur que Gilles met au point pour écouter de la musique, un des agréments de Tougin. Je me suis remise au piano avec la même maladresse et le même plaisir. Voilà tout ! Je peux ajouter que nous allons nous baigner chaque matin dès huit heures pour éviter le remue ménage de l’école de voile. Nos muscles commencent à se dérouiller. Une vie tranquille en attendant l’arrivée des enfants.

    Nous sommes tout de même allés dimanche retrouver Hervé et Véro à Bioléaz au-dessus du lac du Bourget dans le Valromey, une région que nous ne connaissions pas. Un désert. Sans le GPS, nous ne serions jamais parvenus à destination. Une centaine de kilomètres, pour les deux tiers sur des routes tournantes et étroites, mais magnifiques. Nous avons traversé le Rhône sur le barrage de Génissiat. Cela m’a rappelé le carnet de navigation de mon père : il l’avait descendu dans les années 1930 depuis le Pays de Gex jusqu’à Donzère-Mondragon, via Lyon et Valence avec son neveu Albert Mounier. Ils avaient porté à bout de bras le canoé pour passer Génissiat. Imaginez son poids, acajou et rivets de cuivre ! J’avais cru ce carnet perdu, il avait ressurgi au dessert dans les mains de Marc lors de notre dernier déjeuner familial de Livilliers.

    Hervé gardait la maison de son beau-frère Éric pendant que le couple faisait une croisière vers le Spitzberg. Une vaste maison dans un village traditionnel accroché à la pente. Une vue qui portait loin vers le massif des Bauges, si paisible que nous n’avons pas jugé bon de bouger. Après le repas et le café, nous avons savouré une sieste bienfaisante. Nous avons gigoté dans la piscine. Nous avons ensuite discuté sur la terrasse de tout et de rien, mais surtout de politique. Mon frère est très impliqué dans la vie publique d’Élancourt et de Saint-Quentin-en-Yvelines. Nous avons évoqué son fils, gravement atteint du Covid en 2021 et resté pourtant farouchement antivax et complotiste. Nous avons constaté que la logique n’a pas cours dans ce domaine. J’ai pensé aux nombreux contes fantastiques qui ont de tout temps surgi durant les épidémies.

    Un couple ami devait accompagner Éric et son épouse au Spitzberg. Testés par obligation la veille de leur départ, ils s’étaient découverts positifs. Leur voyage avait été annulé et non remboursé. Encore un alea des années Covid !


  • Derniers jours à Paris.

    Une fois de plus réfléchir à ce qu’on doit apporter à Tougin, remplir les clés USB. Je range l’atelier, je réunis les couleurs, aquarelles, huiles, papiers, tout le nécessaire pour deux mois, avec comme d’habitude, l’impression d’oublier quelque chose.

    Et comme d’habitude, après la nostalgie de devoir quitter Paris, s’installe le désir de retrouver les montagnes, le lac, un air plus respirable, des nuits fraîches, mon village, mes voisins, les petits soucis du jardin, les repas dehors et surtout de me retrouver pour un temps loin des ambitions de la grande ville, près de la réalité du temps qui passe et de la relativité de la nature humaine au contact d’une nature qui ne trompe pas

    C’est ainsi qu’hier, nous sommes allés voir la performance de Lina Lapelytè, « The Mutes » au centre Lafayette Anticipations. J’ignorais l’existence de cette fondation au cœur du Marais et encore plus celle de la performeuse, jeune lauréate du Lion d’or de la biennale de Venise de 1919, une ancienne violoniste. Célia venait d’y trouver du travail et je voulais en profiter avant de partir pour faire un plongeon dans le monde sophistiqué de l’art contemporain qu’elle affectionne et que je comprends mal.

    Le dimanche avait rempli les rues d’une foule de touristes, mais c’est dans une rue presque déserte que nous avons fini par trouver ce « lieu » comme on désigne aujourd’hui les espaces culturels, un ancien entrepôt des énormes chapeaux vendus au BHV à la belle époque. Entièrement remanié par un architecte international, aéré, sobre, c’est un exemple des nouveaux musées construits à prix d’or, dont les matériaux de verre, de métal gris et de ciment lissé font penser aux abbayes cisterciennes. Une perfection que je juge toujours un peu intimidante.

    Nous avons été reçus par la « médiatrice », le nom donné aux guides de ces expositions dont il faut expliquer le pourquoi du comment. Ravissante, souriante, elle s’est lancée pour nous deux, seuls participants à la visite, dans un discours d’où émergeaient des mots comme « performeurs, chanter faux, ortie, inconfort ». En effet, nous entendions des psalmodies disgracieuses provenant d’une ingénieuse plate-forme mobile au-dessus de nos têtes, accompagnées de grincements, sons classiques dans ce genre d’endroit. Elle nous donna un livret explicatif.

    La performeuse avait fait un casting pour sélectionner les voix les plus fausses possible, comédiens ou monsieur et madame Tout-le-Monde.

    — Je crois que j’aurais eu mes chances, lui ai-je confié.

    Elle mit quelques secondes à comprendre et se risqua à un sourire timide.

    — La performeuse voulait montrer qu’on peut chanter faux, contredire l’harmonie, montrer la valeur de la dissonance.

    Moi qui aime tant l’harmonie !

    — Pour insister sur la valeur de ce qui dérange, elle a installé des orties, vous allez voir… et aussi des bancs inconfortables…

    — …Elle veut prouver que tout le monde ne chante pas juste, qu’il y a de la place pour les gens qui chantent faux, qu’il y a de la place pour l’inconfort… qu’on peut même y trouver une certaine valeur.

    Ah bon ! Pourquoi pas ?

    — La performance dure quarante minutes, mais vous pouvez rester le temps que vous voulez. Nous discuterons en redescendant.

    Nous avons grimpé les marches et nous sommes retrouvés dans l’univers figé des performances, ce cérémonial sacralisé qui laisse le public immobile et sans voix. Il y avait là une vingtaine de personnes. Nous avons tourné autour de plantations d’orties, nous nous sommes assis sur des bancs qui rayaient les fesses. Des performeurs déambulaient dans une chorégraphie d’évidence réglée au cordeau, le nez en l’air, mornes, le regard dans le vide. Ils s’arrêtaient de temps en temps devant un micro et sur un ton faux et monocorde récitaient des textes exprimant des malaises variés, incommunicabilité, espoirs déçus, etc. Quand ils se sont réunis une bonne dizaine en groupe choral désaccordé, il ne restait plus sur les bancs que trois pelés et quatre tondus.

    De retour au rez-de-chaussée, nous avons poliment commenté la performance avec la médiatrice un peu inquiète de nos réactions, puis nous avons bu un verre avec Célia, aussi impeccable et policée que le lieu. Au bar, la jeune fille (également jolie) nous a avoué qu’elle avait les oreilles en compote en fin de semaine. Pour une performance nommée « Les Muets » ! La conceptrice (la trentaine, élégante et belle) est apparue à la porte, mais elle ne s’est pas présentée.

    Nous nous sommes arrêtés pour dîner derrière le Centre Pompidou sur une terrasse d’un boui-boui un peu moins bondé que les autres. Quel plaisir ce fut d’entendre rire de bon cœur la petite serveuse noire, tresses en bataille, et en partant nous lancer avec un sourire lumineux, d’une voix claire et musicale :

    — J’espère que ça vous a plu ? Bonne soirée et bonnes vacances !

    Par la suite, j’ai pensé à la chanson de Boris Vian : Fais-moi mal, Johnny, qui se termine par :

    Maintenant, j’ai des bleus plein les fesses

    Et plus jamais je ne dirai :

    Fais-moi mal, Johnny, …