Le Carrefour.
Paris s’anime. Dimanche, beaucoup de monde dans le jardin du Palais-Royal. L’herbe est coupée, mais le sol n’est pas encore ratissé. Les roses fanées ont été ramassées. Un grand événement se prépare dans la cour du ministère de la Culture à côté des colonnes de Buren. Des structures métalliques, un podium, de gros câbles électriques. Pour la fête de la musique ? Ce serait une première depuis l’année dernière. Contraste saisissant, il y a dix jours, les lieux étaient déserts comme abandonnés.
Hier soir, le discours du président de la République a autorisé l’ouverture complète des bistrots et restaurants. J’ai retrouvé Danièle au Carrefour à côté du Bazar de l’Hôtel de Ville et nous nous sommes installées à l’intérieur, près d’une baie grande ouverte. Autour du carrefour qui a donné son nom au café, une noria de camions, un remue-ménage de voitures renouaient avec le bruit et les embouteillages d’avant confinement. Danièle jouait au flipper. Elle s’y est mise avec passion après une opération du genou qui l’a coincée durant de longs mois. Elle y a trouvé une fraternité, des compagnons de jeux originaux, hauts en couleur, issus de toutes les franges de la société, et aussi des internationaux installés dans le Marais. Danièle traduit l’œuvre de Byron, un travail de longue haleine. Ses traductions sont publiées aux éditions Otrante.
Juste avant le confinement, elle a rapidement pris quelques photos des habitués de ce bistrot, un des derniers de Paris où l’on peut se retrouver entre collègues ou amis debout devant le zinc à siroter un café ou un petit blanc. Elle a eu tout le temps de les peindre pendant ses deux mois et demi de confinement. Portraits spontanés pleins de vie et d’empathie pour ses modèles. Elle les avait apportés, suscitant une certaine agitation autour d’elle. L’un d’eux en était tout ému.
Des nouvelles de Sally. Contrairement à ce que je croyais, San Francisco est encore en confinement. Ils ne peuvent pas voir leurs enfants et petits-enfants. Juste à la sauvette sur le trottoir. C’est peut-être sage, puisque l’épidémie redémarre à Pékin et que nos neveux Damien et Minh sont immobilisés par un confinement strict à Singapour.
Nous attendons les élections et nous partirons le lendemain pour Tougin, sans savoir ce que l’avenir nous réserve. La frontière suisse s’est rouverte en début de semaine. Nous aurons la joie de revoir nos amis et d’aller faire un tour au bord du Léman.
Pour le moment, je vais à l’atelier en me battant contre les stations de métro fermées et les attentes d’autobus. Beaucoup de marche à pied. J’ai tout de même commencé un grand ciel d’été et je prépare doucement ma transhumance annuelle. Matériel de peinture, clés USB… Il faut penser à tout.
Les promenades dans le Jura et les baignades dans le lac seront les bienvenues. Si le temps s’y prête…
L’incendie de la Grande Poste.
La semaine dernière, je rentrais de l’atelier plutôt fatiguée. On n’est pas autorisé à prendre le métro après 16 h, pour laisser la place aux travailleurs munis d’attestations. J’avais du me dépêcher et la fermeture de beaucoup de stations m’oblige à des détours et des marches à pied interminables.
À la sortie Louvre-Rivoli, la circulation des autobus était interrompue. Des policiers s’agitaient sous le soleil afin d’empêcher les voitures de s’introduire dans la rue du Louvre, mais la rue de Rivoli seul dégagement possible était impraticable, réservée aux seuls taxis, autobus et bicyclettes depuis le début du confinement. Il en résultait un sac de nœuds, des klaxons et de l’énervement. Habituée aux embarras de Paris, je ne me tracassais pas outre mesure et je remontais la rue du Louvre. Cependant, plus j’avançais, plus elle s’encombrait. J’arrivais devant la Bourse du commerce, en chantier comme la Grande Poste sa voisine : deux bâtiments en rénovation destinés l’un à un musée d’art contemporain, l’autre à une sorte de multiplex dont le projet avait provoqué des pétitions pour la protection de son architecture exceptionnelle. Passée la place des Deux Écus, des soldats en treillis, mitraillettes en bandoulière et béret sur la tête fermaient le passage.
Ils m’annoncèrent qu’il y avait le feu dans le chantier de la Grande Poste. Impossible de continuer, même à pied, à cause d’un risque d’explosion. Grand Dieu ! Je bifurquai vers la Banque de France, mais la rue du Coq Héron était également gardée par des militaires. Je me glissai rue de la Vrillière pour atteindre la place des Victoires par l’ouest. j’arrivais enfin à l’entrée de la rue Étienne Marcel, laquelle était fermée par un ruban de plastique rouge et blanc. On voyait au bout de la Grande Poste, du côté de la rue Montorgueil, une énorme flamme surgir du rez-de-chaussée. Elle était combattue par des jets d’eau qui s’élevaient jusqu’au troisième étage en panaches impressionnants. Plus d’une centaine d’ouvriers masqués, casqués de jaunes, gilets fluo étaient groupés devant chez nous dans le respect des distances de sécurité. Un policier interdisait le passage. Je lui montrai l’immeuble afin qu’il me laisse passer. Il me dit que ce n’était pas possible et qu’il valait mieux que je parte. Il s’agissait d’une fuite de gaz.
Je téléphonai à Gilles, qui m’avait laissé un message. Il apparut à la fenêtre, je lui fis des signes et je le montrai au policier.
– Vous voyez bien que j’habite là. Regardez, c’est mon mari !
– Il ferait mieux de rentrer dans l’appartement. Si ça explose, il risque d’être blessé par les vitres.
Ce que je lui transmis. J’ajoutai que j’allais attendre que tout s’apaise dans l’église Notre-Dame des Victoires. Il s’éclipsa.
Rue du Vide-Gousset, une des plus petites de Paris, je fus hélée par une voisine tranquillement assise à une terrasse de café improvisée sur la chaussée en raison des règles sanitaires qui accompagnent le déconfinement. Elle non plus n’avait pas eu le droit de retourner chez elle.
Dans l’église, après m’être désinfecté les mains avec le gel hydroalcoolique à disposition sur une table, je me suis installée sur un banc dont les distanciations étaient matérialisées par du papier collant
À ce moment, mon téléphone sonna. Gilles me demandait des nouvelles. Comme je lui racontais les propos du policier, une religieuse s’approcha. Je ne l’avais pas vue arriver. De son visage masqué, seuls émergeaient un front et des yeux décolorés par l’âge. Dans le silence de la nef, recouverte de sa robe de bure, le voile lui cachant les cheveux, elle me fit penser à un fantôme. Du doigt, elle désigna mon téléphone.
Je chuchotai aussitôt :
– Excusez-moi, ma sœur. Il y a un incendie dans le quartier et je voulais rassurer mon mari.
Rien n’indiqua qu’elle connaissait l’existence du sinistre. J’ajoutai, un rien tartuffe :
– J’espère que le Bon Dieu nous protègera !
Elle approuva d’un hochement de tête et s’éloigna comme une ombre.
Je suis restée une demi-heure à méditer, à regarder les quelques personnes qui priaient dans la pénombre, à écouter la rumeur étouffée de la ville. Il faisait frais, j’étais bien.
À la sortie, on ne voyait plus rien d’anormal, sauf les ouvriers, maintenant assis sur le sol. Un voisin a décroché son vélo d’un lampadaire et nous sommes entrés tous les deux sous le porche avec l’autorisation du policier. À l’arrivée, Gilles était au fond de l’appartement, les fenêtres sur la rue grandes ouvertes. Il me dit :
– Une habitude durant la guerre, pour éviter que les bombardements ne soufflent les vitres…
Déconfinement (4).
Le déconfinement s’est accéléré. On peut désormais voyager dans toute la France. Les jardins publics rouvrent, à condition des respecter les distanciations. Seule la région parisienne demeure en zone orange. Les consignes du métro restent en usage : l’utiliser le moins possible, suivre les instructions de traçages, attestation de l’employeur aux heures de pointe, masque obligatoire. Je vais à l’atelier aux heures creuses, ce qui me laisse peu de temps pour travailler et je ne parviens pas à redémarrer véritablement. Un peu de vague à l’âme…
Beaucoup de stations sont fermées, ce qui oblige à d’incessantes alternances entre bus et métro, à des marches qui nous rappellent les grèves de l’hiver. Dans l’ensemble, les gens sont prudents et solidaires. L’autre jour, un chauffeur d’autobus me faisait ses confidences sur le temps où il roulait à vide sur tout son parcours. Il conseillait de se méfier des barres de maintien. J’ai ma petite fiole de gel hydroalcoolique dans la poche.
Une voisine, une chirurgienne à la retraite m’a dit dans la cour : « Vous ne trouvez pas qu’on en rajoute un peu ? » Qui croire ? Elle ne portait pas de masque. Mais le lendemain, je la rencontre sur le trottoir, masquée. Je lui dis « Cette fois-ci vous le portez ! » Elle réplique, péremptoire : « Toujours ! » Plutôt que de chercher une explication, mal venue dans ces temps d’improvisation, je lance : « Déformation professionnelle ! » et je devine qu’elle rit derrière son masque.
Samedi, tour du quartier de Saint-Germain-des-Prés. Pris des nouvelles des uns et des autres. Chacun essaie de faire bonne figure. On se dit qu’il y a plus malheureux que soi. On ne sait pas encore si les galeries déjà en mauvaise posture du fait des événements précédents pourront correctement redémarrer. Beaucoup de flâneurs déambulaient dans les rues. Désir d’échapper aux écrans d’ordinateur ? Les musées sont encore fermés. Les terrasses de café rouvriront mardi avec des distances de sécurité.
Dimanche, le jardin du Palais-Royal a ouvert ses grilles. Deux mois et demi que, condamnés au bitume des trottoirs, nous le regardions depuis les galeries comme un paradis perdu. Le jardin du Palais-Royal, c’est notre jardin, à l’abri du bruit de la ville, espace intime et harmonieux. C’est là que nous savourons les premiers rayons du printemps, c’est là que nous pouvons lire agréablement installés sur des fauteuils dont certains sont dédiés à des auteurs qui l’ont fréquenté, sièges solos, sièges duos. Nous l’avons vu changer de saison, nous avons vu pousser les feuilles de ses tilleuls. La fontaine a longtemps poursuivi sa chanson dans le grand bassin rond du centre, puis elle s’est arrêtée, sans qu’on sache pourquoi. Les oiseaux s’en donnaient à cœur joie, les rosiers ont fleuri, mais les fleurs fanées n’ont pas été coupées, le gazon des plates-bandes s’est mêlé de plantain, les allées se couvraient de détritus emportés par le vent. Les jardiniers l’avaient déserté, d’abord confinés chez eux, ensuite probablement pour éviter d’encombrer les transports en commun.
Nous l’avons traversé en famille (quelle joie !) en fin d’après-midi. Il était bondé, les chaises presque toutes occupées, mais il y régnait ce fond d’inquiétude que nous partageons tous et qui n’est pas prêt de disparaître. Á quand le retour de sa sérénité?
On écoute les nouvelles du monde, de la pandémie qui ne faiblit pas en Amérique du Nord et du Sud. Les émeutes antiraciales qui enflamment les USA nous remuent. La France a tourné pendant tous ces mois en grande partie grâce aux émigrés de fraîche ou de longue date venus d’Afrique, qu’ils soient aides-soignants, brancardiers, infirmiers, médecins ou encore livreurs, nettoyeurs de rue, éboueurs. Saurons-nous leur en tenir gré ? Ces métiers ont toujours été sous-payés en France. Il ne suffit pas de les avoir applaudis aux fenêtres tous les soirs à 20 heures. Mais l’avenir économique mondial n’a jamais été aussi sombre.
Déconfinement (3)
Le déconfinement n’est pas si facile ! Pendant les deux mois d’isolement, l’appartement était un havre de paix à l’abri du coronavirus. Tout ce qui provenait de l’extérieur subissait une désinfection ou était placé en quarantaine. Une fois les mains lavées et les chaussures retirées on oubliait les soucis qui avaient accompagné la sortie, les dangers qui avaient pu surgir au coin d’une rue.
Les deux mois ont passé dans une étrange confiance, les jours se succédaient tous semblables, agrémentés de nombreuses conversations téléphoniques, de messages amusants. Nous partagions impressions ou inquiétudes. Nous participions aux soulagements de la plupart, aux difficultés ou aux souffrances des autres. Il y avait du bon à voir défiler les jours sans s’ennuyer, de prendre son temps pour faire des rangements dans les placards comme dans nos têtes. Une occasion de savoir que nous nous supportions encore après tant d’années de vie commune. Une occasion de se poser des questions. Il y avait bien quelques baisses de régime, mais tellement peu par rapport à la gravité de la situation. Ce fut une bonne surprise.
Mais aujourd’hui, la réalité s’impose. Tout ce qui avait été pensé, vu à la télévision, lu dans internet se confronte aux véritables rencontres et à leurs dangers, tant sur le plan sanitaire, puisque l’épidémie n’est pas terminée, que sur le plan travail. La foule dans la rue, les précautions dans les magasins, les stations de métro fermées, la distanciation des passagers, il faut penser à tout. Des pans entiers de l’univers se sont évanouis. Travail pour beaucoup, tourisme, etc. Continuer comme avant ? Trouver des idées ? Rien n’est simple.
Malgré un fond de déprime à surmonter, des relations à recréer, car le temps du confinement ne nous a pas laissés intacts, des notes d’optimisme se multiplient chaque jour.
En particulier, quel plaisir de voir rouvrir la boutique du fleuriste ! Lui et sa femme font partie du quartier depuis plusieurs décennies. Il y a longtemps qu’ils auraient dû prendre leur retraite. « Nous aimons trop notre métier, bien qu’il soit plus dur qu’il n’y parait. » Les levers à l’aube pour aller à Rungis, la mise en place et l’agencement des plantes et des fleurs, les bouquets, les livraisons dans les bureaux environnants. « La vente, c’est bien peu de chose, par rapport au reste. » Malgré la maladie de Parkinson qui la fatigue et lui fait de plus en plus hocher la tête, elle sourit à chaque connaissance sur le trottoir, il l’aide à la vente en fin de journée et ne manque jamais de lâcher une blague. Gilles leur a acheté hier de magnifiques pivoines blanches. Quel plaisir ! Je ne cesse de les regarder comme un antidote au Covid19, l’espoir de retrouver un peu d’insouciance le plus vite possible.
Ce fut le sujet des conversations avec Tim et Xiaoli, que nous avions invités à déjeuner. Dîner aurait été un peu trop compliqué à cause des transports. Malgré le manque de contact lors de nos retrouvailles, de la distanciation recommandée à table, une délicieuse confiance nous a réunis. Nous avons mis de côté les complications de la vie, nous avons savouré le simple plaisir de l’amitié, le simple plaisir de nos conversations spontanées, un peu débridées, ce qui manque par Skype. Tim, ex-universitaire de français et d’espagnol aux USA a profité du confinement pour apprendre l’allemand, Xiaoli, qui donne des cours de chinois et fait des traductions pour les expositions LVMH, a travaillé en visioconférence. Ils sont amoureux et c’est pour eux l’essentiel !
Déconfinement (2)
La première semaine de déconfinement n’a d’abord rien eu de spectaculaire à Paris. Les gens montraient juste le bout de leur nez. Mais beaucoup plus de voitures circulaient dans les voies principales. Les grands chantiers du centre, la Samaritaine, la Poste, la Halle aux grains avaient redémarré dans le tintamarre des camions et des marteaux piqueurs. Puis les rues s’animèrent. Bicyclettes, trottinettes, planches à roulettes, tout était bon pour éviter de prendre le métro. Les autobus restaient vides. Beaucoup de scooters et de vieilles motos semblaient sortis du fond des garages, pétaradant comme pour effacer le silence des mois précédents au grand dam de mes pauvres oreilles déshabituées au bruit.
Nous avons attendu le vendredi pour sortir du quartier. Gilles avait un rendez-vous de dentiste non loin de l’atelier et nous nous y sommes retrouvés pour un déjeuner frugal. Beaucoup de stations de métro étaient fermées. Il fallut improviser : ligne 1 jusqu’à l’Étoile, puis la ligne aérienne jusqu’à Cambronne. En cette fin de matinée et vu le peu d’usagers, le risque était à peu près nul, masque obligatoire, vérification à l’entrée. Nous en avions trouvé un paquet de cinquante dans la supérette de la rue du Louvre, en dépit des bruits de pénurie. Une signalisation condamnant certains sièges, il était impossible de se postillonner à la figure. La traversée de la Seine sur le pont de Birhakeim à deux pas de la Tour Eiffel me parut à la fois magnifique et surréaliste après ces deux mois de confinement. Gilles était venu en vélo.
Quelle joie de retrouver mon atelier ! J’avais tout rangé rapidement avant le blocage. J’en ai profité pour terminer le nettoyage de l’évier encore imprégné de peinture et pour passer un coup de serpillière sur le sol. Il me fallut rentrer assez vite car après 16 heures, le métro est réservé aux travailleurs avec attestation. Je suis partie bien avant pour éviter la presse. Hélas, l’aventure semble trop compliquée pour démarrer avec suffisamment de concentration le grand tableau que j’ai dans la tête. On verra la suite ! Entre les gilets jaunes, les grèves et l’épidémie de Covid 19, les deux dernières années ne furent guère favorables à mon travail dans l’atelier.
Nous avons invité notre voisin du dessous pour un apéritif. Il était demeuré confiné loin de sa femme pour une histoire de rendez-vous de dentiste. Nous ne nous sommes pas serrés la main, nous étions assis à deux mètres les uns des autres, mais ce fut un grand plaisir réciproque de converser et de finir une bouteille de Rinquinquin entre personnes de chair et d’os.
Notre voisin de palier a enfin pu rentrer au Brésil retrouver sa famille. Comment s’y est-il pris puisque les aéroports sont fermés ? Mystère !
Le week-end qui suivit fut le premier du déconfinement. Une foule considérable a envahi les Halles. D’où venaient donc tous ces gens ? De la banlieue ? Des files attendaient à distance les uns des autres devant les magasins. Nous avions entendu parler de queues interminables devant les supermarchés, mais durant ces deux mois, nous n’avions rien vu de semblable dans notre quartier. La même foule, profitant du soleil s’est répandue l’après-midi sur les bords de la Seine. Le dimanche fut une fête. Les petites familles déambulèrent sur le Pont des Arts. Déserte auparavant, la place du Carrousel s’était animée devant les yeux attentifs des gardiens du Louvre qui retenaient leur chien, oreilles dressées par l’inquiétude. Sur la place de la Comédie Française, un groupe dansait en silence. Sur la place des Victoires, des gens assis au pied de la statue de Louis XIV prenaient le soleil en rêvant ou en lisant. D’un appartement sortait des flots de musique.
Quand le jardin du Palais-Royal pourra-t-il rouvrir ?
Déconfinement.
Soixante-dix morts dimanche dernier, le plus petit nombre depuis le début de la pandémie, un déconfinement progressif a donc démarré lundi comme prévu. La France est divisée en zone rouge ou verte selon la circulation du virus et les capacités des hôpitaux à réagir en cas de seconde vague. Mais peu de différence dans les faits. Les parcs et les jardins publics de la zone rouge restent fermés. L’essentiel pour tous demeure le maintien des gestes barrières et le port d’un masque dans les lieux publics. Le périmètre de circulation est désormais fixé à cent kilomètres. Au-delà, de nouvelles attestations sont prévues avec justifications professionnelles.
Les entreprises fonctionnent au ralenti en veillant à la distanciation. Les écoles rouvrent plus ou moins, à la discrétion des préfets, des maires, des parents, des enseignants et du personnel d’entretien. Il est conseillé de garder le plus possible les enfants à la maison, de privilégier le télétravail. Les commerces rouvrent également avec des parois de plexiglas et des protocoles de désinfection. Les transports publics, domaine le plus concerné par les distanciations, tracent des chemins sur le sol, imposent le masque sous peine d’amende. On fait surtout appel à la responsabilité de chacun, concept nouveau en France ! Il n’y a pas grand-chose de changé pour les habitants âgés du centre-ville de Paris que nous sommes. Gilles va pouvoir aller chez son dentiste, en profiter pour faire quelques courses au Bon Marché, mais j’attendrai un peu avant de retourner à l’atelier, malgré l’envie qui me démange.
On ne sait toujours pas grand-chose du virus en dépit d’une formidable implication de tous les laboratoires de la planète. Aucun traitement n’a encore prouvé scientifiquement son efficacité, pas de vaccin prévu avant l’année prochaine. Mais devant le désastre économique et la nécessité de vivre, on déconfine un peu partout. Il semble que l’épidémie marque légèrement le pas ces derniers temps. Le virus serait-il saisonnier ? On ose à peine le penser. Quand bien même…, il repartirait de plus belle en septembre !
Bien sûr, c’est une première victoire sur la maladie, nous connaissons tous des amis, des parents touchés et parfois disparus dans la tourmente. Il nous faut désormais prendre des risques, oser mettre le pied dehors. Pour ceux comme Gilles et moi qui n’étions pas en contact avec la pandémie, il y avait quelque chose de l’enfance dans cet isolement agrémenté de longues conversations téléphoniques, de rencontres par visioconférences, de lectures, de temps sans obligations, de promenades dans un printemps exceptionnellement ensoleillé. Naturellement, il y manquait la réalité physique des amis. Il y manquait les silences savoureux, les rires spontanés, en dépit des blagues sur Internet. On imaginait de bonnes revoyures, des repas pris en commun, le retour de tous ces petits riens qui font la vie.
Nous savons aujourd’hui que ce sera pour beaucoup plus tard. Finies pour longtemps les embrassades, finis pour longtemps les concerts, les théâtres, les cinémas et surtout les rencontres au bistro que j’aime tant ! Il va falloir se secouer, reprendre l’initiative sur l’existence. Il faudra retrouver le rythme des événements. Sans trajets vers l’atelier, sans rencontres ici ou là, le temps s’était démultiplié, la fatigue avait disparu. Il faudra reprendre la vie avec ses hauts et ses bas. Sans vaccin, il faudra veiller à ne pas baisser la garde. Fini le temps de l’insouciance !
Hier, il a plu des cataractes, cette nuit le vent a soufflé à décrocher les toitures. En fin d’après-midi le soleil a fait une apparition et j’en ai profité pour mettre le nez dehors. Sans attestation, j’avais l’impression d’oublier quelque chose.
Paris avait changé du tout au tout. Beaucoup de monde dans la rue, des passants rieurs, des jeunes et des vieux au pas dynamique, des enfants qui couraient dans tous les sens. Le fleuriste avait rouvert sa boutique. Avait-il été dévalisé ? ll ne restait pratiquement plus rien sur le trottoir. On se regardait avec bonhomie. Des groupes s’étaient formés, se parlant à distance. Et malgré les masques qui couvraient la plupart des visages, le soir se teintait de bonheur.
Coronavirus (septième semaine).
Cent-quatre-vingt-six morts ont été comptabilisés dans les hôpitaux et dans les maisons de retraite, ce samedi. Le plus petit nombre depuis le début du confinement. La carte d’un éventuel déconfinement annoncé pour le 11 mai est publiée tous les soirs, en fonction de l’avancée du virus et du taux d’occupation des hôpitaux. En vert les départements qui pourront être libérés, en rouge ceux dont les conditions sont défavorables, en orange ceux dont on ne connait pas encore le sort.
De toute façon, les plages resteront interdites, ce qui suscite de nombreuses protestations, surtout du côté des professionnels du tourisme. La montagne restera-t-elle interdite aussi ? En fait, tout se décidera en fonction des nouvelles admissions en urgence, car on s’attend à une nouvelle vague de contaminations lors de la reprise du travail, le principal danger provenant des transports en commun.
Nous, Parisiens vulnérables par l’âge, nous ne savons pas à quelle sauce nous allons être mangés. En principe, il ne sera pas possible de dépasser les cent kilomètres autour du lieu de confinement. Donc pas d’installation à Gex avant la deuxième semaine de juin. Si la chaleur s’installe, ce sera difficile à supporter. Au lieu de mourir du coronavirus, nous risquerons de périr de la canicule… ! On verra bien ! À vrai dire, nous vivons comme en apesanteur hors du temps. Les semaines se suivent dans une sorte de torpeur. Besoin d’air. Bien sûr nos conditions sont infiniment meilleures que les celles des familles confinées dans des petits appartements et nous aurions mauvaise grâce à nous plaindre. La seule idée de mourir de cette sale maladie nous cloue le bec. Le sujet numéro un des conversation tourne autour des masques.
Les masques ! On dirait que faute de pouvoir évoquer le virus dont on ne connait rien à part la jolie image de boule fleurie apparue dès l’origine sur nos écrans, on se rabat sur eux. Ils sont l’objet d’innombrables et interminables discussions entre médecins, entre politiques, entre commerçants, entre tout le monde.
On a commencé par critiquer le gouvernement de ne pas avoir de stocks. Roseline Bachelot, ministre de la Santé du temps de l’alerte du H1N1, en avait acheté des millions. Le virus ayant mystérieusement disparu, elle eut à subir à l’époque, une avalanche de moqueries. Le stock fut écoulé durant les années qui suivirent et non renouvelé. Aujourd’hui, invitée dans tous les forums, elle fait figure de papesse. Le gouvernement pris de court commença par déclarer que les masques ne servaient à rien. Devant la levée de boucliers des spécialistes, il annonça des commandes dans les plus brefs délais. Effet de la bureaucratie, ou surenchère internationale, les masques commandés à la Chine ne sont pas arrivés. On reprocha à nos dirigeants d’avoir menti. C’était pour éviter la panique, répliquèrent-ils, ils étaient réservés au personnel soignant. En fait, ils manquèrent cruellement dans les maisons de retraite qui furent entraînées dans une hécatombe funeste.
On commença à distinguer les masques chirurgicaux qui protègent le voisinage des FFP2 qui protègent de l’entrée et de la sortie du virus, ces derniers étant destinés aux centres de réanimation. Tout un chacun se posait la question du masque fait maison. Utile, pas utile ? On trouvait sur le Net des « tutos », tutoriels publiés par des hôpitaux. Mais la masse d’informations contradictoires nous laissa plus ou moins perplexes. En particulier, l’impossible lavage journalier en machine, à 60 degrés pendant une demi-heure.
Pourquoi n’a-t-on pas lancé en urgence une production industrielle de masques homologués ? Mystère. Une fois de plus, l’Élysée, comme dans la crise des gilets jaunes, comme dans la grève qui a suivi, n’a pas su communiquer. Y a-t-il eu de graves erreurs ? On le saura à la fin de l’épidémie quand on pourra comparer le nombre d’infections et de morts dans tous les pays du monde. Et encore, qui dira la vérité ?
En attendant, on voit sur le nez des passants des masques d’un bleuté classique, d’autres fleuris, d’autres noirs, à liserés, de forme aérodynamique ou en bec d’ornithorynque, à élastique ou noués. Certains les portent, d’autres non. On s’en couvre seulement la bouche. On le laisse tomber sous le menton. On le tient à la main. Pour ma part, ils ont pour effet de couvrir mes lunettes de buée. Je le mets ou le retire donc selon la densité de passants que je croise. Il faudrait en changer tous les jours. Impossible ! Je place mon masque chirurgical en quarantaine pendant une semaine. Bref, tout le monde bricole et tout le monde a un avis sur ce qu’il faudrait faire.
Coronavirus, confinement et promenade (6).
La France est maintenant confinée depuis six semaines. L’épidémie se stabilise. Le déconfinement est envisagé pour le 11 mai. Un casse-tête ! Impossible de stopper l’économie jusqu’à ce qu’un vaccin soit trouvé, la famine menace déjà partout dans le monde. Les scientifiques demandent douze à dix-huit mois au mieux pour trouver un vaccin. On devra jusque là se contenter de gérer les gestes barrière pour ne pas saturer de nouveau les hôpitaux. Comment s’y prendre dans les écoles, dans les transports publics ? Certains voudraient recommencer à vivre comme avant, d’autres estiment cette détente prématurée et tout le monde râle. En fait, on ne sait pas grand-chose sur ce virus ravageur et la bureaucratie française n’est pas adaptée pour improviser dans l’urgence. Il va falloir compter le plus possible sur soi-même, sur sa propre jugeote et… sur la chance.
Justement. L’autre jour, je suis partie comme d’habitude. Après avoir suivi consciencieusement les procédures, je me suis retrouvée sur le trottoir sans trop savoir de quel côté me diriger. Finalement, j’ai opté pour la descente de la rue du Louvre éclairée par le soleil, avec l’intention d’aller jusqu’à la Seine.
J’attends donc que le petit bonhomme soit au vert. Ces jours-ci les voitures, les camionnettes de livraisons, les motos et les vélos font une timide, mais parfois vigoureuse réapparition sur les voies principales. Alors que je prends sagement le passage pour piétons, j’entends un cri bizarre derrière moi. Je me retourne. Dans la rue déserte, un jeune, vingt, vingt-cinq ans, cheveux frisés dans le vent, gesticule et tourne la tête dans tous les sens. Il se précipite vers moi, faisant tournoyer un sabre noir au-dessus de sa tête tout en criant : « Je suis l’empereur ! » Un fou ! Ça devait arriver, on n’est pas fait pour rester cloîtrer entre quatre murs ! Le sabre n’est plus qu’à trois mètres de mon cou. Trop tard pour fuir. Rester immobile, c’est le laisser faire. Je m’avance d’un pas ferme pour lui intimer l’ordre d’arrêter. Il stoppe net. Je vois ses yeux, de magnifiques yeux bleu clair dans un visage sombre mâtiné d’Asie et d’Afrique. Et il répète : « Je suis l’Empereur ! »
Ses yeux rient. Il brandit son sabre qui brille dans le soleil d’un geste décidé et s’avance encore. Je vois son arme de plus près. C’est une sorte de grande règle plate en plastique qui brille au soleil. Une blague ! Les occasions de s’amuser sont rares en cette période de confinement et je lui rends son rire. C’est alors qu’en une fraction de seconde, il saute en arrière, tend sa main verticalement et hurle : « N’approchez pas ! »
Il vient de comprendre le danger de la situation. J’ai vite tourné mon visage de l’autre côté. « En effet ! » me suis-je contentée de dire. Et j’ai continué sur le passage pour piéton. Arrivée sur le trottoir d’en face, je me suis retournée. Figé, les pieds écartés, il me regardait partir. De toute évidence, il réalisait qu’il avait commis une grosse imprudence.
Je dois avouer qu’en effet, ne voyant personne dans la rue, je n’avais pas mis mon masque. Durant toute ma promenade, j’ai tenté d’évaluer la distance entre sa bouche qui criait et mon visage. Parfois je me disais qu’elle dépassait le mètre, d’autre fois j’essayais de me souvenir s’il avait postillonné ou encore j’espérais qu’il n’était pas infecté — après tout, moins de 14 % des gens sont porteurs du virus. Quand je suis rentrée et que j’ai raconté l’histoire à Gilles, il s’est emporté contre le jeune homme, l’a traité de suprême imbécile. Puis en bon scientifique, il m’a questionné et a fini par estimer le risque minime.
Pour ma part, je me suis dit qu’il est illusoire de tout maîtriser, mais le samouraï aux petits pieds m’avait servi de leçon. J’ai compté les quatorze jours sur le calendrier pour savoir à quelle date je pourrai être tout à fait rassurée. Désormais, quand je sors, je porte mon masque. Ce jour-là, je m’étais prise les pieds dans le tapis.
Coronavirus, confinement et promenade (5).
La France est maintenant confinée depuis cinq semaines. L’épidémie se stabilise. Le rythme des hospitalisations est désormais satisfaisant pour les capacités de réanimation, mais au moindre relâchement elle risque d’exploser de nouveau. Il faudra pourtant bien déconfiner et recommencer à travailler. Les dégâts économiques sont déjà considérables. Dimanche à la télévision, le Président de la République a annoncé la date du 11 mai pour une reprise sélective des activités. Hier soir, le Premier Ministre et le ministre de la Santé en ont évoqué les modalités.
Pas d’espoir de traitements validés dans un avenir proche, ni de vaccin dans l’année. Un moment, on a cru que les personnes fragiles et âgées resteraient cloîtrées jusqu’à Noël. Devant les conséquences dramatiques d’un tel abandon affectif dans les maisons de retraite, le gouvernement a reculé. Le déconfinement se fera davantage par des choix et des précautions raisonnables que par des décisions autoritaires. L’essentiel demeure, que les hôpitaux tiennent le coup.
Mes promenades dans Paris sont autant d’aventures malgré les rues désertées. Sur les quais sous la passerelle des Arts, par je ne sais quel mystère deux cabriolets de sport rétro, l’un rouge, l’autre blanc évoquaient des temps insouciants. Devant le Pied de Cochon, deux clochards discutaient des mérites respectifs des drogues, l’un vantait les amphétamines. J’ai demandé à photographier leur chien, un très beau berger belge qui dormait au soleil. Ils en parurent très contents et ravis de me dire quelques mots. Comme j’arrivais au Pont Neuf, plutôt que de traverser la Seine, j’ai continué sur le quai vers l’Hôtel de Ville et j’ai téléphoné à Nicolle. Elle a ouvert la fenêtre et nous nous sommes donné des nouvelles des uns et des autres. Quel plaisir de la voir ainsi que Pierre, en chair et en os !
Sortir n’est pas une mince affaire ! Check list :
- Imprimer l’attestation.
- La remplir en cochant la case adéquate, et la signer. Prévoir un quart d’heure de plus pour l’heure de sortie en raison des préparatifs.
- Trouver et enfiler une veste adaptée à la température, très variable selon l’heure, de 13 à 24°
- Retrouver le mobile que j’oublie partout et le glisser dans une poche souvent trop petite pour son nouveau format
- Prendre les clés à côté de l’évier de la cuisine, nettoyées la veille à l’eau savonneuse.
- Prendre un masque tout en sachant que je n’aurai pas le courage de le porter en permanence.
- Imbiber un tampon démaquillant d’alcool à 90°, le glisser dans une pochette en plastique pour éviter de m’abimer les doigts.
- Mettre mes chaussures, stockées à l’entrée.
- Désinfecter la porte, puis l’appel de l’ascenseur, puis les boutons d’étage, puis l’ouverture de la porte en bas, enfin, celui de la porte-cochère, laquelle heureusement, s’ouvre toute seule. À chaque fois avec l’impression d’avoir oublié quelque chose.
- La sortie me laisse par surprise sur un trottoir cette année exceptionnellement ensoleillé, dans une rue vide et silencieuse, aujourd’hui un peu plus animée.
Le retour n’est guère plus facile. Je sors le tampon de son fourreau et je désinfecte tout de nouveau. Sitôt dans l’appartement, je cours me laver les mains, je lave les clés, je dépose le masque, je jette l’attestation dans la corbeille à papier et je retire ma veste. C’est alors que je m’aperçois que j’ai oublié d’ôter mes chaussures. Il me faut bien constater que mon plan n’est jamais parfait et qu’il est illusoire de croire maîtriser l’épidémie à 100 %. Inch Allah !
Tout ceci pour vous dire que le virus, toujours présent dans les faits, à la télévision, dans nos pensées, nous obsède à tel point qu’il est difficile de trouver de véritables moments de détente.
Coronavirus, confinement et promenade (4).
La France est maintenant confinée depuis un mois. L’épidémie a tendance à se stabiliser. Le rythme des hospitalisations baisse un peu, mais au moindre relâchement elle risque d’exploser de nouveau.
Situation surréaliste où la moitié de la planète demeure cloîtrée chez elle, les uns en télétravail, la plupart livrés à eux-même. Les écoles sont fermées, les services publics aussi. Seules les usines essentielles et les commerces des premières nécessités sont ouverts. Certains prennent leur mal en patience, d’autres entassés dans de petits appartements et plus fragiles deviennent à moitié fous. Le président de la République a parlé à la télévision. Le confinement est prolongé d’un mois. Que va-t-il se passer lorsque les grosses chaleurs, de plus en plus fréquentes ces dernières années, vont survenir ?
Pour le moment nous sommes parmi les privilégiés. Gilles travaille son grec et répète le chant 3 de l’Odyssée par Skype. Ma vie ne change guère, mais ne pouvant plus aller à l’atelier finis les grands formats, je dois me contenter d’aquarelle et de petits modelages. On communique désormais par Internet. Il faut reconnaître que ces nouvelles façons ont du bon et font tomber beaucoup de barrières, mais j’aimais tellement les rencontres dans les bistros. Hier, jour de Pâques, nous avons eu une longue réunion de famille en visioconférence. Un plaisir ! Nous avons eu du mal à nous séparer. L’écran éteint, j’ai ressenti une étrange frustration, probablement par manque de contact physique. Nous sommes virtualisés à l’excès.
C’est pourquoi, à plusieurs reprises, j’ai laissé le confort de mes promenades solitaires autour du Palais-Royal pour m’aventurer vers le jardin des Halles. Au moins, on y rencontre des êtres de chair et d’os. Des clochards surtout. Quelques-uns sont solitaires, éparpillés sur les banquettes de pierre. Ceux-là ne vous voient pas passer, regards vagues sur des faces rougies par le soleil, abimés par la vie. L’autre jour, un étrange et rare silence régnait sur les blacks groupés devant la canopée. L’un d’entre eux en fauteuil roulant refermait leur cercle illicite. La police aurait-elle pour mission de les laisser tranquilles ?
Un peu plus loin, un homme, visage gonflé par l’alcool dormait allongé sur le banc de pierre, un livre ouvert dans les mains. Encore plus loin, un livreur est sorti d’un fourré en fermant sa braguette. Quand il m’a vu, il s’est excusé : « Ce n’est pas facile ! » m’a-t-il dit en montrant la sanisette fermée. Il a repris son vélo avec un sourire. J’ai photographié un cerisier en fleur. Encore plus loin, sous les auvents désertés des restaurants, des sacs de couchage roulés, une sorte de cuisine-salle à manger avec des bouteilles de jus de fruits, un empilement d’oranges et de pommes, des sacs accrochés aux poignées des vitrines. Les occupants s’étaient absentés laissant leur domicile à la garde de Dieu, à deux pas de l’église Saint Eustache et de sa soupe installée sous le porche. Quels sont ces hommes ? Quelle est leur histoire ? Ils me voient passer avec une certaine complicité. Il y a tant d’années que j’erre dans la ville sans autre but que de participer à une solidarité urbaine qui me chauffe le cœur.
L’un d’eux, assis par terre, le pinceau à la main, gouaches alignées sur le sol peignait sous les arcades du Palais Royal à côté d’une valise ouverte, de quelques objets du quotidien, une fleur dans une bouteille en plastique. Il m’a souri et il m’a dit bonjour. Je lui ai répondu d’un salut de la main. Il a ajouté : « Prenez soin de vous ! » Je lui ai dit : « Vous aussi ! » Qui suis-je pour reconstituer son histoire ? Ils ne demandent pas de pitié. Je sais seulement qu’ils veulent exister dans le regard de l’autre. On ne peut pas se toucher, mais on peut se voir et parfois se sourire.