Graffiti sur le sol du jardin des Halles.

 

La France est maintenant confinée depuis six semaines. L’épidémie se stabilise. Le déconfinement est envisagé pour le 11 mai. Un casse-tête ! Impossible de stopper l’économie jusqu’à ce qu’un vaccin soit trouvé, la famine menace déjà partout dans le monde. Les scientifiques demandent douze à dix-huit mois au mieux pour trouver un vaccin. On devra jusque là se contenter de gérer les gestes barrière pour ne pas saturer de nouveau les hôpitaux. Comment s’y prendre dans les écoles, dans les transports publics ? Certains voudraient recommencer à vivre comme avant, d’autres estiment cette détente prématurée et tout le monde râle. En fait, on ne sait pas grand-chose sur ce virus ravageur et la bureaucratie française n’est pas adaptée pour improviser dans l’urgence. Il va falloir compter le plus possible sur soi-même, sur sa propre jugeote et… sur la chance.

Justement. L’autre jour, je suis partie comme d’habitude. Après avoir suivi consciencieusement les procédures, je me suis retrouvée sur le trottoir sans trop savoir de quel côté me diriger. Finalement, j’ai opté pour la descente de la rue du Louvre éclairée par le soleil, avec l’intention d’aller jusqu’à la Seine.

J’attends donc que le petit bonhomme soit au vert. Ces jours-ci les voitures, les camionnettes de livraisons, les motos et les vélos font une timide, mais parfois vigoureuse réapparition sur les voies principales. Alors que je prends sagement le passage pour piétons, j’entends un cri bizarre derrière moi. Je me retourne. Dans la rue déserte, un jeune, vingt, vingt-cinq ans, cheveux frisés dans le vent, gesticule et tourne la tête dans tous les sens. Il se précipite vers moi, faisant tournoyer un sabre noir au-dessus de sa tête tout en criant : « Je suis l’empereur ! » Un fou ! Ça devait arriver, on n’est pas fait pour rester cloîtrer entre quatre murs ! Le sabre n’est plus qu’à trois mètres de mon cou. Trop tard pour fuir. Rester immobile, c’est le laisser faire. Je m’avance d’un pas ferme pour lui intimer l’ordre d’arrêter. Il stoppe net. Je vois ses yeux, de magnifiques yeux bleu clair dans un visage sombre mâtiné d’Asie et d’Afrique. Et il répète : « Je suis l’Empereur ! »

Ses yeux rient. Il brandit son sabre qui brille dans le soleil d’un geste décidé et s’avance encore. Je vois son arme de plus près. C’est une sorte de grande règle plate en plastique qui brille au soleil. Une blague ! Les occasions de s’amuser sont rares en cette période de confinement et je lui rends son rire. C’est alors qu’en une fraction de seconde, il saute en arrière, tend sa main verticalement et hurle : « N’approchez pas ! »

Il vient de comprendre le danger de la situation. J’ai vite tourné mon visage de l’autre côté. « En effet ! » me suis-je contentée de dire. Et j’ai continué sur le passage pour piéton. Arrivée sur le trottoir d’en face, je me suis retournée. Figé, les pieds écartés, il me regardait partir. De toute évidence, il réalisait qu’il avait commis une grosse imprudence.

Je dois avouer qu’en effet, ne voyant personne dans la rue, je n’avais pas mis mon masque. Durant toute ma promenade, j’ai tenté d’évaluer la distance entre sa bouche qui criait et mon visage. Parfois je me disais qu’elle dépassait le mètre, d’autre fois j’essayais de me souvenir s’il avait postillonné ou encore j’espérais qu’il n’était pas infecté — après tout, moins de 14 % des gens sont porteurs du virus. Quand je suis rentrée et que j’ai raconté l’histoire à Gilles, il s’est emporté contre le jeune homme, l’a traité de suprême imbécile. Puis en bon scientifique, il m’a questionné et a fini par estimer le risque minime.

Pour ma part, je me suis dit qu’il est illusoire de tout maîtriser, mais le samouraï aux petits pieds m’avait servi de leçon. J’ai compté les quatorze jours sur le calendrier pour savoir à quelle date je pourrai être tout à fait rassurée. Désormais, quand je sors, je porte mon masque. Ce jour-là, je m’étais prise les pieds dans le tapis.