Paris, je t’aime.

Dimanche, à la sortie du métro Anvers, une foule hétéroclite déambulait sur le terre-plein central du boulevard Rochechouart. Je me suis faufilée entre les étals et les badauds, lorsque soudain tout s’est figé autour de moi au milieu de hurlements. Je n’ai pas tout de suite compris.

Une longue file de jeunes attendait devant le Trianon en levant les yeux et en criant à tout rompre. J’ai fini par voir sur le balcon de l’étage, le petit groupe d’hommes vêtus de noir. L’un d’eux a levé un bras et tous les bras sur le boulevard se sont levés d’un seul mouvement. Il s’est penché vers la file et ce fut du délire. De loin, il ressemblait un peu à Georges Clooney, mais j’ai entendu quelqu’un dire que c’était un chanteur.

Le temps que je m’avoue complètement ignare en musique populaire d’aujourd’hui, surtout celle qui passe par les réseaux sociaux, ils avaient disparu.

J’ai gravi la rue Dancourt envahie par les touristes qui se rendaient à Montmartre et j’ai atteint sur la place Charles Dullin, le théâtre de l’Atelier et sa nouvelle petite salle en sous-sol, l’Atalante.

Rien de commun avec la foule devant le Trianon. Nous étions une trentaine à entendre l’immémoriale Odyssée, traduite en vers de huit pieds par Philippe Brunet et récitée en continu durant la semaine des Dionysies.

J’étais venue pour le chant interprété par Susie. Ulysse arrive à Ithaque déguisé en mendiant, il est invité par Télémaque à la fête qui doit décider du sort de Pénélope. Susie n’avait pas pu le terminer l’année dernière à la Sorbonne, me laissant un goût de revenez-y.

Elle a fait parler les marionnettes sur pied, virevoltant de l’une à l’autre, ajoutant à la faramineuse histoire ce mélange de poésie et de sensualité qui m’avait tant plu à la Sorbonne. Je suis restée pour le chant suivant, celui durant lequel les prétendants se succèdent et ne parviennent pas à bander l’arc d’Ulysse. Une jeune fille au visage entouré de boucles dorées semblait tout droit surgie de l’antiquité.

À la sortie, j’ai discuté avec Yann, responsable culturel de la Sorbonne. J’avais su par Gilles qu’il avait été contraint de délocaliser les programmations des prochains jours, le doyen ayant décidé de fermer l’université à la moindre alerte. Nous avons évoqué le passé – nous nous connaissons depuis si longtemps – la fameuse soirée du blocage par les Blackfaces, les superbes réalisations autour d’un Molière revenu au texte d’origine, un Tartuffe repris ensuite avec succès à la Comédie Française.

Comme le 85 tardait, je suis redescendue à pied par l’avenue Trudaine et le square Montholon, un quartier que je connais mal. Des rues calmes, presque provinciales, quelques hôtels et terrasses de café où des petits groupes se reposaient au soleil. On entendait les enfants jouer dans le square. Quel contraste avec l’idée qu’on se fait d’un Paris à feu et à sang ! La ville se vide de ses habitants. Ils fuient vers les villes de province, chassés par le prix de l’immobilier, mais aussi par les incessantes manifestations de ces dernières années. Pourtant Paris reste à mes yeux un lieu privilégié, bouillonnant de vie, d’incessantes observations.

Autour des Grands boulevards, je suis passée de passage couvert en passage couvert. Dans l’un d’eux, les badauds du dimanche ne semblaient pas remarquer la chimère qui trônait derrière une vitrine. C’est ça Paris. Le droit à l’étrange, le droit à la différence.

Jeudi dernier, on a craint que la manifestation intersyndicale ne tourne au vinaigre. La place de l’Opéra, où elle devait se disperser avait été envahie par les blackblocs. Ce fut une bataille rangée avec la police. Pendant ce temps les manifestants, encadrés par les syndicats avaient attendu sur les grands boulevards qu’elle se dégage. Finalement, l’embrasement général n’a pas eu lieu. Juste quelques poubelles incendiées. Mais une récente formation des forces de l’ordre s’est mal conduite, outrepassant sa fonction jouant de la matraque avec délectation, lançant des menaces inadmissibles. Il faut espérer que la police fera le ménage dans ses rangs !

La province a également beaucoup bougé, mais Ève m’a dit qu’il n’y avait pas eu de débordements à Grenoble. La France serait-elle saturée des violences endémiques de ces dernières années ?

Les Français n’admettent pas le côté autoritaire d’Emmanuel Macron, le passage en force du 49.3 de la loi sur les retraites. Désormais, le Conseil constitutionnel planche sur sa légalité.

Anny Laure qui habite à côté m’a dit que le Palais-Royal est maintenant la ligne de mire des manifestants.

Gilles à Jussieu. Manifestations.

À l’occasion des Dyonisies, Philippe Brunet a organisé cette année une récitation par cœur de la totalité des 24 chants de l’Odyssée (12 000 vers). Les chants se déroulent dans différents lieux parisiens, à la Sorbonne, au théâtre de l’Athénée, dans un lycée… Samedi, Gilles a récité le chant 3 (497 vers) à l’université de Jussieu.

Télémaque et Athéna sont accueillis par Nestor. Ce dernier leur narre le retour des Grecs et demande ensuite à son fils Pisistrate d’accompagner Télémaque à Sparte chez Ménélas.

Un chant qui raconte le déroulement de la guerre de Troie, l’assassinat par Oreste de sa mère Clytemnestre et de son amant Egisthe pour venger Agamemnon, les embûches subies par Ulysse pendant son retour, le rôle de la déesse Athéna dans cette affaire… Récits entourés de sacrifices aux dieux, de festins et d’agapes. Le vieux Nestor en frais pour le fils de son ami Ulysse dont on ne sait pas qu’il est sur le point de revenir à Ithaque.

Gilles fut bon. Parole ferme, silences habités. La prouesse de la mémorisation ajoutait de l’humanité aux propos du noble vieillard.

Maintenant, il doit jouer dans les Suppliantes, cette pièce de Sophocle qui fit la une des journaux, il y a quelques années, lorsque sa représentation fut bloquée par un groupe de contestataires blackface et qui reste un cas d’école, une référence pour la liberté d’interprétation du théâtre classique.

Manifestations.

Hier soir, nous sommes sortis à quatre du quai des Grands Augustins pour traverser la Seine.

En pleine discussion sur le pont Neuf, notre attention a été attirée par des gyrophares sur le quai du Louvre. Nous avions oublié le vote du 49-3 sur la réforme des retraites !

Jean-Luc a ouvert son portable.

— La motion de censure a été refusée avec neuf voix d’avance.

— La loi est passée, a dit Anny-Claude.

Wahou ! Les opposants avaient annoncé qu’ils allaient manifester dans toute la France. Une fois de plus, Paris entrait en ébullition.

Il fallait pourtant rentrer. Je me suis approchée d’un car de police :

— Vous croyez qu’on peut traverser le jardin des Halles ?

— Pour le moment, oui, mais faites vite !

Thomas et Jean-Luc se sont enfilés dans le métro. Anny-Claude et moi avons louvoyé entre les touristes et les jeunes qui rodaient dans le quartier.

Quand nous sommes arrivées rue du Louvre, une masse incroyable de cars de police, de CRS casqués, de manifestants courant dans tous les sens, de voitures bloquaient le carrefour avec la rue Étienne Marcel. Les innombrables poubelles entassées en raison de la grève des éboueurs ne brûlaient pas contrairement à la semaine dernière, mais deux camions de secours se sont extraits de la foule, sirènes hurlantes.

Anny-Claude a filé par la rue Coquillière et j’ai continué par la rue du Louvre. Devant chez moi, les CRS chargeaient des jeunes. Ils les repoussaient de la place des Victoires. J’ai préféré me réfugier dans la grande Poste, ouverte toute la nuit. Les employés fermaient les portes après chaque client. Ils m’ont accueillie gentiment.

Essoufflée et transpirante, j’en ai profité pour retirer ma parka et mon écharpe.

Au bout d’un certain temps, j’ai jeté un coup d’œil dehors, cela semblait s’apaiser, un peu comme après une averse. Un employé m’a dit :

— Vous pouvez y aller. Vous ne risquez rien. Ce sont des jeunes. Ils ne sont pas méchants.

— Vous croyez ? ai-je répondu. Ils jouent à la guéguerre ?

— C’est ça !

J’ai pu me glisser sur le trottoir et j’ai tapé mon code de porte avec la crainte que les manifestants ne s’engouffrent dans l’immeuble.

Arrivée dans l’appartement, j’ai tout de suite téléphoné à Gilles qui avait joué à Jussieu et qui aurait dû être rentré.

— On vient juste de terminer. J’arrive.

Il ignorait tout. Je lui ai dit d’éviter la station Palais-Royal.

Un message d’Anny-Claude. Elle me demandait si j’étais parvenue à rentrer chez moi et me disait qu’elle avait traversé la rue Croix des Petits Champs encombrée de barricades formées par les poubelles. Les flics l’avaient guidée jusque chez elle.

— C’est la guerre, avait-elle ajouté.

J’ai ouvert la télévision. Les programmes continuaient. Sur Bfm, quelques images de CRS chargeant des manifestants, quelques poubelles brûlées, des vélos renversés et surtout des interviews de la France insoumise sommant Macron de retirer sa loi.

J’ai tout de même été soulagée quand j’ai vu arriver Gilles.

— J’ai traversé le jardin des Halles. Désert. La place des Victoires est bloquée par les CRS.

On a su par la suite qu’il y avait encore eu quelques échauffourées vers la Bastille, sans trop de casse.

Il faut s’attendre à des semaines agitées ! À commencer par la grande manifestation intersyndicale prévue jeudi prochain,

Charis.

Comme je préférerais ne pas avoir à évoquer d’événements tristes. Mais la vie est tissée de bonheurs comme de malheurs, ce serait la nier que de passer sous silence sa sœur jumelle, la mort qui nous attend tous et qui a frappé Charis la semaine dernière.

J’ai fait la connaissance de Chantal, son épouse, à l’occasion de plusieurs expositions de mes amis Breschand, quai des Grands Augustins. Pianiste de renommée internationale, elle accueillait des peintres et des musiciens dans un grand sous-sol où trônaient à l’aise deux pianos à queue, à quelques mètres de la Seine et du Pont Neuf.

À cette époque, toute jeune, elle était mariée à un grand et bel homme plus âgé qu’elle. Il la couvait des yeux, admiratif de son talent, de son dynamisme et de sa capacité à réunir autour d’elle une masse d’artistes de tous bords et de toutes nationalités. Par la suite, je suis allée y écouter Hélène la fille de mes amis pour un concert de harpe. Une trentaine de chaises y tenaient à l’aise et un buffet nous avait été proposé en après-concert.

Après de longues années, quelle ne fut pas ma surprise lorsque j’y suis retournée, invitée par un neveu, violoniste dans une formation de musique de chambre, d’être reçue par Charis. J’ai fini par apprendre que peu de temps après ces premières visites, Chantal avait brutalement perdu son mari. Après une longue période de détresse, elle avait retrouvé le goût de vivre dans les bras de ce géant grec d’une bonté infinie.

Ils avaient tous deux créé l’association Philomuses. Elle proposait des événements artistiques à un rythme régulier et ce jour-là, j’ai demandé à être enregistrée sur la liste. C’est ainsi que j’ai eu la joie d’assister à des concerts mémorables. Je me souviens tout particulièrement de Chantal dans un récital de Bach, son compositeur préféré, d’Anatole Libermann et son violoncelle amical, pudique et sensible, d’Éric Heisieck, d’une force et d’une délicatesse infinie. Et bien d’autres… Ils invitaient des jeunes du monde entier dont beaucoup firent des carrières internationales, certains furent lauréats des Victoires de la musique. Artistes plus que confirmés, jeunes pleins de promesses, je les ai parfois évoqués dans ses lignes.

À chaque événement, on voyait Charis s’activer. Il avait tout préparé, placé les chaises, allumé le feu dans la cheminée. Durant les concerts, il se tenait derrière le public assis sur une chaise à côté de la porte, attentif, prêt à toute éventualité. C’est lui qui gérait l’informatique de l’association. Il déchargeait Chantal de tous les soucis matériels. J’aimais son accent rocailleux. Mais peu bavard, je n’ai jamais eu beaucoup de contacts avec lui. Il était de ces personnes avec lesquelles il n’est pas nécessaire de se parler pour sentir un lien profond et affectif. Il avait le talent de donner à chacun une existence singulière.

C’est pourquoi lorsque j’ai appris sa mort, il y a quinze jours, j’en fus toute chamboulée. Même si je savais qu’il avait eu de graves problèmes de santé après le confinement, c’était le genre de personnage qu’on imagine éternel.

Très suivi à l’hôpital Pompidou, après une série d’examens, il avait eu l’autorisation d’aller se reposer à la campagne et tous deux y avaient vécu une semaine particulièrement heureuse avant la programmation de plusieurs concerts. Mais au retour, une alerte durant le petit déjeuner les avaient conduits aux urgences de l’hôpital. Charis était du genre à ne pas se plaindre et Chantal pas trop inquiète, se sentant inutile repartit après sa prise en charge par le service. C’est de retour à l’appartement, qu’elle reçut le coup de téléphone fatal. Elle ne s’y attendait pas. Ce fut terrible. Émilie, la fille de son premier mariage, dont je parle ici quelquefois, eut fort à faire entre son travail de comédienne et ses enfants pour la soutenir du mieux qu’elle pouvait et s’occuper des inévitables obligations qui suivirent.

Les obsèques eurent lieu dans le Marais, leur lieu de résidence. Il y eut foule dans l’église.

Le prêtre insista sur la signification de son prénom dont il était un exemple si manifeste. Ce mot Charis, la bonté, fut exprimé en plusieurs langues. Pour les uns, c’était Haris, pour d’autres, Ralis, pour d’autres encore Karis, et tous témoignèrent de sa bonté et de son goût de la vie.

Il fut salué pour son dernier départ par le violoncelle d’Anatole. Durant le long défilé de la cérémonie du goupillon, les suites de Bach se sont envolées depuis le plateau d’orgue vers les voûtes, comme un message d’espérance, comme le témoignage d’une amitié indestructible.

Nous nous sommes réunis ensuite dans une salle paroissiale. Après la tristesse, le plaisir de se retrouver en famille, entre amis. Charis aurait apprécié, la vie continuait. Mais lorsqu’hier, je suis retournée quai des Grands Augustins, la grande salle m’a semblée désertée et ses deux pianos en deuil.

Une charmante petite famille

Oui, un avant-goût de printemps nous fut offert la semaine dernière, un peu par surprise.

Je ne connaissais pas vraiment Thomas. Quand il est arrivé en septembre, Émilie lui avait demandé comme à nous tous de se présenter. Professeur de philo à Stuttgart, une petite quarantaine d’années, il est installé à Paris avec sa famille pour une année sabbatique. À l’atelier de théâtre nous nous parlons peu, juste quelques mots durant la pause. À la fin, en raison de l’heure tardive nous rentrons sans attendre chez nous, C’est à peu près tout ce que je savais de lui, mais je trouvais touchant son français élégant presque sans accent. Brun et frisé, visage très jeune derrière des petites lunettes rondes, souriant, attentif à tous, toujours un peu étonné, il travaille beaucoup ses scènes et prend des notes comme par une sorte de nécessité. Il m’intriguait.

Durant une de ces courtes pauses, j’ai cru comprendre qu’il n’avait jamais pris de repas chez des Français depuis qu’il était à Paris. Je me suis rappelé en un éclair les jumelages de mon enfance. Après la guerre de 40-45, un besoin de réconciliation entre la France et l’Allemagne s’était fait jour. De part et d’autre de la frontière, les villes s’étaient tendu la main. Ma ville de Pontoise avait été jumelée avec Böblingen. Des chorales, des fanfares, des groupes d’enfants étaient logés dans les familles. À l’âge de 14 ans, mon frère Marc y avait fait un séjour dont il était revenu ravi, bourré d’anecdotes étranges sur ce qu’il avait vu et vécu. Nous n’apprenions pas l’allemand à l’école et les conversations se résumaient à des gestes et des sourires, mais j’ai un très bon souvenir de ces rencontres.

On dit les Français peu accueillants et je n’aime pas cette réputation. J’ai sauté le pas et j’ai invité Thomas à venir déjeuner avec sa famille. Les vacances scolaires approchaient. Malgré des emplois du temps chargés – il partait pour Toulouse la première semaine – il était possible de l’envisager.

Trois semaines plus tard, je lui ai envoyé un mail. Oui, oui, c’était bon pour un déjeuner rapide ! Thomas devait partir avant 3 heures, je pourrais ensuite aller travailler à l’atelier et les enfants n’auraient pas le temps de s’ennuyer.

Ce fut un bon moment ! La famille s’est encadrée dans la porte : Esther, Oscar (9 ans), Ferdinand (6 ans) et Thomas, une superbe rose rose dans la main.

Nous avons fait connaissance. Esther, blonde aux yeux clairs, parle également un français parfait. Ils ont fait ensemble une partie de leurs études à Dijon. Historienne, elle est actuellement en contrat d’un an, professeure à Science Po. Profitant de cette année sabbatique, Thomas participe à beaucoup d’activités dont le théâtre avec Émilie. Il est bénévole à l’hôpital Saint-Louis auprès de personnes en soins palliatifs. Ayant été confronté jeune à la mort, le sujet le passionne, intellectuel par profession, il refuse avec vigueur de demeurer dans les seules idées. Gilles a pu partager avec lui quelques références philosophiques ainsi que leurs expériences sur la fin de vie en milieu hospitalier ou en Ephad. Nous avons évoqué Jean-Claude à Albertville. Sujet, ô combien, difficile !

Pendant ce temps les enfants regardaient autour d’eux avec une vive curiosité. Ils répondaient gentiment aux questions sur leur école. Nous avons un peu comparé les enseignements. Inscrits dans le public, tous deux trouvaient les classes françaises moins agitées qu’en Allemagne, ce qui nous a surpris. Le CP n’était pas facile pour Ferdinand pelotonné contre sa mère, mais Oscar semblait se tirer assez bien de son CM1. Celui-ci s’anima soudain en montrant du doigt l’écran du capteur de CO2. On lui expliqua :

— Après le confinement, c’était une façon de savoir s’il fallait aérer le salon lorsque nous recevions des amis. C’était très amusant !

Il a paru très intéressé.

— Le seuil d’alerte est de 800, en principe, lui a dit Gilles.

Comme 890 s’inscrivait sur l’écran, il a paru inquiet. On lui a dit qu’il montait à 1000 avec seulement quatre personnes dans la pièce. Il n’eut de cesse par la suite d’y jeter un coup d’œil.

Le déjeuner fut détendu dans l’appartement inondé de soleil. Le gratin dauphinois, façon Jura (avec des saucisses de Montbéliard) fut apprécié. Comme nous évoquions Genève (Esther avait travaillé une thèse au siège de la Croix Rouge), Kant et Heidegger (avec simplicité, mais oui !), les enfants filèrent au fond de l’appartement pour lire les BD de nos petits-enfants. Ils revinrent au dessert. Thomas avait confectionné un gâteau au chocolat et à la banane. Il avait prévu large et nous en laissa pour le dîner. Il repartit avec une bonne moitié.

Quel plaisir cette famille vivante et bien élevée ! Ah ! s’entendre dire merci, ne pas se couper la parole, écouter, parler et se taire ! Et surtout, cette jeunesse vivifiante ! À notre âge, les conversations tournent trop souvent autour des problèmes de santé…

Il fallait abréger. Thomas allait retrouver ses élèves venus visiter Paris et les raccompagner à la gare de l’Est. Le lendemain, ils se rendaient tous les quatre en Allemagne pour une fête de famille. Après nous être dit au revoir avec chaleur et l’espoir de nous revoir plus tard, au moment de se quitter, on a entendu dans le salon Oscar tout excité appeler son père et lui dire quelque chose. Thomas a traduit :

— Quand la porte d’entrée s’est ouverte, le CO2 est tombé à 500 !

Par Cœur au Palais-Royal (suite).

Laurence lui demanda son prénom : Jérôme. Un peu inquiet, l’homme se saisit du micro et les mots mélancoliques de Gérard de Nerval glissèrent, strophe après strophe, les uns après les autres dans la pénombre du péristyle.

Je suis le Ténébreux, le Veuf, l’Inconsolé,

Applaudi et encouragé par l’assistance, il continua avec Beaudelaire :

Quand le ciel bas et lourd pèse comme un couvercle

Sa voix grave et lente, sans effet de style, sans effort de mémoire apparent, semblait venir de loin. Peut-être un souvenir d’adolescence. Un hommage reconnaissant à un professeur, la trace d’une amitié ancienne, de paroles partagées. C’était sans fioriture, précieux et offert. Il rendit le micro et se recula vers les vitrines sans un mot, un sourire sur les lèvres. Laurence ne posa pas de questions. C’est la règle. On vient, on récite, on s’en va, semblables aux passants qui défilent et jettent un regard étonné sur la petite assemblée.

Prévert, Georges Brassens… C’est alors qu’une bande de petits blacks, blancs, beurs s’est approchée, des garçons d’une douzaine d’années. L’âge « bête » comme on dit. Ils faisaient les malins. Le micro permettant de passer outre, Laurence les laissa discuter à quelques mètres des récitants. L’un d’entre eux vint s’asseoir entre Gilles et moi. Comme nous le regardions avec un rien d’inquiétude, de la main il fit un signe d’apaisement et se tut. Il écoutait.

Quelle étrangeté, un enfant de cet âge qui écoute ! Une pause et les autres, six ou huit, s’approchèrent de lui. Je leur ai dit :

— Si vous connaissez une poésie, vous pouvez la réciter. C’est ouvert à tout le monde.

— C’est vrai, madame ?

— Sûr ! Il suffit de la savoir par cœur.

Un peu déçus, ils allaient partir lorsque Laurence, l’organisatrice, vint vers eux et leur dit :

— Vous en savez une ?

— Oui, mais pas très bien ! dit l’un d’eux.

— Essayez, on verra bien, dit-elle.

Le gamin prit le micro, hilare, mima les chanteurs sur les podiums en rigolant avec ses copains. On s’attendait à des pitreries. Il sortit son téléphone portable, en une seconde il trouva ce qu’il cherchait et après un rapide regard sur l’écran démarra, tranquille, sans timidité :

Il pleure dans mon cœur

  Comme il pleut sur la ville.

Vingt zou ! Douze ans, pas davantage ! Il continua :

Quelle est cette langueur

  Qui pénètre mon cœur ?

Nous avons entendu les mots que des personnes d’un âge certain avaient déclamés ici quelque temps auparavant. Ils se succédaient avec le même accent de mélancolie. Le dernier couplet s’imposa avec la même interrogation :

C’est bien la pire peine

De ne savoir pourquoi

Sans amour et sans haine

Mon cœur a tant de peine !

Il fut très applaudi.

— Vous en connaissez une autre ? demanda l’animatrice aux enfants.

Un autre petit black s’avança. Il bredouilla un mot qu’elle lui fit répéter :

— Blaise Cendrars.

Comment était-ce possible ? Un peu plus difficilement, aidé de son écran, il récita une histoire de sang et de mort. Ses camarades l’entouraient, attentifs, approbateurs.

On a tout de suite pensé à leur professeur de français. Ils habitaient sans doute le quartier et étaient probablement dans la même classe. Ils sont repartis, songeurs, un peu ahuris de ce qui venait de leur arriver. Ils auront quelque chose à lui raconter au retour des vacances.

— Venez quand vous voudrez, mais ce sera par cœur, leur a dit Laurence.

En rentrant, j’ai pensé au spleen des poètes. Qui a écrit : Les chants désespérés sont les chants les plus beaux ?

Espérons qu’avec le printemps des textes plus gais fleuriront dans le jardin du Palais-Royal.

Par Cœur au Palais-Royal

Sous l’égide de l’administrateur du Domaine, n’importe qui peut les deuxièmes mardis et vendredis de chaque mois venir déclamer par cœur des poésies ou des textes littéraires dans le jardin du Palais-Royal.

J’ai déjà raconté comment nous avions eu connaissance de ces séances le soir de la Journée du patrimoine et comment désormais nous y venons aussi souvent que possible. Malgré le froid, nous y avons retrouvé cet hiver Laurence Garnier l’organisatrice et quelques habitués sous le péristyle Montpensier derrière la Comédie française. Des chaises et des couvertures y sont mises à disposition.

Mardi dernier, nous avons même bénéficié d’un micro et d’un amplificateur de son. Il est vrai que les enfants qui jouent dans les colonnes de Buren couvraient parfois la voix des récitants intimidés.

Laurence Garnier commence toujours par cette phrase de Diderot, en prenant une petite liberté avec l’heure, qui passe de cinq à six :

Qu’il fasse beau qu’il fasse laid, c’est mon habitude d’aller sur les six heures du soir me promener au Palais-Royal.

Ce mardi, elle nous présenta un nouveau venu :

— Anatol est acteur et chanteur, il joue à la Comédie Française. Il est russe.

L’homme, soixante-dix ans, boucles argentées, beau, grand et mince en imposait. Un rien d’inquiétude plana sur la quinzaine d’amateurs présents ce jour-là. Difficile de faire le poids. Mais la règle veut que tout le monde soit accueilli à égalité, sans autre sélection que de réciter par cœur et de ne pas lire ses propres textes. Il rectifia :

— Russe d’Ukraine.

Devant notre étonnement, il précisa mezza voce :

— Je possède les deux cultures. Je suis né en Ukraine et j’ai vécu à Moscou.

D’une voix de basse profonde, avec ces roulements qui nous évoquent inévitablement la littérature russe, la musique russe, le cinéma russe, les discours de Lénine. Il annonça un poème d’une russe dont le nom n’en finissait plus : Anna Iourievna Smirnova, née Betoulinskïa (par la suite, retrouvé dans Internet…) Son discours s’est étiré pendant de longues minutes. Il en ressortait qu’il l’avait plus ou moins connue. Il ne nous épargna aucun détail sur cette ancienne danseuse des Ballets russes, engagée comme cantinière au QG des Forces françaises libres en 1941. Elle avait composé dans ces circonstances une musique et des paroles sur une chanson folklorique russe. Traduite et remaniée par Joseph Kessel et Maurice Druon, ce fut le Chant des Partisans, sifflé deux fois par jour sur la BBC dans le but de contrer le brouillage ennemi, devenu l’hymne de la Résistance française.

Oui, le propos était intéressant, mais un fort accent nuisait à son entendement. Il s’y ajoutait des cérémonies commémoratives, des rencontres et des dîners qui n’avaient pas grand-chose de commun avec les récitations de poèmes qui nous réunissaient. L’organisatrice ne savait pas comment l’arrêter. Il finit par dire :

— Je peux vous réciter un de ses poèmes en russe ou en français.

Un peu groggy, nous n’avons pas su quoi répondre. Il opta pour le français.

Ce fut plus que jamais des roulements musicaux, des r, des ts, des voyelles lancées comme des cris dans les bois de bouleaux et tout naturellement nous avons approuvé, lorsque deux ou trois poésies plus tard, il a proposé du Pouchkine en russe. Moi qui aime tant lire Pouchkine, du moins dans sa traduction, qui apprécie tant sa simplicité d’écriture, son efficacité, je n’avais pas réalisé à quel point il était possible d’y imprégner autant d’âme russe.

Par un détour habile, Laurence Grenier finit par tendre le micro aux autres participants. Comme on se lance à l’eau après une averse, Gilles et moi avons proposé une poésie d’Aragon célébrant la Saint-Valentin, choisie parmi les plus courtes en raison de nos faibles mémoires.

Que ce soit dimanche ou lundi

Soir ou matin, minuit, midi

Nous dormirons ensemble

Nous nous sommes empiégés dans le texte, mais nous avons eu quelque succès.

Et les textes ont défilé, sensibles, exprimant la personnalité de chacun, dont des paragraphes de l’écrivain Colette sur les animaux.

— … À la demande du conservateur. Elle a vécu au Palais-Royal, a dit Leyla.

Derrière les chaises, un jeune homme d’une petite quarantaine d’années, coiffure et tenue de bureaucrate, nous regardait avec la plus grande attention. Laurence a fini par lui dire :

— Vous passiez par là ?

Il a acquiescé d’un signe de tête.

— Vous voulez peut-être réciter quelque chose ?

Après une seconde d’hésitation, avec un sourire qui demandait notre indulgence, il a saisi le micro tendu.

Comment était-ce possible… ?

(à suivre)

Fêtes des rois dans les familles

Couronne dorée fleur de lys pour galette des rois à 50 centimes – Miss  Popcake

La loi des séries ? Les jours qui rallongent ? La fin de l’épidémie de Covid ? Ce fut une semaine familiale.

Le samedi, nous étions quatre-vingts pour un goûter chez Catherine et Philippe. Uniquement les frères et sœurs, leurs enfants, et petits-enfants. Elle avait confectionné des galettes des rois. Seize en tout. Le lendemain, les meubles poussés, ils en avaient profité pour recevoir une quarantaine d’amis. Nous sommes arrivés en peu en retard. Le matin, Gilles avait récité cinq cent cinquante vers de L’Odyssée au café homérique, j’avais eu une semaine chargée et nous ne nous étions pas réveillés de notre sieste.

Première importante réunion de famille, celle de Gilles, depuis bien longtemps ! Les plus âgés étaient un peu plus voûtés, la génération d’après avait blanchi, la suivante entrait à l’université ou commençait des vies actives. La quatrième génération, une bande d’enfants se poursuivant dans les couloirs, des bébés dormant dans leur couffin représentaient l’avenir. S’y retrouver tenait de la gageure. Nous étions contents de nous voir, comme extirpés de la paralysie des trois dernières années. On s’est demandé des nouvelles des uns et des autres, avec le maigre espoir de les mémoriser. On s’est parfois promis des revoyures, sans être bien certains d’en avoir le dynamisme.

Comme le temps a passé ! Nous sommes désormais en tête de liste pour obéir à la loi de la nature, sombrer dans le souvenir et le passé. Espérons que les traces que nous laisserons seront favorables à ceux qui arpenteront le chemin de l’existence, expérimenteront à leur tour le mystère de la vie.

Jeudi, ma famille, notre génération à Livilliers. Nous avons enfin pu remettre son cadeau d’anniversaire à Marc. Fête différée deux fois à cause du Covid chez Hervé, puis chez Yves. Ce fut un lumineux déjeuner dans la véranda. Derrière les vitrages, le soleil dorait les arbres du jardin. Un déjeuner à la campagne, avec nos souvenirs et nos projets. Il n’y a pas si longtemps, nous étions une bande d’enfants dans la grande maison de Pontoise, une bande de gamins joyeux au bord du Léman. Beaucoup d’entre nous aujourd’hui disparus ressurgissaient grâce aux anecdotes qui ont jailli en savourant le menu. Celui-ci avait attendu dans le congélateur de Catherine, et Yves avait à nouveau commandé une galette des rois chez son boulanger, un peu étonné par cette initiative tardive.

Samedi, nous avons retrouvé Philippe et Catherine. Nous nous étions si peu vus à leur galette-partie ! D’abord chez eux pour un apéritif, puis dans un restaurant japonais à côté de Saint-Roch. Nous avons pu évoquer les uns et les autres, ceux que nous avions aperçus, ceux qui n’avaient pas pu venir. Il est vrai que la famille s’étend. Les uns à Singapour, les autres au Mexique, d’autres encore au Brésil. Nous avons évoqué la mort brutale d’un neveu durant son jogging, un père de trois jeunes enfants. Nous avons dégusté du foie gras poêlé aux arômes japonais et du cochon grillé. Une fois n’est pas coutume et le Covid nous avait fait faire des économies. J’ai merveilleusement bien dormi la nuit qui a suivi

Et dimanche, anniversaire de Gilles. Nous sommes allés chez sa sœur Nicole.

À 92 ans, après une grippe qui l’avait fatiguée et un peu déprimée, elle renaît. Indépendante et vive, jolie et souriante, ridée par le soleil de la plage de Wimereux, elle râle parce que ses enfants ne veulent plus qu’elle conduise. Elle nous a servi le champagne d’une main ferme. Macarons en assortiment.

Nous avons évoqué Serge, son mari, décédé l’année dernière à presque cent ans. Nous étions ravis tous les trois de parler d’un temps qui n’intéresse pas les jeunes. La vie d’autrefois à Lozembrune, des personnes disparues depuis longtemps, tout un monde qui a fait notre jeunesse. Nous avons évoqué enfants et petits-enfants, pour elle arrière-petits-enfants, sans fard, avec la sagesse de notre âge. Nicole possède un esprit un peu voltairien, en tous cas très dix-huitième siècle, une liberté de parole qui m’a frappée alors qu’aujourd’hui, le politiquement correct envahit les conversations. Au nom de la tolérance, on ne s’autorise plus les réflexions colorées. Notre époque est plus retenue et peut-être plus normative qu’autrefois. On ne dit pas, on suggère et il faut comprendre.

Nous nous sommes quittés trois heures plus tard, enchantés de notre après-midi.

Pourquoi ne pas partager des instants familiaux heureux ou malheureux qui font la trame de nos vies à tous, d’une manière ou d’une autre ?

Burn out.

Le Burn Out: Préventions et solutions sans ordonnance - DreaminzZz

Le gouvernement cherche à réformer le système des retraites. Déficitaire, il ne fonctionne plus. Tout le monde s’accorde sur cette constatation, mais les propositions de lois lancent des foules dans la rue. Grèves, énormes manifestations dans la France entière.

La principale revendication tourne autour de l’âge de la retraite. Actuellement, à 62 ans, le gouvernement veut le faire passer à 64 ans, avec aménagements pour les carrières longues en tenant compte de la pénibilité des métiers. Un sac de nœuds dans lequel il est très difficile de juger, de trancher, d’autant plus que des régimes spéciaux peuvent ne plus être d’actualité, par exemple ceux des conducteurs de train du temps des machines à vapeur. Alors que d’autres, au contraire, comme le télétravail et ses incidences sur la santé ne sont pas suffisamment reconnus.

Il faut tout négocier, secteur par secteur, ce qui n’est guère le fort des techniciens du gouvernement, rationnels, formés aux tableaux de chiffres sur ordinateurs.

De leur côté, certains syndicats dont la CGT, ne veulent rien céder, arguant des grandes fortunes et des bénéfices exceptionnels des entreprises du CAC 40.

L’économie ne va pas bien et le fossé se creuse entre les riches et les pauvres. Aujourd’hui, même en travaillant on n’est pas toujours en mesure d’assurer son loyer. La guerre en Ukraine et la flambée du coût de l’énergie n’arrangent pas les petites entreprises, et les travailleurs peinent souvent à payer l’essence de leurs voitures. L’inflation rogne les salaires.

Les pays occidentaux ont depuis longtemps repoussé l’âge de la retraite, parfois même au-delà de 65 ans. Ils observent les Français avec un étonnement muet. Comme toujours. En effet, le pouvoir de la rue dans notre pays a souvent été explosif et les circonstances actuelles y portent.

On essaie de comprendre, mais les médias surfant sur le buzz pour des raisons publicitaires brouillent les informations.

La pénibilité des métiers manuels est souvent évoquée, mais le malaise des cadres est passé sous silence. Et pourtant…

La semaine dernière une conversation au téléphone avec V. m’a fait de la peine. À la fin de l’année dernière, elle se plaignait de son travail. Cadre dans une entreprise internationale, elle gérait les comptes internes de toutes les succursales françaises. À l’origine secondée par plusieurs collaborateurs, elle se trouvait désormais seule à savoir les décrypter. Elle avait alerté le siège situé à Londres. On l’avait félicité sur son travail, mais rien n’avait changé. Scrupuleuse et consciente de sa responsabilité à l’égard de centaines de salariés, elle avait serré les dents. Elle avait travaillé plus que jamais, même la nuit, perdant le sommeil, rongée par l’angoisse de mal faire.

Puis un jour, à sa grande surprise, elle s’est effondrée en larmes durant une réunion. Et plus rien n’avait pu les tarir. Elle avait continué à travailler en se cachant derrière son ordinateur jusqu’à ce que quelqu’un lui conseille d’aller voir un médecin.

Diagnostic : Burn out et arrêt de travail pour un mois et demi au minimum.

À l’époque, elle était optimiste, pensant que ce serait bientôt de l’histoire ancienne.

La semaine dernière, elle m’a dit :

— C’est plus grave que je l’avais imaginé. Je n’arrive pas à remonter la pente. J’ai du mal à me concentrer et plus grave, je souffre parfois d’absences, d’oublis.

Elle m’a paru très affectée, le médecin lui a donné un congé indéterminé. Elle est désormais suivie par une psychologue, mais l’existence même de son travail est devenue problématique. Elle se trouve nulle, plus bonne à rien et chaque mot semblait au téléphone une montagne à extirper. J’ai cru comprendre qu’elle s’apprête à accepter une rupture conventionnelle pour cause d’inaptitude.

J’en ai tellement connu de ces cadres ou directeurs d’entreprise, essorés, lessivés par une charge trop forte ! Les derniers : C, assistante sociale responsable d’un secteur sur Grenoble, ville ô combien difficile, J-M, fondateur d’une entreprise de guidage en mer de porte-contenaires, cinquante salariés. Ce sont la plupart du temps, les meilleurs, les plus motivés, les plus actifs, les plus créatifs qui finissent par craquer en silence et sans aide. Détresses terribles qui peuvent conduire au suicide, si longues à traiter lorsqu’elles ne sont pas prises en charge suffisamment à temps.

J’aurai voulu qu’elle se révolte, qu’elle porte plainte pour non-assistance à personne en danger, mais que dire à quelqu’un qui ne supporte plus rien et surtout pas les innombrables conseils de son entourage ?

Les filles.

Comme c’est bizarre ! Un mois de janvier sous le signe de retrouvailles avec des amies de 2 à 85 ans.

Gabrielle, Gaïa, Aimie, Muse, Annabelle, Claire, Sara, Xiaoli, Susie, Camille, Olivia, Virginie, Barbara, Micheline…

Quel plaisir de les voir ! Des destins si différents, qui s’achèvent, qui débutent, comme la vie est étrange !

Fini le temps où l’avenir d’une femme était réglé à la naissance.

L’une, après des années à naviguer sur l’Atlantique s’est fixée à Florès aux Açores avec son compagnon et ses quatre enfants. Par les bateaux en escale, ils ont des amis dans le monde entier et sont bourrés de projets en France et en Afrique.

Gaïa, leur fille, 8 ans, voyage en France avec ses parents pour trois mois. École tous les matins. Ses sœurs sont à Grenoble, l’une en prépa, l’autre, après un diplôme d’ingénieur, démarre un travail ayant un lien avec l’écologie.

Une autre, Claire, dessinatrice, élève seule avec amour sa petite fille, vive et indépendante.

Une autre a quitté la Chine. Naturalisée française, elle a épousé un Américain, monté son école de chinois et fait des traductions pour LVMH.

Susie, que j’ai aussi dessinée et peinte, après une année sabbatique mène en parallèle une thèse sur les masques grecs et son professorat de français en lycée.

Une autre, à 18 ans, se lance dans des études d’histoire de l’art, décidée à ne pas choisir un métier qui lui déplairait. Je l’ai logé ce week-end dans mon atelier avec une amie du même âge, Justine, laquelle s’ennuie dans une école de commerce. Elle va rejoindre l’équipe de son frère, déjà bien lancé à Annecy dans la musique de concert, rock ou quelque chose comme ça. Elle fait du piano depuis l’âge de 6 ans.

Une autre encore est partie caméra en main pendant deux mois, dont plusieurs semaines à Avignon, pour interroger des directeurs de théâtre et des comédiens sur leur vie pendant le confinement. Elle a travaillé comme journaliste pour Connaissance des arts, puis s’est arrêtée pour réfléchir et écrire un mémoire de master sur Huysmans, critique d’art.

Barbara, américaine,  est retournée chez elle, à Ferrare en Italie, après un séjour chez son frère à San Francisco. Elle y a retrouvé sa fille qui y vit avec sa compagne grecque et leur petit garçon Ulysse.

Les filles d’Olivia et Virginie volent désormais presque toutes de leurs propres ailes. Commerce d’entreprise, droit, fleuriste, gestion d’hôtellerie de luxe, aide à la personne. Varié…

Varia, dont la famille vit en Iran, après des diplômes en pagaille et une thèse brillante à l’ENS sur l’influence de l’autoportrait sur des écrivains dont Annie Ernaux, cherche du travail.

Micheline finit ses jours, dans un Ehpad, très entourée.

Et j’oubliais Annabelle qui avait disparu des années, voyageant dans le monde sans laisser d’adresse. Elle est maintenant installée à Marseille.

Comment ne pas nommer Flavie ? Trop occupée par de brillantes études à Sciences Po pour qu’on ait pu se revoir après son retour des vacances chez ses parents à Genève.

Comme les temps changent…

Plusieurs de mes nièces, après des études d’ingénieurs puis deux ou trois ans de travail en entreprise, se sont lancées dans de nouveaux métiers pour la sauvegarde de la nature. L’une d’elles travaille pour l’assainissement des réseaux hydrauliques de la Bretagne.

Réalistes, aux destins pas toujours faciles, ces femmes sont indépendantes financièrement, peu exigeantes quant aux salaires, courageuses et ambitieuses.

Elles me touchent et j’espère que l’avenir leur sera favorable. Mais je ne serai pas là pour le savoir.

Les Choses. Micheline.

Cent un ans !

Au musée du Louvre, une exposition sur les natures mortes.

Pour ma part, cette expression me gêne. J’ai tant peint, dessiné de ces « natures mortes », j’ai tant voulu en exprimer la vie, en fixer la vie, en perpétuer la vie, comme une lutte contre la mort, je préfère l’expression anglaise, still life. Si j’ai peint, dessiné, gravé des pots, en grand nombre, des verres et des carafes, des tissus, des fleurs et des fruits, des légumes, c’était pour la sensation qu’ils me procuraient. Je m’immergeais dans leur matérialité, leur fonction, comme par une sorte de réciprocité amoureuse dont j’essayais de laisser quelques traces.

Objets inanimés avez-vous donc une âme qui s’attache à notre âme et la force d’aimer ? a écrit Lamartine.

Je craignais que cette exposition ne soit trop orientée vers le camembert racorni, les fleurs fanées, le poisson à l’œil terni, la viande douteuse. J’en retardais d’autant plus la visite que Le Louvre étant à deux pas de chez nous, nous nous gardions la possibilité d’y aller à l’improviste. Erreur ! Désormais, tout se programme, tout passe par Internet. Pianotage et réservations. Gilles a pédalé plus d’une demi-heure dans le site du musée. Quinze jours plus tard, nous avons pu affronter la foule (les Chinois sont revenus) qui attendait devant la pyramide de verre.

Une charmante gardienne a soulevé les rubans mobiles des barrières et c’est sans attente que nous nous sommes trouvés à l’entrée de l’exposition devant une citation d’Arlette, ma belle-sœur, l’épouse de mon frère Yves, historienne :

Imbriqués les uns dans les autres, hommes et choses font l’histoire.

Nous allions participer à une réflexion sur les choses dans l’art et particulièrement dans la nature morte. Histoire, philosophie, sociologie, psychologie, écologie…, bien loin de l’approche sensuelle, à la fois familière et mystérieuse qui guidait et guide encore mes pinceaux, mes crayons.

Curieusement, au fil du parcours que j’ai labouré par deux fois, j’ai fini par en aimer l’aventure. Les œuvres faisaient œuvre de compagnie, elles se répondaient avec finesse. Naturellement, j’en connaissais beaucoup, et c’était retrouver de vieux amis.

Les dernières salles, dédiées à l’art contemporain, m’ont posé quelques questions. Souvent son objectif. Quels points communs, quelles différences observer entre l’énorme poulet déplumé, troué, prêt à rôtir, industrialisé, d’une terrible blancheur et le Bœuf écorché de Rembrandt, rouge, sombre et sanguinolent, tous deux suspendus par les pattes ?

Cette après-midi-là, par une suite heureuse de circonstances, nous avons retrouvé Virginie, dans l’Ehpad de sa mère Micheline. J’ai connu Max et Micheline aux Beaux-Arts de Paris. Il était sculpteur et revenait d’Algérie, elle était peintre et graveur. Virginie était déjà née, sa sœur Olivia allait suivre trois années plus tard. Ils vivaient dans un petit deux pièces du quartier de Montparnasse, près de l’atelier des frères Giacometti de la rue Hyppolite-Maindron. J’avais aimé ce couple chaleureux, ouvert et créatif et depuis ce temps nous ne nous sommes plus jamais perdus de vue. Nous avons vécu ensemble des moments mémorables. Gilles est le parrain d’Olivia, laquelle est venue passer un mois avec nous à Boulder aux USA.

Aujourd’hui, Max n’est plus de ce monde et Micheline après des problèmes divers s’est retrouvée en Ehpad chez les Petits frères des pauvres, rue Notre-Dame des Champs. Elle y vit des jours tranquilles, en fauteuil roulant. Virginie et ses petites filles sont aux petits soins pour elle, Olivia qui habite dans le midi vient la voir aussi souvent que possible.

Au titre de « membres de la famille », nous avons été conviés à une fête de « La Maison ». C’était une bonne occasion de rencontre après les années Covid dont on traîne encore un peu la léthargie.

Nous nous attendions à une fête un peu poussive au milieu de vieillards inertes, de familles inquiètes et fatiguées, comme nous en avions vu autour de ma mère. Il n’en fut rien. Le chanteur se présenta sur la scène entouré du personnel de l’Ehpad. Tous Antillais. Les femmes revêtues de leurs habits de fête, boubous et dentelles, ils ont démarré les chansons créoles dans des rires en balançant épaules nues et jupes bariolées. Elles souriaient un peu intimidées. Lui était le fils d’un Antillais propriétaire d’un café où Boris Vian avait ses habitudes. Ce père avait composé des chansons pour Henri Salvador et lui-même était devenu chanteur et compositeur professionnel.

Ils nous ont entraînés dans une farandole, une biguine endiablée. Les pensionnaires poussés dans leur fauteuil roulant, les valides, les familles, les enfants, les petits-enfants, les femmes en boubous, nous formions une spirale ondulante qui allait de table en table saluer ceux qui n’avaient pas pu ou voulu participer et le chanteur chantait : « Chérie, donne-moi un baiser ! » en créole.

Après le goûter, quand nous sommes sortis, les femmes échangeaient leurs boubous contre des blouses blanches. Je leur ai dit :

 – Qu’est-ce que vous étiez belles !

Ce qui les fit rire. Le quotidien reprenait son cours.