Oui, un avant-goût de printemps nous fut offert la semaine dernière, un peu par surprise.

Je ne connaissais pas vraiment Thomas. Quand il est arrivé en septembre, Émilie lui avait demandé comme à nous tous de se présenter. Professeur de philo à Stuttgart, une petite quarantaine d’années, il est installé à Paris avec sa famille pour une année sabbatique. À l’atelier de théâtre nous nous parlons peu, juste quelques mots durant la pause. À la fin, en raison de l’heure tardive nous rentrons sans attendre chez nous, C’est à peu près tout ce que je savais de lui, mais je trouvais touchant son français élégant presque sans accent. Brun et frisé, visage très jeune derrière des petites lunettes rondes, souriant, attentif à tous, toujours un peu étonné, il travaille beaucoup ses scènes et prend des notes comme par une sorte de nécessité. Il m’intriguait.

Durant une de ces courtes pauses, j’ai cru comprendre qu’il n’avait jamais pris de repas chez des Français depuis qu’il était à Paris. Je me suis rappelé en un éclair les jumelages de mon enfance. Après la guerre de 40-45, un besoin de réconciliation entre la France et l’Allemagne s’était fait jour. De part et d’autre de la frontière, les villes s’étaient tendu la main. Ma ville de Pontoise avait été jumelée avec Böblingen. Des chorales, des fanfares, des groupes d’enfants étaient logés dans les familles. À l’âge de 14 ans, mon frère Marc y avait fait un séjour dont il était revenu ravi, bourré d’anecdotes étranges sur ce qu’il avait vu et vécu. Nous n’apprenions pas l’allemand à l’école et les conversations se résumaient à des gestes et des sourires, mais j’ai un très bon souvenir de ces rencontres.

On dit les Français peu accueillants et je n’aime pas cette réputation. J’ai sauté le pas et j’ai invité Thomas à venir déjeuner avec sa famille. Les vacances scolaires approchaient. Malgré des emplois du temps chargés – il partait pour Toulouse la première semaine – il était possible de l’envisager.

Trois semaines plus tard, je lui ai envoyé un mail. Oui, oui, c’était bon pour un déjeuner rapide ! Thomas devait partir avant 3 heures, je pourrais ensuite aller travailler à l’atelier et les enfants n’auraient pas le temps de s’ennuyer.

Ce fut un bon moment ! La famille s’est encadrée dans la porte : Esther, Oscar (9 ans), Ferdinand (6 ans) et Thomas, une superbe rose rose dans la main.

Nous avons fait connaissance. Esther, blonde aux yeux clairs, parle également un français parfait. Ils ont fait ensemble une partie de leurs études à Dijon. Historienne, elle est actuellement en contrat d’un an, professeure à Science Po. Profitant de cette année sabbatique, Thomas participe à beaucoup d’activités dont le théâtre avec Émilie. Il est bénévole à l’hôpital Saint-Louis auprès de personnes en soins palliatifs. Ayant été confronté jeune à la mort, le sujet le passionne, intellectuel par profession, il refuse avec vigueur de demeurer dans les seules idées. Gilles a pu partager avec lui quelques références philosophiques ainsi que leurs expériences sur la fin de vie en milieu hospitalier ou en Ephad. Nous avons évoqué Jean-Claude à Albertville. Sujet, ô combien, difficile !

Pendant ce temps les enfants regardaient autour d’eux avec une vive curiosité. Ils répondaient gentiment aux questions sur leur école. Nous avons un peu comparé les enseignements. Inscrits dans le public, tous deux trouvaient les classes françaises moins agitées qu’en Allemagne, ce qui nous a surpris. Le CP n’était pas facile pour Ferdinand pelotonné contre sa mère, mais Oscar semblait se tirer assez bien de son CM1. Celui-ci s’anima soudain en montrant du doigt l’écran du capteur de CO2. On lui expliqua :

— Après le confinement, c’était une façon de savoir s’il fallait aérer le salon lorsque nous recevions des amis. C’était très amusant !

Il a paru très intéressé.

— Le seuil d’alerte est de 800, en principe, lui a dit Gilles.

Comme 890 s’inscrivait sur l’écran, il a paru inquiet. On lui a dit qu’il montait à 1000 avec seulement quatre personnes dans la pièce. Il n’eut de cesse par la suite d’y jeter un coup d’œil.

Le déjeuner fut détendu dans l’appartement inondé de soleil. Le gratin dauphinois, façon Jura (avec des saucisses de Montbéliard) fut apprécié. Comme nous évoquions Genève (Esther avait travaillé une thèse au siège de la Croix Rouge), Kant et Heidegger (avec simplicité, mais oui !), les enfants filèrent au fond de l’appartement pour lire les BD de nos petits-enfants. Ils revinrent au dessert. Thomas avait confectionné un gâteau au chocolat et à la banane. Il avait prévu large et nous en laissa pour le dîner. Il repartit avec une bonne moitié.

Quel plaisir cette famille vivante et bien élevée ! Ah ! s’entendre dire merci, ne pas se couper la parole, écouter, parler et se taire ! Et surtout, cette jeunesse vivifiante ! À notre âge, les conversations tournent trop souvent autour des problèmes de santé…

Il fallait abréger. Thomas allait retrouver ses élèves venus visiter Paris et les raccompagner à la gare de l’Est. Le lendemain, ils se rendaient tous les quatre en Allemagne pour une fête de famille. Après nous être dit au revoir avec chaleur et l’espoir de nous revoir plus tard, au moment de se quitter, on a entendu dans le salon Oscar tout excité appeler son père et lui dire quelque chose. Thomas a traduit :

— Quand la porte d’entrée s’est ouverte, le CO2 est tombé à 500 !