À l’occasion des Dyonisies, Philippe Brunet a organisé cette année une récitation par cœur de la totalité des 24 chants de l’Odyssée (12 000 vers). Les chants se déroulent dans différents lieux parisiens, à la Sorbonne, au théâtre de l’Athénée, dans un lycée… Samedi, Gilles a récité le chant 3 (497 vers) à l’université de Jussieu.

Télémaque et Athéna sont accueillis par Nestor. Ce dernier leur narre le retour des Grecs et demande ensuite à son fils Pisistrate d’accompagner Télémaque à Sparte chez Ménélas.

Un chant qui raconte le déroulement de la guerre de Troie, l’assassinat par Oreste de sa mère Clytemnestre et de son amant Egisthe pour venger Agamemnon, les embûches subies par Ulysse pendant son retour, le rôle de la déesse Athéna dans cette affaire… Récits entourés de sacrifices aux dieux, de festins et d’agapes. Le vieux Nestor en frais pour le fils de son ami Ulysse dont on ne sait pas qu’il est sur le point de revenir à Ithaque.

Gilles fut bon. Parole ferme, silences habités. La prouesse de la mémorisation ajoutait de l’humanité aux propos du noble vieillard.

Maintenant, il doit jouer dans les Suppliantes, cette pièce de Sophocle qui fit la une des journaux, il y a quelques années, lorsque sa représentation fut bloquée par un groupe de contestataires blackface et qui reste un cas d’école, une référence pour la liberté d’interprétation du théâtre classique.

Manifestations.

Hier soir, nous sommes sortis à quatre du quai des Grands Augustins pour traverser la Seine.

En pleine discussion sur le pont Neuf, notre attention a été attirée par des gyrophares sur le quai du Louvre. Nous avions oublié le vote du 49-3 sur la réforme des retraites !

Jean-Luc a ouvert son portable.

— La motion de censure a été refusée avec neuf voix d’avance.

— La loi est passée, a dit Anny-Claude.

Wahou ! Les opposants avaient annoncé qu’ils allaient manifester dans toute la France. Une fois de plus, Paris entrait en ébullition.

Il fallait pourtant rentrer. Je me suis approchée d’un car de police :

— Vous croyez qu’on peut traverser le jardin des Halles ?

— Pour le moment, oui, mais faites vite !

Thomas et Jean-Luc se sont enfilés dans le métro. Anny-Claude et moi avons louvoyé entre les touristes et les jeunes qui rodaient dans le quartier.

Quand nous sommes arrivées rue du Louvre, une masse incroyable de cars de police, de CRS casqués, de manifestants courant dans tous les sens, de voitures bloquaient le carrefour avec la rue Étienne Marcel. Les innombrables poubelles entassées en raison de la grève des éboueurs ne brûlaient pas contrairement à la semaine dernière, mais deux camions de secours se sont extraits de la foule, sirènes hurlantes.

Anny-Claude a filé par la rue Coquillière et j’ai continué par la rue du Louvre. Devant chez moi, les CRS chargeaient des jeunes. Ils les repoussaient de la place des Victoires. J’ai préféré me réfugier dans la grande Poste, ouverte toute la nuit. Les employés fermaient les portes après chaque client. Ils m’ont accueillie gentiment.

Essoufflée et transpirante, j’en ai profité pour retirer ma parka et mon écharpe.

Au bout d’un certain temps, j’ai jeté un coup d’œil dehors, cela semblait s’apaiser, un peu comme après une averse. Un employé m’a dit :

— Vous pouvez y aller. Vous ne risquez rien. Ce sont des jeunes. Ils ne sont pas méchants.

— Vous croyez ? ai-je répondu. Ils jouent à la guéguerre ?

— C’est ça !

J’ai pu me glisser sur le trottoir et j’ai tapé mon code de porte avec la crainte que les manifestants ne s’engouffrent dans l’immeuble.

Arrivée dans l’appartement, j’ai tout de suite téléphoné à Gilles qui avait joué à Jussieu et qui aurait dû être rentré.

— On vient juste de terminer. J’arrive.

Il ignorait tout. Je lui ai dit d’éviter la station Palais-Royal.

Un message d’Anny-Claude. Elle me demandait si j’étais parvenue à rentrer chez moi et me disait qu’elle avait traversé la rue Croix des Petits Champs encombrée de barricades formées par les poubelles. Les flics l’avaient guidée jusque chez elle.

— C’est la guerre, avait-elle ajouté.

J’ai ouvert la télévision. Les programmes continuaient. Sur Bfm, quelques images de CRS chargeant des manifestants, quelques poubelles brûlées, des vélos renversés et surtout des interviews de la France insoumise sommant Macron de retirer sa loi.

J’ai tout de même été soulagée quand j’ai vu arriver Gilles.

— J’ai traversé le jardin des Halles. Désert. La place des Victoires est bloquée par les CRS.

On a su par la suite qu’il y avait encore eu quelques échauffourées vers la Bastille, sans trop de casse.

Il faut s’attendre à des semaines agitées ! À commencer par la grande manifestation intersyndicale prévue jeudi prochain,