• Net’Léman

    Genève: Le Covid laisse des traces parmi les déchets du Léman - Le Matin
    Nettoyage du Léman

    La maison est silencieuse, le quartier au travail, les enfants à l’école. Le temps devient variable, des orages en fins de journée. J’aime le bruit du vent qui tord les arbres, celui du tonnerre qui s’approche en grondant, qui claque et puis s’éloigne.

    Trop de masques, les visages me manquent. On garde ses distances, J’ai décidé de peindre une petite foule. Elle marche le long du fleuve au rythme du temps. Elle ne sait pas où elle va, mais elle avance indifférente au Covid, avec une insouciance oubliée depuis des mois. Bien sûr qu’au bout la fin est inéluctable, mais j’aime peindre ce corollaire de la vie et de la mort. Tant pis et même tant mieux si cette figuration n’a plus cours. J’aime retrouver le geste qui tourne autour d’un corps, se fond dans un mouvement et s’y attache, donner une existence moins précaire que l’instantané de la photographie, plus proche de la continuité qui me lie à mes personnages.

    A Versoix, avec Agnès F. Nous remontions du port sur le trottoir. Une femme descend vers nous et nous alpague d’un ton mécontent. Nous tombons des nues. Elle aurait voulu que nous la laissions passer en respectant la distance de sécurité. Pourtant les Suisses ne portent pas de masques et ne prêtent guère attention aux gestes barrières. La dame s’explique : « C’est insupportable, les Suisses sont absolument inconséquents ! je passe mon temps entre Genève et Paris et je peux vous assurer que les Français sont bien plus raisonnables ! ». Les bras m’en tombent. Je lui réponds : « Excusez-nous si nous avons eu un comportement inadapté, mais je dois dire que d’habitude, j’entends plutôt les Suisses accuser les Français d’inconséquence. » Elle réplique : « Oui, à Paris, il y a des zigotos qui font la fête tous les soirs, mais dans l’ensemble, tout le monde porte son masque. » Je lui apprends que nous sommes français. Elle ajoute : « j’accepte bien volontiers vos excuses, car vous m’êtes sympathiques » et elle s’éloigne en nous croisant à bonne distance.

    Je pensais à elle, lorsque le lendemain, nous sommes allés nous baigner dans ce même port de Versoix. On y chargeait des touristes entassés dans un petit bateau. Et cela riait et cela criait à vous envoyer tous les postillons de la Confédération helvétique. Pendant ce temps, une armada de bénévoles masqués, perche à crochets dans une main, sac en plastique dans l’autre s’est répandue en bataillons organisés sur la plage, dans les rochers, le long de la jetée. C’était la journée nettoyage, Net’Léman. Il n’y avait pratiquement que des filles dirigées par des hommes munis d’étendards de couleurs. Un zodiac a déversé six plongeurs qui ont ratissé le fond du lac. On pouvait suivre leurs mouvements grâce à de longues bouées colorées se dressant à la verticale lorsqu’ils s’enfonçaient dans l’eau.

    Nous étions assis sur le parapet du port et nous leur avons signalé les innombrables mégots entassés dans les fentes entre les pierres. Ils nous ont remerciés, ils n’y auraient pas pensé : « Il n’y a pas idée de faire des choses pareilles ! » Et j’ai songé au temps de décomposition d’un philtre de cigarettes ; de l’ordre d’une centaine d’années si mes souvenirs sont bons. Oui, la planète est fragile même dans les plus petits détails.


  • Temps d’été.

    Baignades lumineuses dans un lac de rêve. Je voudrais m’étendre sur la chaise longue au fond du jardin, observer tranquillement le vol des oiseaux, le mouvement voluptueux des nuages sur les crêtes du Jura, me laisser bercer par le bourdonnement des guêpes, écouter le bruit du village, ses travaux et ses jours.

    Pourtant non ! Je me mets au clavier, parce que le temps nous est compté, parce que ce serait trop simple de s’enfermer dans un petit jardin aussi agréable soit-il, alors que le Covid guette. Les nouvelles ne sont pas bonnes.

    Non pas qu’il soit tellement mortel. On a vu pire avec les grandes pestes du Moyen-âge qui ont décimé les deux tiers de la population de l’époque. Mais notre monde est devenu si fragile ! Tout y est lié depuis le paysan de chez nous, d’Afrique ou d’Amérique, jusqu’à l’ouvrier des cinq continents. Si l’un tousse, l’autre a la grippe, si l’un manque de graines, l’autre ne mangera pas, si l’un n’a plus d’outils, l’autre se trouvera sans toit. Et le Covid détraque tout. Le chômage se répand, bien que la récession s’annonce moins forte que prévue. On arrive dans l’inconnu. Durant l’été, on a pu se préserver grâce aux gestes barrière, on a pu se rencontrer à l’air libre en gardant les distances. Quand l’hiver surviendra, tout sera différent ! Il faudra se chauffer et fermer les fenêtres. Au travail et dans les magasins on continuera de porter des masques, mais à la maison, en famille ?… Bien sûr qu’on ne s’y pliera pas et comment recevoir nos amis ? Un reconfinement équivaudrait à un effondrement de l’économie mondiale. Il faudra donc accepter le risque de contagion. Les personnes de notre âge en seront les premières victimes. On peut seulement espérer que le virus va s’atténuer avec le temps et que nous seront assez solides pour résister. Pourquoi pas ?

    En attendant, nous profitons de ces derniers jours de beau temps. Nous passons nos journées dans le jardin et nous bavardons, nous faisons provision d’amitié. On évoque dans le détail comment chacun s’y prend. On peut encore se sourire, se parler sans élever la voix. On voudrait bien se serrer dans les bras, mais tant pis, ce sera pour plus tard !

     Le virus se propage de plus en plus vite. Le port du masque est désormais obligatoire dans les grandes villes, dans les écoles et les universités. Et pourtant des groupes s’y opposent, parfois violents, recouvrant des sentiments variés et contradictoires. La logique n’a plus cours.  Seul un vaccin restaurerait un semblant de confiance, mais il n’est pas programmé avant longtemps.

    Aujourd’hui, 30 degrés. nous cueillons le jour dans l’ombre fraîche des vieux murs de la maison avec nos amis Henriette et Lionel. Et c’est bon !


  • À Versoix.

    Torticolis persistant, très douloureux. Presque une semaine au lit. Dans ces cas-là, je songe avec admiration à ces hommes que la souffrance n’a pas vaincus : Montaigne et sa gravelle, Roosevelt, Pompidou, Mitterrand. Comment ont-ils pu ? La douleur m’ôte toute pensée cohérente. Vie suspendue, les heures passent indistinctes dans l’attente d’un mieux difficile à imaginer. Chaque seconde se dilate et fuit aussitôt, intensément vécue, mais inutile.

    Cependant hier, ça allait mieux, le soleil brillait et nous sommes allés nager à Versoix. Le mois de septembre est souvent délicieux dans nos régions.

    Hélas, à peine arrivés, un tamtam nous a cassé les oreilles. Il provenait du parc au-dessus de la plage. Je déteste tous les bruits répétitifs. Je me souviens de mon désespoir lorsque les tambours ont envahi le Pont des Arts, effaçant la beauté et le mystère des crépuscules sur Paris, blessant de leur brutale sottise la souplesse du fleuve.

    Voilà qu’ils s’installaient ce matin-là dans l’univers préservé du lac, couvrant la chanson des vagues. Ma tête n’avait pas besoin de cela ! Nous avions vu sur le parking des groupes en costumes et robes voyantes, embijoutés. Difficile de déterminer leur origine. Europe, Philippines, Afrique, Amérique du Nord, Madagascar ? Notre région est une tour de Babel et nous avons l’habitude d’éviter ces questions.

    Très vite, l’assemblée descendit la pelouse et à grand renfort de chants et de tambour atteignit la plage. Les femmes étaient couvertes d’une longue tunique blanche , les hommes d’une large chemise également blanche. Un grand et volumineux personnage entièrement revêtu du même blanc vociférait en moulinant des bras. Ses propos étaient ponctués par des applaudissements et de bruyantes approbations. Les femmes chantaient en se balançant. Lorsque plusieurs hommes entrèrent dans l’eau, je compris qu’il s‘agissait d’un baptême évangélique. Les bruits s’amplifiaient au grand dam des usagers de la plage qui observaient la scène avec un mélange de curiosité et d’agacement. L’un d’eux traversa la cérémonie son paddle sous le bras, sans plus de façons.

    Pour ma part, je rouspétais intérieurement. Déjà que je n’aime pas ce genre d’embrigadement, mais je ne pouvais pas oublier que cette secte avait contribué à faire élire Trump et qu’elle avait été responsable de la pandémie à Mulhouse. Sur la plage, épaule contre épaule, on ne pouvait pas dire qu’ils respectaient les distances de sécurité !

    Nous sommes allés vers l’autre jetée pour nous en écarter. À notre retour, les derniers participants, le pasteur et sa famille, s’engouffraient dans un gros fourgon de luxe. Sous l’effet de mon agacement, j’ai craint une reprise de mon torticolis. Heureusement, il n’en a rien été!…


  • Semaine du 18 au 25 août 2020

     

    L’été se poursuit. La canicule a épargné Tougin grâce au Jura qui nous a offert sa fraîcheur du soir. Comme le temps passe ! Septembre arrive à grands pas. En principe, nous ne rentrerons pas à Paris avant octobre, les nouvelles du Covid n’y sont pas très bonnes et la vie est plus tranquille ici.

    Nous avons traversé le Léman sur un bateau de la CGN, invités à déjeuner à Nernier chez Véro et Hervé en compagnie de leurs amis d’Élancourt. Nombreux propos politiques, contradictoires, mais courtois. Un monde fou sur la jetée et sur la plage en raison de la chaleur.  L’arrière-pays, côté français, comme côté suisse s’était rué sur les rives.

    Caroline et Jean-Michel sont venus passer quelques jours à Tougin. Baignades, belotes, scrabble, des nouvelles des uns et des autres. Bien peu de travail pour ma part.

    Maintenant, enfants et petits-enfants (18, 16, 14 ans) de retour de Bretagne ont apporté de l’animation dans la maison !  Il n’est pas mauvais de nous retrouver bousculés (pour un temps !) par leur vitalité. Leurs préoccupations sont tellement  éloignées de celles de notre âge ! Malgré quelques constantes, les générations se suivent et ne se ressemblent pas. Difficile de nous projeter dans notre propre jeunesse !

    Ils passent beaucoup de temps sur les réseaux sociaux, gardent un contact permanent avec leurs amis. Noé mijote un bivouac dans la montagne aussitôt revenu à Grenoble. Romain est plus secret ; il s’apprête à rentrer dans la vie étudiante, un saut dans l’inconnu

    Je prépare support et sous-couches pour ma prochaine peinture. Bleu sur bleu, une gageure. Qui ne risque rien… Et je dénoyaute des mirabelles pour le clafoutis de Marius.  C’est la vie !

    Ce matin à Versoix, une suite de Bach au violoncelle nous a accueillis alors que nous sortions de l’eau. Le musicien répétait devant le lac sur la terrasse du club de voile. Le quai était désert. La veille, une centaine de petits Optimistes s’y entassait pour les championnats de Suisse. Les enfants parlaient français, allemand et italien, nous rappelant qu’un pays peut se partager entre différentes langues, différentes religions et cultures sans se taper dessus. Bien agréable !


  • Paris, Les Hautes Bruyères, Tougin.

     

    Bref passage à Paris dans une étrange atmosphère. Un peu comme si nous n’étions plus tout à fait chez nous, en quelque sorte un peu poussés dehors par le Covid. Tout semble comme avant, mais rien n’est comme avant. Une sorte d’inquiétude retient les gestes. On prend des nouvelles chez les commerçants, mais les réponses sont évasives. Ils ne savent pas à quelle sauce ils vont être mangés, quelle faillite les attend. Scènes de la vie quotidienne, livreurs, exercice de pompiers. Les masques sont obligatoires dans les espaces publics, mais certains clients font de la résistance, ce qui agace les autres. Un jeune homme devant la caisse du Franprix a fait le sourd quand je lui ai dit que je risquais plus que lui de me trouver sous respirateur.

    Des touristes plutôt jeunes, mais pas de Chinois. De nouveau la queue devant la pyramide à l’entrée du Musée du Louvre. Ils ont du courage car les transports publics fonctionnent mal et les pickpockets rattrapent le temps perdu. Dans le métro en rentrant chez elle, mon amie Sara s’est fait subtiliser son sac à dos avec son ordinateur. Nous avions été si contentes de  nous retrouver le matin au café de la place des Petits Pères ! On s’attend désormais toujours à quelque ennui. Réalité ? Impression ? Pressentiment ? Cueillons d’autant plus le jour !

    Puis la canicule s’est installée sur l’asphalte surchauffé. Je me suis dépêchée d’aller à l’atelier trier les pastels à emporter à Tougin et d’aller acheter du matériel de peinture  chez Sennelier, avant que les trajets ne deviennent tout à fait insupportables. Depuis le Pont Royal, j’ai salué la Seine, toujours désertée par les bateaux-mouches. Elle embrassait de ses deux bras l’île de la Cité, indifférente au Covid.

    Nous avons étrenné la climatisation de l’appartement. Elle suffisait à peine et faisait un bruit d’enfer. Et nous avons failli annuler notre déjeuner chez Brigitte et Régis à côté de Rambouillet, la météo annonçait 38 degrés. En fait, la maison, une longère, ancienne ferme isolée au milieu des champs dans un bosquet de chênes était restée fraîche. Ce fut un cadeau de la vie de nous retrouver, un peu inquiets de rester à l’intérieur, mais fidèles à une amitié de quarante ans.

    Alors qu’après le repas nous devisions agréablement dans la brise, à l’ombre des grands arbres, que nous évoquions amis, petits et grands événements, la jeune génération, enfants et petits-enfants avait disparu, les uns probablement affalés sur leur lit, les autres scotchés devant leurs écrans.

    La nuit qui suivit fut un peu difficile. Depuis le déconfinement Paris semble envahi de noctambules. On doit hurler, faire vrombir son moteur, manifester un contentement qui cache mal l’incertitude de l’avenir. Mais il faut que jeunesse se passe. On se réunit par internet aux Halles ou sur les quais. On mange, on boit, laissant le lendemain des traces beaucoup moins drôles. Des affichettes mettent en garde contre des invasions de rats.

    Vous dire que nous avons été heureux de retourner à Tougin est un euphémisme. Le Jura nous est apparu comme un havre de fraîcheur, l’impasse comme une oasis de tranquillité. Nous avons dormi fenêtres grandes ouvertes. Une couverture n’a pas été de trop au milieu de la nuit.


  • Tougin, Boulogne sur mer, Paris

     

    La digue de Wimereux.

     

    Partira ? Partira pas ? Gilles avait répété durant des mois le Chant III de l’Odyssée pour le festival d’Argenton-sur-Creuse. Mais il y a quelques semaines, Julien très inquiet lui a téléphoné estimant que ce n’était pas raisonnable. En effet, aucune précaution n’avait été prise pour la sécurité de la troupe et il considérait le risque trop important, compte tenu de l’âge de son père. Gilles après moult réflexions avait donc annulé sa participation. À la suite de quoi, Philippe Brunet le metteur en scène avait mis en place une longue série de directives, rassurant ainsi Gilles qui avait demandé s’il « pouvait retirer sa démission. » Proposition acceptée avec humour et sérieux. Véronique la directrice du festival, confirmant qu’il n’avait pas à mettre sa vie (et la mienne) en danger décida qu’il dormirait une seule nuit à Argenton isolé de la troupe, et voyagerai avec Violette après tests de laboratoire.

    Malgré les réticences de Julien qui aurait bien voulu nous savoir tranquillement à Tougin, nous sommes partis et nous en avons profité pour monter dans le Pas de Calais voir la famille de Gilles avant d’aller à Paris.

    Sept cents kilomètres d’une traite ! Le Jura, puis l’autoroute, Reims, Amiens, Arras, et enfin Boulogne, après beaucoup d’arrêts, pas trop de circulation et beaucoup de Nordiques. Ah, la splendeur de l’arrivée, la mer au loin, la lande, les arbres ployés par le vent ! Nous nous sommes glissés sous la voûte des saules pour nous immobiliser devant la ferme aménagée de Philippe et Catherine, isolée dans les marais, chaulée de blanc, encadrements de fenêtres verts, toitures orangées, éclairée par le soleil du soir. Un univers si différent de notre Pays de Gex ! Ce fut deux jours de balades, de visites au cap Gris nez, dans la vieille ville de Boulogne, pays natal de Gilles.

    Mais surtout Wimereux, la digue et la mer ! Nous y avons retrouvé sa sœur Nicole et Serge qui venaient de fêter leur « soixante-dix ans » de mariage, leur fils Régis et sa famille, dans leurs maisons en bord de mer. Nous avons pris l’apéritif au soleil déclinant à l’abri du vent. Énormément de monde sur la digue, comme si le coronavirus n’existait pas.

    Le matin du départ, nous nous sommes baignés dans les rouleaux éclaboussés de lumière. Superbement dynamique ! Cette côte autrefois plutôt froide et pluvieuse bénéficie aujourd’hui du changement climatique. Nous avons quitté Philippe et Catherine, leur accueil généreux, la cuisine savoureuse de Catherine pour nous enfourner dans l’autoroute jusqu’à Paris et ses embouteillages. Contraste impressionnant ! Travaux, poussière, flottement dû au Covid. On peut seulement espérer que Paris, sans la culture qui la définit, les théâtres, les musées ne basculera pas dans un laisser-aller triste et sans grâce, une paralysie mortifère. Elle risque de drainer les mécontentements de la France entière en manifestations incessantes, de devenir un cul-de-sac, un refuge illusoire pour les sans espoir et les laisser-pour-compte de l’effondrement économique. Paris est très fragile dans le contexte actuel. Saura-t-elle résister à l’adversité ?


  • Albertville.

    Place de l’Europe, Albertville.

     

    Le test de Jean-Claude s’étant révélé négatif, nous avons pu partir lui rendre visite. Missionnaire pendant soixante ans au sud de Madagascar, à Tuléar et dans la brousse, le frère de Gilles vit désormais dans un Ehpad à Albertville. Infecté par le Covid en mars, il n’a pas eu trop de symptômes, juste une grosse fatigue, mais dans la chambre d’à côté, son voisin et ami n’a pas eu cette chance, il est mort sans un bruit durant la nuit.

    Gilles lui a téléphoné presque tous les jours pour lui soutenir le moral,  d’autant plus que Jean-Claude souffrait au même moment d’une rétention urinaire. Urgences, sonde pendant trois mois en attendant que l’hôpital de Chambéry se réorganise après la flambée épidémique, opération, hémorragie au retour, de nouveau opération. Il en sortait tout juste.

    Il n’était pas question d’entrer à l’intérieur de l’Ehpad. Nous l’avons embarqué au pied de l’immeuble et nous nous sommes aussitôt dirigés vers la terrasse de notre restaurant habituel au centre-ville. Maria, la serveuse, une jeune roumaine, nous a trouvé une place à l’écart et à l’ombre. Malgré la chaleur, nous étions rafraîchis par un petit courant d’air.

    Cette Place de l’Europe, lieu étrange construit pour les Jeux Olympiques de 1992 dans un style néoclassique un peu lourd, à la Ricardo Bofill, possède l’avantage d’être à l’écart de la circulation. À peine installés, on entend :  « Père ! » Un instant de flottement : « Marie ! » Marie,  Maria, je ne comprends pas ! Jean-Claude nous présente une belle femme d’une cinquantaine d’années, blonde et souriante attablée avec son mari, « Marie, mon infirmière à l’Ehpad ! »

    Nom d’un chien ! Les applaudissements ont fusé tous les soirs aux fenêtres de Paris en hommage au personnel soignant des hôpitaux et voilà que nous sortons des images de la télévision et que nous nous trouvons devant des protagonistes en chair et en os. Le mari en plus !

    Nous commandons le repas et la conversation démarre de table à table. Naturellement, nous sommes tout ouïe sur les protections de cosmonautes qui ont accompagné les soins et les repas, sur la solitude des pensionnaires. « On ne se reconnaissait qu’à la voix. » L’angoisse du mari : « Tous les soirs, j’avais peur pour elle… et pour moi ! » ajouta-t-il un peu gêné. Elle : « Dans l’action, nous, nous n’avions pas peur ».

    Nous l’avons abondamment remerciée, ce que ni elle, ni Jean-Claude n’ont semblé véritablement prendre en compte. Ils étaient encore trop déstabilisés. Ce virus mal connu ne lâche pas ses victimes si facilement et tout peut recommencer. Ils se lèvent et nous nous saluons chaleureusement.

    Maria, la serveuse rapplique : « Je n’y crois pas ! » dit-elle d’un ton confidentiel. Elle continue en chuchotant : « C’est une invention des Américains. » Le frère de Gilles lui dit qu’il a été atteint, elle hoche la tête : « Vous avez eu autre chose ! » Il lui dit qu’il y a eu des morts et beaucoup de malades dans son Ehpad, elle insiste : « Ils étaient déjà malades, ils sont morts d’autre chose. Je vous jure, si j’avais le temps, je vous montrerai un article qui prouve point par point que ce sont les Américains qui ont lancé ce faux bruit pour déstabiliser le monde. ». Son visage respire la certitude.

    Nous connaissons Maria depuis plusieurs années. Comment aurions-nous pu deviner un tel sens du complot derrière son charmant sourire ? Elle ajoute : « Je connais des gens du monde entier. Ils ont beaucoup voyagé et ils n’ont jamais rien attrapé. D’ailleurs, vous voyez, je ne porte pas de masque et mon patron non plus. Nous n’avons jamais rien eu ! Et pourtant beaucoup de gens viennent déjeuner ici. »

    Nous n’avions pas remarqué l’absence de masque du personnel. De retour vers la voiture, Gilles n’était pas content : « La mairie ne fait pas son travail, le patron aurait dû être verbalisé ! »

    Et nous avons ramené Jean-Claude chez lui, en nous donnant rendez-vous à la fin d’août. Il semblait très fatigué. Une saleté, ce Covid !


  • Jour après jour

     

    Il a fallu remettre la maison en route. Avant l’arrivée des enfants, nous avions surtout désherbé le jardin. Gilles a réparé le volet de la chambre au Jura, j’ai lavé les draps qui ont séché au soleil en un moins d’un quart d’heure. J’ai enfin pu dépoussiérer la maison qui n’avait pas été ouverte depuis six mois à cause du Covid. Jacqueline nous a offert des haricots beurre de son potager, un délice,  et j’ai arrosé les géraniums de l’autre Jacqueline.

    J’ai couru après un tube de blanc titane zinc, ayant cru bon de ne pas emporter celui de Paris, jugé trop lourd pour notre transhumance par le train. J’ai bien failli ne pas en trouver, les magasins ne sont pas approvisionnés comme avant l’épidémie. Je me voyais mal aller chez Périer à Genève, de l’autre côté du pont du Mont Blanc célèbre pour ses embouteillages.

    L’impasse s’est vidée, période de vacances pour les habitants d’ici.  Il n’a pas fait très beau et même un peu froid, mais nous étions trop occupés pour le regretter. D’ailleurs la nature souffre de sécheresse et de chaleur même si jusqu’à présent nous n’avons pas eu de canicule comme ces dernières années. J’en ai profité pour lire. Depuis deux jours le soleil est revenu, cependant aujourd’hui quelques nuages d’orage traînent sur le Jura.

    Une anecdote. J’ai pris un roman à la bibliothèque : Charlotte de David Foenkinos. Cette histoire romancée d’une jeune peintre talentueuse morte à Auschwitz m’a beaucoup intéressée. J’ai trouvé sur Wikipédia des images de ses tableaux et des personnages qui l’ont entourée   Arrivée à plus de la moitié du livre, je me suis aperçue que je l’avais déjà lu, et que c’était moi qui l’avais offert à la bibliothèque de la ville en 2014. Un choc ! J’ai compris pourquoi j’écris désormais des notes sur mes lectures aussi souvent que je le peux et les relis de temps en temps. Mais durant les mois d’été à Tougin, je préfère les baignades dans le lac…

    Sur les conseils de Julien, Gilles a renoncé à sa déclamation du chant III de l’Iliade au festival d’Argenton-sur-Creuse. Le danger de contamination leur a paru trop important : voitures remplies, repas pris en commun, risque de mauvais temps et donc de devoir se retrancher à l’intérieur. Les circonstances ne semblaient pas de nature à respecter les gestes barrières. Dommage ! Il se réjouissait, ayant appris des centaines de vers par cœur et répété en visioconférence avec Xiaoli et Yanis pendant le confinement. Philippe Brunet cherche donc un nouveau Nestor.

    Dernière minute : la démission de Gilles a provoqué un réajustement des mesures de précautions pour le festival. Du coup, il se propose de revenir sur sa décision. Á suivre…


  • Accrobranches

    Forestand parc de loisirs, parcours aventure, accrobranche et ...

    Il y a eu Marius et Ben. 13 ans. Ils sont arrivés par le train à Bellegarde.

    Deux jours après, il y a eu Tom, 11 ans, et son père venus en voiture depuis Paris

    Encore deux jours et il y a eu Romain, Noé et leurs parents venus de Grenoble.

    Marius et Ben sont allés tout seuls explorer Genève, une carte TPG (Transports Publics Genevois) dans la poche : Ferney-Voltaire, frontière suisse, gare Cornavin, pont du Mont Blanc, horloge florale, jet d’eau, vieille ville, cathédrale Saint-Pierre et retour. Ravis ! Ils sont amis depuis la maternelle et aussi bavards l’un que l’autre.

    Tom n’a pas non plus sa langue dans sa poche. On aurait cru entendre une volée de moineaux. Tous les trois, accompagnés de Julien, ont fait une via ferrata, parcours aménagé de cordes et de ferraille sur le fort l’Écluse. Un ancien fort militaire percé dans la montagne au XIXe siècle pour la défense de la vallée lémanique. Huit cent quatre-vingts marches en souterrain avant d’atteindre le lieu d’escalade. L’après-midi, ils ont enchaîné avec le Mont Mourex (trois kilomètres de presque plat depuis le parking, une vue magnifique sur le Mont Blanc et le Jura à l’arrivée ). Un lieu évocateur de cérémonies druidiques.

    Les soirs, de mémorables jeux, parties de cartes et petits bacs prétextes à d’innombrables blagues et réflexions de leur âge,  savoureuses et inattendues.

    Marius et cie, mais aussi Noé arrivé le samedi ont parcouru le circuit d’accrobranche de la Faucille, non pas la vertigineuse tyrolienne, la plus longue et la plus rapide d’Europe, mais tout de même un circuit un peu costaud.

    On a fêté avec quelques jours d’avance mon anniversaire. Ils ont eu l’élégance de me faire souffler une seule bougie (une grosse…). Marius a cuisiné un saucisson brioché et Emmanuel des tartes aux abricots et aux myrtilles. Une bonne soirée qui n’a pas pu être prolongée pour cause de Covid ; il n’aurait pas été sage d’entasser tout ce petit monde dans la maison pour la nuit. Les Grenoblois sont rentrés chez eux après le dîner.

    Sont restés Julien et Tom, qui ont voulu terminer leur exploration des accrobranches du pays de Gex par celle de Divonne. Selon Tom, c’est la meilleure.

    Pendant ce temps, Gilles et moi sommes allés nager tous les jours dans le Léman. Le jeudi, forte bise et vagues.

    Ils vont partir demain et comme à chaque fois, nous nous retrouverons tous les deux dans la maison silencieuse. Ça fait toujours bizarre.

    Je mettrai en route mon atelier pour une autre vie…


  • Retour à Tougin

     

    En raison du confinement, nous n’avions pas pu venir comme chaque année à Pâques, ni durant les grands week-ends de mai et de juin, et le jardin était en friche. Heureusement, par deux fois notre voisin Marcel l’avait fauché comme il avait pu, mais les allées disparaissaient sous les herbes. Vous n’imaginez pas combien un si petit jardin demande d’efforts pour que les rosiers, le plant de pivoines, les œillets de poète, les anémones du Japon n’étouffent pas sous l’herbe à chat, le plantain, le lierre et j’en passe…

    Nous nous y sommes mis avec une assiduité décuplée par l’inaction des deux mois d’immobilité forcée. Une fin de printemps pluvieuse avait été bénéfique au rosier de Monique, au rosier grimpant, couvert de boutons. Les agapanthes n’avaient pas trop souffert, mais les feuliles du lilas se recroquevillaient dangereusement,  il fallut d’urgence le décharger de ses innombrables fleurs montées en graines. Je l’ai d’autant plus bichonné que Jacqueline, la femme de Marcel, nous en avait envoyé une photo (ci-dessus) quand nous nous languissions à Paris, parcs fermés et laissés à l’abandon. Il nous avait ravis à distance, rayon de soleil dans notre univers de bitume. Je lui devais bien ça.

    Il fallut racler, arracher, tailler, se rendre plusieurs fois à la décharge avant de pouvoir replacer les tables, le fauteuil de jardin et les parasols. L’espace semble agrandi depuis que Gilles a sacrifié plusieurs  branches du prunus et du figuier. Si on la laissait faire, la nature aurait vite fait de vous chasser de chez vous.

    Maintenant nous pouvons recevoir nos amis pour des repas en plein air, condition nécessaire pour éviter la contagion.

    Heureusement, un temps chaud et clair nous a permis d’aller nous baigner au Léman, la frontière suisse s’étant rouverte le 15 juin. Quel plaisir de nager dans une eau fraîche et dynamique, d’aller ensuite déguster une glace faite maison à la buvette du port ! Mais je crois que cette année nous mettrons un peu plus de temps à nous réinstaller. Dans les magasins en ville, les masques et  le lavage des mains au gel hydroalcoolique ne sont pas aussi systématiques qu’à Paris, mais nous préférons nous y astreindre. Avec les voisins, nous obéissons aux gestes barrières. L’autre jour au milieu de la rue, nous formions une ronde avec l’impression d’être retournés à l’école.

    Et comme toujours, le Jura déroule ses crêtes, comme indifférent à l’agitation de la plaine. Pourtant, je remarque que les hêtres remplacent de plus en plus les sapins sur la pente sud. On a tendance à croire la nature immuable. C’est une illusion, elle est fragile !