• Paris-Tougin.

     

     

    Fermé l’atelier dimanche et l’appartement lundi. Gros travail.

    Dimanche, élections. Anne Hidalgo a été réélue maire de Paris sur une liste qui comprenait beaucoup d’écologistes. On ne peut pas dire qu’elle ait jusque-là bien géré la ville, une des capitales les plus sales d’Europe. Beaucoup de gâchis. Il semble qu’elle ne soit pas apte à surveiller ses sous-traitants : Vélib, ordures ménagères, nettoyage. Obsédée par le vélo sans pour autant encadrer ses adeptes qui roulent sur les trottoirs et brûlent les feux rouges, elle veut supprimer la circulation automobile. Pourtant les transports publics sont tout à fait insuffisants. Enjeux entre la région de Paris à droite et la ville de Paris à gauche, les deux dames, Hidalgo et Valérie Pécresse s’y font une guerre sans merci. De plus Paris est devenu une sorte de terrain de jeux, pour la banlieue, pour un tourisme de masse non maîtrisé, pour des manifestations de rue continuelles et souvent violentes dont la régulation dépend du gouvernement. On y travaille de moins en moins. Depuis deux ans, entre les gilets jaunes et les grèves, beaucoup de commerces ont dû fermer sans que leur détresse soit vraiment prise en considération.

    Nous avons traversé le jardin des Halles à une heure de l’après-midi pour prendre le RER. Beaucoup de jeunes travailleurs déjeunaient au soleil assis sur les banquettes en ciment.  Ils fuyaient ainsi les espaces confinés des restaurants et des cantines, respectant plus ou moins les distances de sécurité. Sympathique ! Mais je n’arrive pas à me faire aux clochards et aux désœuvrés venus de banlieue. Ils sont agglutinés en groupes bruyants, canettes de bière à la main et abandonnent des déchets partout sans la moindre vergogne et sans qu’on leur dise quoi que ce soit.

    Il faut espérer que les écologistes vont améliorer la situation, mais ils ne sont pas connus pour savoir gérer une ville, obnubilés par des idées toutes faites dans le genre, comme à Grenoble, de laisser les mauvaises herbes envahir les caniveaux au point de ressembler à Tchernobyl.

    Nous n’étions pas fâchés de partir. Gare de Lyon : beaucoup de voyageurs assez obéissants côté consignes de sécurité. Nous avons pu entrer sans attendre dans le train, les billets lus à distance. Masques obligatoires et pour nous, personnes « vulnérables », chapeaux et lunettes. La contrôleuse a rappelé à l’ordre un usager dont le masque ne couvrait pas le nez. Beaucoup de jeunes, manifestement décidés à rentrer dans leurs familles grâce au déconfinement et aux vacances de juillet. Vous dire qu’on se sentait en sécurité serait pourtant excessif.

    Dans le car, même atmosphère ; il n’était pas facile de savourer comme à chaque retrouvaille le déroulement des crêtes du Jura et ce fut un soulagement lorsque nous sommes arrivés chez nous.

    Nous avions été invités à dîner dès ce premier soir chez Agnès et Wifrid. Wifrid et Armand leur fils sont venus nous chercher. Figurez-vous que nous étions tellement heureux de nous retrouver qu’oubliant tout nous nous sommes embrassés, faisant fi de toutes les précautions auxquelles nous nous astreignons depuis tant de mois. Le jeune Armand a tout de même eu un geste de recul.

    La soirée a été délicieuse, le repas succulent. Tant de choses à nous raconter…


  • Paris, après cinq semaines de déconfinement.

     

    Non, ce n’est pas encore comme avant. Il est probable d’ailleurs que ce ne sera plus jamais comme avant.

    Le virus, bien que maîtrisé pour le moment, continue de circuler. Et la vie reprend vaille que vaille. Une certaine nervosité apparaît çà et là dans les comportements. Les bicyclettes recommencent à rouler sur les trottoirs, brûlent les feux rouges. Les embouteillages sont fréquents. Beaucoup de stations de métro sont fermées et les autobus circulent parfois avec une irrégularité éprouvante. On parcourt des kilomètres à pied dans un vacarme oublié durant deux mois. Les magasins sont loin d’être pris d’assaut à l’exception de quelques uns comme le Made.com au pied de chez nous et sa queue de cinquante mètres sur le trottoir. Il vend des meubles prisés par les jeunes bobos.

    Dimanche matin, je suis allée voir les préparatifs du concert de Jean-Michel Jarre annoncé pour le soir au Palais-Royal, fête de la Musique oblige. En fait, il avait été enregistré durant la semaine ; il ne restait plus que quelques caisses de matériel et un grand rideau noir suspendu aux galeries du ministère de la Culture. Dans le jardin qui reprend peu à peu forme un groupe silencieux de retraités pratiquait le taï-chi, comme pour conjurer le sort. L’avenir est sombre, l’économie plonge et la récession s’annonce douloureuse.

    Le jardin des Halles tourne de plus en plus à la Cour des Miracles. S’y retrouvent des jeunes de banlieue venus faire la fête, des drogués, des clochards. Ils abandonnent sur le sol et sur les banquettes en béton des bouteilles vides, des barquettes en plastique plus ou moins dégoulinantes de nourriture, des vêtements, des masques usagés et même des chaussures. On voit revenir des jeunes émigrants plus perdus et obstinés que jamais. Où étaient-ils pendant le confinement ? Ont-ils été malades ? Un corps allongé sur un matelas a attiré mon attention. Des boucles de cheveux blancs dépassaient d’une couverture ; une femme âgée, yeux clos dans un visage marqué par le soleil et les rides. Quelle tristesse ! Le confinement semble avoir fait des dégâts chez les personnes précaires, dont on n’a pas encore une idée bien nette.

    Je voulais retrouver Antoine à la sortie de la messe de 10 h à Saint-Eustache. Je n’ai pas vu l’habituel mendiant et son chien. La porte était fermée. J’avais cru les cultes autorisés à reprendre leurs activités. Il est probable que la réunion des évangélistes de Mulhouse a rendu la communauté scientifique et médicale méfiante.

    J’ai continué par le marché de la rue de Montmartre ; ses commerçants étaient à peu près tous revenus. Il y avait pas mal de monde. L’étal de fruits et légumes derrière un rideau de plastique brillait dans la lumière. J’ai sorti mon smartphone de ma poche. Le temps que je me batte avec sa mise en route, la jeune vendeuse était devant moi. Je l’ai cadrée  : « Je peux ? » Elle a hoché  négativement la tête. « Dommage, vous êtes tellement mignonne derrière vos fruits ! » Elle m’a dit, après un silence étonné : « Vous ne voulez pas m’acheter des cerises ou des fraises, ma chérie ? » Mais je savais que Gilles allait en rapporter pour le déjeuner. Elle s’est écartée et j’ai touché la pastille de l’écran.

    Dans la petite foule, je me suis aperçue que j’avais croisé un voisin ; nous ne nous étions pas salués. Une seconde d’étonnement, et je me suis rappelé qu’il ne sortait jamais sans sa casquette sur les yeux, son masque sur le nez et des gants de plastique. Comment aurait-il pu s’approcher d’une personne sans masque ? L’épidémie permet de relativiser les comportements…

    Le soir, Paris vibrait de musique. Je ne suis pas sortie, mais j’entendais des cris de joie. Espérons que cette parenthèse dans les mesures de distanciation n’aura pas de conséquence sanitaire.


  • Le Carrefour.

    Paris s’anime. Dimanche, beaucoup de monde dans le jardin du Palais-Royal. L’herbe est coupée, mais le sol n’est pas encore ratissé. Les roses fanées ont été ramassées. Un grand événement se prépare dans la cour du ministère de la Culture à côté des colonnes de Buren. Des structures métalliques, un podium, de gros câbles électriques. Pour la fête de la musique ? Ce serait une première depuis l’année dernière. Contraste saisissant, il y a dix jours, les lieux étaient déserts comme abandonnés.

    Hier soir, le discours du président de la République a autorisé l’ouverture complète des bistrots et restaurants. J’ai retrouvé Danièle au Carrefour à côté du Bazar de l’Hôtel de Ville et nous nous sommes installées à l’intérieur, près d’une baie grande ouverte. Autour du carrefour qui a donné son nom au café, une noria de camions, un remue-ménage de voitures renouaient avec le bruit et les embouteillages d’avant confinement. Danièle jouait au flipper. Elle s’y est mise avec passion après une opération du genou qui l’a coincée durant de longs mois. Elle y a trouvé une fraternité, des compagnons de jeux originaux, hauts en couleur, issus de toutes les franges de la société, et aussi des internationaux installés dans le Marais. Danièle traduit l’œuvre de Byron, un travail de longue haleine. Ses traductions sont publiées aux éditions Otrante.

    Juste avant le confinement, elle a rapidement pris quelques photos des habitués de ce bistrot, un des derniers de Paris où l’on peut se retrouver entre collègues ou amis debout devant le zinc à siroter un café ou un petit blanc. Elle a eu tout le temps de les peindre pendant ses deux mois et demi de confinement. Portraits spontanés pleins de vie et d’empathie pour ses modèles. Elle les avait apportés, suscitant une certaine agitation autour d’elle. L’un d’eux en était tout ému.

    Des nouvelles de Sally. Contrairement à ce que je croyais, San Francisco est encore en  confinement. Ils ne peuvent pas voir leurs enfants et petits-enfants. Juste à la sauvette sur le trottoir. C’est peut-être sage, puisque l’épidémie redémarre à Pékin et que nos neveux Damien et Minh sont immobilisés par un confinement strict à Singapour.

    Nous attendons les élections et nous partirons le lendemain pour Tougin, sans savoir ce que l’avenir nous réserve. La frontière suisse s’est rouverte en début de semaine. Nous aurons la joie de revoir nos amis et d’aller faire un tour au bord du Léman.

    Pour le moment, je vais à l’atelier en me battant contre les stations de métro fermées et les attentes d’autobus. Beaucoup de marche à pied. J’ai tout de même commencé un grand ciel d’été et je prépare doucement ma transhumance annuelle.  Matériel de peinture, clés USB… Il faut penser à tout.

    Les promenades dans le Jura et les baignades dans le lac seront les bienvenues. Si le temps s’y prête…

     


  • L’incendie de la Grande Poste.

    La semaine dernière, je rentrais de l’atelier plutôt fatiguée. On n’est pas autorisé à prendre le métro après 16 h, pour laisser la place aux travailleurs munis d’attestations. J’avais du me dépêcher et la fermeture de beaucoup de stations m’oblige à des détours et des marches à pied interminables.

    À la sortie Louvre-Rivoli, la circulation des autobus était interrompue. Des policiers s’agitaient sous le soleil afin d’empêcher les voitures de s’introduire dans la rue du Louvre, mais la rue de Rivoli seul dégagement possible était impraticable, réservée aux seuls taxis, autobus et bicyclettes depuis le début du confinement. Il en résultait un sac de nœuds, des klaxons et de l’énervement. Habituée aux embarras de Paris, je ne me tracassais pas outre mesure et je remontais la rue du Louvre. Cependant, plus j’avançais, plus elle s’encombrait. J’arrivais devant la Bourse du commerce, en chantier comme la Grande Poste sa voisine : deux bâtiments en rénovation destinés l’un à un musée d’art contemporain, l’autre à une sorte de multiplex dont le projet avait provoqué des pétitions pour la protection de son architecture exceptionnelle. Passée la place des Deux Écus, des soldats en treillis, mitraillettes en bandoulière et béret sur la tête fermaient le passage.

    Ils m’annoncèrent qu’il y avait le feu dans le chantier de la Grande Poste. Impossible de continuer, même à pied, à cause d’un risque d’explosion. Grand Dieu ! Je bifurquai vers la Banque de France, mais la rue du Coq Héron était également gardée par des militaires. Je me glissai rue de la Vrillière pour atteindre la place des Victoires par l’ouest. j’arrivais enfin à l’entrée de la rue Étienne Marcel, laquelle était fermée par un ruban de plastique rouge et blanc. On voyait au bout de la Grande Poste, du côté de la rue Montorgueil, une énorme flamme surgir du rez-de-chaussée. Elle était combattue par des jets d’eau qui s’élevaient jusqu’au troisième étage en panaches impressionnants. Plus d’une centaine d’ouvriers masqués, casqués de jaunes, gilets fluo étaient groupés devant chez nous dans le respect des distances de sécurité. Un policier interdisait le passage. Je lui montrai l’immeuble afin qu’il me laisse passer. Il me dit que ce n’était pas possible et qu’il valait mieux que je parte. Il s’agissait d’une fuite de gaz.

    Je téléphonai à Gilles, qui m’avait laissé un message. Il apparut à la fenêtre, je lui fis des signes et je le montrai au policier.

    – Vous voyez bien que j’habite là. Regardez, c’est mon mari !

    – Il ferait mieux de rentrer dans l’appartement. Si ça explose, il  risque d’être blessé par les vitres.

    Ce que je lui transmis. J’ajoutai que j’allais attendre que tout s’apaise dans l’église Notre-Dame des Victoires. Il s’éclipsa.

    Rue du Vide-Gousset, une des plus petites de Paris, je fus hélée par une voisine tranquillement assise à une terrasse de café improvisée sur la chaussée en raison des règles sanitaires qui accompagnent le déconfinement. Elle non plus n’avait pas eu le droit de retourner chez elle.

    Dans l’église, après m’être désinfecté les mains avec le gel hydroalcoolique à disposition sur une table, je me suis installée sur un banc dont les distanciations étaient matérialisées par du papier collant

    À ce moment, mon téléphone sonna. Gilles me demandait des nouvelles. Comme je lui racontais les propos du policier, une religieuse s’approcha. Je ne l’avais pas vue arriver. De son visage masqué, seuls émergeaient un front et des yeux décolorés par l’âge. Dans le silence de la nef, recouverte de sa robe de bure, le voile lui cachant les cheveux, elle me fit penser à un fantôme. Du doigt, elle désigna mon téléphone.

    Je chuchotai aussitôt :

    – Excusez-moi, ma sœur. Il y a un incendie dans le quartier et je voulais rassurer mon mari.

    Rien n’indiqua qu’elle connaissait l’existence du sinistre. J’ajoutai, un rien tartuffe :

    – J’espère que le Bon Dieu nous protègera !

    Elle approuva d’un hochement de tête et s’éloigna comme une ombre.

    Je suis restée une demi-heure à méditer, à regarder les quelques personnes qui priaient dans la pénombre, à écouter la rumeur étouffée de la ville. Il faisait frais, j’étais bien.

    À la sortie, on ne voyait plus rien d’anormal, sauf les ouvriers, maintenant assis sur le sol. Un voisin a décroché son vélo d’un lampadaire et nous sommes entrés tous les deux sous le porche avec l’autorisation du policier. À l’arrivée, Gilles était au fond de l’appartement, les fenêtres sur la rue grandes ouvertes. Il me dit :

    – Une habitude durant la guerre, pour éviter que les bombardements ne soufflent les vitres…


  • Déconfinement (4).

     

    Le déconfinement s’est accéléré. On peut désormais voyager dans toute la France. Les jardins publics rouvrent, à condition des respecter les distanciations. Seule la région parisienne demeure en zone orange. Les consignes du métro restent en usage : l’utiliser le moins possible, suivre les instructions de traçages, attestation de l’employeur aux heures de pointe, masque obligatoire. Je vais à l’atelier aux heures creuses, ce qui me laisse peu de temps pour travailler et je ne parviens pas à redémarrer véritablement. Un peu de vague à l’âme…

    Beaucoup de stations sont fermées, ce qui oblige à d’incessantes alternances entre bus et métro, à des marches qui nous rappellent les grèves de l’hiver. Dans l’ensemble, les gens sont prudents et solidaires. L’autre jour, un chauffeur d’autobus me faisait ses confidences sur le temps où il roulait à vide sur tout son parcours. Il conseillait de se méfier des barres de maintien. J’ai ma petite fiole de gel hydroalcoolique dans la poche.

    Une voisine, une chirurgienne à la retraite m’a dit dans la cour : « Vous ne trouvez pas qu’on en rajoute un peu ? » Qui croire ? Elle ne portait pas de masque. Mais le lendemain, je la rencontre sur le trottoir, masquée. Je lui dis « Cette fois-ci vous le portez ! » Elle réplique, péremptoire : « Toujours ! » Plutôt que de chercher une explication, mal venue dans ces temps d’improvisation, je lance : « Déformation professionnelle ! » et je devine qu’elle rit derrière son masque.

    Samedi, tour du quartier de Saint-Germain-des-Prés. Pris des nouvelles des uns et des autres. Chacun essaie de faire bonne figure. On se dit qu’il y a plus malheureux que soi. On ne sait pas encore si les galeries déjà en mauvaise posture du fait des événements précédents pourront correctement redémarrer. Beaucoup de flâneurs déambulaient dans les rues. Désir d’échapper aux écrans d’ordinateur ? Les musées sont encore fermés. Les terrasses de café rouvriront mardi avec des distances de sécurité.

    Dimanche, le jardin du Palais-Royal a ouvert ses grilles. Deux mois et demi que, condamnés au bitume des trottoirs, nous le regardions depuis les galeries comme un paradis perdu. Le jardin du Palais-Royal, c’est notre jardin, à l’abri du bruit de la ville, espace intime et harmonieux. C’est là que nous savourons les premiers rayons du printemps, c’est là que nous pouvons lire agréablement installés sur des fauteuils dont certains sont dédiés à des auteurs qui l’ont fréquenté, sièges solos, sièges duos. Nous l’avons vu changer de saison, nous avons vu pousser les feuilles de ses tilleuls. La fontaine a longtemps poursuivi sa chanson dans le grand bassin rond du centre, puis elle s’est arrêtée, sans qu’on sache pourquoi. Les oiseaux s’en donnaient à cœur joie, les rosiers ont fleuri, mais les fleurs fanées n’ont pas été coupées, le gazon des plates-bandes s’est mêlé de plantain, les allées se couvraient de détritus emportés par le vent. Les jardiniers l’avaient déserté, d’abord confinés chez eux, ensuite probablement pour éviter d’encombrer les transports en commun.

    Nous l’avons traversé en famille (quelle joie !) en fin d’après-midi. Il était bondé, les chaises presque toutes occupées, mais il y régnait ce fond d’inquiétude que nous partageons tous et qui n’est pas prêt de disparaître. Á quand le retour de sa sérénité?

    On écoute les nouvelles du monde, de la pandémie qui ne faiblit pas en Amérique du Nord et du Sud. Les émeutes antiraciales qui enflamment les USA nous remuent. La France a tourné pendant tous ces mois en grande partie grâce aux émigrés de fraîche ou de longue date venus d’Afrique, qu’ils soient aides-soignants, brancardiers, infirmiers, médecins ou encore livreurs, nettoyeurs de rue, éboueurs. Saurons-nous leur en tenir gré ? Ces métiers ont toujours été sous-payés en France. Il ne suffit pas de les avoir applaudis aux fenêtres tous les soirs à 20 heures. Mais l’avenir économique mondial n’a jamais été aussi sombre.


  • Déconfinement (3)

     

     

    Le déconfinement n’est pas si facile ! Pendant les deux mois d’isolement, l’appartement était un havre de paix à l’abri du coronavirus. Tout ce qui provenait de l’extérieur subissait une désinfection ou était placé en quarantaine. Une fois les mains lavées et les chaussures retirées on oubliait les soucis qui avaient accompagné la sortie, les dangers qui avaient pu surgir au coin d’une rue.

    Les deux mois ont passé dans une étrange confiance, les jours se succédaient tous semblables, agrémentés de nombreuses conversations téléphoniques, de messages amusants. Nous partagions impressions ou inquiétudes. Nous participions aux soulagements de la plupart, aux difficultés ou aux souffrances des autres. Il y avait du bon à voir défiler les jours sans s’ennuyer, de prendre son temps pour faire des rangements dans les placards comme dans nos têtes. Une occasion de savoir que nous nous supportions encore après tant d’années de vie commune. Une occasion de se poser des questions. Il y avait bien quelques baisses de régime, mais tellement peu par rapport à la gravité de la situation. Ce fut une bonne surprise.

    Mais aujourd’hui, la réalité s’impose. Tout ce qui avait été pensé, vu à la télévision, lu dans internet se confronte aux véritables rencontres et à leurs dangers, tant sur le plan sanitaire, puisque l’épidémie n’est pas terminée, que sur le plan travail. La foule dans la rue, les précautions dans les magasins, les stations de métro fermées, la distanciation des passagers, il faut penser à tout. Des pans entiers de l’univers se sont évanouis. Travail pour beaucoup, tourisme, etc. Continuer comme avant ? Trouver des idées ? Rien n’est simple.

    Malgré un fond de déprime à surmonter, des relations à recréer, car le temps du confinement ne nous a pas laissés intacts, des notes d’optimisme se multiplient chaque jour.

    En particulier, quel plaisir de voir rouvrir la boutique du fleuriste ! Lui et sa femme font partie du quartier depuis plusieurs décennies. Il y a longtemps qu’ils auraient dû prendre leur retraite. « Nous aimons trop notre métier, bien qu’il soit plus dur qu’il n’y parait. » Les levers à l’aube pour aller à Rungis, la mise en place et l’agencement des plantes et des fleurs, les bouquets, les livraisons dans les bureaux environnants. « La vente, c’est bien peu de chose, par rapport au reste. » Malgré la maladie de Parkinson qui la fatigue et lui fait de plus en plus hocher la tête, elle sourit à chaque connaissance sur le trottoir, il l’aide à la vente en fin de journée et ne manque jamais de lâcher une blague. Gilles leur a acheté hier de magnifiques pivoines blanches. Quel plaisir ! Je ne cesse de les regarder comme un antidote au Covid19, l’espoir de retrouver un peu d’insouciance le plus vite possible.

    Ce fut le sujet des conversations avec Tim et Xiaoli, que nous avions invités à déjeuner. Dîner aurait été un peu trop compliqué à cause des transports. Malgré le manque de contact lors de nos retrouvailles, de la distanciation recommandée à table, une délicieuse confiance nous a réunis. Nous avons mis de côté les complications de la vie, nous avons savouré le simple plaisir de l’amitié, le simple plaisir de nos conversations spontanées, un peu débridées, ce qui manque par Skype. Tim, ex-universitaire de français et d’espagnol aux USA a profité du confinement pour apprendre l’allemand, Xiaoli, qui donne des cours de chinois et fait des traductions pour les expositions LVMH, a travaillé en visioconférence. Ils sont amoureux et c’est pour eux l’essentiel !


  • Déconfinement (2)

     

    La première semaine de déconfinement n’a d’abord rien eu de spectaculaire à Paris. Les gens montraient juste le bout de leur nez. Mais beaucoup plus de voitures circulaient dans les voies principales. Les grands chantiers du centre, la Samaritaine, la Poste, la Halle aux grains avaient redémarré dans le tintamarre des camions et des marteaux piqueurs. Puis les rues s’animèrent. Bicyclettes, trottinettes, planches à roulettes, tout était bon pour éviter de prendre le métro. Les autobus restaient vides. Beaucoup de scooters et de vieilles motos semblaient sortis du fond des garages, pétaradant comme pour effacer le silence des mois précédents au grand dam de mes pauvres oreilles déshabituées au bruit.

    Nous avons attendu le vendredi pour sortir du quartier. Gilles avait un rendez-vous de dentiste non loin de l’atelier et nous nous y sommes retrouvés pour un déjeuner frugal. Beaucoup de stations de métro étaient fermées. Il fallut improviser : ligne 1 jusqu’à l’Étoile, puis la ligne aérienne jusqu’à Cambronne. En cette fin de matinée et vu le peu d’usagers, le risque était à peu près nul, masque obligatoire, vérification à l’entrée. Nous en avions trouvé un paquet de cinquante dans la supérette de la rue du Louvre, en dépit des bruits de pénurie. Une signalisation condamnant  certains sièges, il était impossible de se postillonner à la figure. La traversée de la Seine sur le pont de Birhakeim à deux pas de la Tour Eiffel me parut à la fois magnifique et surréaliste après ces deux mois de confinement. Gilles était venu en vélo.

    Quelle joie de retrouver mon atelier ! J’avais tout rangé rapidement avant le blocage. J’en ai profité pour terminer le nettoyage de l’évier encore imprégné de peinture et pour passer un coup de serpillière sur le sol. Il me fallut rentrer assez vite car après 16 heures, le métro est réservé aux travailleurs avec attestation. Je suis partie bien avant pour éviter la presse. Hélas, l’aventure semble trop compliquée pour démarrer avec suffisamment de concentration le grand tableau que j’ai dans la tête. On verra la suite ! Entre les gilets jaunes, les grèves et l’épidémie de Covid 19, les deux dernières années ne furent guère favorables à mon travail dans l’atelier.

    Nous avons invité notre voisin du dessous pour un apéritif. Il était demeuré confiné loin de sa femme pour une histoire de rendez-vous de dentiste. Nous ne nous sommes pas serrés la main, nous étions assis à deux mètres les uns des autres, mais ce fut un grand plaisir réciproque de converser et de finir une bouteille de Rinquinquin entre personnes de chair et d’os.

    Notre voisin de palier a enfin pu rentrer au Brésil retrouver sa famille. Comment s’y est-il pris puisque les aéroports sont fermés ? Mystère !

     

    Le week-end qui suivit fut le premier du déconfinement. Une foule considérable a envahi les Halles. D’où venaient donc tous ces gens ? De la banlieue ? Des files attendaient à distance les uns des autres devant les magasins. Nous avions entendu parler de queues interminables devant les supermarchés, mais durant ces deux mois, nous n’avions rien vu de semblable dans notre quartier. La même foule, profitant du soleil s’est répandue l’après-midi sur les bords de la Seine. Le dimanche fut une fête. Les petites familles déambulèrent sur le Pont des Arts. Déserte auparavant, la place du Carrousel s’était animée devant les yeux attentifs des gardiens du Louvre qui retenaient leur chien, oreilles dressées par l’inquiétude. Sur la place de la Comédie Française, un groupe dansait en silence. Sur la place des Victoires, des gens assis au pied de la statue de Louis XIV prenaient le soleil en rêvant ou en lisant. D’un appartement sortait des flots de musique.

    Quand le jardin du Palais-Royal pourra-t-il rouvrir ?

     


  • Déconfinement.

     

    La Seine dans le vent.

     

    Soixante-dix morts dimanche dernier, le plus petit nombre depuis le début de la pandémie, un déconfinement progressif a donc démarré lundi comme prévu. La France est divisée en zone rouge ou verte selon la circulation du virus et les capacités des hôpitaux à réagir en cas de seconde vague. Mais peu de différence dans les faits. Les parcs et les jardins publics de la zone rouge restent fermés. L’essentiel pour tous demeure le maintien des gestes barrières et le port d’un masque dans les lieux publics. Le périmètre de circulation est désormais fixé à cent kilomètres. Au-delà, de nouvelles attestations sont prévues avec justifications professionnelles.

    Les entreprises fonctionnent au ralenti en veillant à la distanciation. Les écoles rouvrent plus ou moins, à la discrétion des préfets, des maires, des parents, des enseignants et du personnel d’entretien. Il est conseillé de garder le plus possible les enfants à la maison, de privilégier le télétravail. Les commerces rouvrent également avec des parois de plexiglas et des protocoles de désinfection. Les transports publics, domaine le plus concerné par les distanciations, tracent des chemins sur le sol, imposent le masque sous peine d’amende. On fait surtout appel à la responsabilité de chacun, concept nouveau en France ! Il n’y a pas grand-chose de changé pour les habitants âgés du centre-ville de Paris que nous sommes. Gilles va pouvoir aller chez son dentiste, en profiter pour faire quelques courses au Bon Marché, mais j’attendrai un peu avant de retourner à l’atelier, malgré l’envie qui me démange.

    On ne sait toujours pas grand-chose du virus en dépit d’une formidable implication de tous les laboratoires de la planète. Aucun traitement n’a encore prouvé scientifiquement son efficacité, pas de vaccin prévu avant l’année prochaine. Mais devant le désastre économique et la nécessité de vivre, on déconfine un peu partout. Il semble que l’épidémie marque légèrement le pas ces derniers temps. Le virus serait-il saisonnier ? On ose à peine le penser. Quand bien même…, il repartirait de plus belle en septembre !

    Bien sûr, c’est une première victoire sur la maladie, nous connaissons tous des amis, des parents touchés et parfois disparus dans la tourmente. Il nous faut désormais prendre des risques, oser mettre le pied dehors. Pour ceux comme Gilles et moi qui n’étions pas en contact avec la pandémie, il y avait quelque chose de l’enfance dans cet isolement agrémenté de longues conversations téléphoniques, de rencontres par visioconférences, de lectures, de temps sans obligations, de promenades dans un printemps exceptionnellement ensoleillé. Naturellement, il y manquait la réalité physique des amis. Il y manquait les silences savoureux, les rires spontanés, en dépit des blagues sur Internet. On imaginait de bonnes revoyures, des repas pris en commun, le retour de tous ces petits riens qui font la vie.

    Nous savons aujourd’hui que ce sera pour beaucoup plus tard. Finies pour longtemps les embrassades, finis pour longtemps les concerts, les théâtres, les cinémas et surtout les rencontres au bistro que j’aime tant ! Il va falloir se secouer, reprendre l’initiative sur l’existence. Il faudra retrouver le rythme des événements. Sans trajets vers l’atelier, sans rencontres ici ou là, le temps s’était démultiplié, la fatigue avait disparu. Il faudra reprendre la vie avec ses hauts et ses bas. Sans vaccin, il faudra veiller à ne pas baisser la garde. Fini le temps de l’insouciance !

    Hier, il a plu des cataractes, cette nuit le vent a soufflé à décrocher les toitures. En fin d’après-midi le soleil a fait une apparition et j’en ai profité pour mettre le nez dehors. Sans attestation, j’avais l’impression d’oublier quelque chose.

    Paris avait changé du tout au tout. Beaucoup de monde dans la rue, des passants rieurs, des jeunes et des vieux au pas dynamique, des enfants qui couraient dans tous les sens. Le fleuriste avait rouvert sa boutique. Avait-il été dévalisé ? ll ne restait pratiquement plus rien sur le trottoir. On se regardait avec bonhomie. Des groupes s’étaient formés, se parlant à distance. Et malgré les masques qui couvraient la plupart des visages, le soir se teintait de bonheur.


  • Coronavirus (septième semaine).

     

     

    La passerelle des Arts s’anime un peu.

     

    Cent-quatre-vingt-six morts ont été comptabilisés dans les hôpitaux et dans les maisons de retraite, ce samedi. Le plus petit nombre depuis le début du confinement. La carte d’un éventuel déconfinement annoncé pour le 11 mai est publiée tous les soirs, en fonction de l’avancée du virus et du taux d’occupation des hôpitaux. En vert les départements qui pourront être libérés, en rouge ceux dont les conditions sont défavorables, en orange ceux dont on ne connait pas encore le sort.

    De toute façon, les plages resteront interdites, ce qui suscite de nombreuses protestations, surtout du côté des professionnels du tourisme. La montagne restera-t-elle interdite aussi ? En fait, tout se décidera en fonction des nouvelles admissions en urgence, car on s’attend à une nouvelle vague de contaminations lors de la reprise du travail, le principal danger provenant des transports en commun.

    Nous, Parisiens vulnérables par l’âge, nous ne savons pas à quelle sauce nous allons être mangés. En principe, il ne sera pas possible de dépasser les cent kilomètres autour du lieu de confinement. Donc pas d’installation à Gex avant la deuxième semaine de juin. Si la chaleur s’installe, ce sera difficile à supporter. Au lieu de mourir du coronavirus, nous risquerons de périr de la canicule… ! On verra bien ! À vrai dire, nous vivons comme en apesanteur hors du temps. Les semaines se suivent dans une sorte de torpeur. Besoin d’air. Bien sûr nos conditions sont infiniment meilleures que les celles des familles confinées dans des petits appartements et nous aurions mauvaise grâce à nous plaindre. La seule idée de mourir de cette sale maladie nous cloue le bec. Le sujet numéro un des conversation tourne autour des masques.

    Les masques ! On dirait que faute de pouvoir évoquer le virus dont on ne connait rien à part la jolie image de boule fleurie apparue dès l’origine sur nos écrans, on se rabat sur eux. Ils sont l’objet d’innombrables et interminables discussions entre médecins, entre politiques, entre commerçants, entre tout le monde.

    On a commencé par critiquer le gouvernement de ne pas avoir de stocks. Roseline Bachelot, ministre de la Santé du temps de l’alerte du H1N1, en avait acheté des millions. Le virus ayant mystérieusement disparu, elle eut à subir à l’époque, une avalanche de moqueries. Le stock fut écoulé durant les années qui suivirent et non renouvelé. Aujourd’hui, invitée dans tous les forums, elle fait figure de papesse. Le gouvernement pris de court commença par déclarer que les masques ne servaient à rien. Devant la levée de boucliers des spécialistes, il annonça des commandes dans les plus brefs délais. Effet de la bureaucratie, ou surenchère internationale, les masques commandés à la Chine ne sont pas arrivés. On reprocha à nos dirigeants d’avoir menti. C’était pour éviter la panique, répliquèrent-ils, ils étaient réservés au personnel soignant. En fait, ils manquèrent cruellement dans les maisons de retraite qui furent entraînées dans une hécatombe funeste.

    On commença à distinguer les masques chirurgicaux qui protègent le voisinage des FFP2 qui protègent de l’entrée et de la sortie du virus, ces derniers étant destinés aux centres de réanimation. Tout un chacun se posait la question du masque fait maison. Utile, pas utile ? On trouvait sur le Net des « tutos », tutoriels publiés par des hôpitaux. Mais la masse d’informations contradictoires nous laissa plus ou moins perplexes. En particulier, l’impossible lavage journalier en machine, à 60 degrés pendant une demi-heure.

    Pourquoi n’a-t-on pas lancé en urgence une production industrielle de masques homologués ? Mystère. Une fois de plus, l’Élysée, comme dans la crise des gilets jaunes, comme dans la grève qui a suivi, n’a pas su communiquer. Y a-t-il eu de graves erreurs ? On le saura à la fin de l’épidémie quand on pourra comparer le nombre d’infections et de morts dans tous les pays du monde. Et encore, qui dira la vérité ?

    En attendant, on voit sur le nez des passants des masques d’un bleuté classique, d’autres fleuris, d’autres noirs, à liserés, de forme aérodynamique ou en bec d’ornithorynque, à élastique ou noués. Certains les portent, d’autres non. On s’en couvre seulement la bouche. On le laisse tomber sous le menton. On le tient à la main. Pour ma part, ils ont pour effet de couvrir mes lunettes de buée. Je le mets ou le retire donc selon la densité de passants que je croise. Il faudrait en changer tous les jours. Impossible ! Je place mon masque chirurgical en quarantaine pendant une semaine. Bref, tout le monde bricole et tout le monde a un avis sur ce qu’il faudrait faire.


  • Coronavirus, confinement et promenade (6).

     

    Graffiti sur le sol du jardin des Halles.

     

    La France est maintenant confinée depuis six semaines. L’épidémie se stabilise. Le déconfinement est envisagé pour le 11 mai. Un casse-tête ! Impossible de stopper l’économie jusqu’à ce qu’un vaccin soit trouvé, la famine menace déjà partout dans le monde. Les scientifiques demandent douze à dix-huit mois au mieux pour trouver un vaccin. On devra jusque là se contenter de gérer les gestes barrière pour ne pas saturer de nouveau les hôpitaux. Comment s’y prendre dans les écoles, dans les transports publics ? Certains voudraient recommencer à vivre comme avant, d’autres estiment cette détente prématurée et tout le monde râle. En fait, on ne sait pas grand-chose sur ce virus ravageur et la bureaucratie française n’est pas adaptée pour improviser dans l’urgence. Il va falloir compter le plus possible sur soi-même, sur sa propre jugeote et… sur la chance.

    Justement. L’autre jour, je suis partie comme d’habitude. Après avoir suivi consciencieusement les procédures, je me suis retrouvée sur le trottoir sans trop savoir de quel côté me diriger. Finalement, j’ai opté pour la descente de la rue du Louvre éclairée par le soleil, avec l’intention d’aller jusqu’à la Seine.

    J’attends donc que le petit bonhomme soit au vert. Ces jours-ci les voitures, les camionnettes de livraisons, les motos et les vélos font une timide, mais parfois vigoureuse réapparition sur les voies principales. Alors que je prends sagement le passage pour piétons, j’entends un cri bizarre derrière moi. Je me retourne. Dans la rue déserte, un jeune, vingt, vingt-cinq ans, cheveux frisés dans le vent, gesticule et tourne la tête dans tous les sens. Il se précipite vers moi, faisant tournoyer un sabre noir au-dessus de sa tête tout en criant : « Je suis l’empereur ! » Un fou ! Ça devait arriver, on n’est pas fait pour rester cloîtrer entre quatre murs ! Le sabre n’est plus qu’à trois mètres de mon cou. Trop tard pour fuir. Rester immobile, c’est le laisser faire. Je m’avance d’un pas ferme pour lui intimer l’ordre d’arrêter. Il stoppe net. Je vois ses yeux, de magnifiques yeux bleu clair dans un visage sombre mâtiné d’Asie et d’Afrique. Et il répète : « Je suis l’Empereur ! »

    Ses yeux rient. Il brandit son sabre qui brille dans le soleil d’un geste décidé et s’avance encore. Je vois son arme de plus près. C’est une sorte de grande règle plate en plastique qui brille au soleil. Une blague ! Les occasions de s’amuser sont rares en cette période de confinement et je lui rends son rire. C’est alors qu’en une fraction de seconde, il saute en arrière, tend sa main verticalement et hurle : « N’approchez pas ! »

    Il vient de comprendre le danger de la situation. J’ai vite tourné mon visage de l’autre côté. « En effet ! » me suis-je contentée de dire. Et j’ai continué sur le passage pour piéton. Arrivée sur le trottoir d’en face, je me suis retournée. Figé, les pieds écartés, il me regardait partir. De toute évidence, il réalisait qu’il avait commis une grosse imprudence.

    Je dois avouer qu’en effet, ne voyant personne dans la rue, je n’avais pas mis mon masque. Durant toute ma promenade, j’ai tenté d’évaluer la distance entre sa bouche qui criait et mon visage. Parfois je me disais qu’elle dépassait le mètre, d’autre fois j’essayais de me souvenir s’il avait postillonné ou encore j’espérais qu’il n’était pas infecté — après tout, moins de 14 % des gens sont porteurs du virus. Quand je suis rentrée et que j’ai raconté l’histoire à Gilles, il s’est emporté contre le jeune homme, l’a traité de suprême imbécile. Puis en bon scientifique, il m’a questionné et a fini par estimer le risque minime.

    Pour ma part, je me suis dit qu’il est illusoire de tout maîtriser, mais le samouraï aux petits pieds m’avait servi de leçon. J’ai compté les quatorze jours sur le calendrier pour savoir à quelle date je pourrai être tout à fait rassurée. Désormais, quand je sors, je porte mon masque. Ce jour-là, je m’étais prise les pieds dans le tapis.