Place de l’Europe, Albertville.

 

Le test de Jean-Claude s’étant révélé négatif, nous avons pu partir lui rendre visite. Missionnaire pendant soixante ans au sud de Madagascar, à Tuléar et dans la brousse, le frère de Gilles vit désormais dans un Ehpad à Albertville. Infecté par le Covid en mars, il n’a pas eu trop de symptômes, juste une grosse fatigue, mais dans la chambre d’à côté, son voisin et ami n’a pas eu cette chance, il est mort sans un bruit durant la nuit.

Gilles lui a téléphoné presque tous les jours pour lui soutenir le moral,  d’autant plus que Jean-Claude souffrait au même moment d’une rétention urinaire. Urgences, sonde pendant trois mois en attendant que l’hôpital de Chambéry se réorganise après la flambée épidémique, opération, hémorragie au retour, de nouveau opération. Il en sortait tout juste.

Il n’était pas question d’entrer à l’intérieur de l’Ehpad. Nous l’avons embarqué au pied de l’immeuble et nous nous sommes aussitôt dirigés vers la terrasse de notre restaurant habituel au centre-ville. Maria, la serveuse, une jeune roumaine, nous a trouvé une place à l’écart et à l’ombre. Malgré la chaleur, nous étions rafraîchis par un petit courant d’air.

Cette Place de l’Europe, lieu étrange construit pour les Jeux Olympiques de 1992 dans un style néoclassique un peu lourd, à la Ricardo Bofill, possède l’avantage d’être à l’écart de la circulation. À peine installés, on entend :  « Père ! » Un instant de flottement : « Marie ! » Marie,  Maria, je ne comprends pas ! Jean-Claude nous présente une belle femme d’une cinquantaine d’années, blonde et souriante attablée avec son mari, « Marie, mon infirmière à l’Ehpad ! »

Nom d’un chien ! Les applaudissements ont fusé tous les soirs aux fenêtres de Paris en hommage au personnel soignant des hôpitaux et voilà que nous sortons des images de la télévision et que nous nous trouvons devant des protagonistes en chair et en os. Le mari en plus !

Nous commandons le repas et la conversation démarre de table à table. Naturellement, nous sommes tout ouïe sur les protections de cosmonautes qui ont accompagné les soins et les repas, sur la solitude des pensionnaires. « On ne se reconnaissait qu’à la voix. » L’angoisse du mari : « Tous les soirs, j’avais peur pour elle… et pour moi ! » ajouta-t-il un peu gêné. Elle : « Dans l’action, nous, nous n’avions pas peur ».

Nous l’avons abondamment remerciée, ce que ni elle, ni Jean-Claude n’ont semblé véritablement prendre en compte. Ils étaient encore trop déstabilisés. Ce virus mal connu ne lâche pas ses victimes si facilement et tout peut recommencer. Ils se lèvent et nous nous saluons chaleureusement.

Maria, la serveuse rapplique : « Je n’y crois pas ! » dit-elle d’un ton confidentiel. Elle continue en chuchotant : « C’est une invention des Américains. » Le frère de Gilles lui dit qu’il a été atteint, elle hoche la tête : « Vous avez eu autre chose ! » Il lui dit qu’il y a eu des morts et beaucoup de malades dans son Ehpad, elle insiste : « Ils étaient déjà malades, ils sont morts d’autre chose. Je vous jure, si j’avais le temps, je vous montrerai un article qui prouve point par point que ce sont les Américains qui ont lancé ce faux bruit pour déstabiliser le monde. ». Son visage respire la certitude.

Nous connaissons Maria depuis plusieurs années. Comment aurions-nous pu deviner un tel sens du complot derrière son charmant sourire ? Elle ajoute : « Je connais des gens du monde entier. Ils ont beaucoup voyagé et ils n’ont jamais rien attrapé. D’ailleurs, vous voyez, je ne porte pas de masque et mon patron non plus. Nous n’avons jamais rien eu ! Et pourtant beaucoup de gens viennent déjeuner ici. »

Nous n’avions pas remarqué l’absence de masque du personnel. De retour vers la voiture, Gilles n’était pas content : « La mairie ne fait pas son travail, le patron aurait dû être verbalisé ! »

Et nous avons ramené Jean-Claude chez lui, en nous donnant rendez-vous à la fin d’août. Il semblait très fatigué. Une saleté, ce Covid !