• Dans le métro, le 15 juin 2019.

     

    Paris, un samedi ordinaire. Le matin, deux étranges conférences sur les correspondances de Madeleine Follain, la fille du peintre nabi Maurice Denis, d’une part avec son mari, le poète Jean Follain, d’autre part avec le poète rescapé du génocide arménien, Armen Lubin. Par volonté féministe, elle ne vivait pas avec son mari, et n’a guère rencontré cet ami contraint de supporter une existence horrible dans un sanatorium horrible, crucifié par une tuberculose osseuse de la colonne vertébrale. Elle entretenait avec eux des lettres pleines de vie, d’anecdotes savoureuses dont il ne reste que celles qui lui étaient adressées. Ange gardien dirait l’un, bonne poire dirait l’autre, elle tirait son plaisir de cette très riche correspondance.

    Après un déjeuner rapide, mais passionnant avec des participants à la conférence, je me suis rendue à l’atelier par le tram du boulevard extérieur. Il a le mérite de rouler à l’air libre sur une pelouse entre les arbres.

    Le soir, je suis rentrée par le métro en pestant contre la foule qui s’y pressait. Comme si la RATP ne pouvait pas faire l’effort de mieux accueillir la masse de banlieusards et de touristes du samedi ! À la station Richelieu-Drouot, il se fit un remue ménage et la rame ne redémarra pas. J’entendis des voix « Pickpockets ! Regardez dans vos sacs, dans vos poches ! » Au début les étrangers ne comprenaient pas, mais entendant répéter le mot et voyant les gestes autour d’eux, ils ouvrirent fébrilement leurs sacs à dos, opération malaisée dans cet espace bondé. Les coudes s’entrechoquaient, la situation s’éternisait. Je décidai de m’éclipser et je me glissai comme je pouvais vers la porte avec l’étrange impression de fuir comme une voleuse.

    Les issues du quai étaient bloquées et des policières en civil fouillaient deux jeunes filles. Ces pickpockets sont facilement repérables, longs cheveux bruns, faux air bourgeois, on les voit en groupe écumer le métro à longueur de journée. Assez arrogantes lorsqu’elles ne « travaillent » pas, elles crient fort, s’étalent sur les sièges comme si elles étaient seules au monde. Mais ce jour-là, j’ai eu la surprise de leur voir un tout autre visage. Une policière disait gentiment, mais fermement  à l’une d’elles :

    — Tu as essayé ? N’est-ce pas que tu as essayé ?

    On pourrait donner dix-huit ans à ces filles délurées, mais devant la jeune policière, queue de cheval blonde, jean élégant, la voleuse se métamorphosa en une petite fille d’une douzaine d’années, au visage candide et embêté, un peu comme une pensionnaire coincée loin de chez elle en mauvaise posture. Elle ne semblait pas avoir peur, probablement consciente de ne rien risquer. Mais curieusement, je ne pus m’empêcher de penser qu’elle sollicitait la protection, et surtout l’amitié, de la belle policière. Elle répondit par un hochement de tête, un « oui », décidé et grave qui me laissa perplexe, comme si elle voulait impérativement lui faire savoir qu’il ne dépendait pas d’elle de se trouver du côté des voleurs.

    Descendus sur le quai, des Chinois regardaient la scène avec stupéfaction. Le métro n’était pas encore reparti lorsque j’ai pu monter les escaliers vers la sortie.


  • Côte d’Or en famille. Suite et fin

     

    En fait, aujourd’hui, de retour à Tougin, puis à Paris, j’éprouve quelques difficultés à me souvenir dans le détail de ces quelques jours à Magny-Lambert. Mais je peux vous assurer que mes craintes se sont avérées injustifiées.

    La maison était véritablement magnifique. Un très grand salon, chaleureux, avec cheminée et flambée de bois, une très grande cuisine moderne où Julien nous mitonna avec les enfants de succulents repas, crêpes fourrées, gratin, quatre quarts aux poires, gâteau au chocolat, etc., de quoi prendre quelques kilos. Nous avons savouré nos petits déjeuners à l’intérieur sur la grande table de bois verni et les dîners sur la terrasse devant une colline ensoleillée et paisible. Un ou deux tracteurs, une ou deux voitures par jour. Le ballet tranquille des vaches qui trottinaient d’elles même vers la trayeuse. J’ai tout juste aperçu un fermier qui se rendait à la minuscule mairie submergée par les trente-six panneaux d’affichage de la campagne des Européennes. Les enfants ont sauté indéfiniment sur la trampoline tout en discutant. Que pouvaient-ils donc se raconter,.. leurs histoires d’école ?

     

     

    Nous avons roulé vers le site d’Alésia (30 km tout de même !), réaménagé depuis notre dernier passage. Nous avons laissé les enfants et petits-enfants visiter le musée et la reconstitution du camp gaulois. Passionnant, nous ont-ils dit.

     

     

     

    Nous sommes allés le lendemain visiter l’abbaye de Fontenay, lieu cistercien, remis en état et superbement entretenu par des cousins des Montgolfier, amis de nos enfants, ce qui les a laissés muets. On a vu l’église, la beauté dépouillée de ses piliers et de ses voûtes, le dortoir où, au Moyen-Age, les moines dormaient au sol tout habillés sur une paillasse et dont le manque d’hygiène était une ascèse… Dans la vaste forge, ils ont pu observer un énorme marteau actionné par une grande roue de bois entraînée par un mince filet d’eau. Le gravier du cloître et des jardins étincelaient de blancheur dans le soleil. Les buis étaient impeccablement taillés, il s’en dégageait une sorte de perfection, peut-être un peu anachronique. En tous cas, à passer devant la maison d’habitation des propriétaires, on devinait que la restauration de cette abbaye leur était une heureuse vocation.

     

    Il serait trop long de détailler la visite à Montbard du musée Buffon. Nous avons eu la surprise de découvrir que les familles Buffon et Daubenton étaient amies et que le premier avait attiré le second à Paris. « Lumières » s’il en était, naturalistes, coauteurs de L’Histoire naturelle des animaux et créateurs du Jardin des Plantes à Paris.

     

     

     

     

     

    Sur la route du retour, pas facile de trouver les Sources de la Seine… Le lieu appartient à la Ville de Paris, sorte d’autopromotion de Napoléon III par Haussmann, ce qui expliquait leur présence dans nos manuels scolaires. La grotte artificielle et les statues qui symbolisaient une féminité généreuse et aquatique bien typée de la fin du dix-neuvième siècle n’en étaient pas moins charmantes.

     

    Oui, ce furent quatre jours heureux, savoureux  dans une campagne superbe, mais étrangement déserte. Après avoir traversé le Jura et pris le TGV quelques jours plus tard, nous avons débarqué gare de Lyon sur les rives de cette même Seine, un tantinet abasourdis par le bruit et la foule dont nous avions perdu l’habitude.

    Fin.


  • Côte d’Or en famille.

    Il y a plus d’un an, nous avions décidé de réunir nos trois générations pendant le grand week-end de l’Ascension. Nous voulions une maison suffisamment vaste pour que chaque famille s’y sente à l’aise. La Bourgogne faisait l’unanimité, à mi-distance de Grenoble et de Paris. Mais, à force de procrastination (mot à la mode…), tous les gites adéquats se trouvèrent loués. On a surfé vers l’est, quitté les domaines viticoles du Mâconnais, on a frôlé le Jura, on a poussé du côté de Châtillon sur Seine, terra incognita. On a fini par cliquer sur une « maison de maître » à vingt-cinq kilomètres de toute ville commerçante, qui semblait nous garantir la tranquillité recherchée. D’expérience, le calme de la campagne est souvent relatif, perturbé par des concasseuses à maïs, des trayeuses, le cancanement ravageur des oies et des canards, le cri des coqs à horaires décalés, les aboiements de chiens flairant un renard, le tout dominé par le hurlement du TGV à cadences rapprochées.

    La maison était belle, de quoi faire confiance ! Et puis, on apporterait des jeux de société en cas de pluie. Après tout, la France n’est pas un désert, il devait bien y avoir des sites intéressants à proximité. Les sources de la Seine par exemple, à quelques dizaines de kilomètres de là, j’avais toujours rêvé d’y aller.

    Tout de même, lorsque venant de Tougin nous avons traversé le Jura et que la température s’apparentait plus à un début d’avril qu’à un mois de mai finissant, nous étions un peu inquiets. Il resterait toujours le plaisir d’une agréable rencontre dans un lieu à découvrir…

    (à suivre)

     

     


  • Les Suppliantes (suite).

    Mardi dernier, rebelote : la Sorbonne pour Les Suppliantes d’Eschyle.

    À la suite du blocage du mois de mars par les contestataires « antiracistes » du Blackface, la Sorbonne a décidé au nom de la liberté d’expression et de la sauvegarde du patrimoine culturel, de présenter à nouveau la pièce devant un parterre de ministres, de députés, de représentants d’organisations culturelles. L’affaire ayant fait grand bruit dans les médias, neuf cents personnes ont rempli à craquer le Grand Amphithéâtre.

    J’étais dans mes petits souliers, car Gilles jouait le rôle principal celui du roi d’Argos, celui qui doit décider au nom du peuple, de l’accueil des réfugiées nubiennes (d’où la couleur contestée de la peau, cuivrée ainsi que les masques pour l’occasion). Le texte nécessite une mémoire dont il fait rarement preuve dans la vie courante.

    Au début, le chœur des Nubiennes présente le pourquoi du comment, les origines et l’historique de leur demande. Exercice difficile. La synchronisation des voix, les danses de quatre d’entre elles, le rendent à peu près impossible, on entendait très mal. Un rien de somnolence commençait à envahir les lieux, les regards flottaient perplexes sur la fresque de Puvis de Chavannes : Le bois sacré de la connaissance, lorsque le roi d’Argos et son interprète sont arrivés. La présence et l’autorité du souverain, la complicité démocratique du duo s’imposèrent. Ce fut un plaisir de reconnaître nos problèmes contemporains dans un texte qui datait de plus de deux mille ans.

    À chaque fois que le chœur intervenait, c’était plus difficile. L’acoustique du grand amphi est déplorable. Je saisissais quelques mots et en reconstituais laborieusement les manques jusqu’au moment où un frémissement chatouilla mes oreilles comme du vent dans les oliviers, comme la légèreté d’une cascade dans un vallon sauvage. C’était le bruit des feuilles du texte intégral que le public tournait d’un seul geste. Je cherchai au fond de mon sac le fascicule remis à l’entrée de l’amphi et ce fut un plaisir que je n’avais jamais connu jusque là : suivre le texte au rythme du chœur, des danseuses, des héros, sorte de spectacle total, participatif, sans perdre la beauté du mot écrit, le rythme poétique de sa scansion graphique. Une belle expérience ! À la fin, les applaudissements furent nombreux, comme une sorte de prolongement du ruissellement du texte.

    Gilles appela sur mon mobile, et je me glissai entre les huiles pour gagner la salle où devait avoir lieu le cocktail. Je fus vigoureusement arrêtée par les vigiles et policiers. Revêtu de sa toge, il les persuada royalement et néanmoins démocratiquement de me laisser passer.

    Je retrouvais la troupe dans cette atmosphère si particulière des après spectacle. Le ministre de la Culture serrait les mains du chœur, jeunes étudiants de Besançon, un peu intimidés par la circonstance.

    Lorsqu’il s’est tourné vers moi, je me suis présentée :

    — Je suis la femme du roi d’Argos.

    Il s’inclina et répondit en souriant :

    — Bonjour Majesté !

    J’ai continué :

    — … Et je suis de Nernier.

    Il me regarda, incrédule. Il faut dire que le village est minuscule.

    — Nernier,  où j’ai vécu les meilleurs moments de ma vie ! s’exclama-t-il.

    J’y avais très bien connu sa famille. On a failli s’embrasser devant le président de l’université stupéfait.

    Le lendemain, les journaux de droite ou du centre évoquèrent la soirée. À gauche, du fait de la présence des membres du gouvernement le silence fut assourdissant. Eschyle n’était pas tout à fait parvenu à se faire entendre.

     

     

     


  • Les Ombres. Musée Chirac.

     

    Nos enfants nous ont invités pour les quatre-vingts ans (eh oui !) de Gilles à dîner dans le restaurant du musée Chirac, quai Branly.

    Nous espérions visiter l’exposition « Océanie » avant de nous mettre à table. Mais ce jour-là, j’étais un peu flagada et surtout des trombes d’eau s’annonçaient sur Paris. Nous avons décidé de nous retrouver aux Ombres, le restaurant sur les toits du musée.

    Comme chaque samedi, nous avons dû ruser avec les stations de métro. Un peu plus d’un millier de manifestants continue après vingt-six semaines de semer la pagaille à Paris, contraignant la préfecture de police à boucler le quartier des Champs-Elysées, et depuis son incendie celui de Notre-Dame. Spectacle surréaliste que la marée de touristes déambulant dans une atmosphère programmée festive par Internet, à deux pas de ces  manifestants-casseurs programmés par le même canal,  tous s’agitant comme si de rien n’était !

    Nous avons traversé à pied le pont de l’Alma au milieu d’une foule de badauds. Nous sommes passés devant la cathédrale russe, récemment construite par Poutine, et ses bulbes argentés. Nous avons louvoyé entre les barrières de chantiers qui encombrent ces temps-ci les rues de Paris. Et nous nous sommes introduits dans une allée végétale qui nous a conduits aux ascenseurs.

    J. et L. nous attendaient à l’entrée du restaurant. Tom (10 ans) nous a sauté au cou et nous avons été conduits à la meilleure table de ce restaurant panoramique que L. avait judicieusement réservée très tôt. Nous avons commencé par aller sur la terrasse pour mieux admirer la tour Eiffel et le Palais de Chaillot qui s’éclairaient dans la nuit tombante. Quelques gouttes nous en ont chassés, et nous sommes rentrés à l’abri. Ce fut un repas affectueux et délicieux dans une atmosphère feutrée, bichonnés par des serveurs attendris par nos trois générations. Comment ont-ils pu deviner que la petite bougie sur le gâteau du dessert était destinée à Gilles ?

    Au milieu du repas, un orage a répandu nuages noirs, trombes d’eau et éclairs sur la ville d’où surgissait la tour Eiffel, dorée et scintillante un peu comme dans un rêve ! Nous avons profité d’une accalmie pour retraverser le pont de l’Alma. (Tom a filmé cette petite vidéo, qui tangue un peu….). Embrassades sur la Seine et c’est dans le 72 que nous avons pu continuer d’apprécier les Invalides, la Concorde,  le Louvre et le Musée d’Orsay. Nous sommes descendus à la passerelle des Arts. Une belle soirée !


  • Mont clos.

    Il pleuvait des cordes, samedi dernier. J’ai pensé un moment que l’anniversaire d’Annick allait être annulé. Pouvait–elle recevoir une trentaine de convives à l’intérieur de sa petite maison près de Mortagne ? Finalement, nous nous sommes lancés de confiance. Arrivés dans le Perche, les nuages se sont  écartés et le soleil a éclairé les vallons, les prairies, les jolies maisons isolées de cette région que nous avions bien connue dans notre jeunesse pour y avoir acquis et emménagé vaille que vaille une petite ferme en ruine sur le bord d’une route vicinale.

    A cette époque, nous habitions Paris et nous avions soif de nature. Ève avait dix-huit mois. Nous risquions notre vie tous les weekends sur une route à trois voies pour retrouver le silence de la campagne, le soleil sur le perron, les déjeuners dehors. La cheminée fumait, les murs suintaient d’humidité, mais nous aimions notre petite maison de Mont Clos. Par la suite, nous y avons passé quelques vacances plus longues. Mon frère Patrice avait acheté à un kilomètre de là le Chêne Vert, une jolie maison isolée, plus confortable et plus grande que la nôtre. Ce furent de bons moments, occupés à bricoler, à recevoir des amis, à nous promener dans cette magnifique région de Bellême et de sa forêt alentour.

    Nous avons donc décidé d’y passer en pèlerinage. Après quelques difficultés pour retrouver le chemin, alors que je m’attendais au pire, je vis derrière une haie un toit qui ressemblait au nôtre, entièrement refait, recouvert de belles tuiles anciennes. Derrière le portail, c’était bien notre ancienne maison, pimpante, ses petits bâtiments adjacents en parfait état, ses granges aveugles de notre temps, aujourd’hui percées de fenêtres. Des enfants jouaient dans le jardin, une dame téléphonait devant le perron. Comme dans un rêve.

    La femme m’a laissée entrer pendant que Gilles garait la voiture. L’intérieur était superbe : un grand salon, une grande cuisine où se tenir à vingt avec des éléments modernes, des chambres au rez-de-chaussée, un bel escalier de bois qui montait aux combles aménagés. Un palais par rapport à notre chaumière, où je reconnaissais cependant les portes que nous avions ouvertes, la salle à vivre qui nous servait aussi de chambre presque inchangée. La maison avait été restaurée dans la suite naturelle de nos travaux, que c’en était touchant.

    On était en retard, nous sommes vite remontés dans la voiture et c’est le cœur content que nous avons laissé Mont clos à sa nouvelle vie, remplie d’enfants rieurs et d’adultes affairés.

    Le soleil a encore brillé chez Annick, le temps des embrassades. Sa petite maison percheronne était plus vaste qu’il n’y paraissait et c’est au chaud que nous avons pu déjeuner avec le plaisir de se retrouver et de lui chanter au dessert un joyeux anniversaire, accompagné par le banjo de Lou


  • Le Premier mai.

    Premier mai ensoleillé. Je me suis installée à la terrasse de l’ancienne Pointe Saint-Eustache. Un sourire à Élodie la gentille serveuse au visage un peu chiffonné et j’ai siroté mon café tout en regardant le manège des vendeurs de muguet. Le soleil était doux, le crincrin du bistrot ne sévissait pas encore, un petit étalage improvisé proposait des brins de muguet devant le chevet de l’église au bénéfice de la Croix Rouge. Un peu plus loin des Roms en profitaient comme chaque année pour vendre du lilas cueilli à la sauvette.

    La petite foule des jours de congé allait et venait des Halles à la rue Montorgueil, beaucoup de jeunes ménages avec poussettes et enfants. La plupart des passants tenaient à la main le traditionnel petit bouquet qui marque la véritable arrivée du printemps, modeste et gracieux porte-bonheur.

    Je n’avais pas remarqué la femme debout devant moi. Elle déposa sur la petite table ronde du bistrot un bouquet composé de plusieurs brins de muguet et d’une rose. Croyant à une quémandeuse, je refusai d’un mouvement de tête et lui rendit le bouquet. Mais elle insista dans une langue étrangère et le déposa à nouveau sur la table avec un sourire.

    Je la remerciai, un peu confuse. Elle s’éloigna et je la vis rejoindre son compagnon qui nous regardait de loin. Je levai bien haut le bras et les saluai d’un grand geste. Ils répondirent à mon salut avec une plaisante allégresse.

    Je caressais du regard le bouquet lorsqu’un couple vint s’asseoir à ma droite. Remue-ménage de chaises habituel, l’homme me fit un petit signe :

    — Quel joli bouquet vous avez là !

    — On me l’a offert, quelqu’un que je ne connaissais pas, et qui passait par là.

    Il se tourna vers moi, et il me dit :

    — Normal, … pour une belle femme !

    Comment ne pas savourer, à mon âge,  ce cadeau de la vie ?

    Le spectacle qui suivit à la TV fut d’une toute autre nature. On vit au départ de la manifestation parisienne les gilets jaunes faire une longue haie d’honneur aux blackblocks, qui courraient courbés comme des rats, cagoulés de noirs, avides de destruction et de haine. Inconscience ? Message délibéré ?

    Le petit bouquet dans son vase, miracle de délicatesse lumineuse, proposait une vision plus heureuse de l’existence.

     


  • La cochère, une belle histoire.

     

     

    Jean-Mi, par ailleurs cadre d’entreprise et montagnard, fabrique les plus belles maquettes de bateaux à voile du monde. Un jour que je m’étais arrêtée pétrie d’admiration devant l’une d’elles, il me dit avec simplicité :

    — Si tu veux, je peux t’en fabriquer une !

    J’en restais si stupéfiée que je le crus à peine lorsque plusieurs mois plus tard, il continua :

    — Je crois que j’ai trouvé. Une cochère !

    Une cochère est un bateau plat à voile, qui transbordait personnes, marchandises et bétail à travers le Léman. Allusion à mes livres, un hommage à ce lac que j’aime tant. Une idée comme il en germe dans le mystère de l’amitié.

    — Mais voilà, c’est la première fois que je pars de zéro, d’habitude je prends des boites d’éléments à assembler. Il faut que je trouve des plans.

    De musées en archives régionales, d’associations en reconstitution à Saint-Gingolph, il tomba sur un petit plan de rien du tout d’où il tira mois après mois, résolvant un à un les innombrables problèmes de l’aventure, la délicieuse cochère qui trône désormais dans notre appartement devant le miroir de la cheminée. Elle navigue avec son reflet comme suspendue dans un espace poétique qui nous enchante.

    La grosse boite avait circulé de Grenoble à Gex, puis de Gex à Rouen, enfin de Rouen à Paris, au gré des relais pendant les vacances de Pâques.

    Et comment décrire le charme du petit album déposé samedi matin par le facteur ? Rédigé et illustré par Caro à toutes les étapes de sa réalisation, un « making of » de l’Aurore, une petite merveille d’humour et de grâce.

    Comment les remercier ?

     


  • Dimanche de Pâques à Saint-Eustache

    La grand-messe pascale de Notre-Dame avait été délocalisée à Saint-Eustache à la suite de l’incendie. À 11 heures moins le quart, je me suis donc dirigée vers ce vaste bâtiment, moitié gothique tardif, moitié classique et renaissance, église décriée depuis sa construction pour son manque d’homogénéité, mais dont j’aime la haute nef claire et harmonieuse, réussite du mélange des genres. À deux pas, elle fait partie de notre univers.

    Hélas, une queue de plusieurs centaines de mètres, des camions de télévision, une masse de policiers et d’interviewers le micro à la main ne me laissaient aucun espoir d’y rentrer. Je suis donc allée prendre un café à la Pointe Saint-Eustache. Le propriétaire a changé, il l’a jumelé au café d’à côté, installé des baffles qui vous cassent les oreilles et, suprême offense aux anciennes Halles, changé son nom contre un autre plus racoleur. Je suis restée juste dix minutes à observer le manège des médias mêlés au marché du dimanche et je suis retournée vers le porche. Tout le monde n’avait pas pu rentrer, malgré les deux mille places disponibles et chacun cherchait à persuader les vigiles de le laisser passer.

    — Au Brésil, des milliers de fidèles s’entassent dans des églises plus petites que celle-ci !

    — C’est ma paroisse ! J’habite à côté !

    — C’est mon grand-père qui a fait les vitraux !

    — Une honte ! Il y a encore beaucoup de place…

    Cette dernière, la soixantaine élégante, cheveux ultra-courts, très bronzée était la plus virulente. Le vigile répondit :

    — Question de sécurité ! L’église est bourrée de caméras, de fils électriques, de prises de son. Beaucoup trop dangereux ! Ça prend tout le fond de l’église.

    La femme protesta plus vivement encore :

    — Je m’y connais, je travaille à France Télévision. Il n’y a jamais eu d’incident !

    Le visage fermé, elle essaya de passer sous le porche, comme si sa fonction la plaçait au-dessus du vulgum pecus. Y parvint-elle ? Je ne saurai répondre, car j’observai des touristes attirés par l’événement. Une femme entendant le flot de l’orgue s’écouler demanda le silence, comme on saisit les bribes d’un festin auquel on n’est pas convié.

    — Retournez devant votre télévision, dit le vigile, vous verrez tout.

    Sage conseil ! Je rentrai chez moi. Au feu de la rue du Louvre, je vis la femme dont le grand-père avait réalisé les vitraux . Elle me raconta avec un charme délicieux son enfance dans l’intimité des églises parisiennes. Et c’est de bonne humeur que je me suis installée dans mon fauteuil et que j’ai assisté à la cérémonie concélébrée par les prêtres de Saint-Eustache et le cardinal chassé de Notre-Dame.

    Oui, j’en voyais davantage que si j’avais été au milieu des milliers de fidèles, mais ce n’était pas tout à fait pareil…

    Le pape, quelques minutes plus tard, prononça les mots de sa bénédiction urbi et orbi. Dans mon enfance, nous la recevions en communion avec les catholiques du monde entier à genoux devant la radio.

     


  • La ville et la campagne.

    Toujours un peu difficile ! Quitter un monde agité, minéral malgré les efforts de notre mairie écologiste, la foule bigarrée du jardin des Halles et du métro. S’entasser dans le TGV, regarder défiler une banlieue interminable, immeubles, autoroutes, usines, centres commerciaux. Presque sans transition, voir les champs apparaitre, selon la saison bruns, verts, dorés, toujours bien ratissés, comme si la ville n’avait jamais existé. Peu de villages, quelques fermes. Puis on se faufile dans des collines désertes couvertes de forêts. La lumière dore les reliefs et un monde se dévoile, étranger au train lancé à 200 km à l’heure et à ses passagers scotchés sur leurs écrans, bolide dont le vacarme porte à des lieues et que le regard des vaches ne peut plus suivre.

    A l’arrivée, l’air de la montagne, odeur fraîche d’espaces libres balayés par le vent. Nous respirons un bon coup et nous prenons le car qui longe le Jura encore enneigé, déroulement serein, génie tutélaire riche de questions sur l’illusoire remue ménage de la plaine.

    On pousse le portail, on retrouve le jardin qui a vécu l’hiver sans nous. Il faudra se réhabituer les uns aux autres. Les oiseaux piaillent de surprise et les prunus sont en fleurs.

    Et demain, nous retournerons dans une ville en deuil. Paris, la courageuse, accueillante aux joies comme aux détresses, Paris qui sait rire après avoir pleuré !