Je pourrais vous raconter que je connais Gabriel Matzneff par la Byron society et les circonstances qui ont entouré ces rencontres, mais je préfère vous évoquer les chatons de Pierre. J’y reviendrai peut-être plus tard, lorsque l’effervescence médiatique autour de la parution du livre-témoignage de Vanessa Springora sera un peu calmée.

Hier au bistrot, avec Antoine et Nicolle, nous parlions de sujets un peu préoccupants, santé, grève, lorsque Pierre les yeux brillants m’a raconté l’histoire des chatons d’Évian.

Pierre est un Évianais pur souche. Sa famille tenait un restaurant dans la rue principale, elle a été mêlée à la vie de la ville de mille façons. Pierre est un puits d’histoires variées toutes aussi passionnantes les unes que les autres, depuis la vie du lac et des pêcheurs, la construction par son ancêtre d’une barque de Meillerie, les faits de résistance de sa mère et de ses compagnons de lutte. Il partage son temps entre Paris et Évian. Sa maison-atelier domine la ville et le lac. Il est l’auteur d’un magnifique chemin de croix dans l’église d’Évian. Il y a exposé de nombreuses fois et inauguré le Palais Lumière avec une grande rétrospective de son œuvre. Il connait énormément de monde dans une ville qui a vu passer beaucoup de célébrités.

Il évoque souvent sa grand-mère, une femme qui lui a laissé une empreinte indélébile grâce à son réalisme et à son franc parler. Elle tenait la cuisine du restaurant et concoctait des repas traditionnels qui ont formé le fin gastronome du terroir qu’il est aujourd’hui. Elle s’est tranquillement éteinte à plus de quatre-vingt-dix ans, en bonne santé, sans avoir jamais vu un médecin, la main dans celle de son petit-fils.

Il avait une dizaine d’années lorsqu’elle a demandé à son grand-père d’aller noyer une portée de chatons. Aujourd’hui, les cœurs sensibles ne veulent plus tuer les chatons, on préfère les abandonner dans la nature. C’est pourquoi les chats sauvages prolifèrent, une des raisons de la disparition des oiseaux. En particulier, la mairie de Gex est contrainte de faire passer des avertissements dans le bulletin municipal contre ces agissements.

Mais à l’époque, on tuait les chatons, soit en les assommant contre un mur, soit en les noyant, spectacle qui fascinait les enfants. Toujours est-il que le grand-père est parti vers le lac avec les chatons dans un sac de jute solidement ficelé, accompagné par le gamin. En cours de route, il s’est arrêté dans un bistrot pour boire un pastis avec des amis de rencontre. Ils y sont restés un peu plus que nécessaire. Je suis certaine que le petit Pierre ne s’est pas ennuyé, qu’il ne se lassait pas de regarder les lieux, d’écouter les gens et même de participer aux conversations. Aujourd’hui ses tableaux de bistrots sont célèbres, bourrés d’observations puissantes et vivantes. Mais le temps passant, il leur fallait continuer vers le lac pour accomplir cette triste, mais inéluctable besogne.

Mais quand ils sortirent, le sac était vide. Les chatons avaient grignoté la toile de jute et s’étaient échappés. Les deux larrons sont revenus au restaurant familial la tête basse. Quelle ne fut pas leur surprise d’y retrouver les chatons. Pierre ne m’a pas raconté la suite de l’histoire. Ce ne fut probablement qu’un simple sursis, mais l’arrêt dans le bistrot du grand-père avait offert aux chatons une belle et dernière promenade dans les rues de la ville. Et j’ai dit à Pierre que c’était une belle histoire qui méritait d’être notée.