Il y a très longtemps, à Gex, j’abandonnais une abstraction qui tournait à l’exercice de style pour m’aventurer dans une suite de tableaux figuratifs et oniriques. J’y pris un grand plaisir et Ils eurent un certain succès. Par la suite, je déménageais à Palaiseau dans une résidence habitée par les nombreux intellectuels des campus environnants. Je me rendais souvent au centre Pompidou où s’exposaient les œuvres conceptuelles de cette époque. J’avais quitté un univers encore rural où tous les âges se côtoyaient avec simplicité, où les saisons rythmaient nos occupations, jardinage, baignades et marches en été, ski en hiver, où le temps des déplacements comptait pour rien. Les conversations entre voisins tournaient souvent autour de la nature dont on ne se lassait pas de détailler les moindres variations.

Je me retrouvais à Palaiseau et à Paris dans un monde abstrait saturé de réflexions sociologiques ou politiques, plus ou moins dominé par une pensée dont l’arbitraire se cachait souvent derrière une façade de justice et d’égalité. La vertu, considérée comme guide, n’a jamais pu me convaincre et même si les travaux conceptuels sur l’art ont leur utilité, ils ont fini par s’opposer à ma réalité quotidienne de femme qui consistait à élever vaille que vaille des enfants dans une banlieue quadrillée d’autoroutes.

Alors que je réagissais déjà à cette intellectualisation ambiante par une série de « grosses dames » frontales, puis par des fragments de tableaux d’Ingres agrandis, j’ai repéré à l’occasion d’une exposition collective, deux ou trois petits dessins aquarellés de Martial Raysse. Il s’était tout simplement placé devant son sujet et l’avait « croqué » comme il le voyait, sans faire de chichis, pour le plaisir. Or Martial Raysse était une figure de l’art contemporain. Il utilisait d’ordinaire des matériaux de plastiques, des néons, des couleurs fluo pour détourner des œuvres anciennes comme justement les odalisques d’Ingres ; cette démarche changeait radicalement de ses travaux précédents.

À cette époque, nous sommes allés aux États-Unis pour y passer quelques mois. Dans nos pérégrinations variées, je fus frappée par l’incroyable quantité d’entrepôts transformés en ateliers d’artistes, aussi bien sur la côte est que sur la côte ouest. Des salles immenses étaient aménagées avec des portiques mobiles pour présenter des masses de toiles et d’installations diverses. Le résultat de cette accumulation aboutissait à une platitude désespérante.

À mon retour, je décidais de repartir à zéro et comme Martial Raysse de peindre juste pour le plaisir, pour communier avec la réalité d’un petit pot, d’une jolie fille, pour ressentir de nouveau la sensualité du pinceau ou du crayon, juste pour vivre. Et depuis, tant pis pour les objections, je préfère à tout, le regard étonné et sensible de ceux que mon travail touche.

Vous imaginez donc avec quel intérêt je suis entrée la semaine dernière dans la galerie Kamel Mennour qui exposait les sculptures de Martial Raysse. Je n’avais pas vu grand-chose de lui depuis cette époque, je savais juste qu’il avait poursuivi dans cette nouvelle direction. Et ce fut un régal !

Il y avait quelques dessins d’après nature, mais nous avons surtout été plongés par surprise dans un univers poétique dont nous avions oublié le goût. Chaque petite sculpture évoquait une tranche de vie, chaque grande sculpture féminine de bronze semblait avoir quitté subrepticement une pelouse dans un parc, une place au milieu de la ville pour nous faire signe au fond de ce sous-sol parisien. Un univers qui tournait beaucoup autour des femmes, sujet devenu inexistant dans l’art contemporain. En raison du méli-mélo des questions sur le genre ? Il y exposait avec humour son attirance et les difficultés de les aimer, un buste de bronze à la lèvre rouge, un homme ployant sous un portrait de femme. Il se moquait aussi de l’obligation de virilité triomphante imposée par la société, un homme empiégé dans de la terre, portant sur sa main comme un éclair un écouvillon rouge en plastique. Beaucoup de clins d’œil ironiques, jamais méchants, soutenus par la sensualité des formes et des matières. Un heureux rapport avec cette réalité retrouvée qui m’avait autrefois frappée. C’est ragaillardie que j’ai continué ma promenade dans le quartier et que j’ai pu affronter les trois magnifiques et tragiques portraits de Musil, exposés à la galerie Claude Bernard.