Entrer dans la cour de l’école des Beaux Arts, me procure toujours une sensation bizarre. J’y ai étudié durant plusieurs années, si l’on peut utiliser ce verbe pour une activité qui consistait à copier en terre un modèle nu, le plus souvent une jeune fille assise ou debout sur une plate forme tournante. Une tige et des fils de fer comme ossature, on en définissait les grandes lignes sur une sellette qui pivotait au même rythme que le modèle. Puis on plaçait les muscles et  terminait par les détails. De mon temps, il était de bon ton  de peaufiner le moins possible, à la Rodin, lequel n’avait pourtant jamais été admis dans cette vénérable institution. Vous dire que j’y ai pris du plaisir serait un peu exagéré. L’exercice était difficile, corrigé sans un mot et sans état d’âme par le professeur dont la présence une seule fois par semaine pendant moins de deux heures ne permettait pas d’établir une relation de maître à élève.

C’est pourquoi, j’ai trouvé cocasse de venir y écouter cette conférence sur François Morellet lequel à la même époque s’était insurgé contre un enseignement jugé inutile et surtout ennuyeux. Je m’attendais à entrer dans l’auditorium des Loges, amphithéâtre moderne où avait eu lieu la conférence d’Annette Messager ; on me fit traverser la cour, monter les marches centrales, traverser l’immense hall et je me suis retrouvée dans un amphithéâtre, solennel bien que de modestes dimensions, couvert de dorures et entourée de fresques rutilantes. Comment avais-je pu en ignorer l’existence ? Il faut croire qu’à mon époque, il n’était ouvert qu’en de rares occasions. Le temps de saluer Danièle et Frédéric Morellet, sa veuve et son fils, après une rapide présentation de l’artiste, nous avons pu voir un film tourné dans les années 70. François Morellet s’y montrait facétieux et adepte d’Oulipo. L’OuLiPo, Ouvroir de littérature potentielle, fondé entre autres par Raymond Queneau, regroupe des littéraires, artistes et mathématiciens qui jouent avec les mots et les nombres et dont la principale préoccupation consiste à ne pas se prendre au sérieux. Le film était vif ; Morellet, industriel à l’origine, y poussait les landaus de son usine et pratiquait une autodérision en réaction contre la « peinture inspirée » qui sévissait alors. Son œuvre souvent géométrique se lit à rebours des explications mathématiques qu’elle a tendance à provoquer. Mon jeune voisin, un désigner, avait jusque là pris cette œuvre très au sérieux et son étonnement m’amusa.

Après le film, on nous cita quatre-vingt-dix-neuf notes préparatoires à son œuvre : une succession de paradoxes souvent hilarants, mais difficiles à saisir en raison d’une diction et d’une acoustique assez défectueuses. Heureusement que la suite de la conférence fut illustrée sur un écran par les immenses traits aléatoires peints sur des murs d’immeubles aux USA, par les images de ses grandes boules de tubes métalliques, de ses néons improbables et de ses joyeux dessins. François Morellet qui revendiquait une œuvre éphémère est présent aujourd’hui dans les musées du monde entier.

Le jeudi suivant, ce fut tout autre chose. À la galerie Couteron : vernissage d’un « grapheur ». On ne dit plus « tagueur », depuis que les collectionneurs se sont intéressés au Street art et que les tags sont apparus dans le circuit commercial de l’art. Sur les murs étaient alignées des toiles de petit format. Au contraire de leur omniprésence le long des voies ferrées ou sur les wagons du métro, l’entrelacs des lettres contournées semblait ici assez maigrichon. Leur auteur, un jeune garçon en survêtement était entouré de blacks, blancs, beurs de son âge, public pour le moins inhabituel dans ce genre d’endroit. Ils regardaient, les yeux écarquillé, défiler les familiers de la galerie. Volubile et gouailleur, le grapheur surjouait par inquiétude la liberté de parole des banlieues.

— D’habitude,  je peins sur les murs. Là, c’est plus difficile !

Pour ma part, j’ai toujours vu dans les tags une accumulation de conformités, une répétition maladive d’un désir de calligraphie inassouvi depuis l’invention de la machine à écrire. Seul Jean-Michel Basquiat m’a dès l’origine frappée par la force de ses graffitis, par la révolte urbaine, puis par la passion de ses colères de descendant d’esclave. J’ai tout de suite admiré une œuvre puissante et géniale. Un collectionneur m’a montré au-dessus de sa cheminée, une grande toile représentant Mickey entouré de tags enfantins : « Je commence à m’intéresser au Street Art ! » avait-t-il commenté, avec un sourire un peu gêné. Juste en dessous, un superbe poisson des Lalanne, semblait se demander ce qu’il faisait dans cette galère.

Pour ne pas blesser le garçon, j’ai biaisé :

— J’espère que vous portez un masque quand vous taguez dans la rue !

— Oh non, répondit-il avec fierté.

— Ce serait plus prudent !

— Ça m’éviterait de fumer… dit-il en rigolant

— Et peut-être de respirer des produits chimiques dangereux

Je pensais à mes amis disparus prématurément, en vitrail ou en sculpture.

Étrangement ce sont ses copains qui opinèrent de la tête. Parmi eux, un grand noir m’a regardée avec une reconnaissance difficile à interpréter.

Nad, la directrice artistique de la galerie, semblait heureuse de sa découverte. Elle me fit remarquer qu’il avait une jambe cassée. Je demandai :

— En tombant d’une échelle ? Un danger de plus !

Il éluda, mais Nad précisa, sérieuse :

— En faisant du ski !

Après avoir salué la compagnie, je me suis éclipsée, perplexe. Le sérieux du tagueur s’opposait aux facéties de l’Oulipo, mais l’humour n’y perdait rien.