• Rue du Chemin Vert

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    Certains épisodes de la vie sont rarement évoqués. En voici un que je voudrais vous chuchoter à l’oreille. Peut-être vous y reconnaîtrez-vous.

    Le monde entier a été bouleversé par la tuerie de Charlie Hebdo. Deux jeunes fanatiques ont tiré sur le comité de rédaction pour protester contre la publication de caricatures du Prophète Mahomet. Le dimanche suivant, des millions de personnes défilaient dans les rues pour défendre la liberté d’expression. La semaine suivante, par prudence ou par conviction, une dizaine d’événements concernant les musulmans furent subrepticement retirés de l’affiche pour ne pas « heurter les sensibilités ». L’autocensure obéit à des règles plus complexes que la partie visible des interdictions et des libertés.

    Quelques jours plus tard, alors que je traversai le boulevard Richard Lenoir, je vis un amoncellement de couronnes mortuaires, de bouquets, d’affichettes accrochées aux grilles du petit square central sans faire le rapprochement avec les événements précédents. C’est seulement en revenant vers le métro, après avoir acheté des cadres rue du Chemin Vert, que je remarquai les pots remplis de crayon, les bougies commémoratives, les poèmes tracés à grands traits sur la chaussée. Je me trouvais à proximité du lieu de la tuerie.

    Et je restais songeuse… Il m’était arrivé, ici même, quelques jours avant l’attentat une petite aventure que l’énormité du massacre aurait dû éclipser, mais qui continue de me trotter dans la tête comme s’il me fallait l’écrire. Pourquoi ? Je ne sais pas.

    Ce matin-là, je venais d’apprendre la mort d’un proche et je me trouvais dans un état second. J’avais fini par dénicher sur Internet un fournisseur de pièces détachées pour mon vieux massicot, mais je devais venir en personne signer le bon de commande. Le genre de démarche qui vous mange du temps et vous prend la tête !

    C’était la première fois que je me rendais dans le quartier. De retour vers le métro, j’ai retraversé le boulevard Richard Lenoir, le moral en berne, l’esprit embrumé, traînant les pieds, lorsqu’une voiture a surgi de la gauche dans la rue du Chemin Vert.

    Elle tourna avec une certaine hésitation et s’arrêta au milieu du carrefour. Son conducteur se pencha par la fenêtre. Je me suis approchée avec réticence.   Prise au dépourvu, j’envoie souvent les égarés dans des directions fantaisistes. Son accent italien me tira un peu de ma léthargie. Il cherchait la gare de Lyon

    Il lui tournait le dos et les rues à sens unique ne facilitaient pas les explications. Comme j’hésitais, il insista :

    — Je suis en retard. Il faut que je rende la voiture. Mon avion part dans deux heures.

    L’homme était jeune, la trentaine élégante. Des catalogues de mode jonchaient le plat-bord de la voiture. Il s’expliqua :

    — Je viens des Galeries Lafayette où j’ai présenté une collection

    Il nomma une marque italienne de luxe.

    — Vous connaissez ? D’ailleurs, je n’ai plus de temps pour la douane et il me reste un manteau.

    Il tira de la banquette arrière un manteau de cuir enveloppé dans une housse transparente :

    — Il vaut deux mille euros et je ne sais pas quoi en faire ! Vous le voulez ? dit-t-il en riant.

    L’homme était charmant.

    — Ce n’est pas ma taille !

    — Bien sur que si ! Je vous ai vu marcher.

    Il se rangea le long du trottoir. Je tâtai le manteau. Cuir fin, coupe simple et raffinée. Il me le proposa pour un prix dérisoire compte tenu de sa qualité. Il me montra un sac de grande marque posé à côté de lui.

    — Il vaut cher en boutique ! Mais je ne peux pas non plus l’emporter. Si cela vous dit, je vous l’offre.

    Depuis plusieurs semaines, je cherchais un manteau de cuir et voilà qu’un bel Italien venait au-devant de mes désirs. Un manteau de luxe me tendait les bras sans avoir à subir l’épreuve des Grands Magasins, de ses miroirs peu flatteurs et surtout de ses prix prohibitifs. Pourquoi refuser ? Dans cette triste matinée, le sort me souriait enfin. Je l’avais bien mérité. Élue par la providence, je me montrais partante. Mais je manquais d’argent liquide et je lui proposais un chèque. Il refusa : « Trop compliqué à encaisser en Italie ». Comme j’allais partir, il me dit :

    — Montez dans ma voiture, nous trouverons bien un distributeur, et il ajouta :

    — Comment vous appelez-vous ? Moi c’est Marco. J’habite Rome. Vous connaissez ?

    Après quelques échanges sur les mérites comparés entre Paris et Rome, je fus prise d’un doute :

    — Vous m’assurez que ce n’est pas un objet volé, que c’est honnête ?

    Il protesta :

    — Pas de ça avec moi, Martina !

    J’accusai le coup. En effet, ces temps-ci, je manquais de cette générosité qui vous ouvre les cœurs et les portes. La peur n’est pas bonne conseillère, le soupçon encore moins. Quelques déambulations dans le quartier du Marais et j’aperçus un distributeur. Il se gara en double file. Revenue, munie de coupures de vingt euros, je les déposai sur le siège et je demandai à mieux voir le manteau. Je soulevai la housse. Oui, c’était la bonne taille, cuir souple et léger. Il me dit :

    — Je vous demande une seule chose : de ne pas le vendre. Vous comprenez que ma collection ne peut pas être dévoilée avant sa commercialisation officielle.

    Je le rassurai et ravie de mon achat, je le quittai avec un « Viva Roma » qui sonna un peu faux.

    (à suivre)

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  • Croisière sur le Léman

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    Il fallut attendre le début de septembre et une météo favorable pour entreprendre cette croisière qui nous tentait depuis de nombreuses années, et que j’aimerais maintenant vous faire partager.

    La saison touristique terminée, il n’y avait pas foule sur le quai de Lausanne. Le soleil n’avait pas encore percé la brume de septembre. Un héron perché sur un piquet du débarcadère se reflétait dans l’eau calme et paisible comme une suspension du temps, une pause à l’écart de l’agitation du monde.

    Le bateau ventru surmonté de sa cheminée jaune a surgi de la brume. Il s’est arrêté devant le débarcadère dans le bouillonnement de ses aubes. La passerelle métallique tirée avec fracas, nous avons posé le pied sur le pont de chêne du « Rhône ».

    Le sifflet a retenti. Les roues ont fouetté l’eau. Le grand navire blanc s’est lentement détaché de la rive et nous nous sommes enfoncés dans la blancheur lacustre au rythme des bielles et du battement des roues qui labouraient le lac dans une effervescence tranquille.

    Alors que nous égrenions les ports de la Riviera, la brume s’est éclaircie. Le lac se teinta de bleus délicats, le soleil peu à peu colora les vignes de Lavaux, Les Rochers de Nays côté Suisse, le Gramont côté français sont apparus dans une lumière tamisée qui cachait des sommets plus lointains, les nappant de mystère.

    Sur les rives, la pause de midi parsema bientôt les bancs de travailleurs. Ils savouraient la présence du lac, un sandwich ou une barquette à la main et je pensai à ceux qui se pressaient à la même heure dans les cafés de Paris.

    Peu après Montreux, nous nous sommes approchés du célèbre château de Chillon, et de son débarcadère. Redoutable îlot-forteresse, propriété du duc de Savoie, puis des Bernois, il fut le théâtre d’atrocités qui se terminaient souvent en noyade dans des cachots aménagés à cet effet. Après une visite qui l’épouvanta, le grand poète romantique anglais Byron écrivit le Prisonnier de Chillon. Selon la légende, s’étant fait ouvrir la salle souterraine par un garde éméché, il grava avec ferveur son nom sur la colonne à laquelle Bonivard, héros de la Réforme fut enchaîné durant six longues années. De nos jours, intact et grandiose, dressant sur l’eau ses multiples tours de guet, le château n’accueille plus que des touristes venus du monde entier et son image illustre les boites de crayon Caran d’Ache.

    Traces historiques peu ragoûtantes qui ne nous empêchèrent pas de savourer notre repas dans la salle vitrée du premier étage. Le navire blanc poursuivit sa navigation, ventripotent, ronronnant, fouillant les flots. Au niveau de Chillon, l’à pic n’abandonnait qu’un couloir à la route et à la voie de chemin de fer, mais lorsque nous nous sommes approchés du delta du Rhône, les montagnes s’évasèrent pour laisser la place à une plaine marécageuse dont on dit qu’y passer la nuit en bateau au milieu des roseaux, des arbustes et des oiseaux, c’est comme se réveiller au premier matin du monde.

    Nous sommes descendus au bout du lac en territoire suisse. Un quart d’heure de pause sur le quai du Bouveret, caressés par le soleil, et nous avons embarqué sur la « Savoie » pour regagner les coteaux dorés de Lavaux.

    De retour à Lausanne, Gilles m’offrit de profiter du forfait à la journée pour continuer pendant qu’il m’attendrait à Nyon avec la voiture. Je ne me fis pas prier et je suis montée sur le « Simplon » de retour vers Genève. Chaque bateau possède ses caractéristiques : figure de proue à l’or fin, salon marqueté, machinerie visible, rotonde… Les connaisseurs repèrent au loin d’un simple coup d’œil ces merveilles navales construites dans le premier quart du vingtième siècle.

    À partir de Lausanne le lac s’élargit, et lorsque le bateau quitta Rolle pour s’élancer vers la côte savoyarde, je fus toute entière aspirée par la vaste étendue miroitante, par le mystère de ses rives. Une brume lumineuse voilait la chaîne du Mont Blanc. Les passagers, manifestement des amoureux du lac, allongés dans leur transat savouraient l’instant. Une dame lisait, trois amis plaisantaient. Un homme se penchait vers une femme dont l’élégance souple s’accordait aux flots. Régnait sur le pont une connivence respectueuse de l’intimité de chacun. Le bateau fendait la surface du lac en gerbes chantantes et je me fondais dans l’air, dans l’eau comme si l’univers vibrait au rythme de ses roues.

    La rive suisse s’estompa et la rive savoyarde apparut, différente, moins peignée, peut-être plus rurale et plus sauvage, en tout cas davantage à la merci des vents qui déferlent des plateaux vaudois et se déchaînent sur cette partie qu’on nomme le « grand lac ». Les ports français sommeillaient, désertés par les touristes. Un dernier arrêt à Nernier doré par le soleil couchant, une nouvelle traversée de ce qu’on nomme le « petit lac », et je retrouvais Gilles qui m’attendait au débarcadère de Nyon, pimpante ville suisse surmontée d’un château moyenâgeux repeint à neuf.

    J’éprouvai quelques difficultés à quitter le bateau, puis à m’éloigner du lac. Il m’en resta une nostalgie mêlée de questions. Certains ironisent sur le bonheur tranquille, préférant l’agitation et la compétition, pour ne pas dire la bagarre. Ils jugeraient inutile de perdre une après-midi à ne rien faire sur un vieux bateau à roues. D’autres estiment mal venue la paix de ces rivages privilégiés dans un monde de misère et de guerre, de peur et de faim où la violence et la mort accompagnent le quotidien de tant d’êtres humains. Pourquoi et par quel étrange mystère cette aventure lacustre imprima-t-elle dans mon âme des raisons d’espérer ?

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  • Exhibitionisme

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    La dernière semaine, les nuages se sont fait moins noirs, moins épais. Ils débordaient encore du Jura mais de vastes plages de soleil réchauffaient l’atmosphère. Le matin de notre départ, après avoir rangé, nettoyé la maison et bouclé nos valises, nous sommes allés tâter l’eau à Versoix avec le vague espoir d’une baignade dans le Léman. Le petit lac de Divonne avait fermé sa plage le premier septembre et nous avions fait nos adieux aux surveillants de plage, leur souhaitant un bon hiver, un joyeux Noël et une bonne année 2015.

    Les adultes au travail, les enfants à l’école, le port suisse avait pris son allure automnale, paisible et lumineuse, ne s’animant qu’en fin de journée à la fermeture des bureaux. Un groupe de jeunes s’activaient près de la glissière autour d’un grand catamaran, sportifs et bronzés, probablement son équipage conservé par un milliardaire pour la remise en état après l’été de cette étonnante embarcation qui de loin ressemble à une énorme libellule, coque en carbone, mâts ultralégers.

    J’ai trempé un pied dans l’eau. Surprise ! Elle n’était pas si froide que ça !

    En principe, il est interdit de se baigner en dehors de la grève et de sa surface entourée de flotteurs, à gauche du port. Mais nous avons de tout temps nagé depuis la jetée. Il est plus agréable de se lancer directement vers le large, de ne pas se raboter les pieds sur les cailloux de la grève ! Ce jour-là, nous avons savouré une dernière et providentielle nage dans notre cher Léman trop peu clément cette année pour nous y être aventurés plus d’une dizaine de fois.

    Naturellement, nous étions seuls. Difficile d’exprimer le sentiment de liberté qui vous envahit au large ! Les montagnes vous pénètrent de leur puissance : le Mont Blanc, pyramide tutélaire derrière le Môle, la chaîne des Aravis et ses dents régulières, les Monts du Chablais et la dent d’Oche, le Jura et le déroulement de ses crêtes, la Dôle. L’immense surface liquide qui s’étend sur des dizaines de kilomètres jusqu’à Lausanne vous caresse le corps sans lésiner. Vous comprendrez que je supporte mal les piscines, m’y sentant comme un poisson rouge dans un bocal.

    Alors que je revenais d’une brasse appuyée et que je me trouvais à quelques cent mètres de la rive, j’aperçus un homme debout sur un des rochers de protection de la jetée. Son immobilité avait quelque chose de bizarre. La taille minimaliste de son maillot de bain attira mon attention. La mode un peu passée du string pouvait expliquer la stricte pudeur d’un triangle de tissu noir, mais une lueur plus claire et verticale m’en fit douter. Avais-je l’esprit mal tourné ? Je continuais de savourer ma baignade sans plus y prêter attention, lorsqu’il plongea et se dirigea vers moi dans un crawl impeccable.

    L’homme était jeune, bien fait de sa personne, du genre éphèbe. Je le regardais s’approcher avec un rien de curiosité et même de plaisir. Nous nous sommes croisés et malgré l’étendue, il me frôla presque. Le tourbillon d’eau ne dévoila rien d’une éventuelle ceinture autour du bassin. Ayant atteint la glissière à bateau, j’ai rejoint Gilles sur la jetée pour me sécher.

    Nous savourions sur notre peau les rayons du soleil, sachant qu’il nous faudrait, dès le lendemain, les rechercher aux terrasses des cafés dans une agitation certes sympathique, mais un peu juste en oxygène. Je n’avais pas vu revenir le nageur ; il se dressait sur son rocher à quelques mètres de nous. Nu, nu comme un ver. Expression inappropriée qui ne tient pas compte de la pilosité humaine.

    Il vit que je l’avais vu et debout sur son rocher se tourna davantage vers moi. Gilles lui tournait le dos. Mon sang se mit à bouillir. Cet homme n’avait pas à m’imposer un spectacle que je ne lui avais pas demandé. Voulait-il me choquer, était-ce une provocation comme pour imposer sa jeunesse, défier mon âge canonique ? J’y vis une agression. Et je m’indignais :

    — Tu as vu le type en dessous ?

    Gilles approuva sans paraître vraiment choqué.

    — Ça ne te gêne pas ?

    Il hocha la tête. Et j’insistais plus indignée encore :

    — Tout de même… On n’est pas des singes !

    Je faisais allusion à une scène dont nous avions été témoins, ici même, il y a quelques années.

    Sur l’enrochement qui prolonge la jetée vers le large, un garçon, probablement un élève de l’École Internationale voisine embrochait une jeune fille tout en jetant quelques mots à une amie assise à côté. Je vous passe les détails de leur position, mais ce qui frappait le plus, c’était le mélange de forfanterie du garçon, de gène de l’amie, d’indifférence de la jeune fille nue et à califourchon sur son compagnon. Et surtout l’absence totale de réaction des nombreuses personnes présentes cette après-midi-là sur la jetée. Et pourtant, nous trouvions en Suisse, dans le canton de Genève, la calviniste.

    Fallait-il en conclure que les mœurs changeaient et que les interdits s’effaçaient ? J’en avais surtout retenu l’impression d’avoir assisté à une scène de copulation comme on peut en voir dans les zoos. Les jeunes gens en voulant affirmer le caractère anodin de la scène avaient brouillé les pistes au point qu’ils semblaient presque moins impudiques que les singes dans leurs cages.

    Un lien de cause à effet ? Par la suite, on ne vit plus les élèves de l’école traîner sur l’enrochement… Les autorités portuaires avaient peut-être réglé le problème avec la discrétion suisse.

    Toujours est-il que ce matin-là, la situation amenait des questions, plus sur moi-même en définitive que sur l’homme dressé, nu, sur son rocher.

    Je voulus bousculer le silence de Gilles qui tournait toujours le dos au nudiste :

    — Tout de même…

    À contrecœur, comprenant qu’il touchait un sujet délicat, il s’expliqua :

    — On est trop prude de nos jours. Il fait preuve de liberté !

    Comment oublier les années soixante-huitardes, la liberté sexuelle, la nudité revendiquée ? Faites l’amour, pas la guerre ! Nous en sommes loin aujourd’hui ! Les seins nus se recouvrent désormais sur les plages et les jeunes musulmanes réajustent le voile que leurs mères avaient jeté aux orties. Le contraste me fit rire. Ce que voyant, le garçon, décidément fort beau, remonta sur le quai et enfila son pantalon.

    Il disparut, mais la cocasserie de la situation me sauta aux yeux. Amusée de mon indignation, je repris :

    — Tout de même, on n’est pas des singes…

    Ce qui eut pour effet d’agacer Gilles qui s’habillait à son tour :

    — Qu’est-ce que ça peut te faire ?

    Et bien justement, cela me faisait quelque chose. Mon amusement cachait un contentement qu’il eut été malhonnête de nier. Ce n’est pas tous les jours qu’une femme se voit offrir la vision intégrale d’un jeune homme aussi beau. Plutôt que de me révolter, j’aurai du le remercier !

    Comme nous rangions nos serviettes dans le sac de plage, un homme passa sur la jetée, plutôt rabougri, le visage renfrogné, il chercha mon regard comme pour quêter l’approbation de sa désapprobation. Manifestement, il n’avait rien perdu du spectacle. Mais le contraste ne jouait pas en sa faveur !

    En remontant vers la voiture, nous avons aperçu les jeunes marins attablés au bistro de la capitainerie. Le jeune homme était vautré sur une chaise en plastique, le jean et la courbure de son sexe bien en évidence. Il n’est pas certain qu’il nous avait vu passer tant il semblait ployer sous l’autosatisfaction de sa beauté.

    J’aurai pu m’en offusquer, mais il ne me parut pas nécessaire de mégoter sur le petit plaisir qui avait accompagné mon dernier bain.

    Mais tout de même…

    De retour à Paris, le souvenir d’un exhibitionniste dans le métro, me trotta dans la tête. Quelques jours après, un article de journal approfondit l’aspect légal de ce problème.

    l’article 222-32 du Code pénal, « l’exhibition sexuelle imposée à la vue d’autrui dans un lieu accessible aux regards du public est punie d’un an d’emprisonnement et de 15 000 euros d’amende ».

    J’ignore les lois du canton de Genève, mais il était difficile d’imaginer le jeune homme croupissant dans une prison en perdant son bronzage. Sa solvabilité de marin à première vue semblait par ailleurs très hypothétique.

    Coïncidence ? Un reportage à la télévision explora la notion de pudeur du point de vue des coutumes, de l’histoire et de la géographie. Je repensai aux camps de nudistes, ayant toujours été frappée dans les nombreux reportages dont ils font l’objet, par une sorte de déni visuel de leurs organes sexuels.

    Moins angélique, je dus convenir de ma mauvaise foi ! …S’il avait été moche et vieux comme le promeneur de Versoix, il est évident que j’aurais été davantage scandalisée ! Est-ce une excuse, une justification ou une encore circonstance atténuante ? Jugez en vous-mêmes.

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  • Yoga soft

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    Je vous avais promis, cher lecteur, chère lectrice, la suite de mes aventures dans l’univers du yoga. Très à la mode en ce moment, si l’on en croit les immenses centres aux portes de Paris et de Lausanne.

    Après avoir laissé sur leur tapis les soixante-dix jeunes costauds qui se nouaient et se dénouaient les membres, se pliaient et se dépliaient la colonne vertébrale dans tous les sens, j’avais trouvé sur Internet un cours pour seniors pas trop loin de chez moi. Au téléphone, le chant d’une voix féminine à l’accent américain m’avait encouragée à essayer. Les séances étaient gratuites à partir d’un certain âge, ce qui me parut, allez donc savoir pourquoi, un peu inquiétant.

    Je me suis retrouvée dans une petite rue longeant les Arts et Métiers devant une modeste boutique dont la vitre était fissurée. Le réseau étoilé autour de l’impact, accentué par une peinture fluo et des fleurs de lotus, lui donnait, un petit air du San Francisco des années hippies. J’ai poussé la porte de la boutique et d’emblée, je me suis sentie en terrain plus familier que dans l’immense salle de sport municipale et ses rangées d’adeptes disciplinés qui m’avaient évoqué l’armée chinoise enterrée à Xian.

    Sur le sol de l’ancienne boutique repeinte à neuf, six à sept personnes d’un certain âge attendaient paisiblement allongées sur le dos le début de la séance. Je fus accueillie chaleureusement par Michelle, laquelle me pria dans un français approximatif d’ôter mes chaussures.

    Après avoir déroulé un tapis à mon intention, elle s’assit en face de nous dans la position du lotus et nous invita à respirer « comme pour remplir une jarre jusqu’au col ». L’expression m’amusa. Assis, jambes croisées, mains réunies au niveau du cœur, par trois fois, nous avons expiré un « Oum » de gorge avec l’impression, pour ma part, de me trouver au sommet du Jura et de lancer mon âme vers la plaine, à la façon des Indiens Hoppis d’Arizona.

    Et nous avons commencé à peu près les mêmes exercices que dans la salle de sport, mais à un rythme bien différent, agrémentés de respirations lentes, de ballotements de pieds, de mains, de roulements de pupilles, mouvements proposés avec humour par Michelle dans un français imagé qu’elle laissait de côté sans prévenir, au profit des anglophones présents.

    J’ai vite compris que l’assistance était polyglotte : un Urugayen travaillant pour Dior depuis des décennies mais incapable de s’exprimer en français, une journaliste franco-espagnole d’origine bolivienne, une Américaine, …une bretonne bretonnante. Au cœur de Paris, je gigotais dans un univers d’autant plus vaste que l’Inde s’y était installée comme chez elle.

    Nous entendions les conversations de la rue, l’aspirateur de la voisine, les discussions dans la cour, et j’aimais cela. À la fin de la séance, nous nous sommes allongés en sueur sur notre tapis pour dix minutes de relaxation, immobiles, enveloppés d’une couverture, bercés par de la musique indienne.

    Trois derniers « Oum ». Un salut, mains au niveau du cœur. Un sourire de Michelle. Et j’ai décidé de revenir le jeudi suivant. De nouvelles surprises m’attendaient…

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  • Autour du lac (fin)

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    La pouliche restait éloignée des étalons. Indifférente aux efforts de son poulain pour la téter, elle avançait et reculait, en proie à une évidente perplexité. Le pénis du grand cheval de devant avait regagné son fourreau, mais on comprenait qu’eux aussi réfléchissaient à la situation. Entre deux masticages, ils avançaient tous les deux des museaux prudents par-dessus la clôture électrique.

    La pouliche maladroite et touchante décida soudain de revenir. Elle se dirigea vers celui de derrière sans un regard pour son compagnon afin de continuer un flirt peut-être plus ancien qu’il n’y paraissait. Elle tendit à nouveau la tête et de nouveau le grand cheval répondit à ses avances. Il brouta sa crinière avec délicatesse, caressant de la gorge le nez de sa belle. Et de nouveau c’est l’autre cheval qui banda. On n’a plus souvent l’occasion, l’automobile ayant détrôné l’hippomobile dans nos villes, si l’on ne fréquente pas les manèges ou les champs de courses, d’observer comme je le faisais ce jour-là sur les rives du lac de Divonne, l’extraordinaire allongement de cet organe équin.

    La pouliche restait superbement indifférente à cet émoi. Amoureuse de l’autre, elle ne se sentait plus de joie et paraissait avoir totalement oublié la douloureuse expérience précédente. Le cheval se méfiait davantage. Son arrière-train étant caché par son camarade, je ne pouvais savoir si l’assiduité de la belle avait eu quelque effet, mais il levait haut la tête comme pour sauter par-dessus la barrière. Je me frottai les yeux. Il me semblait voir dans leurs attitudes non pas le rut et la chaleur animale auxquels je m’attendais, mais une sorte de danse fine et affective. Je découvrais un manège amoureux beaucoup moins bestial que celui de beaucoup d’êtres humains. La jument s’appuya sur ses pattes de derrière et tendit le cou. Lorsqu’ils se jetèrent l’un sur l’autre, une violente et triste secousse les éloigna de nouveau l’un de l’autre.

    Les deux étalons en restèrent figés sur place comme paralysés, mais la petite jument virevolta dans son enclos avec légèreté, contourna son poulain, avança, recula, se campa devant eux, hocha la tête verticalement, horizontalement et finalement leur tourna le dos. Je pensais qu’elle avait renoncé lorsque je vis qu’elle s’était immobilisée pattes écartées. Arrière-train abaissé, queue levée dans une invite sans détour, elle offrait des fesses musclées d’un gris lumineux et pommelé à la vue de son amoureux. Celui-ci s’agita et l’autre banda de plus belle.

    La situation était véritablement devenue sans issue lorsque deux lads s’approchèrent d’un pas rapide, ouvrirent la porte de l’enclos et attachèrent les grands chevaux pour les entraîner hors de la présence de la pouliche tentatrice. En moins d’une minute la situation s’était dénouée. Elle se retrouva seule avec son poulain qui essaya d’en profiter, mais qu’elle rabroua d’un coup de tête.

    La ronde active des promeneurs autour du lac s’était poursuivie dans l’indifférence générale. Lorsque j’ai repris ma marche, j’ai pensé confusément que je pourrais en faire le sujet d’une de ces chroniques. Puis les mois ont passé.

    Pour que je mette en mot ces petites aventures, il faut que le temps s’écoule, qu’elles s’imposent à travers l’oubli. Et voici qu’un beau jour, attirée par mon clavier, je me suis décidée à vous confier, cher lecteur, chère lectrice, cette petite histoire étrangère au goût du sensationnel qui règne sur le Web.

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  • Autour du lac (suite 2)

    [et_pb_section admin_label= »section » transparent_background= »off » background_color= »#ffffff » allow_player_pause= »off » inner_shadow= »off » parallax= »off » parallax_method= »off » custom_padding= »0px||0px| » padding_mobile= »off » make_fullwidth= »off » use_custom_width= »off » width_unit= »on » make_equal= »off » use_custom_gutter= »off »][et_pb_row admin_label= »row » make_fullwidth= »on » use_custom_width= »off » width_unit= »on » use_custom_gutter= »off » custom_padding= »0px||0px| » padding_mobile= »off » allow_player_pause= »off » parallax= »off » parallax_method= »off » make_equal= »off » parallax_1= »off » parallax_method_1= »off » column_padding_mobile= »on »][et_pb_column type= »4_4″][et_pb_text admin_label= »Texte » background_layout= »light » text_orientation= »left » use_border_color= »off » border_color= »#ffffff » border_style= »solid » custom_margin= »15px||| »]

    La pouliche s’écarta, à la fois surprise et fataliste. Elle rejoignit son poulain qui en profita pour chercher les mamelles. Et j’entendis une voix sortir d’un casque de moto :

    – C’est une mule !

    À ma droite, appuyée sur un pied, une petite femme assise sur un vélo de course incliné regardait la scène d’un oeil intéressé. Je m’étonnai :

    – Comment serait-ce possible ? Il n’y a d’âne ici.

    – Et pourtant oui.

    Je me rappelais maintenant avoir vu un baudet ventru et placide sur la butte à côté des écuries. Je m’étais même demandé s’il préfigurait des promenades pour les enfants ou s’il servait de compagnie aux chevaux, dont chacun sait qu’ils détestent la solitude.

    – Les lads ne se sont pas méfiés.

    Je regardais la cycliste avec d’autant plus d’attention qu’elle paraissait liée à la scène qui se déroulait dans les enclos. Sous le gros casque lisse, noir et brillant, j’aperçus un petit visage ridé et boucané, la soixantaine dépassée, des cuisses et des mollets fins et musclés, des bras minces brunis par le soleil qui prolongeaient une tenue de cycliste digne du Tour de France, combinaison bigarrée de publicités moulant un corps svelte dont l’ardeur semblait avoir nié l’usure du temps.

    Voyant mon regard interrogatif, elle m’avoua qu’elle habitait la région depuis des décennies et qu’elle avait assisté à l’évolution du lac. Je ne pus m’empêcher de lui dire :

    – Le bâtiment en construction me parait un peu grand et surtout trop près du lac.

    – Ce sera un hangar, un manège pour les chevaux.

    – Celui qui borde le bois ne suffisait pas ?

    Elle ne répondit pas directement et continua :

    – … préférable à ce qui était projeté !

    Constatant mon ignorance, elle précisa :

    – Un grand ensemble immobilier.

    Je comprenais alors pourquoi des bulldozers avaient asséché les marais l’automne précédent, dans un remue-ménage hors de proportion avec le terre-plein d’aujourd’hui !

    – Il a bien failli se réaliser, mais une association s’est formée pour protester ! Ça n’a pas été facile, car la société du champ de courses qui loue le terrain n’est pas en bons termes avec la Mairie…

    Une vision de désolation surgit rétrospectivement devant mes yeux. Des immeubles à quatre étages avec balcon tout le long du marais, depuis le parc d’attractions jusqu’au champ de courses ! Sûr qu’ils auraient vite trouvé acquéreurs à des prix astronomiques ! À deux pas de Genève, avec vue plein ouest sur le lac, le Jura et les Alpes, à l’écart de la circulation. Le rêve !

    Devant mon regard atterré, elle évoqua le lac d’autrefois et nous avons partagé des souvenirs communs, moins par nostalgie que par révolte contre les dégradations dont il faisait l’objet. Son charme semblait irrésistiblement attirer les prédateurs. Puis, nous nous sommes séparées à regret, complices et amies. Elle a enfourché son vélo et je suis retournée à mes chevaux.
    (à suivre)

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  • Autour du lac (suite 1)

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    Mais ce jour-là, de gros nuages sur le Jura nous incitèrent à la prudence et nous sommes retournés nous dégourdir les jambes autour du lac, sans espérer une de ces petites aventures savoureuses qui égrenaient autrefois nos déambulations. Chacun s’applique désormais à pédaler, à aligner d’impeccables foulées, les chiens à courir, les enfants à relancer leur trottinette, les bébés à sommeiller dans leurs poussettes, les femmes à accompagner leur marche élastique d’un caquetage incessant, spectacles sympathiques et dynamiques, mais sans surprise.

    Un chantier ayant momentanément épargné deux petits enclos en retrait, l’un d’eux attira mon attention. J’ai laissé Gilles poursuivre sa marche, et j’ai traversé le bitume, intriguée par une petite jument grise qui ressemblait à Grisette évoquée dans une précédente chronique. En tenant compte du temps écoulé, elle pouvait être sa fille.

    La courbure de son nez, la couleur de sa robe, sa robustesse me rappelaient Grisette, le pauvre animal chétif transformé en princesse arabe par la grâce et les soins d’une jeune propriétaire passionnée. Mais n’y connaissant rien aux généalogies équines, je me contentai de remarquer à ses côtés un drôle de poulain qui tenait plus de l’âne que du pur-sang, longues oreilles, long museau et petit corps. Que faisait-il donc à côté de cette pouliche folâtre ? Le poulain s’approchait, cherchait les mamelles et se voyait repoussé sans ménagement à coups de museau agacés. Juché sur de longues pattes, il trébuchait et s’écartait sans protester, avec l’intention de recommencer aussi souvent qu’il lui plairait. Ce petit jeu fut interrompu par l’arrivée dans le deuxième enclos électrifié de deux grands chevaux à la robe rouge sombre.

    Les lads après avoir détaché les longes et refermé la porte s’éloignèrent d’un pas affairé, laissant les étalons se délecter d’herbe grasse. Ils broutèrent avec l’élégance de qui ne veut pas se jeter sur le buffet, tout en s’approchant négligemment de l’enclos de la jument. Celle-ci renvoya le poulain d’un coup de dent et s’éloigna des nouveaux arrivants, comme pour jauger la situation.

    Les chevaux immobilisés à quelques centimètres de la clôture électrique broutaient avec nonchalance, partagés entre les saveurs de leur repas printanier et les effluves provenant de l’enclos voisin. Ils relevaient la tête et tendaient les yeux vers la petite jument, laquelle avec l’air de ne pas y toucher s’approcha à son tour de la clôture. Le poulain semblait avoir compris qu’il valait mieux s’écarter pour le moment.

    La pouliche se fit câline. Elle effleura des lèvres la bouche d’un des étalons qui lui répondit par des caresses, joue contre joue. Légère et gracieuse, elle poursuivit des avances que le grand cheval acceptait avec une tranquillité d’autant plus étonnante que c’était son compagnon qui commençait à bander. La petite jument dans un élan joyeux se dressa sur ses pattes pour frotter sa robe soyeuse au grand corps musculeux. Une violente secousse les sépara avec la soudaineté de l’éclair. Ils avaient sauté d’une dizaine de centimètres, comme repoussés l’un de l’autre par la foudre.

    (à suivre)

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  • Autour du lac

    [et_pb_section admin_label= »section » transparent_background= »off » background_color= »#ffffff » allow_player_pause= »off » inner_shadow= »off » parallax= »off » parallax_method= »off » custom_padding= »0px||0px| » padding_mobile= »off » make_fullwidth= »off » use_custom_width= »off » width_unit= »on » make_equal= »off » use_custom_gutter= »off »][et_pb_row admin_label= »row » make_fullwidth= »on » use_custom_width= »off » width_unit= »on » use_custom_gutter= »off » custom_padding= »0px||0px| » padding_mobile= »off » allow_player_pause= »off » parallax= »off » parallax_method= »off » make_equal= »off » parallax_1= »off » parallax_method_1= »off » column_padding_mobile= »on »][et_pb_column type= »4_4″][et_pb_text admin_label= »Texte » background_layout= »light » text_orientation= »left » use_border_color= »off » border_color= »#ffffff » border_style= »solid » custom_margin= »15px||| »]

    Il y a plus de quarante ans, le lac de Divonne fut creusé sur un espace marécageux en échange de l’exploitation de sa gravière par la société qui construisait l’autoroute Genève-Lausanne. Nous l’avons donc connu à ses débuts.

    Comme il a changé ! Ce petit lac de trois kilomètres de pourtour évoquait quelque lac nordique perdu dans les marais. Le champ de courses au sud et le petit hôtel-résidence à l’ouest ajoutaient un charme étrange à sa surface irisée reflétant les humeurs du temps. Il y avait et il y a encore quelque chose de paradisiaque à nager entre les montagnes à l’ouverture matinale de sa petite plage. Une bergeronnette vous salue en trottinant sur le sable, des hirondelles vous frôlent en rase-mottes et des libellules aux ailes chatoyantes forment par paires des cœurs mobiles qui tressaillent au ras de l’eau.

    Nous pensions sa beauté inaltérable, berges plantées d’essences diverses comme une couronne protectrice, une petite île interdite aux humains fourmillant d’espèces sauvages, d’oiseaux migrateurs. Combien de fois avons-nous fait le tour de ce petit lac, dans un sens ou dans l’autre, selon que nous préférions l’éloignement des Alpes ou la proximité du Jura ?

    La première atteinte fut portée par une ligne de pylônes installée à la frontière suisse, rappelant les contingences d’aujourd’hui et les nécessités d’approvisionnement en électricité du grand anneau du CERN, Centre Européen de Recherche Nucléaire. Ses câbles avaient été enterrés dans des zones plus urbanisées. À l’époque, il était difficile de s’en offenser puisque beaucoup d’entre nous y travaillaient.

    Puis une boulimie de parkings vint bitumer de quoi garer plus d’un millier de voitures près du champ de courses, près de l’aire de pique-nique à peu près déserte, près du bois et de son acrobranche. Par une sorte de nécessité, cette frénésie s’amplifia d’année en année. La seule portion intacte du côté de la douane fut investie cet hiver.

    Il y a une dizaine d’années, la municipalité construisit un vaste centre culturel sur sa rive nord. L’architecture n’est pas vilaine, même plutôt belle, piliers blancs, bois, verre, et cuivre reflétant les montagnes. On devine que cet emplacement lacustre fut choisi comme un écrin à la créativité de son concepteur, mais ce bâtiment par sa taille réduisit le lac à l’échelle d’une mare à canards.

    Notre lac, désormais urbain, n’est plus vraiment ce bijou de nature à l’écart des constructions, qui permettait au regard de se perdre dans la verdure, de glisser sans entrave vers les Alpes et le Mont Blanc, de parcourir les crêtes du Jura sous l’immensité du ciel.

    Le but fut atteint. Si l’espace culturel est peu utilisé, le lac devint un centre de loisirs fréquenté. Des lampadaires ont eu raison de la douce obscurité qui accompagnait nos promenades nocturnes, des potences à intervalles réguliers arborent des concours de photographies ou des annonces culturelles. Un parcours Vita incite à se pendre, à étirer jambes et bras, à faire des pompes. Des foules de joggeurs arpentent ses berges d’un pas élastique ou fatigué. Vélos, rollers, trottinettes, vieillards désireux de ne pas se rouiller, poussettes, chiens qui cavalent à côté de leur maître à bicyclette, tous tournent inlassablement autour de sa surface sur laquelle filent des skifs au rythme régulier des rameurs. Et je crains l’installation d’une sonorisation fixée sur les potences, destinée à combler ce silence qui m’enchante, mais qui angoisse le monde moderne.

    Nous l’avons déserté au profit de balades dans la montagne où l’on entend chanter les mésanges, les sittelles, les merles et qui offrent à l’arrivée le spectacle bleuté des Alpes et du lac Léman.

     

    (à suivre)

    [/et_pb_text][/et_pb_column][/et_pb_row][/et_pb_section]


  • Cours de yoga

    [et_pb_section admin_label= »section » transparent_background= »off » background_color= »#ffffff » allow_player_pause= »off » inner_shadow= »off » parallax= »off » parallax_method= »off » custom_padding= »0px||0px| » padding_mobile= »off » make_fullwidth= »off » use_custom_width= »off » width_unit= »on » make_equal= »off » use_custom_gutter= »off »][et_pb_row admin_label= »row » make_fullwidth= »on » use_custom_width= »off » width_unit= »on » use_custom_gutter= »off » custom_padding= »0px||0px| » padding_mobile= »off » allow_player_pause= »off » parallax= »off » parallax_method= »off » make_equal= »off » parallax_1= »off » parallax_method_1= »off » column_padding_mobile= »on »][et_pb_column type= »4_4″][et_pb_text admin_label= »Texte » background_layout= »light » text_orientation= »left » use_border_color= »off » border_color= »#ffffff » border_style= »solid » custom_margin= »15px||| »]

    Comment ne pas être épatée par les femmes de mon âge qui pratiquent le yoga ? L’une que j’avais connue voûtée se redresse, l’autre qui économisait ses mouvements s’agite en tous sens, cette autre, dépressive, retrouve un pas élastique et beaucoup redécouvrent le goût de plaire. L’une d’elles à plus de soixante-dix ans m’a récemment présenté son nouvel amant. Vous comprenez pourquoi je suis partie à la recherche de cette cure de Jouvence avec l’espoir insensé de freiner « du temps l’irréparable outrage ».

    On m’avait fait l’éloge du « hatha » yoga. C’est ainsi que j’ai fini par atterrir un samedi après-midi au gymnase Léopold Bellan, lequel dépend de ma mairie. J’avais droit à un essai avant de me lier pour six mois.

    J’arrivais une heure trop tôt. J’en profitais pour obtenir quelques renseignements. Les gardiens qui discutaient paisiblement dans le hall me regardèrent d’un œil circonspect et me conseillèrent de m’orienter plutôt vers de la gymnastique douce pour « senior » ou encore vers de l’aquagym. Je ne voyais guère de différence avec le yoga dont la figure principale consiste à méditer immobile, mains jointes au niveau du cœur.

    Quand je suis revenue, les participants étaient déjà montés à l’étage, mais le cours n’avait pas encore commencé. Je pensais voir une vingtaine de personnes d’un certain âge papotant gentiment avant le démarrage. Quelle ne fut pas ma surprise de découvrir une vaste salle remplie à ras bord d’une centaine de matelas sur lesquels des jeunes gens levaient les bras en l’air, se penchaient, plongeaient, rampaient, s’étiraient, levaient le derrière, se redressaient dans un mouvement reptilien qui devait certainement nécessiter une solide musculature. J’allais reculer lorsqu’une femme d’une quarantaine d’années s’approcha :

    — C’est la première fois que vous venez ?

    — Oui, mais je crains que ce ne soit plus de mon âge !

    — Mais si ! Vous ferez ce que vous pourrez.

    Elle me dirigea vers un petit coin encore libre. Le temps que je change de tenue à l’abri d’une des tables de ping-pong poussées vers les fenêtres, je vis entrer le professeur.

    Une onde avait traversé la salle de part en part. Cheveux poivre et sel, pas très grand, moyennement musclé, des yeux à la fois perçants et impassibles sur un visage buriné, il avait passé la soixantaine. Son short au genou laissait apercevoir des mollets fermes et des chevilles charpentées. La jeune femme vint lui dire un mot. Il se fraya un chemin, se plaça à ma gauche et me convia à l’imiter. Il tendit les bras en l’air, se plia, lança une jambe en arrière, puis l’autre, etc. Bref, les mouvements que la centaine de jeunes déclinait dans un silence absolu.

    C’était un de ces personnages dont on sent la présence physique à quatre mètres, il ne fut pas trop difficile de me couler dans ses gestes, mais je bloquais quand il fallut ramener les pieds entre les mains plaquées sur le sol. Il me dit modestement :

    — Moi-même j’ai eu du mal à y parvenir. Faites ce que vous pouvez.

    À moins de me casser les os, comment pourrais-je jamais faire une chose pareille ? Il revint à sa place et le cours commença. Exemple à l’appui, il déclinait les gestes et les positions avec une sureté et une puissance confondantes. Il expliquait au fur et à mesure les bienfaits qui en découlaient, évoquant avec simplicité l’intimité de nos corps : périnée, estomac, poumons, vessie, foie, etc. Après nous avoir fait passer un bras derrière une cuisse, l’autre derrière le dos, il nous demanda de croiser les doigts. Mes mains se trouvaient paralysées à une cinquantaine de centimètres l’une de l’autre. Autour, c’était tout juste s’ils ne parvenaient pas de surcroit à se gratter le nez.

    — On fait ce qu’on peut, lança le maître, peut-être à mon endroit.

    Il enchaîna des positions et perplexe, je vis les participants assis jambes et bras tendus, poser le front entre leurs doigts de pieds. Essayez et vous verrez ! Je transpirais. Un courant d’air froid tombait de la fenêtre grande ouverte, de là à me retrouver clouée au lit avec un torticolis… J’allais chercher mon écharpe en cachemire. Provenant d’un des berceaux du yoga, elle ne pouvait que me faire du bien et j’essayais de nouveau d’imiter le maître.

    Les mouvements se complexifiaient. Incapable de suivre, je restais assise sur mon matelas. À défaut, il m’avait dit de me concentrer sur ses paroles, mais je ne pus m’empêcher de jeter un coup d’œil sur mes voisins. Ils étaient vraiment très forts ! À ma gauche, une femme d’une cinquantaine d’années glissait une jambe sur l’autre dans un équilibre flageolant, mais déterminé. Elle me lança un regard énigmatique.

    Une incroyable énergie débordait de partout et cette jeunesse me parut l’avenir du monde, et mon incapacité, l’approche inexorable de la vieillesse… Qu’étaient-ils ? Des jeunes cadres dynamiques ?

    D’année en année, notre quartier a vu partir ses artisans, ses marchandes des quatre saisons, ses petits vieux, puis ses petites vieilles, au profit des bobos. Ces jeunes bourgeois-bohèmes ont transformé nos rues devenues piétonnières. Bazars et merceries ont cédé la place à des magasins bio et à des restaurants mondialistes. Les prix de l’immobilier se sont envolés. Leur évocation s’accompagne toujours d’un brin d’ironie. Fils à papa, célibataires prolongés, jeunes divorcés, on les soupçonne de ne prendre de la vie que ses avantages et de négliger les devoirs inhérents à toute société. Ce samedi-là, les bureaux étant vides, c’était pourtant bien eux qui transpiraient avec cette belle énergie !

    L’effort effaçait les individualités. J’aurai aimé en savoir davantage. Connaître leurs prénoms, avoir quelque idée de leurs amours, de leurs études, de leurs métiers – on dit qu’il y a beaucoup de journalistes – leurs difficultés, leurs joies et leurs déceptions. Mais le groupe apaisé par l’anonymat ne se prêtait pas à ce genre de questions. Le Yoga et sa philosophie hindoue abolissaient les différences.

    Sur deux heures et demie de cours, trois quarts d’heure avaient suffi à m’épuiser. Je ne me voyais pas demeurer assise le reste du temps. Par bonheur mon tapis était situé à la lisière, proche de mes vêtements, je me suis donc levée le plus discrètement possible, je me suis glissée derrière une table de ping-pong repliée où j’ai pu me rhabiller tranquillement. Ennuyée de partir à la cloche de bois sans payer la séance, j’ai attendu quelques minutes sur un banc en observant l’enchaînement des mouvements. La concentration était telle que personne ne semblait s’être aperçu de ma désertion. Ne voulant pas troubler cette impressionnante harmonie sportive, je décidais de m’éclipser, sans plus de cérémonie.

    En bas, les gardiens fatalistes m’ont regardé pousser la porte vitrée et je me suis retrouvée sur le trottoir, comme si de rien n’était. Je dus me rendre à l’évidence, membres assouplis, une lassitude heureuse accompagnait mes pas. Nom d’une patate ! – comme dit un de mes amis dont la compagne est présidente d’une importante association de yogistes –   j’aurais peut-être dû rester !

    De retour devant mon ordinateur, j’ai de nouveau cliqué sur Hatha Yoga. Parmi la centaine de propositions, l’une d’elles s’adressait aux « seniors ». Une voix douce à l’accent américain m’a répondu au téléphone. C’était dans le Marais, un des quartiers les plus anciens de Paris, accessible à pied, détail important. Elle insista pour me dire qu’à mon âge, les cours étaient gratuits. Je ne sus trop qu’en penser. Fallait-il me vexer, ou y voir une subtile générosité ?

    Et depuis, chaque semaine, je retrouve quatre autres personnes, dont un espagnol, une Chinoise de Shanghaï et une franco-américaine dans une ancienne boutique au ras d’une petite rue tranquille, juste derrière le bâtiment historique des Arts et Métiers. Michelle au son d’une musique bouddhique nous convie aux mêmes gestes qu’à Léopold Bellan, mais sur un rythme qui me permet d’espérer encore quelques années de bien-être… en tous cas suffisamment de santé pour me permettre de vous raconter cette nouvelle aventure…

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  • Exposition Vallotton

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    —Nous attendons depuis plus d’une demi-heure ! C’est inadmissible !

    Je n’avais pas remarqué la file de l’autre côté du ruban de plastique rouge et Tchito m’expliqua :

    — Ils ont pris leur billet à l’avance sur Internet, ils ne sont pas contents que nous passions devant eux.

    Le bruit avait couru du manque de succès de l’exposition de Félix Vallotton et nous n’avions pas jugé utile de prendre cette précaution. Surprises de trouver des queues devant la porte du Grand Palais, nos retrouvailles s’étaient d’autant mieux accommodées de cette attente que notre file s’écoulait avec une rapidité inespérée.

    Devant la rébellion, le gardien dont la musculature inspirait le respect nous arrêta. Mais plutôt que de laisser passer les mécontents, il libéra une troisième file. Celle-ci, un peu à l’écart, moins fournie, se vit attribuer cette faveur avec une étrange satisfaction.

    — Ils ont des cartes d’invitation, dit Tchito.

    Le concert de protestation redoubla.

    — Voilà qui est bien français, le favoritisme à la hauteur d’une institution, dit l’un.

    — C’est n’importe quoi… dit l’autre.

    — En France, il faut toujours râler pour obtenir le respect de son droit…

    Dans notre file, un bon samaritain souleva le bandeau de plastique et fit passer plusieurs mécontents qui durent se courber à nouveau quand le gardien ayant éclusé les invités, se décida enfin à libérer ceux qui brandissaient des billets imprimés témoignant d’une heure d’accès largement dépassée. Leur file se résorba, trop rapidement à mon goût.

    — J’espère que nous ne serons pas gênées par l’affluence ! Murmurai-je, au souvenir de certaines expositions.

    En effet, des dizaines de personnes devant le premier mur d’explications bloquaient littéralement l’accès des salles. Peu importe ! Une vieille habitude de louvoyer à travers les toiles nous mit d’accord :

    — Comme d’habitude ? Chacun pour soi, on se retrouve quand on peut…

    Un grand sourire et nous sommes parties toutes les deux à la chasse aux espaces fréquentables. Si ces allers et retours fantaisistes perturbent la chronologie de la présentation, le préjudice est rattrapé au retour chez soi par l’étude des œuvres sur Internet.

    Il y a de nombreuses années, Félix Vallotton avait influencé mon travail. Fatiguée d’un art contemporain que je jugeais trop volontaire, trop conceptuel, trop mental, déconnecté de ma vie de mère de famille et de ses contingences, j’en avais apprécié le réalisme, une sensualité assumée et surtout une impressionnante indépendance vis-à-vis des courants de son époque. Mais, c’est un peu craintive que je revenais sur mes pas. Le temps avait passé, mon regard allait s’en trouver changé.

    — Les bois gravés sont particulièrement beaux, m’avait dit Tchito.

    Ils ne m’avaient pas laissé grand souvenir, mais après avoir salué l’impressionnisme des œuvres de jeunesse, puis l’engagement nabi qui transcendait l’intimité des scènes d’intérieur, ce sont eux qui me sautèrent aux yeux. Scènes de bars, de rue, de salons, d’alcôves, bourgeois hypocrites, femmes abusées, échafaud, tribunaux, foules en liesse ou en colère, leur construction inventive, alternant les noirs profonds et le rythme des traits forts ou légers, bouillonnait de vie. Les tirages impeccables restituaient une époque, certes disparue, mais dont les fondamentaux demeurent.

    En avançant dans l’exposition, je retrouvais la personnalité qui m’avait intéressée autrefois. De grands portraits incisifs, des paysages synthétiques aux couleurs soutenues, un engagement figuratif à contours marqués. Comment, lui qui avait connu personnellement la révolution picturale des premières années du vingtième siècle à Paris avait-il pu tenir ce cap ? Résistance et sérieux helvétique ? Pourtant, à la même époque son compatriote Hodler avait génialement flirté avec l’abstraction. Refus d’une misère qui mina tant de peintres ? Cependant, le moins qu’on puisse dire, c’est qu’il ne flattait pas ses modèles !

    — Elles sentent sous les bras ! Avait dit Jean-Hubert Martin, conservateur devenu par la suite un responsable influent à Pompidou, puis à Berne.

    Réflexion qui m’avait troublée. La féminité serait-elle une affaire de déodorant ? Il n’était cependant pas possible de soupçonner le conservateur de machisme tant il avait montré de délicatesse à l’égard de la jeune femme que j’étais. Le temps passant, il me fallut reconnaître qu’une certaine lourdeur, qu’un réalisme excessif retenait chez le spectateur certains élans de désir et de plaisir. Il est de ces mots qui vous ouvrent les yeux et… le nez. Je finis par admettre que les femmes de Vallotton sentent sous les bras, qu’elles soient nues ou habillées ! Mais après tout, on ne demande pas à un peintre de farder la réalité… Tchito qui m’avait rejointe regardait pensivement une dame à chapeau :

    — Le chapeau est magnifique, mais regarde ce teint vert, cette chair un peu bouffie !

    Vallotton est régulièrement exposé en Suisse, dans sa patrie d’origine. Tchito qui a longtemps habité Lausanne le connait bien. Et c’est vrai qu’à observer plus attentivement ces très nombreuses femmes, on devait se rendre à l’évidence que Vallotton peut-être par une certaine sécheresse de touche, sur les mêmes sujets, est aux antipodes de l’humanité d’un Toulouse-Lautrec. Celui-ci porte un regard lucide, mais empathique sur les prostituées de la Butte Montmartre. Les femmes du Salon de la rue des Moulins imposent leur présence. Les danseuses du Moulin Rouge ne sont pas de première jeunesse, mais elles s’en donnent à cœur joie. Il peint un monde qui l’a accepté malgré sa difformité. Chez Vallotton, on est davantage dans le rapport attirance-répulsion.

    — Il était obsédé, cet homme-là ! me dit Tchito.

    Lorsque nous vîmes sur grand format, trois femmes et une petite fille s’ébattant dans le plus simple appareil, de l’eau jusqu’aux cuisses, nous nous jetâmes des regards amusés. Mais nous nous sommes immobilisées un peu troublées devant une sorte de parodie de l’Olympia. Loin de la souveraine nudité offerte sans complexe par Manet, une odalisque d’un rose laiteux le visage en feu s’étalait sur la blancheur des draps, sous le regard indifférent pour ne pas dire hostile d’une femme noire, enveloppée dans un sarrau bleu, coudes sur les genoux, cigarette au bec. Il émanait de cette scène une violence accentuée par un fond vert vif, comme un effroi sourd, un démenti à la beauté de ce corps féminin, univers glacé ayant d’ailleurs quelques parentés avec celui de Hopper, exposé peu auparavant ici même.

    Chez Vallotton, une distance infranchissable, une sorte de puritanisme déforme la vision. Ces femmes plus présentes par le contour que par l’intérieur semblent les objets d’un désir toujours recherché et jamais assouvi, exprimant une rancune tenace : ogresses, aux regards implacables. Certains modèles dont une gitane en robe rouge sur fond rouge, lèvres rouges semblaient chercher en vain à résister à ce traitement inhumain, ambiguïté qui en accentuait paradoxalement la perversité. Un grand tableau montrait un homme à moustache, buste en arrière les bras croisés et une femme les poings fermés, tête en avant, dressés nus l’un contre l’autre sur un fond jaune vif, intitulé « La Haine ».

    S’il éprouvait une telle détestation des femmes, pourquoi en peignait-il autant ? Plus on avançait dans l’expo, plus elles étaient présentes. Plus les formats augmentaient et plus elles se dénudaient, la mythologie servant de prétexte. Devant « l’Enlèvement d’Europe », princesse grecque nue comme un ver, cheveux épars, accrochée aux cornes du taureau-Zeus jaillissant des flots, je dis à Tchito :

    — Elle a de belles fesses !

    Et je lui racontais une petite aventure qui m’avait réjouie alors que je regardais le spectacle d’un cirque à la télévision en compagnie de Thomas, quatre ans. Une acrobate jouait sous les projecteurs avec une corde suspendue au centre de la piste. Elle montait, descendait, s’enroulait, se déroulait, par la seule force de ses bras ou de ses jambes, la tête en bas ou rejetée en arrière, les genoux au menton ou les pieds derrière la nuque, un sourire immuable sur des lèvres écarlates. Thomas regardait fasciné la femme aux cheveux d’or dont le corselet abondant et pailleté chatoyait dans la lumière. Manifestement, sa plastique l’impressionnait davantage que son agilité et je lui dis :

    — Elle est belle n’est-ce pas ?

    Pourtant d’un naturel bavard, il ne répondit rien. Figé par l’admiration, il observait la dame aux longues cuisses dont le justaucorps se terminait par un string. Était-ce l’effet du cadreur, des sunlights ou des deux ? Son postérieur roulait, pivotait, s’écroulait ou se haussait avec une évidence qui crevait l’écran… Et je remarquais :

    — Elle a de belles fesses !

    Quelques secondes, et Thomas sortant de sa léthargie se mit à rire, comme un enfant de cet âge sait rire, d’un rire porteur d’allégresse et il s’écria :

    — Oh, oui, elle a de belles fesses !

    Et il continua « De belles fesses, de belles fesses ! » Comme s’il s’autorisait à des mots peu orthodoxes, il, répéta plusieurs fois encore, complice : « De belles fesses, de belles fesses ! » Il lui fallut un certain temps avant de retrouver son sérieux. Et depuis, à chaque fois que nous croisons une statue un peu dénudée, et il y en a beaucoup dans Paris, il me dit :

    — Tu te souviens, Atine… Les belles fesses.

    J’avais fini par oublier, mais récemment, devant la nymphe du passage Colbert, il me rafraîchit la mémoire :

    — À la télévision, la dame du cirque… Tu te rappelles…

    Comme je racontais l’anecdote à Tchito devant l’Europe de Félix Vallotton, je remarquais derrière nous un visiteur d’une cinquantaine d’années à l’air plutôt sympathique, un peu grisonnant, bel homme. Son visage était éclairé du même rire que celui de Thomas. C’est seulement à la sortie, par un échange de regards que je compris qu’il nous avait écoutées.

    Ce jour-là, nous avons poursuivi notre bavardage sur un banc public derrière le théâtre du Rond-point. Nous nous sommes connues à l’âge de treize ans et nous apprécions ces longues palabres un rien frondeuses qui nous retenaient déjà après l’école. Tchito me raconta les péripéties de son séjour en Géorgie pour la présentation à la presse et à la télévision de la traduction de son roman Le retour du mort. Nous nous sommes quittées, ravies de notre après-midi, prêtes à recommencer.

    Par la suite, j’ai étudié le peintre sur Internet. Le bougre avait énormément travaillé : paysages, natures mortes, marines, scènes de genre, portraits. Cette profusion de femmes n’avait donc rien d’étonnant. Et je me suis demandé si le regard du scénographe n’avait pas un peu forcé le trait de cette vision cruelle, lui qui avait intitulé l’exposition : Du Feu sous la glace ? Après tout, l’art vaut beaucoup par la manière de le présenter…

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