• Le fils du roi et les télécommandes (15)

    Viviane, dans l’avion qui survolait l’Atlantique pensait à Lancelot. Lui qui ignorait tout des avancées de la robotique, comment aurait-il pu imaginer qu’un navire en fer pesant des milliers de tonnes pouvait s’élever dans les airs comme un oiseau ? Depuis leur rencontre, elle voyait les progrès techniques par ses yeux. Les premiers navigateurs mettaient des semaines pour rejoindre l’Amérique dans un inconfort quasi absolu. Cependant, assise dans la cabine pressurisée, à 800 km à l’heure, elle se dit que Lancelot aurait probablement préféré la mer et ses tempêtes. Elle ne l’imaginait pas coincé sur son siège pendant cinq heures à préserver les quelque cinquante centimètres qui lui étaient impartis contre les débordements de ses voisins ensommeillés. Il aurait également préféré le risque du scorbut au goût insipide du plateau-repas.

    Mais elle ne se découragerait pas, elle lui montrerait les avantages des voyages modernes. Ils feraient le tour du monde. Ils iraient à Bénarès, à Vladivostok, à Hawaï. Ils déambuleraient dans les marchés d’Istamboul, sur les plages de Rio de Janeiro. À cette idée, son cœur sautait de joie dans sa poitrine. C’était un peu cher, mais dès son MBA terminé, elle chercherait un poste bien payé. Lancelot devait avoir une bonne situation s’il avait pu louer un carrosse de cette taille, tiré par quatre chevaux pour un simple bal costumé. Le problème serait seulement de trouver du temps.

    Par le hublot, elle observa Manhattan et ses gratte-ciel avec les yeux de Lancelot. Elle atterrit à JFK, s’empara de sa valise sur le tapis roulant, franchit des quantités d’escalators, prit le métro, sorte de bête monstrueuse grignotant le sous-sol dans un bruit infernal et gagna sa chambre d’université. Elle ouvrit son iPad. Il n’y avait pas de message provenant de Lancelot.

    Le temps de défaire sa valise et le décalage horaire la terrassa. Elle s’endormit.

    Elle rêva que Lancelot l’emmenait dans le palais de son père. Elle était reçue avec des marques d’affection qui la touchaient, plus habituée aux rapides embrassades de ses parents débordés de travail. Elle découvrait les murailles, le donjon, le palais et ses fenêtres à meneaux, les pièces larges et aérées. Une foule de serviteurs se pressaient dans les escaliers. Elle notait l’inconfort des meubles, la propreté très relative des chemises et des sols, l’odeur d’humidité des murs. Les animaux omniprésents laissaient des crottes partout qu’on recouvrait d’un peu de paille. Les gardes braillaient à bouche que veux-tu. Les femmes se hélaient à travers la cour et les fenêtres. Les roues des charrettes vous rompaient les tympans. Mais en définitive, ce n’était guère plus bruyant que le vol des avions toutes les deux minutes au-dessus de chez elle. Et c’était plus vivant. Le temps s’étirait sans aucun problème. Dix bonnes minutes étaient nécessaires pour ouvrir ou fermer le pont-levis. Les soirées se passaient à deviser, à chanter, à réciter des poèmes. Elle voyait beaucoup de boiteux, de manchots, de colonnes vertébrales tordues, la peau se dévoilait dans les mouvements du travail quotidien. Il en découlait une présence des corps plus sensuelle que la nudité sportive et lisse affichée autour du SPA ou du sauna.

    (à suivre)


  • Le fils du roi et les télécommandes (14)

    feuilleton de l'été (14)Ce matin-là, un rayon de soleil était venu chatouiller le nez de Viviane qui s’était endormie dans le bras de Lancelot. Elle éternua. Sa main se tendit vers son compagnon, mais elle ne trouva que le vide. Elle ouvrit les yeux. Lancelot était parti !

    Une détresse insupportable l’envahit de la tête aux pieds. Comment avait-elle pu faire confiance à un homme qui ignorait la télévision ? Elle se reprit. Sa peau, son corps encore imprégnés de la nuit qu’ils venaient de passer l’invitaient à croire à la sincérité de son amour. Il n’avait pas voulu la réveiller ! Elle enfila une chemise et descendit dans la cuisine. Pas de Lancelot ! Dans le salon, toujours personne. Il avait peut-être piqué une tête dans la piscine… Elle se rappela qu’il ne savait pas nager. Dans le sauna ? Il avait cru rôtir. Dans le jacusi ? Il en ignorait probablement l’usage. Elle alla tout de même vérifier, il pouvait avoir joué à l’imbécile, histoire de prolonger la fiction du bal costumé.

    Elle courait dans tous les coins de la maison, manettes en main. Elle ouvrit la porte de la cave. Elle pianota le code de la réserve de vin. Elle en profita pour jeter un coup d’œil sur les cadrans et baisser un peu la température. L’hygrométrie semblait correcte. Elle commençait cependant à s’inquiéter.

    Il s’était peut-être rendormi à l’ombre d’un buisson. Il lui avait paru souffrir de claustrophobie. De buisson en buisson, son cœur battait de plus en plus fort.

    Elle courut voir si le carrosse était encore là. Le parking était vide et le portail fermé. Il n’aurait pas pu sortir sans l’aide du bip qu’elle portait suspendu à son cou. Le cœur déchiré, elle dut se rendre à l’évidence ! Son bonheur n’avait jamais existé. Elle avait rêvé ! Elle fondit en pleurs. Les larmes coulèrent intarissables lui brouillant la vue.

    Elle ne cherchait pas à les essuyer lorsqu’une odeur inhabituelle s’infiltra dans ses narines. Elle eut un sursaut. D’un geste rempli d’espoir, elle passa la paume sur ses yeux. Sur le sol, des tas de crottin encore frais, bien formés, prouvaient sans contestation possible une présence de chevaux. Elle poursuivit son inspection. Sur les montants du portail, des traces dorées attestaient l’existence du carrosse. Elle soupira d’aise.

    Viviane savait qu’un jour elle retrouverait son prince d’un soir. Elle laisserait un message sur Facebook et noterait ses coordonnées dans Linkedin. Il suffirait d’attendre qu’il se manifeste. Elle décida de partir le surlendemain pour New York où elle s’était inscrite depuis longtemps à un MBA afin de compléter son cursus HEC.

    *

    La nuit qui suivit sa première rencontre avec Violaine, Lancelot fit un rêve.

    Il avait retrouvé Viviane dans son palais de verre. Ils avaient appuyé sur les boutons et les bips. Ouvrant, fermant les portes, éteignant les lumières, cuisant les aliments, lavant la vaisselle comme par enchantement. Ils avaient manipulé les trois télécommandes de la télévision. Elle avait répondu à des appels et à des messages téléphoniques. Entre deux sonneries, entre la manipulation des boutons du sauna et du spa, malgré quelques pannes, ces progrès techniques leur avaient offert des moments de volupté débarrassés de toute contingence et ils s’étaient aimés avec passion.

    Au réveil, il fut cependant heureux de retrouver la calme Violaine qui semblait tout comprendre, qui appréciait la cuisine savoureuse montant du sous-sol, la sérénité du jardin clos. Elle portait parfois la main à son pendentif. Il la devinait alors agacée de ne pas changer de chemise tous les jours, de la lenteur de l’équipage, énervée par le chant du coq trop matinal à son goût.

    Le comte de Monfort et sa fille restèrent plus longtemps que prévu. Au bout de quinze jours, la demande fut faite en bonne et due forme. Le roi se retira dans une des tours, laissant les rênes du royaume à son fils, à l’avantage des paysans dont les conditions s’améliorèrent notablement. Ils se marièrent et eurent beaucoup d’enfants.

    Lancelot n’eut jamais l’impression de trahir Violaine avec Viviane, ni de trahir Viviane avec Violaine. Les deux mondes s’entremêlaient avec bonheur.

    (à suivre)

     


  • Le fils du roi et les télécommandes (13)

     

    télécommande 2 jpgLe grincement des charrettes, le trot des chevaux, le cri des harengères sur la place réveillèrent le fils du roi. Il ouvrit les yeux. Il chercha de la main le corps de la jeune fille et ne trouva que le vide. Il reconnut la chambre dans laquelle il s’était endormi la veille après le festin offert par la ville. Il se leva d’un bond et se pencha à la fenêtre. Devant la porte, les chevaux attelés au carrosse doré piaffaient d’impatience. Un page apparut :

    — Nous n’avons pas voulu déranger Son Altesse qui dormait de bon cœur ! Mais il est tard !

    Une détresse insupportable l’envahit des pieds à la tête. Viviane, le palais de cristal, tout n’était qu’un rêve ! Il fallait maintenant affronter la réalité et les obligations quotidiennes qui tissaient sa morne existence. Il descendit les escaliers d’un pas lourd, mangea sans faim le saucisson et la cuisse de poulet qu’on lui présenta, essaya de se réconforter d’une rasade de vin et monta dans son carrosse afin de retourner au palais royal.

    Sur les murailles du palais, les trompettes annoncèrent son arrivée, le pont-levis s’abaissa dans un fracas de chaînes et de grincements qui sonnaient le glas de son bonheur. Son père l’attendait sur le pas de la grande porte de chêne, entouré de sa cour, belles dames en robes et chemises de soie, chevaliers mantels sur l’épaule et chaussures à poulaines. Ils formaient un groupe coloré dans le soleil, mais le prince n’y vit que vêture lourde et faste inutile. Le roi remarqua aussitôt que la neurasthénie de son fils ne l’avait pas quitté et s’était même aggravée. Après l’avoir baisé sur le front, il lui dit, se tournant vers les deux inconnus qui se tenaient à ses côtés.

    — Prince Lancelot, mon cher fils, je te présente mon ami Enguerrand de Montfort et sa fille Violaine. De retour des terres lointaines d’Amérique récemment découvertes, ils nous font l’amitié de s’arrêter quelques jours au palais après une longue et difficile navigation

    Le père avait une certaine prestance. Grand et large d’épaules. Le prince se tourna vers la jeune fille, fatigué à l’avance de devoir lui faire des politesses.

    — Bienvenue au palais de mon père… dit-il avec une courtoisie un peu distraite.

    Il faillit tomber à la renverse. Entre les lourdes tresses brunes, il reconnut le visage de Viviane.Les jambes tremblantes, il la regarda plus soigneusement, cherchant quelque signe de complicité. Mais bien que souriante la belle jeune fille restait impassible,  il pensait à une hallucination lorsqu’il aperçut un pendentif sur sa gorge, un petit objet en tous points semblable à celui qui avait permis d’ouvrir le portail du palais de cristal devant son carrosse. Il remonta vers le visage. Rieuse et vive, elle le fixa avec une franchise bien différente de ce qu’on inculquait habituellement aux princesses de son entourage. Elle cligna des yeux et leva un doigt sur sa bouche.

    Mouvements rapides. Une poussière dans l’œil ? C’était peut-être l’effet de son imagination ? Il lui prit la main, la porta à ses lèvres et lui proposa une promenade dans le jardin du palais. Elle ne se fit pas prier. Ils s’écartèrent sous les yeux attendris de leurs pères et errèrent dans le jardin des senteurs, dans celui des oiseaux, dans le carré des simples, ils s’assirent sur le petit banc de pierre à écouter la chanson de la fontaine. À aucun moment, Lancelot ne fut vraiment certain d’être en présence de Viviane. Quand il penchait vers la négative, le cœur lui pesait dans la poitrine, puis un détail, un mot, un sourire le transportaient de joie et le doute s’évanouissait comme par enchantement.

    La semaine passa. Il recherchait de plus en plus la compagnie de Violaine, se réjouissant de sa présence dynamique, tous deux passionnés par les progrès techniques comme les moulins sur les rivières, l’assèchement des marais, le rendement des semences. Il composait des poésies célébrant sa beauté et son esprit. Elle chantait des virelais qu’il accompagnait de son luth.

    (à suivre)

     


  • Le fils du roi et les télécommandes (12)

    Exif_JPEG_420— Je suis le fils du roi ! Comment peux-tu l’ignorer ?

    — Le fils de qui ? balbutia-t-elle, peau contre peau.

    — Je suis l’héritier du roi, le prince Lancelot. Je t’aime et tu seras la reine de mon royaume !

    « Un fou, je suis tombée sur un fou ! Quelle imprudence ! » pensa-t-elle. Elle essaya de se ressaisir.

    — Viens à la maison ! Je te trouverai des vêtements de rechange.

    Nus comme dans les tableaux d’Adam et Ève au paradis terrestre, ils traversèrent le jardin qui embaumait, entrèrent de nouveau dans le vestibule et montèrent quatre à quatre l’escalier menant aux chambres. Mais leur ardeur ne pouvait plus attendre, ils se dirigèrent vers un grand lit :

    — Juste une seconde ! murmura-t-elle.

    Elle sortit d’un petit meuble blanc un petit sac transparent dont l’usage ne faisait aucun doute.

    — Puisque je te dis que nous nous marions cette semaine ! dit-il.

    À contrecœur, il dut obtempérer. Il devina qu’elle ne transigerait pas. Quand elle le déroula, léger et fin, il le jugea plus confortable que l’habituel boyau de mouton.

    — Ce n’est pas à cause d’un éventuel bébé, je prends la pilule, mais à cause de la maladie du Sida ! lui dit-elle.

    — J’ai entendu parler de la grande vérole ramenée des Amériques…

    — Décidément, tu retardes, dit-elle en l’embrassant.

    Il en fut plutôt rassuré. Une sorcière ne se serait pas préoccupée de ce genre de choses. Viviane se détendit dans ses bras. Il était si gentil, si prévenant, et surtout si expert, tellement moins maladroit que les quelques amis qui l’avaient précédé ! Elle ne pouvait pas deviner qu’en attendant de trouver la princesse de ses rêves, il s’était maintes fois exercé avec des servantes et des paysannes dans les granges et les meules de foin.

    Une fois la tête reposée sur l’épaule de Lancelot, elle se demanda comment contre tous ses principes elle avait pu céder à une première rencontre. Pourtant, quel que soit leur avenir, elle ne regrettait rien. Il lui sembla qu’ils étaient nés l’un pour l’autre. Le prince de son côté, émerveillé par la beauté et la vivacité de sa princesse, par sa simplicité directe, par son incapacité à se soumettre aux codes féodaux s’endormit d’un sommeil paisible, il saurait bien convaincre son père qui se languissait d’un héritier. Ce n’était qu’une question de jours et la vie s’ouvrirait à eux.

    La lune bientôt se coucha sur la maison blanche aux larges baies vitrées. Une grenouille sauta dans la piscine, un hérisson sortit d’un buisson. Au loin, on entendait la musique du bal du Quatorze Juillet, le vrombissement des moissonneuses. Une légère clarté surgie de l’est envahit peu à peu le firmament. Les oiseaux s’égosillèrent, pour fêter la venue de l’aube. Les roses ouvrirent leurs pétales au soleil qui ne tarda pas à illuminer le jardin.

    (à suivre)


  • Le fils du roi et les télécommandes (11)

    image télécommande, jpgElle mit un certain temps à comprendre qu’il n’avait jamais vu de télévision. Comment était-ce possible ? Elle chercha à expliquer son fonctionnement, mais s’embrouilla dans les détails techniques. Il l’écouta avec attention et prit la parole, indigné :

    — Ce n’est pas la réalité et en même temps c’est la réalité ? Viviane, comment peux-tu me mentir, à moi qui t’aime ? Tu commanderais le monde depuis ton château ? J’en ai assez, j’étouffe dans tes fantasmagories. Je vais nous tirer de là ! Je te ramènerai sur terre, chez moi, dussé-je mourir de tes sorcelleries.

    Il lui arracha la télécommande des mains et la jeta sur le sol. Elle se brisa en mille morceaux. Il saisit la jeune fille dans ses bras. D’un coup d’épaule, il ouvrit la porte et s’enfuit dans l’obscurité du jardin.

    Il n’avait pas fait vingt pas qu’il trébucha et tomba dans un bassin rempli d’eau. Il ne savait pas nager. Ils allaient se noyer, le destin de beaucoup d’amours contrariés pensa-t-il. Il avait déjà avalé des bolées d’eau lorsqu’il sentit la jeune fille s’échapper de ses bras et le tirer vers la surface :

    — Les fêtes se terminent souvent dans la piscine, mais il vaut mieux savoir nager. Tu ne vas pas me faire le coup du prince charmant amoureux d’une sorcière !

    Comme ils grelottaient dans leurs vêtements mouillés, malgré la douceur de la nuit, elle l’attira au fond du jardin dans une maisonnette en bois. Elle ôta son pantalon, sa chemise et s’enveloppa pudiquement dans un tissu épais. Elle l’incita à en faire autant. Elle appuya sur des boutons et bientôt une agréable chaleur détendit leurs muscles. Mais très vite la chaleur augmenta, transformant la maisonnette en fournaise. Il était en enfer ! Les yeux exorbités, transpirant par tous les pores, il se précipita vers la porte. Viviane appuya sur un bouton et la lui ouvrit.

    Il se rua dehors, nu comme un ver, tel un damné des fresques des églises. Elle le rejoignit aussitôt et comme on guide les pas d’un malade ou d’un fou, le conduisit avec délicatesse vers la piscine. Il ne savait plus ce qu’il faisait. La fraîcheur de l’eau le calma un peu. Quand il retrouva ses esprits, il sentit contre lui le corps nu de la jeune femme.

    Dans un premier temps, il se dégagea d’un geste brusque afin d’échapper aux images de l’enfer. La nudité y était réservée aux prostituées et aux femmes de mauvaise vie. Il se reprit. Non, Viviane n’était pas de celles-ci ! Il se souvint de son enfance, quand il avait accès aux étuves des femmes. Il se souvint de la chaleur, des reflets sur les peaux, sur les cheveux et les pubis humides. Une vague de plaisir recouvrit ses craintes et il la prit dans ses bras.

    Elle chercha à se libérer. Elle ne voulait pas passer pour une fille facile. Qu’il ne croit pas que la nudité du sauna soit une invitation ! Elle n’avait jamais connu pareil sauvage. D’où pouvait-il bien sortir ? De quelle île abandonnée des humains ? De quelle tribu perdue sur des plateaux himalayens ? Un Amish ? Il pouvait aussi avoir été élevé dans un pensionnat aux méthodes traditionnelles.

    Elle penchait pour cette dernière hypothèse, lorsqu’elle sentit monter en elle un désir beaucoup plus identifiable auquel il réagit sans contestation possible. Elle bégaya :

    — Je ne te connais même pas ! Qui es-tu ?

    ( à suivre)

     


  • Le Fils du roi et les télécommandes (10)

    Photo télécommande 29-7— Viande ou poisson ?

    Elle avait posé sur la table des assiettes, des cuillères, des petites fourches brillantes, des verres, une bouteille de vin. Il comprit qu’il se trouvait dans une cuisine. Cette petite salle blanche et quasiment vide n’avait pas grand-chose de commun avec le vaste sous-sol odorant du palais, la foule des servantes et des marmitons, avec les immenses cheminées où rôtissaient des chevreuils et mijotaient des soupes.

    — Les seigneurs mangent de la viande, pas du poisson !

    — Bon, bon, on se fait des beefsteaks hachés ! Avec des haricots verts… ça te va ?

    Sans attendre, elle jeta dans une casserole remplie d’eau des haricots équeutés, sortit d’un petit sac transparent deux galettes qui paraissaient dures comme de la pierre et les déposa sur une poêle. Elle appuya encore sur plusieurs boutons :

    Elle ouvrit une bouteille de champagne et c’est le cœur en émoi qu’ils levèrent leur coupe de cristal ;

    — On peut dire que c’était une belle fête !

    — D’habitude, je m’ennuie dans les fêtes. Mais celle-ci, un peu bruyante il est vrai, ne ressemblait à aucune autre, et surtout j’y ai rencontré ma princesse !

    Il avala stoïquement le contenu de son assiette. Il ne reconnut pas dans la petite galette spongieuse le goût de la viande, tout juste dans les filaments verts un peu celui des haricots. Mais s’il devait mourir empoisonné que ce fut des jolies mains de Viviane. Il lui appartenait corps et âme. Elle tira une boite du congélateur :

    — Vanille ou framboise ?

    Elle lui tendit un bâton extrait de plusieurs enveloppes multicolores. Il la regarda porter le sien à la bouche et le lécher. Il l’imita. C’était merveilleusement frais et délicieux.

    Ils se blottirent ensuite sur un divan recouvert de cuir souple au milieu d’une grande salle presque entièrement entourée de vitres derrière lesquelles on devinait les rosiers, les arbres du jardin éclairés par la lune. Le fils du roi se félicita d’une obscurité qu’il avait crue définitivement disparue. Il soupira de plaisir et saisit délicatement la main de la jeune fille pour y déposer un baiser. Elle sursauta :

    — Il parait qu’il y a eu du grabuge à Paris, à la fin du défilé du 14 juillet.

    Elle voulait surtout donner le change. Lancelot la troublait plus qu’elle n’aurait osé se l’avouer. Il ne se jetait pas sur elle comme les autres garçons. Elle ne savait pas comment prendre des attentions auxquelles elle n’était pas habituée. Elle attrapa la télécommande et l’écran grand format s’alluma.

    Le son, trop fort, les fit sursauter. Le prince crut à une attaque. Il se leva d’un bond. Elle baissa le curseur et parvint à le calmer, mais il restait sur la défensive, pétrifié par les images qui défilaient sur le tableau de verre. On y voyait des armées marcher au pas, des machines de guerre et des foules en mouvement se précipiter sur eux.

    ( à suivre)


  • Le feuilleton de l’été. Le fils du roi et les télécommandes, (9)

    Photo télécommande 21-7

    — Reste là, dit-elle, que je désactive l’alarme.

    Mais, impatient d’en découvrir davantage et désireux de la prémunir contre un éventuel danger, il passa devant elle et pénétra d’un pas vif dans le vestibule baigné de pénombre. À la seconde même où il posait les pieds sur le carrelage un hurlement retentit, sur une seule note, insistant, lancinant, audible à des lieues à la ronde ! Presque simultanément, une voix tonna au-dessus de sa tête :

    — Merci d’entrer votre code ! Je répète : « Veuillez entrer votre code ! »

    Il s’arrêta, pétrifié. Viviane le bousculant au passage tapota une petite boite accrochée à côté de la porte en criant :

    — C’est une erreur !

    — O.K. Bonne nuit ! lui répondit la voix.

    Le bruit cessa au grand soulagement du prince. Elle appuya sur un bouton et le vestibule s’illumina comme en plein jour. Elle s’écria indignée :

    — Qu’est-ce qui t’a encore pris ?

    Le fils du roi pensa qu’un gardien caché dans le plafond avait lancé l’alerte. Méthode à son avis moins efficace que les trompettes des gardes postés sur les remparts. Voyant venir les ennemis de loin, on avait le temps de prendre ses dispositions.

    — D’où sors-tu donc ? ajouta-t-elle en l’observant dans la lumière.

    Elle le trouva beau. Ses cheveux blonds ondulés et sa frange coupés au carré, très tendance, lui donnaient du caractère. Il avait de l’allure, un maintien de sportif. Elle le jugea intelligent. Il examinait les lieux avec une curiosité exempte de préjugés. Mais surtout, elle lisait dans ses yeux un amour en déshérence désireux d’offrir le meilleur de lui-même. Elle se sentit attirée, prête à fondre dans ses bras, mais elle se secoua :

    — Tu n’aurais pas un petit creux ?

    Il se demanda de quel creux elle parlait, mais il se tut. Elle l’entraîna dans une petite pièce, blanche du sol au plafond, carrelage, murs, à l’exception de quelques meubles gris clair. Habitué aux pierres ocrées, aux badigeons armoriés, aux tapisseries de feuillage et de fleurs qui couvraient les murs du château royal, au bois de chêne sombre des coffres et des bancs, il se sentit un peu mal à l’aise.

    Elle tira une chaise blanche et l’incita à s’asseoir à une table également blanche.

    — Et surtout, ne bouge pas !

    Poète à ses heures, il écrivait des ballades et des rondeaux qu’il mettait en musique. Il aurait voulu évoquer la démarche décidée et virevoltante de la jeune fille, la décrire ouvrant et fermant les placards d’un pas rapide et léger, comme un oiseau picorant dans des boites magiques, laisser libre cours à son cœur qui bondissait dans sa poitrine. Mais comment décrire en rimes les boutons et les mécaniques enclenchées, quels mots, quelles phrases employer ?

    ( à suivre)


  • Le feuilleton de l’été. Le fils du roi et les télécommandes, (8)

    télécommande (8)— Du calme, du calme, dit-elle sans s’échapper pour autant.

    Au moment où il se penchait vers elle, entre leurs deux peaux une sonnerie retentit accompagnée d’une vibration. Ses abdominaux sursautèrent. Elle s’écarta :

    — Excuse-moi !

    Elle sortit une petite boite de sa poche, la caressa de son pouce comme la lampe d’Aladin et l’approcha de son visage :

    — Oui, vous avez essayé de me joindre toute la soirée ? Je n’ai pas entendu à cause du bruit. Non, ne craignez rien, je suis parvenue à entrer. Je compte sur vous demain.

    Le prince désappointé n’y vit qu’une sorcellerie de plus. Viviane désactiva son portable :

    — Ne restons pas là, Lancelot. Les chevaux sont tranquilles, allons à la maison !

    Ils suivirent un chemin sablé se perdant dans l’obscurité. Ils n’avaient pas fait trois pas que la lumière s’éteignit, relayée aussitôt par un faisceau surgi mystérieusement d’un buisson. L’équipage s’agita de nouveau. Ils attendirent que le silence recouvre la douceur de la nuit, et ils reprirent leur marche. Un jardin de paradis se dévoila bientôt devant les yeux éblouis du prince.

    — Je suis ensorcelé. Tant pis ou tant mieux ! Mais tout plutôt que l’ennui du palais ! pensa-t-il.

    Dans une odeur de roses et d’herbe fraîchement coupée, par trois ou quatre fois, des lumières s’allumèrent et s’éteignirent, traçant devant eux une voie princière comme si Viviane commandait au jour. Tout au bout, dressé sur la colline un magnifique palais de verre reflétait les fleurs du jardin, les rayons de la lune.

    Ils s’approchèrent d’une porte blanche encadrée de parois transparentes,

    — Nous voilà arrivés. La maison est vide. Où ai-je donc fourré ma clé ?

    Elle fouillait ses poches. En désespoir de cause, elle dénoua les cordons de sa jupe qui tomba à ses pieds dévoilant des chausses ressemblant à celles des pages.

    — De l’air, de l’air ! soupira-t-elle. On est mieux en pantalon.

    Elle sortit de sa poche un trousseau auquel était attaché un petit objet assez semblable à celui qu’elle avait dirigé vers le portail. Le prince ne fut pas mécontent de son observation. En avance sur son temps, ne perdant jamais de vue la technique et ses progrès, il imaginait déjà des applications comme la fermeture rapide du pont-levis en cas d’attaque.

    Il s’attendait à voir la porte s’ouvrir comme par enchantement, il fut étonné de voir Viviane introduire la clé dans la serrure, une clé certes petite, pourtant semblable dans son principe à celles du palais. La porte s’ouvrit.

    (à suivre)


  • Le feuilleton de l’été. Le fils du roi et les télécommandes (7)

    télécommande (7)Les vantaux s’ébranlèrent leur ouvrant le passage. Les chevaux s’avancèrent en soufflant. Leurs sabots cirés dérapaient sur le sol dallé de pierre lorsqu’une lumière surgit les éclairant comme en plein jour. Les yeux exorbités par la peur, les pauvres bêtes ruèrent dans leurs brancards dorés. Le prince parvint une fois encore à les calmer. Mais comme il secouait les rênes pour repartir, les vantaux du portail se refermèrent et heurtèrent bruyamment le carrosse mettant le comble à la panique.

    Le fils du roi crut à un piège :

    — Qu’est-ce encore ? Un enchantement ? Seriez-vous la fée Viviane ? Que vais-je dire au peuple quand le fils du roi reviendra au palais dans un carrosse cassé ?

    — J’avais pourtant téléphoné à l’installateur, il m’avait promis de venir cet après-midi. Ne fais pas tant d’histoire ! On trouvera un ébéniste pour restaurer tes dorures.

    À ces mots, elle tira sur ses tresses et les posa sur le banc, découvrant des cheveux bruns, coupés courts.

    — On étouffe là-dessous !

    Sous les yeux horrifiés du prince qui voyait sa princesse se transformer en page, elle descendit du carrosse d’un pas léger. Elle tendit à nouveau son petit objet vers le portail, qui lâcha sa proie et se referma derrière eux dans un claquement inquiétant.

    Elle guida le carrosse dans la montée. Le prince et son attelage se calmèrent lorsqu’elle leur montra du doigt une plateforme confortable. S’y garer fut un jeu d’enfants.

    À bien l’observer, elle n’avait rien d’un jeune garçon, d’un homosexuel ou d’un hermaphrodite. Il la trouvait plus attrayante que jamais malgré ses ridicules petits cheveux frisés. Il s’approcha d’elle :

    — Qui êtes-vous donc ? Une fée, une sorcière ? Dites-moi au moins votre nom !

    — Tu l’as dit ! Viviane. Je m’appelle Viviane.

    Il recula de trois pas, s’avança de quatre et la saisit dans ses bras :

    — Qui que tu sois, je t’aime à en mourir !

    (à suivre)


  • Feuilleton de l’été. Le fils du roi et les télécommandes (6)

    télécommande 2 jpgLe Prince comprit qu’il ne devait pas laisser passer sa chance. Ce corps vibrant à ses côtés dans l’obscurité, cette voix nette et claire dans l’odeur des blés le mettaient dans un état tel qu’il n’en avait jamais connu auparavant. Il se sentait à la fois léger et plein d’énergie. Il en oublia son agresseur, les règles de la chevalerie et accepta sans hésiter :

    — Mon carrosse est à vous, gente dame !

    — Que Son Altesse guide mes pas ! dit-elle en secouant ses tresses.

    Les poules étaient rentrées au bercail. Le carrosse trônait en face de l’église. Ses ors luisaient sous la lune en reflets argentés. Les chevaux assoupis les entendant agitèrent leurs pompons d’apparat. La jeune fille s’étonna :

    — On peut dire que tu as poussé loin la vérité historique !

    Il descendit le marchepied et ouvrit la porte :

    — Si Ma Dame veut se donner la peine… Les laquais sont partis, mais un Prince de sang se doit de résister à l’adversité !

    Elle retroussa ses jupes et s’installa sur les velours qui sentaient la poussière. Il referma la porte et s’assit sur le banc du cocher. De son fouet, il essayait de réveiller l’équipage quand il la vit grimper d’un pas leste et se blottir contre lui :

    — Pour te montrer le chemin… Je ne veux pas rester toute seule là-bas derrière.

    Le Prince sursauta. Ce n’était pas la place d’une future reine ! Mais, heureux de sentir sa peau contre la sienne à travers le satin de son pourpoint, il fit taire ses scrupules protocolaires.

    Le carrosse s’ébranla non sans mal. À peine sortis de la ville, ils furent assaillis par d’énormes monstres surgissant des champs alentour dans un terrible déchaînement. Leurs yeux lançaient des rayons lumineux qui perçaient l’obscurité. Des tourbillons de balles de blé les enveloppaient d’un halo diabolique. Les chevaux s’affolèrent, mais le prince dominant sa frayeur, tel l’aurige de Delphes, parvint à les maîtriser.

    — Les moissonneuses profitent du beau temps, dit la jeune femme d’une voix paisible.

    Les roues du carrosse, les sabots des chevaux sur le chemin caillouteux ajoutaient au vacarme. Le Prince aurait tellement préféré chevaucher son étalon, serrer sa belle contre lui, pouvoir lui avouer son amour à l’oreille, bercés par l’allure du fier animal, par la chanson des faux en mouvement, le cri des oiseaux dérangés, le froufrou de leur envol éperdu….

    — C’est ici ! Tu tournes à droite ! cria la jeune fille.

    Le superbe et interminable équipage eut toutes les peines du monde à prendre le virage. Au bout de l’allée entre deux rangées d’arbres, un portail apparut. Le Prince tira sur les rênes, mais la jeune fille le retint d’une main et de l’autre extirpa de son corsage un petit objet retenu par une fine cordelette et le tendit à bout de bras

    (à suivre)