Travail. Henriette et Lionel

Le beau temps est revenu, la canicule s’annonce.

De retour, Gilles m’a raconté les événements qui ont jalonné son séjour à Lasalle, la vie de troupe, la représentation des Suppliantes devant un public clairsemé mais fervent. J’ai eu des nouvelles de Suzy, de Xiaoli, d’Hubert, d’Anne-Iris, de Diane-Iris, etc. Un plaisir d’autant plus apprécié que je n’ai pas eu besoin de prendre le train ou la voiture, de dormir dans un lit inconnu, d’attendre durant des heures entre deux repas, entre deux répétitions.

Un peu regretté les promenades dans les paysages cévenols, mais je conserve bien au chaud dans ma mémoire notre périple au mont Aigoual avec les enfants du temps où ils ouvraient les yeux sur le monde. Ressurgissent sans leurs petits tracas les épopées qui entouraient nos trajets, les bivouacs homériques en camping-car et cela me suffit.

Le repas avec Henriette et Lionel combla une solitude devenue un peu pesante. Des propos passionnants sur nos existences respectives, un passé, des amitiés communes. Lionel nous offrit un concert sur mon modeste piano, en particulier une sonate de Brahms qu’il laissa s’envoler comme une bulle de liberté. Lionel perd la vue. Il doit utiliser désormais un agrandisseur et apprendre ses partitions par cœur, ce qu’il évitait de faire jusque là. Mais rien ne l’arrête.

— Diable d’homme, dit Henriette.

Nous avons eu la surprise de l’entendre évoquer sans nostalgie ses tournées internationales. Il nous a raconté une arrivée à San Francisco après 12 heures de vol, le concert sur un orgue minable, les soirées solitaires dans les hôtels après les ovations :

— Les Japonais, oui. Ils savaient recevoir !

Et c’est ainsi que le beau temps revenu, les journées se sont succédé sans surprise. Le matin, nage à Versoix dans un lac de rêve, modelage, déjeuner dans le jardin, après-midi corrections des chroniques de l’année en vue de publication, marche le long de l’ancienne voie ferrée au pied des crêtes, cueillette de noisettes, dîner dehors, scrabble et concerts de la Roque d’Anthéron sur France musique. Piano en intermède, la mise au point de l’adagio de Bach-Marcello, supervisé par Nick, lequel me dit :

— Compte et savoure !

Gilles travaille sa rythmique du vers homérique. Il fait la cuisine, les courses et je tiens la maison en ordre. Une existence des plus rangées qui a fini par me poser quelques questions.

N’est-ce pas passer à côté de l’essentiel ? On me dit qu’il faut bouger, voir des tas de gens, organiser des activités, participer à des événements. À Tougin, je perds peut-être mon existence, sans compter le risque de l’oubli. C’est vite fait de ne plus faire partie de la communauté humaine, d’être relégué dans les marges ou même dans la catégorie de ceux dont on ne sait pas s’ils sont vivants ou morts.

Et pourtant, je ressens profondément le besoin de ces instants de méditations, de repli, de recherches solitaires, d’observations tranquilles, de liberté. Ils me comblent d’une joie mystérieuse. Pas si facile que ça à assumer dans un monde qui s’en fiche.

 Mais je n’ai pas le choix, j’ai toujours avancé au présent, sans penser aux conséquences de mes actes. Ce n’est pas maintenant que je changerai.

Tant pis pour moi ! Et pourquoi pas tant mieux ?

Solitude.

Une semaine de solitude. Gilles était allé dans le Gard pour jouer Les Suppliantes.

Solitude totale dans le froid, la pluie, le vent. Village désert, pas de bains dans le lac, peu de promenades, pas de repas dans le jardin. Voilà qui vous oblige à réfléchir, d’autant plus que j’ai dû gérer un problème cardiaque.

Forte de mon expérience du début du mois de la traversée de Paris en taxi vers l’hôpital Saint-Joseph, j’ai tenté d’éviter ce genre d’aventure. Pour atteindre l’hôpital le plus proche d’ici, il faut se rendre en Haute-Savoie et donc traverser par la rocade le canton de Genève. L’attente aux urgences peut atteindre plusieurs heures. J’avais entendu dire grand bien d’un service médical dans l’Ephad de Tougin, mais il fallait appeler le 15 et je risquais de me retrouver dans une ambulance sans autre forme de procès. À pied, le cœur en chamade, je suis allée m’informer sur place. La secrétaire m’a expliqué que le médecin était en train de tourner, qu’il y avait un électrocardiogramme et ce qu’il fallait sur place. Elle ajouta :

— Si vous voulez, une infirmière peut vous examiner. Il se trouve qu’elle est libre.

J’ai décliné :

— Je n’ai rien sur moi, ni papier d’identité, ni carte vitale.

— À vous de voir, me dit-elle, un peu inquiète.

— Je me connais, ça va aller. Je sais que je peux être prise en charge, c’est le principal.

Je savais mon cœur un peu fatigué, mais pas plus que ça et j’étais protégée par un traitement au long cours. Je devais seulement patienter. Pas facile quand on est seule. Il retrouva son rythme au bout de 24 heures. En attendant, le moindre geste me parut insurmontable et le temps bien long, surtout dans cette atmosphère lugubre. Pas bien méchant, mais rien de tel pour vous faire réfléchir à la vie passée, à l’avenir qui se raccourcit, à ce qu’on va laisser derrière soi.

La solitude provisoire a ceci d’étrange qu’elle vous fait passer par des états d’esprit successifs intéressants : sentiment de liberté, exploration de situations inhabituelles, recherches de solutions, sentiment d’abandon, espoirs au son du portable, le travail comme salut, la radio durant les repas, la voiture comme une possibilité et j’en passe… Au bout d’une semaine, l’habitude avait pris le dessus, d’autant plus que le temps s’arrange un peu.

Heureuse de retrouver Gilles, je sais qu’il me faudra de nouveau partager l’espace, accepter toutes ces petites concessions qui font la vie à deux. Il a vécu des moments de rencontres, de convivialité qu’il me racontera. Semaine fructueuse.

Je suis allée au cinéma dans le froid et la pluie. Nous étions cinq dans la salle, dont trois femmes seules. Le mouvement des images, un excès de gros plans, une sono trop forte m’ont fatiguée. J’ai été contente de retrouver le silence du village et de la maison.

Nick et sa famille sont revenus de leurs vacances à Valence en Espagne. Au départ, 38 degrés, à l’arrivée 17. Leur chien Jarvis avait l’air assez sonné.

Hier, à la caisse du Carrefour Market. J’ai un mouvement de recul devant le caddy archi plein de la cliente devant moi, une femme corpulente pour ne pas dire obèse. Son petit garçon me regarde avec une certaine hostilité, huit-dix ans, maigre, des yeux qui mangent une figure en mauvaise santé.   

Machinalement je regarde défiler ses achats. Il n’y a là que de la nourriture néfaste, beaucoup de gâteaux, de produits ultra transformés, pas de légumes, pas de fruits. Mon esprit critique commence à se mettre en route quand je réalise qu’ils sont presque tous en promotion. Le garçon sur la défensive suit mon regard, la femme me lance un sourire, je retiens la beauté de ses yeux d’améthyste. Le caissier lance le total d’un ton neutre après avoir fait des calculs de ristournes sur nombre d’articles.

Quand ce fut à mon tour de payer, mes six ou sept articles coûtèrent à peine moins que son caddy rempli à rabord. Je n’avais pourtant acheté que du quotidien…

Hermance. Tamié. Les Filles d’Olfa.

Pas trop envie d’écrire. Farniente ?

Pour cause de froidure et de pluie éventuelle, nous avons dû repousser notre navigation sur le lac et le repas à la Comète avec Jenni. J’en parlerai plus tard. Il m’a envoyé un drôle de petit livre qui raconte une croisière en voilier dans les années 50, à la manière de Trois hommes dans un bateau, écrite pour les amoureux du Léman dont il fait partie.

Pas trop de difficulté à passer le pont du Mont Blanc. Déjeuner à Hermance au bord du lac. Vent du sud, vent « blanc » Ah, le chant des vagues sur la glissière et le mur du quai ! Retrouvailles et conversations confiantes avec Nelly, Bernard et Laurette. Alain trop fatigué n’avait pas pu se joindre à nous. Le temps passe, mais l’amitié ne vieillit pas.  Délicieux filets de perches « du lac».

La veille, beau temps. Une rencontre au col de Tamié avec Jean-Claude, Ève, Emmanuel et Noé au restaurant, dans un chalet à l’ancienne. Une sorte de musée des intérieurs savoyards du début du 20e siècle. Tartiflettes, jambon de pays, vacherin, tout était délicieux, servi par une patronne qui avait largement dépassé l’âge de cette retraite qui a tant remué la France le mois dernier. Noé nous a offert des macarons qu’il avait confectionnés lui-même. Même Hermé n’en fait pas de plus jolis ni de plus raffinés. Incroyable ! Il arrive sur vingt ans… À cet âge et encore maintenant, je n’ai fait et ne fais que de la cuisine basique.

Je demande à Jean-Claude des nouvelles de Madagascar où il a été missionnaire durant 50 ans, il répond :

– J’ai surtout des nouvelles par les religieuses. Elles font du bon travail.

Je le taquine :

– Les femmes ne sont pas si mal que ça !

– Elles sont épatantes. Elles sont même tellement bien que je n’ai jamais pu en choisir une, réplique-t-il avec un sourire.

Ce qui a fait rire Noé, assez peu au courant en ce qui concerne l’Église catholique.

Une autre fois, Jean-Claude avait dit :

– À entendre les gens en confession, je suis bien content de ne pas m’être marié !

Nous étions arrivés en retard, immobilisés pendant une heure devant l’aéroport de Genève. Quand la file s’est ébranlée, nous n’avons vu aucune trace de l’accident sur l’autoroute. Il a dit sur un ton tranquille :

– C’est bien suisse. On nettoie et c’est comme s’il ne s’était rien passé !

Nous bénéficions à Gex d’un cinéma qui passe des films d’art et d’essai, souvent juste après leur sortie. C’est ainsi que nous avons vu Les filles d’Olfa, un documentaire-fiction sur une famille tunisienne dont deux filles ont rejoint l’Etat islamique. L’affaire avait fait grand bruit à l’époque. Pris sur le vif, un très beau film qui montre sur quel terreau  peut s’installer le fanatisme et quels rouages sont utilisés par ses prédateurs. Manque de structures, absence des pères, pauvreté, maladresses, mais aussi  beaucoup d’amour et d’humour. Une scène où elles rejouent la première fois qu’elles enfilent un hidjab.

– Rabats ton voile, tu es beaucoup trop belle, dit l’une d’elle à sa sœur, se moquant du puritanisme de DAESH.  

Les deux filles restées en Tunisie disent avoir été sauvées par un centre de rééducation. Les deux autres sont en prison en Libye pour encore de nombreuses années.

Le spectacle d’Émilie, Rentrée 42  a reçu la Palme du meilleur spectacle Off d’Avignon. Nous sommes tous très fiers d’elle et les félicitations fusent sur WhatSapp.

Maison vide et village désert

Il arrive à Paris, et c’est rare, qu’une semaine s’écoule sans événement particulier. Soir après soir nous nous retrouvons devant la télévision sans avoir rencontré grand monde et la routine peut devenir pesante. Cependant, sitôt sortis sur le palier, sur le trottoir, dans l’autobus ou dans le métro une vie nous est offerte qui ne fait jamais défaut.

Ici, la nature nous ouvre les bras, surtout ces derniers temps où le soleil brille tous les jours, de temps en temps éclipsé par des orages furtifs à peine accompagnés de quelques gouttes d’eau.

Le village cette semaine était désert, pas âme qui vive, nul mouvement. Un chat noir au soleil dans le jardin, un autre, roux, en cavale, des moineaux piailleurs, des promenades le long de l’ancienne voie ferrée, au bout d’un certain temps cela devient un peu monotone. Les noisettes mettent du temps à murir. Le soleil tape un peu fort sur la tête.

Je me disais que nos voisins étaient peut-être partis ou malades, mais hier je vois le garage de Marcel ouvert. Je vais y jeter un coup d’œil et j’entends du fond de la maison :

— Ah, Martine ! On te croyait malade !

Jacqueline surgit de son escalier :

— On était inquiet. On ne te voyait plus !

Je réponds :

— Nous aussi on se demandait si vous n’aviez pas des problèmes.

Olivier et son ami rappliquent, un piège grillagé au bout du bras

— On a trouvé un des bébés !

Je mets un certain temps avant de comprendre qu’il s’agit d’un des chatons nouveaux-nés. Homosexuels, des armoires à glace, en maillots sans manches, biceps tatoués, des anneaux dorés dans les oreilles, ce sont des tendres.

Et nous voilà à discuter d’un peu tout, du temps, des orages à venir, de la fête du hameau qui pourrait avoir lieu début septembre avant notre départ.

Ils se sont éloignés pour continuer la recherche de l’autre chaton qu’ils ne veulent pas laisser dans la nature.

— On doit aussi retrouver la chatte pour la faire stériliser.

Jacqueline me dit alors :

— On t’entendait jouer du piano. On se disait que tu décompressais.

Une allusion à notre vie parisienne.

— J’espère que je ne vous casse pas les oreilles.

— Non, pas du tout ! Tu peux même jouer plus fort, on aime bien t’entendre et même tu peux jouer le soir et la nuit, si tu veux !

Nous sommes partis visiter leur jardin à la recherche d’une marmite à pendre à la potence de notre façade pour y planter des fleurs. Les tomates sont rebondies, mais les haricots, les pommes de terre, les framboises inexistantes, pas assez de pluie. La sécheresse sévit comme partout. Même les plantations de la commune pourtant abondamment arrosées se flétrissent. De plus en plus inquiétant !

Je suis rentrée toute ragaillardie à la maison. Non, le village n’est pas un lieu vide et sans âme. Il s’y passe des événements lesquels pour n’être pas extraordinaires n’en sont pas moins réconfortants.

Le soir même, en écoutant Le Masque et la plume à la radio évoquer le festival d’Avignon, je me suis dit que notre village leur paraîtrait bien terne. Les critiques ont minutieusement décrit un spectacle qu’ils avaient jugé intéressant : l’actrice-auteur était endormie sur la scène et une caméra projetait en direct sur un écran l’intérieur de son vagin. Le lendemain, j’ai lu dans Le Monde qu’une franco-africaine « queer » y faisait une performance. Nue pendant trois heures dans des positions suggestives, elle évoquait les horreurs de la colonisation, du racisme noir, de l’antiféministe. Des photos exhibaient ses cent kilos et plus, dénudés, entourés d’autres Africaines revendiquant leur présence d’ostracisées. Pas dans la dentelle ! Les deux spectacles recueillaient les suffrages des journalistes, lesquels louaient leur courage et leur lucidité.

Je dois dire que rétrospectivement je fus heureuse d’avoir vu quelques jours auparavant le film de Nani Moretti, Vers un avenir radieux. Loufoque, libre, moqueur de lui-même et des autres. Une respiration !

Comme je téléphonais à Claudine :

— Nous sommes tous les deux, tous seuls, comme des vieux couillons.

Elle m’a répondu avec sagesse :

— Ça fait du bien de temps en temps. Ça fait réfléchir !

Maison pleine.

le Grand Capricorne du chêne (Cerambyx cerdo), biologie et développement;

Vide ou pleine, ce n’est pas la même maison.

Certaines pièces deviennent inaccessibles, des chaussures jonchent le sol de la cuisine à côté de la porte d’entrée, papiers d’identité, porte-feuilles, smartphones, clés de voiture encombrent les meubles. Deux fois par jour, la cuisine tourne au chantier avec épluchages, plats et casseroles dans l’évier.

Heureusement, en été la plupart du temps et c’était le cas cette semaine, nous prenons nos repas dans le jardin. Mais le problème, c’est le parasol. Il y a toujours une tête au soleil. On se pousse on s’arrange. De bons moments, on discute, on raconte des anecdotes, on plaisante, contents de se retrouver. Le soir, le salon paraît soudain trop petit.

Puis, un jour, en général après le café, les coffres bourrés, on s’embrasse et les voitures s’éloignent avec de grands gestes d’adieux. C’est alors que la maison change du tout au tout. Le silence la recouvre à nouveau. Une fois les draps dans la salle de bains, les lits refaits, les portes et les fenêtres s’ouvrent, l’espace s’agrandit.

Les enfants nous disent :

— Après notre départ, ça doit faire un vide !

S’ils savaient ! On entend de nouveau respirer la maison, souffler le vent dans les velux, gratouiller les petites bêtes dans le jardin. Tout un petit monde qui retrouve sa place, nous consolant de les voir partir.

D’ailleurs, hier soir, vers 23 h, une nuée de fourmis volantes a soudain envahi le salon. Par centaines elles se sont accrochées aux rideaux, ont obscurci les fenêtres. On s’est battu pour les chasser. Le matin, elles avaient toutes disparu. Il faut croire que la reine était partie et qu’elles sont allées établir leur colonie chez les voisins.

Non, l’aventure ne se termine pas avec le départ des enfants. Ce matin, un énorme insecte de près de dix centimètres avec des antennes plus longues encore longeait le mur près du portail.

— Un capricorne ! s’est écrié Gilles.

Les capricornes, la terreur des vieilles maisons ! Ils grignotent les poutres même les plus grosses en un rien de temps transformant l’intérieur en une sorte de gruyère fragile rempli de farine de bois.

Le voilà qui grimpe sur le mur en direction du toit. Gilles le prend de vitesse, le rejette au sol. Le temps que je ferme les yeux, il l’avait écrasé sans état d’âme.

Nous nous sommes précipités sur Wikipédia. Oui, un des plus gros insectes d’Europe ! C’était bien un capricorne, mais un capricorne des chênes, totalement inoffensif, une espèce particulièrement rare et protégée. Imaginez nos regrets. Dorénavant, nous n’écraserons plus les petites bêtes que le Bon Dieu nous a offertes, sans une enquête préalable.

À propos de smartphone, durant son séjour notre petit-fils Marius, 16 ans, n’eut de cesse de nous convaincre de l’immense progrès que cet instrument de communication représente pour l’humanité. Il se heurtait de mon côté à un scepticisme qui l’indignait.

Or il se trouve que le 14 juillet il nous a entraînés sur le Jura pour aller admirer les feux d’artifice dans la plaine. La montée dans la nuit et les nombreux feux au pied de la montagne, la couronne lumineuse le long de la partie savoyarde du Léman sont un spectacle assez étonnant. Nous les avons laissés grimper jusqu’à la lisière de la forêt et nous avons attendu allongés dans l’herbe. Les foins ondulaient dans le vent comme des vagues, avec un léger et doux murmure comme une respiration. On entendait au loin les cloches des vaches et les claquements du feu de Divonne. Le scintillement des étoiles traversait un ciel un peu voilé ajoutant au mystère de la nuit.

Après nous avoir retrouvés, ravis du spectacle, ils sont redescendus à toute vitesse. Quand nous les avons rejoints à la voiture, Marius paraissait catastrophé.

Il avait posé son smartphone sur le bord du coffre. En refermant celui-ci dans l’obscurité, il l’avait écrasé, « éclaté », comme il nous le dit sur un ton navré, tempéré par la volonté d’affronter la situation.

Impossible d’imaginer Marius sans son smartphone ! Nous avons compati. Il l’avait payé fort cher et les circonstances l’empêchaient de transférer la carte Sim dans un vieux téléphone.

Je dois avouer que je n’étais pas fâchée de le voir contraint de s’en priver pour un moment, mais naturellement, je n’eus pas la cruauté de le manifester.

La privation fut de courte durée. Dès le lendemain matin, un réparateur du centre commercial voisin l’avait remis à neuf. Pour une somme non négligeable ! Seule la couleur du liseré extérieur avait changé. Elle était passée du gris au rouge clair, comme me le montra son propriétaire.

Ouf !

Tougin.

Grosse chaleur. En ouvrant les fenêtres durant la nuit, protégée par ses murs épais, la maison reste fraîche..

J’ai eu du mal à partir cette année. Il se produit tellement de petits et grands événements à Paris, je craignais de m’ennuyer dans le calme de Tougin. J’ai eu du mal à quitter mon atelier, un grand tableau en cours, des céramiques prêtes à être émaillées. Cependant les activités parisiennes s’arrêtaient et le temps s’étirait comme s’il fallait passer à autre chose.

Un dernier déjeuner avec les amis du café homérique de Gilles. Une jolie rencontre avec Claire et sa petite fille, Gabrielle. J’aurais voulu participer au dernier Par Cœur du Palais-Royal, entendre Jacques distiller avec son étrange tendresse un nouvel épisode des amours de Watt et de la patronne de l’auberge. Au quatrième épisode, ils en étaient arrivés à s’effleurer le coin de la bouche…

À notre arrivée, du fait de la sécheresse, le jardin n’était pas trop envahi par les herbes, mais bien peu fleuri.

Nous avons soulevé le toit du nichoir. Le nid des mésanges semble intact comme inutilisé, une sorte d’épaisse ouate mousseuse en tapisse le fond comme si aucun oisillon n’y avait jamais mis les pattes. Et pourtant, il y a un mois, nous avons vu les parents s’y introduire avec des petits vers dans le bec.

Après les salutations d’usage et les nouvelles de la santé des uns et des autres, nous avons préféré ne pas épiloguer sur les violences de la semaine dernière peut-être parce qu’elles n’ont pas épargné les villes voisines contrairement aux précédents épisodes parisiens des « gilets jaunes ». D’ailleurs, personne n’a d’explications simples, il s’agirait d’une accumulation de facteurs.. Plus le temps passe, plus l’option de la sévérité à l’égard de la jeunesse semble réclamée par l’opinion. Le grand gagnant de l’affaire semble être le RN, la droitisation du LR et le financement accru de la protection policière. Tonneau des Danaïdes et sujet brûlant.

En prévision d’un repli dans les maisons en raison de la chaleur, je suis allée à la bibliothèque de la ville. Je n’y étais pas retournée depuis le Covid. Ce fut un plaisir d’y retrouver Christophe, le responsable, sauf que nous sommes restés muets sans savoir quoi nous dire. Nous nous rattraperons quand je rendrai les livres.

Désormais, je suis plongée dans des romans, un genre que je pratique très peu depuis plusieurs années. Le suspense me fatigue, trop haletant. Il ne me permet pas de tourner les pages et de les savourer pour le seul plaisir de la lecture et pour la joie simple de poser le livre et de le reprendre comme un ami patient et fidèle.

J’ai baigné toute une journée dans l’univers cruel de la nounou de Chanson douce, prix Goncourt 1918. Maintenant j’erre avec Yacine dans les douars de l’Algérie du début du 20e siècle, dans l’enfer de Verdun, la tyrannie colonialiste et la misère de l’Algérie d’entre les deux guerres. Auteur à fort tirage et innombrables traductions, cet Algérien a étrangement pris le nom de son épouse, Yasmina Khadra. Dans l’armée pendant 25 ans, il n’avait pas eu le droit de signer de son vrai nom. Je me disais bien que ce n’était pas l’œuvre d’une femme. « Mon épouse m’a soutenu et m’a permis de surmonter toutes les épreuves qui ont jalonné ma vie… Sans elle, j’aurais abandonné » explique-t-il. Recherche historique indispensable, mais terrible ! Dans un interview, il déclare « Le malheur déploie sa patrie où la femme est bafouée « . En effet !

Je me promène dans ces univers importés, comme si nous n’étions pas tout à fait au pied du Jura à nous installer, à débarrasser la maison de ses toiles d’araignées, à préparer le jardin pour l’arrivée des enfants.

Pourtant, hier soir à la fraîche, je suis sortie dans la nuit. Les crêtes sombres se découpaient sur un ciel encore lumineux, un merle m’observait en trottinant sur le toit de la remise, les habitants du village somnolaient devant la télévision ou tapotaient leur ordinateur. J’ai aperçu Denis qui arrosait les géraniums de sa voisine.

Appuyés au muret de madame Péaquin, nous avons discuté à voix basse dans la sérénité de la nuit pendant qu’une chauve-souris nous frôlait de sa ronde incessante.

C’est ainsi que j’ai su que les tomates de son potager grossissaient gentiment, que la partie ancienne en pisé de sa maison était plus fraîche que la nouvelle en parpaing pourtant bien isolée, et que la chatte jaune de Boule et Bill avait fait des petits dans un buisson de la maison du fond, ce qui était bien ennuyeux, car en grandissant, ils allaient devenir sauvages et dévorer les oiseaux.

— Et Gilles, il va bien ?

— Ça va, mais on vieillit doucement.

— On en est tous là, a-t-il gentiment minimisé.  

Puis on s’est quitté en se glissant dans le silence à peine troué par des rires venus des Ovalies.

— À bientôt.

— À bientôt.

Violences urbaines

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Le lendemain, on apprenait que dans la France entière des jeunes s’étaient mis en colère. Des mairies, des commissariats, des écoles, des centres culturels, des centres commerciaux, des boutiques avaient été attaqués et incendiés à coup de voitures béliers et de mortiers d’artifice. Des centaines de voitures avaient brulé dans les cités. Des dégâts considérables, des centaines de blessés, des centaines d’arrestations. Aux Halles, à deux pas de chez nous, des boutiques avaient été incendiées et pillées. Nous, on a l’habitude !

On a su que dans la matinée aux portes de Paris derrière le quartier de la Défense un policier avait tiré et tué après un refus d’obtempérer un jeune de 17 ans qui roulait sans permis. La vidéo avait été diffusée sur les réseaux sociaux. La famille s’est indignée, les policiers ont été accusés de violence systématique, de racisme. Même M’Bappé, notre footballeur national qualifiant le jeune de cher ange a lancé un message : J’ai mal à ma France. Omar Sy l’acteur des Misérables, un film évoquant les difficultés entre la police et les jeunes de Montfermeil avait déclaré à son tour : Qu’une justice digne de ce nom honore la mémoire de cet enfant.

Et chaque soir, ça recommence sous les yeux médusés du monde entier. Depuis quatre jours, on compte chaque matin les blessés et les interpellations (3200 jusqu’à présent). La moyenne d’âge des manifestants tourne autour de 17 ans. À Pontoise : la maire a entendu une bande de jeunes crier : On va s’la faire ! Elle s’est enfuie dans sa voiture. À L’Haÿ-les-Roses un autre maire a pu sortir de sa maison en flamme en passant par derrière avec son épouse et ses deux jeunes enfants.

Cependant, de jour en jour, de dégradation en dégradation, le discours commence à changer. La police n’est plus systématiquement accusée, on commence à se poser des questions sur la jeunesse et ses rapports avec la société. Manque d’autorité parentale ? Désespérance ? Mal-être ?

Ce sont vos biens que vous détruisez ! a fini par dire M’Bappé.

Ce matin, la grand-mère du jeune homme décédé a pu déclarer que la police était nécessaire.

Comme on est loin de la Russie où deux hommes en civil sonnent à votre porte pour vous envoyer sur une simple parole et sans autre procès pour des années en Sibérie ! Certains comme l’extrême droite ou l’extrême gauche essaient de nous faire croire que démocratie et dictature c’est la même chose.

La nuance n’est pas la règle. On est dans le tout ou rien. On dit oui ou non, comme les clics du numérique, un peu aussi comme les réponses de QCM. On coche des cases. Les jeunes sont comme ci, les vieux sont comme ça, les pauvres comme ci, les riches comme ça, la province comme ci, la ville comme ça, pareil pour le changement climatique. Et on traîne à inventer des solutions de bon sens aux problèmes soulevés.

Pas étonnant que les jeunes ne se sentent pas considérés, eux qui sont dans l’âge de la complexité, plus tout à fait des enfants pas encore adultes. On les attire avec des richesses auxquelles ils n’ont pas accès. Dans leurs ghettos, ils ne perçoivent pas de valeurs vivables et réelles. Ils se sentent rejetés, dévalorisés, discriminés, d’autant plus que le quotidien de leur vie est jalonné de contrôles d’identité, de poursuites, comme un perpétuel jeu du chat et de la souris avec la police, laquelle, souvent issue des mêmes quartiers se fustige peut-être ainsi de ses propres origines et de sa couleur de peau.  

Heureusement que les forces de vie ont des ressources insoupçonnées, et qu’un nombre non négligeable de ces jeunes issus de l’émigration sortent des cités et accèdent à la classe moyenne. Il ne faut cependant pas trop tirer sur la corde… Le monde est devenu si fragile, à la merci de la technologie, d’un incident nucléaire, d’une manipulation informatique et j’en passe. Les profiteurs sont à l’affut pour s’emparer de tout ce qui peut leur tomber sous la main. Profiteurs de pouvoir, profiteurs de richesses. Tous prêts à tirer profit du mécontentement, de la détresse et de la peur provoqués par ces agissements.

Les jeunes ont-ils vraiment l’opportunité de faire leur apprentissage alors qu’ils restent de plus en plus longtemps dans l’enfance, s’isolent dans leurs quartiers ? Pour nombre d’entre eux, ils ont des moyens d’adultes et des comportements immatures. Il en résulte ces mouvements très certainement attisés par les mafias de la drogue, ces destructions qui coûtent des sommes faramineuses à la nation et qui réduisent à néant les efforts d’éducation, de soin de tant de personnes de bonne volonté.

Sarkozy a dramatiquement supprimé la police de proximité qui cherchait à établir un lien avec la population, les institutions associatives et les municipalités. Il a aussi contraint la police des stupéfiants à faire du chiffre, réduisant à néant la traque patiente des gros bonnets de la drogue. On le paie aujourd’hui très cher.

Il faudra pourtant bien repartir en tirant des leçons de ces événements pour éviter qu’ils se reproduisent. Qui a dit que la vie est un éternel recommencement ?

Divers.

Que fait Evgueni Prigojine en Russie ? S'agit-il d'un coup d'État du patron  de Wagner ? - BBC News Afrique

Il y a trois jours, on a appris que Prigogine, le chef et commanditaire du groupe Wagner, une milice de mercenaires travaillant dans l’ombre pour Poutine avait pris en son seul nom possession de la ville de Rostov à l’est de l’Ukraine. Le groupe Wagner se fait connaître depuis déjà de nombreuses années dans des opérations militaires, tuant, pillant, violant et détruisant tout sur son passage, en Afrique en particulier. A côté de l’armée russe désorganisée, rongée par la corruption, il était le seul véritable combattant efficace dans la guerre lancée par Poutine contre l’Ukraine avec des soldats recrutés à prix d’or parmi des prisonniers de droit commun.

Après la prise de Rostov, il s’est dirigé avec ses chars et 15 000 miliciens vers Moscou dans l’intention d’envahir le Kremlin. Le monde entier a vu cette armée avancer jusqu’à 150 km de Moscou. L’armée russe a bouclé le Kremlin, les pelleteuses ont creusé des fossés sur les routes d’accès à la ville au milieu des touristes et des habitants vaquant à leurs occupations.

Prigogine, soudain défenseur des soldats de l’armée russe, s’est mis à diffuser dans les medias des propos de propagande humanitaire.

Poutine a répondu par un discours à la télévision annonçant les pires châtiments aux insurgés.

Le soir même, la nouvelle est tombée. Prigogine avait fait demi-tour, lui, ses chars et ses hommes allaient en Biélorussie. Des négociations avaient eu lieu par l’entremise de son dictateur, Loukachenko. Les trois fous de pouvoir et d’argent s’étaient mis d’accord. Prigogine retirait ses troupes et Poutine lui promettait une amnistie.

On apprend aujourd’hui que les hommes de Wagner doivent choisir entre l’armée russe et le retour chez eux. C’est la version qui nous arrive par les médias. En fait, on ne sait pas grand-chose, les commentaires vont bon train, invérifiables. On s’attend à des purges massives jusquau fin fond de la Russie. Par quel tour de passe-passe Prigogine est-il encore vivant ?

Autrement, nous avons encore vécu des journées agitées dans une chaleur qui n’a heureusement pas duré.

Nous sommes allés à la Sorbonne voir Andromaque avec l’accent, les costumes d’époque et la fin d’origine laquelle n’a plus été jouée depuis 1673.

Une alerte. Lors d’une visite médicale de contrôle, une douleur thoracique a inquiété mon médecin. Analyse en urgence. Le laboratoire me renvoie à mon médecin, qui se met en rapport avec ma cardiologue laquelle m’envoie à l’hôpital Saint-Joseph. Taxi, dans un Paris embouteillé. Après un électrocardiogramme et deux heures d’attente, l’interne me renvoie chez moi. Les résultats de l’analyse sont jugés normaux pour mon âge, en accord avec le service de cardiologie. Nous sommes revenus en métro.

Notre troupe a joué le spectacle de fin d’année : L’Occident Express. Réussite mitigée. Un certain succès, mais nous aurions pu faire mieux. Nous avons manqué de temps, trois mois troués par les lundis fériés et les vacances de Pâques. Nous espérons pouvoir le reprendre en septembre. Ce fut tout de même une belle aventure qui s’est terminée hier par une soirée animée et arrosée. Je n’en dis pas plus.

Dimanche, nous sommes allés voir Thomas jouer au théâtre de la Ville de Nogent-sur-Marne. Spectacle de fin d’année. Les petits évoquaient avec fantaisie la résistance aux idées toutes faites, à la tyrannie quotidienne, texte probablement tiré d’un grand écrivain. Le groupe des moyens s’est beaucoup amusé dans un Barbe Bleue terrifiant.

Thomas et sa troupe de préadolescents se sont bien débrouillés dans Knoch de Jules Romain un rôle long et pas commode du tout. Thomas a tenu bon dans le rôle principal. Ils sont parvenus à dépasser l’aspect sordide du charlatan, leur jeunesse s’étant moquée du fameux docteur Knock interprété au cinéma avant la guerre de 40 par Louis Jouvet.

Paris en liesse tous les soirs,

Roland Garros

Classement ATP : Djokovic retrouve son trône, Nadal hors du top 100

Dimanche, finale de Roland Garros. Novak Djokovic à 36 ans a gagné son 23e match de grands chelems. Les grands sportifs m’étonnent. Leur rage de vaincre m’épate. L’âge de son adversaire, 23 ans, pouvait être sa seule crainte. Il en a fait une bouchée.

Les images de la télévision en plans rapprochés semblent nous introduire dans le cerveau, les muscles, l’affectivité des joueurs. Volonté, intelligence, intuition. À ce niveau-là, comment ne pas y voir des capacités surhumaines ? Surtout chez Djokovic, lequel plus que tout autre, sauf peut-être Roger Federer, reste imperturbable devant 15 000 personnes, montrant juste quelque mécontentement à certaines et rares balles perdues, concentré, indifférent à tout autre but que celui de gagner.

On dit de lui qu’il est dur avec son équipe, mais charmant dans la vie. Il a appris cinq langues par courtoisie à l’égard des pays hôtes. Têtu, il l’est certainement, puisqu’il a préféré renoncer à l’Open d’Australie plutôt que de se faire vacciner contre le Covid. Comment peut-on survivre à de telles poussées d’adrénaline ? Comment vivre ensuite le quotidien ? Quels rapports peut-il avoir avec sa famille, sa femme, ses enfants ? Est-il encore sensible à la beauté d’une simple fleur des champs, au pépiement d’un oiseau ?

De tout temps les grands sportifs et leur rage de vaincre m’ont étonnée. Je me souviens de la conquête de l’Annapurna, un des premiers exploits largement divulgué dans un livre écrit par Maurice Herzog, le chef de l’expédition. J’avais dix ans. J’ai lu et relu le livre, à chaque fois intriguée par les réactions des sherpas népalais.

Dans leurs traditions, l’Annapurna était sacré, interdit à l’homme et j’aimais cette idée, l’idée d’un endroit inviolable qu’on devait laisser à son mystère, un peu comme le noyau de la poésie. Je me souviens que dans la civière qui le redescendait semi-comateux pour soigner ses membres gelés, les oreilles d’Herzog avaient été assaillies par des bruits de cloches. J’y avait vu le signe qu’il avait été cloche. Les mêmes sherpas avaient entouré ses blessures d’un cataplasme d’asticots qui en mangeaient les parties putréfiées et l’avaient ainsi sauvé de la gangrène. Ils n’étaient pas rancuniers !

Récemment, j’ai lu au sujet de « sir » Edmund Hillary, le vainqueur de l’Everest.

— Je l’ai eu, ce salaud ! aurait-il dit en redescendant.

Si l’on peut y entendre une certaine admiration et même de l’affection, je n’aime pas cet adjectif qui qualifie d’ordinaire un ennemi. Quel besoin éprouve l’homme de toujours devoir vaincre ? De toujours devoir être le plus grand, le plus fort, quand on finit toujours par trouver plus grand et plus fort que soi ?

Pourquoi s’acharner avec une raquette sur une balle de 10 cm de diamètre pour en faire un projectile ? Ce serait dans la nature de l’homme qui doit la vie à une course de spermatozoïdes.

De là à risquer sa vie et celle de son équipe afin d’atteindre un sommet, le toit du monde, quand soixante-dix ans plus tard le trajet est devenu un boulevard borné par les nombreux cadavres gelés de ceux qui n’y sont pas parvenus ou qui n’ont pas pu en redescendre ? Aujourd’hui, un sherpa fête sa vingt-cinquième montée.

Comment relier cet appétit de victoire au petit épisode que j’ai vécu vendredi dernier au retour de l’atelier ?

Je suis sortie du métro pour prendre l’autobus à Richelieu Drouot. Dix minutes à attendre. J’allais m’asseoir sous l’abri à deux bancs séparés par une vitre quand j’ai entendu crier. Je n’ai pas tout de suite vu l’homme penché vers la vitrine de la boutique Héma.

Entre trente et quarante ans, bel homme, brun et bronzé, grand, mince, musclé, les cheveux poussiéreux en bataille, les vêtements en loques, les chaussures grises et défoncées, il s’adressait à quelqu’un à l’intérieur de la boutique en criant :

— Salope !

Encore un pauvre fou, à la dérive sur le pavé de la ville ! Par mesure de précaution, je suis allée m’asseoir de l’autre côté de la paroi de verre.

Il ne s’était pas passé cinq minutes avant qu’il s’affale à mon côté et se tourne vers moi avec brusquerie. Je n’ai fait ni une, ni deux, je me suis levée en criant :

— Non, mais ça va pas !

Il a sursauté :

— Ça c’est pas gentil ! a-t-il dit.

J’ai répondu en montrant l’abri désert :

— Vous pouvez vous asseoir ailleurs !

Et j’ai contourné la paroi pour aller de l’autre côté.

Je l’ai entendu répéter doucement, comme un enfant déconfit :

— Ça c’est pas gentil !

Comme on était loin de Novak Djokovic, auquel il ressemblait un peu ! J’ai eu une légère honte de l’avoir rembarré, mais fou ou pas fou, il n’avait aucune raison de m’embêter. En aurai-je fait autant avec le tennisman ? Celui-ci ne risquait pas de s’intéresser à ma petite personne !

Paris, Tougin, Paris.

Oui, mercredi dernier, nous avons filé à Tougin pour débroussailler le jardin. Il en avait bien besoin ! Nous avons eu de la chance, les quelques gouttes d’orages de fin de journée n’ont pas empêché Gilles de passer le fil. Il faut se rendre à l’évidence le jardin n’est pas en forme ! Le changement climatique ne lui vaut rien.

Le massif de pivoines est pratiquement mort. Il était là quand nous avons acheté la maison, il y a cinquante ans. Celui de nos voisins Marcel et Jacqueline résiste. J’aurai dû davantage l’arroser en août dernier. Je me le reproche, mais je crois qu’il est trop tard.

Le rosier grimpant de Monique est attaqué par l’oïdium, une patasse blanchâtre qui asphyxie les bouquets de boutons. Gilles a désherbé tout autour, il a pulvérisé ce qu’il fallait, mais je doute que nous retrouvions la merveille de grâce qui enveloppait la serre. La succession de sécheresse et de pluies orageuses risque d’avoir raison d’un rosier qui a vu le jour dans le Pas de Calais. Il ressemble à sa donatrice, Monique, notre belle-sœur, luxuriant et délicat à la fois, généreux et rieur, comme elle. Je crois vous en avoir déjà parlé.

Denis nous a donné des plans d’œillets d’Inde. Il en sème des graines d’année en année et nous les connaissons bien. Florifères et peu exigeants, ils repoussent les nuisibles, mais pourront-ils résister à notre absence ? On verra bien. C’est à chaque fois une surprise quand nous arrivons avec notre valise à roulettes d’observer le comportement d’un jardin planté de bric et de broc, et qui n’en fait qu’à sa tête. La plupart du temps, il s’en tire avec honneur et je dois même dire qu’il est charmant. Une année, venus d’on ne sait où, de magnifiques pavots avaient orné le pourtour de la serre, une autre année une incroyable floraison de cosmos, légères corolles aux tons pastels avait bordé la haie côté impasse.

Cette année, des campanules bleues ont animé le parking avec une certaine élégance.

Les corbeilles d’argent et les iris avaient fini de fleurir. Tout était beaucoup trop en avance. Les holtas auront du mal à résister au soleil de juillet. Il va falloir trouver des espèces plus adaptées au nouveau climat.

Mais le clou de ces quatre jours fut notre cohabitation avec un couple de mésanges installé dans le nichoir qu’Ève nous a offert il y a deux ans. Nous n’avons tout d’abord pas su s’il était occupé. Les oiseaux dérangés par notre arrivée se méfiaient. Ce fut un soulagement d’en voir un se glisser subrepticement dans la petite ouverture ronde, un petit ver dans le bec. Proches de la table où nous prenons nos repas lorsqu’il fait beau, le risque était grand de les voir abandonner leur couvée.

Nous avons veillé à ne pas faire de gestes brutaux ni de bruits intempestifs et ils se sont habitués à nous. Quel plaisir ce fut de les voir vivre leur vie à quelques mètres sans faire d’histoire ! Gilles s’est pris de passion pour eux, méditant sur leurs allées et venues. Il est vrai que l’intense travail qui consiste à nourrir des petits affamés laisse perplexe ! Ils ne bénéficient pas de congés, ni d’assistance maternelle, ni de sécurité sociale. À eux de se débrouiller contre les chats !

Quelques points communs avec le film que nous avons vu dans le petit cinéma de Gex, une sorte de fable sur la survie dans la campagne en Iran, près de Chiraz. L’Odeur du vent. Images magnifiques de montagnes, de torrents sur fond de fatalité et de solidarité.

À propos de cette rage de vivre, le monde occidental a été stupéfait d’apprendre qu’on avait fini par retrouver les quatre enfants, âgés de 13, 9, 4 et un an, perdus dans la forêt amazonienne depuis quarante jours. Ils avaient survécu aux bêtes sauvages, aux serpents, aux moustiques, aux pluies diluviennes, à la faim.

À l’origine, j’avais cru à une blague. Un petit avion s’était écrasé dans la forêt tuant le pilote et deux adultes, dont la mère des enfants. Ils avaient disparu du lieu du crash, mais les secours prétendaient qu’il restait encore un espoir de les retrouver. Élevés dans une tribu autochtone, ils connaissaient la forêt et la fille de 13 ans avait l’habitude de s’occuper de ses frères et sœurs.

Très amaigris, pris en charge par les secours, ils ont révélé que leur mère avait survécu au crash pendant quatre jours. Ils s’étaient ensuite éloignés avec de la farine de manioc, une moustiquaire, une lampe de poche et des couches. Ils avaient mangé des fruits de la forêt, des racines. Ils avaient entendu les appels et ne s’étaient pas découragés. Un bel hommage à rendre aux peuples autochtones et à leur mode de vie.

Ces petits oiseaux-là garderont tout de même des séquelles de leur aventure. Espérons qu’ils préserveront leur liberté et ne se laisseront pas piéger par la vampirisation des médias occidentaux.