Nouvelle année
Énième tempête sur la Bretagne. Des arbres ont encore été arrachés. Virginie m’envoie cette vidéo de la grève près de chez elle.
Une énorme fête sur les Champs Élysées, un spectacle son et lumière sur l’Arc de triomphe pour la présentation des futurs Jeux Olympiques, suivi d’un feu d’artifice. Plus d’un million de spectateurs.
Comment en ces temps de risques terroristes maximum la sécurité a-t-elle pu être assurée ? Un tour de force. Quand je suis rentrée de l’atelier vers 18 h 30, la station Concorde était fermée, le public descendait à Invalides et à Madeleine. Plus d’étrangers que de Français. Peu de Parisiens. Les Anglais n’étaient pas au rendez-vous, l’Eurostar ayant été bloqué par des inondations non loin de Londres.
Comment peut-on marcher des kilomètres et rester debout durant plusieurs heures coincé dans une foule ? Pour moi, sujette aux crampes et à l’agoraphobie, c’est du domaine de l’exploit. À voir les reportages, les gens viennent en groupe et en adorent l’ambiance. Plus ils sont nombreux, plus ils sont heureux. Les humains seraient-ils des êtres sociaux ? Le paradoxe est que le reste du temps, ils demeurent isolés dans leur logement, devant des écrans numériques, parlant à peine à leurs voisins. La solitude devient de plus en plus un motif d’insatisfaction, d’angoisse et de détresse affective.
Dans le métro, je n’ai vu que des groupes, des familles heureuses. Des poussettes, des enfants, des jeunes rieurs et blagueurs. Oui, la fête !
Nous avions prévu de faire un réveillon anticipé avec Yves et Arlette, mais Arlette s’est retrouvée au fond de son lit. À nos âges, il est difficile de faire des projets. On remettra ça dès que possible.
Julien et Thomas sont venus nous faire une petite visite de Nouvel An à bicyclette. Ils ont roulé le long de l’ancienne voie de chemin de fer de la Bastille.
Nous avons reçu quantité de petits mots, d’images, de coups de téléphone. Très touchée, j’en suis restée tout étonnée !
Hélas, B.B. qui venait de San Francisco s’est encore fait mal au dos en montant son escalier avec une grosse valise. Elle devait passer l’après-midi avec nous et n’a même pas pu se lever pour répondre à mon appel téléphonique. J’étais très inquiète. Heureusement ce matin, elle a enfin pu nous joindre. Elle se repose encore, on verra par la suite. Elle repart vendredi, impatiente de se retrouver chez elle à Ferrare.
J’allais oublier de dire que nous avons été invités par Julien et Laure à aller voir Berlin, Berlin au théâtre Fontaine. Un spectacle sur le Berlin sous tutelle soviétique, traité avec un humour décapant. Toujours bon de rappeler ce qu’est la vie sans liberté à la merci d’un pouvoir corrompu et sadique. J’avais presque oublié le plaisir de rire de bon cœur, à gorge déployée, cette détente qui nait au plus profond de soi, sans se poser de questions, les muscles qui se détendent, la communion entre des comédiens et une salle bienveillante. Voilà qui vaut toutes les thérapies.
Les sourires en sortant dans l’escalier et sur le trottoir, la rue qui vous accueille et le retour apaisé chez soi. Le charme du quartier Saint-Georges, sa place et ses rues romantiques. Une bonne soirée qui m’a changée de l’hôpital !
Une nouvelle année démarre. Que nous réserve-t-elle dans un contexte climatique et international très noir ? On sera bien obligé de faire avec et de résister au jour le jour. Nous cueillerons comme faire ce peut les roses de la vie.
Fin d’année, nouvelle année
Retour à la clinique pendant deux jours pour manque d’hémoglobine. Perfusion de fer.
Noël chez nous, le 24 au soir, tous réunis. Une soirée calme et affectueuse. Nous nous sommes couchés assez tôt.
Foie gras, pintade, sauce du boucher de Gilles, purée de marrons, pommes de terre truffées et céleri.
Et surtout… une bûche confectionnée par Noé, framboise, citron. Un régal.
Noé travaille énormément en prépa, il aime se distraire en faisant de la cuisine. Il est capable de vous confectionner des macarons qui rivalisent avec Ladurée et Hermé.
Je l’ai trouvé, entouré de ses balances et de ses ingrédients, appliqué et sérieux comme dans son futur laboratoire (il veut être chercheur). Je lui ai raconté que sa mère et son oncle Julien avaient autrefois joué avec le Petit chimiste offert à Noël et que le plafond pendant des années avait gardé des traces de leurs expériences. Il m’a dit de n’avoir rien craindre, pour le moment, de ses activités.
Romain, 21 ans, étudiant en informatique, était venu en Fixcar, neuf heures depuis Grenoble.
Marius, 17 ans nous a gratifiés d’un débat concernant la souris que Gilles avait exterminée il y a peu avec l’aide de la tapette de notre voisin de dessous et un petit bout de saucisson (le fromage ne marche pas).
Il aurait voulu que je la piège et que je la dépose délicatement dans le jardin des Halles au milieu de ses compagnons, les rats.
Ce fut une débauche d’arguments sur la non-violence, l’écologie, le recyclage, le contrôle des naissances, la politique environnementale, etc. Marius est intarissable lorsqu’il veut prouver quelque chose, surtout l’indéfendable ! Et Noé, de nature hyper logique, a murmuré en souriant :
— J’adore les arguments de Marius.
Thomas sortait d’une grippe. Il a dû garder un masque durant toute la soirée. Il nous a rappelé combien les masques limitent les expressions du visage. Le Covid redémarre un peu partout. Gilles et moi avons été vaccinés pour la sixième fois il y a un mois. On l’a tout de même placé tout en bout de table au cas où. On se revoit demain.
Les Grenoblois sont repartis dans l’autre famille à Rouen le matin de Noël. Nous avons dormi toute la journée.
Je me retrouve aujourd’hui avec vous devant mon clavier.
L’immeuble est vide. Nous ne savons pas où ils sont tous passés.
Intervention
Opérée jeudi, je suis sortie de la clinique le lendemain vers 13 heures.
Tout s’est bien passé paraît-il, mais les résultats ne seront vraiment effectifs que dans trois mois. Le cœur a ses raisons…
Je suis contente que ce soit terminé. Pourvu qu’il ne faille pas recommencer ! Les nerfs parasitant le muscle cardiaque risquent de repousser comme de la végétation…
Le cardiologue est passé par la veine fémorale avec un cathéter, il a traversé le vestige du trou qui se referme entre les deux oreillettes à la naissance et il a détruit les nerfs défectueux. En dépit d’une anesthésie générale, j’ai ressenti deux terribles chocs quand il a pratiqué l’ablation.
Le monde de l’hôpital est étrange. Nous y sommes soumis aux médecins, aux infirmières, aux aides-soignantes, dans une logique et des protocoles d’autant plus imparables qu’ils sont minutés sous la pression d’un manque d’effectif chronique.
Quand dans un box voisin d’une vingtaine d’autres, je patientais avant l’opération, j’entendais les brancardiers blaguer entre eux. Tous d’origine africaine, leur humour bruyant, leurs blagues exprimaient une belle et réconfortante vitalité. Mais au bout d’une petite heure, j’ai été contente de partir pour le bloc opératoire.
Au réveil, ma jambe n’a pas apprécié le pansement compressif refermant la veine fémorale. Ce qui, pour la plupart, n’est qu’une intervention banale s’est transformé en une fabrique de crampes que je ne souhaite à personne. Et je suis restée sept heures dans cette position sans pouvoir plier la jambe. On espère toujours échapper aux douleurs et aux inconforts, mais il faut se rendre à l’évidence, comme l’a dit un gentil brancardier avec un sens de la formule :
— C’est un mal pour un bien !
Quel soulagement ensuite de pouvoir s’asseoir, et aller aux toilettes ! La nuit s’est plutôt bien passée. Mais je n’ai pas pu m’empêcher de tripoter l’écran de monitoring, lequel s’est déconnecté. L’infirmière de nuit seule à l’étage, débordée par la distribution des médicaments n’a pas été contente. On la comprend.
J’ai fini par obtenir un demi-comprimé de somnifère :
— Vous avez de la chance, certains médecins refusent d’en donner.
Tout de même un peu sadique. Mais ils ont la hantise des benzodiazépines.
Le lendemain sous la douche, j’ai retiré ce que j’ai pu de la patasse collante du pansement. Gilles est arrivé en autobus vers onze heures :
— Ça n’en finissait pas, l’autobus a desservi plusieurs hôpitaux ; l’hôpital américain, l’hôpital public Ambroise Paré, l’hôpital franco-anglais, l’hôpital du Perpétuel secours. Ce quartier de Neuilly semble spécialisé !
Après la visite du médecin et le bon de sortie, nous avons pu rentrer en taxi. Le chauffeur nous a fait part de sa satisfaction au sujet des Jeux olympiques.
— Je vais même pouvoir transporter les équipes avec mes sept places.
En vie, mais pas fraîche du tout, j’ai été contente de retrouver mon lit et de lire les gentils messages qui me souhaitaient un bon rétablissement.
Le surlendemain, Julien, Thomas et Yves m’ont rendu visite. Cécile logeait chez nous en escale pour aller passer Noël à Londres chez sa fille Charlotte. Ils m’ont changé les idées et m’ont réchauffée de leur affection.
J’en avais bien besoin, car une nouvelle crise m’avait contrainte à joindre par téléphone le rythmologue de garde (on était samedi). Il m’a rassurée :
— C’est une réaction banale ! Votre cœur a été secoué. Il faut attendre qu’il se calme.
En effet ! Aujourd’hui, il semble un peu plus sage et j’espère que la parole de mon médecin va se réaliser :
— Vous allez repartir pour dix ans et plus. En pleine forme !
Depuis quelque temps, j’ai assez tendance à regarder les reportages à la télévision qui montrent des centenaires faisant du vélo, jouant du piano (106 ans), écrivant des livres (Edgar Morin, 102 ans) et même courant le marathon…
Il me resterait un peu de temps, presque une vie ?
Rien à raconter
Nous avons tout annulé en attendant l’intervention de jeudi. Le temps s’est arrêté, impression étrange.
Les nouvelles, des inondations et la COP 21, ne s’impriment pas vraiment dans ma tête. Seul l’emménagement sur le palier d’un couple avec un enfant de trois ans a vaguement retenu mon attention.
Les petits mots des uns et des autres me touchent beaucoup.
Les projets ne manquent pas. L’année se termine, une autre va commencer. Pour le moment, mon avenir est suspendu au geste d’un chirurgien que je ne connais pas. Intervention à risque, mais banale, parait-il. Je ne suis pas la première à vivre ce genre de situation ! Vivement la semaine prochaine !
Je m’occupe à modeler des papillons, à les émailler, ce qui implique peu d’attention. Rien de grandiose.
Bistrot des Halles
À Paris, décembre démarre sous le signe de la pluie et des travaux.
Les rames de métro sont rares et les touristes affluent. On nous dit que c’est à cause de réglages en prévision des Jeux olympiques de l’année prochaine. En attendant, on s’entasse et on galère.
Les illuminations sont chaque année plus modestes pour des raisons d’économies. Mais, je suppose les Champs-Élysées aussi magnifiques que d’habitude.
Paris reste Paris, vivant et animé avec ses petits événements amusants. On se dit trois mots et ça réchauffe.
Mais, comment ne pas voir les familles, les SDF à la dérive qui dorment sur les bouches de chaleur des trottoirs ?
Nous avons retrouvé Pierre, Nicole et Marie pour un déjeuner au bistrot des Halles. Toujours le même plaisir ! Gilles et moi avons commandé une andouillette accompagnée d’un beaujolais âpre et fruité venu directement du producteur. Un bistro dans son jus, dont Pierre a fait des tableaux chaleureux et lumineux accrochés jusqu’au Japon.
Une jolie black nous servait, à la fois sérieuse et souriante. Rapidement, je lui ai montré une photo de la statuette, une jeune noire allongée en maillot de bain sur une serviette colorée, une céramique que j’ai terminée récemment.
Son visage s’est éclairé, alors je lui ai dit :
— Ça vous plait ?
Elle a dit :
— Oh oui !
Elle a ajouté, après une hésitation :
— Vous ne pourriez pas revenir, cette après-midi après le service ?
Hélas, ce n’était pas possible, je devais défourner à l’atelier.
Le temps a passé comme un éclair, nous avions tant à nous dire !
Ils étaient allés voir Les Personnages de la pensée de Valère Novarina au théâtre de la Colline, spectacle qu’ils avaient beaucoup apprécié. Valère les avait rejoints avant la représentation pour un café. Sa durée de trois heures m’avait rebutée.
— Les spectacles longs me plaisent. J’adore me laisser aller au fond de mon fauteuil dans la durée ! a dit Marie, et elle a cité un spectacle de 5 heures auquel elle avait assisté récemment. Elle connaît Valère Novarina depuis leur enfance.
En fait, ces temps-ci, je suis perturbée par des arythmies avec lesquelles je dois composer. La cardiologue m’a dit de me ménager en attendant l’intervention que je dois subir pour la régulation de mon cœur. Programmée pour la semaine prochaine, les rendez-vous préparatoires se succèdent et me prennent beaucoup de temps. Naturellement, cette perspective me tracasse…
Paris-Pontoise
Une soirée à la maison avec ma belle-sœur Cécile et ma nièce Virginie.
Virginie, venue à Paris de Rennes pour un stage de travail, est répartie le lendemain matin. Mais Cécile, venue pour des retrouvailles familiales à Pontoise, a passé trois nuits chez nous. J’étais un peu fatiguée par des arythmies cardiaques, mais ce fut bien sympathique.
Cécile se remettait doucement du récent décès de son deuxième mari Jean-Charles. La fin avait été difficile, elle semblait contente de se détendre et de quitter un peu Bordeaux.
Nous nous réunissons régulièrement en famille, la dernière fois, chez Marc et Catherine. Cette fois-ci, nous nous sommes retrouvés dans un restaurant de Pontoise. Nous étions neuf de notre génération avec les conjoints, les « survivants », comme dit Marc. Quel bonheur de nous retrouver, d’évoquer le passé, nos enfants et nos petits-enfants ! Bénédicte et Dominique, qui travaillaient à deux pas de là, représentaient les disparus. Elles ont été obligées de partir plus vite. Des moments qui comptent, qui réchauffent le cœur.
Nous sommes montés ensuite au cimetière, nous recueillir sur la tombe familiale. Pour la petite histoire, nous avons pour la première fois déposé des fleurs artificielles. Il faut dire qu’elles étaient très jolies. La vendeuse nous avait prévenus qu’elles seraient volées, mais Marc a dit que c’était tout de même mieux que les fleurs naturelles qui fanent en quelques jours. Cela m’a fait penser à la chanson de Jacques Brel.
Le soir même, j’ai laissé Gilles et Cécile à l’appartement pour me rendre à une réunion de poésie quai des Grands Augustins. Christina Fabiani et Jacques-Marie Legendre, des comédiens plus que confirmés y rôdaient en présence d’amis un spectacle destiné à tourner dans toute la France. D’emblée, je fus touchée par ce texte de Rainer Maria Rilke, étrangement proche de la journée que nous avions vécue.
Pour écrire un seul vers, il faut avoir vu beaucoup de villes, d’hommes et de choses, il faut connaître les animaux, il faut sentir comment volent les oiseaux et savoir quel mouvement font les fleurs quand elles éclosent le matin. Il faut pouvoir repenser à des chemins dans des régions inconnues, à des rencontres inattendues, à des adieux dont on s’est douté qu’ils se feraient, à des jours d’enfance dont le mystère ne s’est pas encore éclairci…
Durant la soirée qui a suivi, j’ai eu le plaisir de discuter autour d’un buffet avec Chantal, Éric, Tania et bien d’autres. Mais j’étais fatiguée, d’autant plus que les autobus ne fonctionnaient pas et que j’ai dû marcher à l’aller comme au retour. À se demander comment Paris va accueillir les Jeux Olympiques dans six mois !
Il s’est déroulé encore bien d’autres événements cette semaine, en particulier nous avons couru sous la pluie le long des avenues de Neuilly. Pour nous autres Parisiens du centre, c’est comme partir au Kamtchatka…
Hier, chez Nicole, la sœur de Gilles, nous avons retrouvé Ghislain et Ada. Ils étaient contents de la réussite de leur festival de musique monté de toute pièce. On leur a demandé de recommencer l’année prochaine. Ada a chanté le Requiem de Fauré, une messe qui me tient à cœur. Il y a bien longtemps, mon père l’avait fait entendre en public dans l’église de Nernier. Je me souviens encore avec émotion du Pie Jesu, interprété par Vittoria de Los Angeles.
Nicole est maintenant très âgée. Je me souviens comme si c’était hier du temps où elle remplissait sa maison de jeunesse, qu’elle menait son monde avec vivacité et dynamisme. Comme le temps a passé !
Cette même impression à Pontoise, quand Marc nous promène dans sa ville, cette ville à l’amélioration et à la modernisation de laquelle il a tant participé. J’ai l’impression que c’était hier lorsque je montais à l’école, grimpant les escaliers de la rue de la Harengerie, traversant le boulevard des Fossés aujourd’hui le boulevard Jean-Jaurès, et que je surgissais devant l’entrée, inquiète d’être en retard !
Ces lieux m’évoquent tant de gens, tant d’histoires… Aujourd’hui, d’autres personnes y vivent et y meurent. Nous sommes si peu de choses !
Encore une semaine agitée
Mercredi, Madame Marguerite, au théâtre Essaïon avec Gilles et Marina.
Joué par Émilie, un seul-en-scène dont nous avions entendu la lecture il y a quelques mois.
Une institutrice fait la classe. Un résumé de ce que peut être la pédagogie dans les pays totalitaires. Un mélange d’autoritarisme débridé, de grossièreté, de sexualité malsaine, mais aussi d’amour extravagant et de bonne volonté. Propos qui dérivent peu à peu vers la folie et la mort.
Cette pièce jouée dans le monde entier a fait un tabac en France avec Annie Girardot, juste avant qu’elle ne sombre dans la maladie d’Alzheimer.
Un rôle écrasant ! Émilie y fut remarquable, occupant l’espace, passant de la colère à l’abattement, du rire aux larmes, de l’immobilité à la danse, avec un brio exceptionnel. Elle fut acclamée. Allez-y, si vous pouvez, vous ne le regretterez pas !
Il est difficile de voir un ami sur scène. Pour ma part, j’ai toujours un peu peur pour eux. Ce jour-là, un enfant au premier rang bougeait dans tous les sens, il tortillait ses cheveux, coudes levés et je me demandai comment Émilie pouvait se concentrer.
À la sortie, quand nous nous sommes retrouvés au bistro voisin, elle avoua qu’elle avait dû ramer, ce dont on ne s’était pas aperçu.
— Il n’y a pas idée d’amener un enfant voir ce genre de spectacle !
Nous étions une dizaine autour d’elle et ce fut un merveilleux moment d’amitié et de souvenirs de théâtre. Merci Émilie !
Nous avons évoqué l’auteur, Roberto Athayde, un Brésilien que j’avais rencontré peu de jours auparavant au concert anniversaire d’Anatole. Il m’avait dit :
— J’ai écrit cette pièce pendant la dictature de Peron alors que j’étais adolescent. Depuis j’en ai écrit plus de quarante et aucune n’a eu le même succès. Je suis invité partout et je fais le tour du monde, mais j’en viens à la détester.
Nous sommes rentrés en métro avec Anny-Claude encore handicapée par sa récente opération de la hanche. Elle a comparé sa convalescence avec celle de Gilles, il y a quinze ans.
— On m’avait dit que ce n’était rien… Moi, j’ai mal !
Novembre à Paris
Semaine médicale. Un nouveau torticolis m’a menée d’un cabinet à l’autre. J’ai continué chez d’autres praticiens, afin d’honorer des rendez-vous parfois pris de longue date.
J’en suis sortie avec des ordonnances diverses, dont une prescription de kiné. Quand on vieillit, la santé n’est plus automatique. Il faut prendre soin de soi, éviter les gestes brutaux, surveiller des symptômes qu’on négligeait auparavant. La fatigue, signe de surmenage ou d’avertissement ? La douleur musculaire, à traiter par des mouvements appropriés ou par le mépris ? Et toujours cette vague crainte de la tuile qui peut vous tomber sur le dos sous forme de maladie invalidante.
Au cours du temps, j’ai vu évoluer la pratique des médecins. Autrefois, à peine passés la porte, vous étiez dépossédés de votre corps. Une fois qu’il avait écouté vos glouglous dans son stéthoscope ou scruté vos tympans, lui seul avait le droit à la parole. Des mots succincts précédaient un gribouillis que le pharmacien déchiffrait ensuite avec la plus grande difficulté. L’art du médecin s’apparentait à celui du vétérinaire, à la prescience du médium, fort d’une expérience basée sur l’observation et la palpation.
Aujourd’hui, ils vous envoient faire des radios, des analyses dont vous lisez en clair les résultats et l’estimation de leurs pathologies, ce qui était inconcevable quand le patient devait être tenu le plus longtemps possible dans l’ignorance de son état, éventuel casse-pieds susceptible d’encombrer la route vers la guérison.
Désormais, les médecins vous laissent la plupart du temps participer aux diagnostics et aux choix des traitements. Pour ma part, je préfère les façons de faire d’aujourd’hui. Mais la sécurité sociale pourra-t-elle toujours supporter le coût de ces innombrables examens ?
Quand l’interminable liste des analyses ne révèle aucune anomalie repérée par le gras des caractères, je jubile. Le moindre résultat échappant à la fourchette tolérée me remplit d’un désarroi de même intensité. Mais il me faut assumer, et je peux en parler à mon médecin.
Ce qui reste inchangé, c’est la douleur qui vous fait vous tortiller, l’angoisse, le besoin de réconfort. Il est par ailleurs de plus en plus difficile de trouver un praticien disponible dans l’urgence.
Le mieux c’est de n’être pas malade !
Naturellement, j’ai raté plusieurs événements dont je me réjouissais. En particulier, un exposé à l’ENS par la conservatrice du musée de Nogent-sur-Seine sur la correspondance de Camille Claudel.
Par chance, bien que handicapée par une claudication intempestive, j’ai pu traverser le Pont Neuf pour aller écouter Chantal Stigliani et Anatole Lieberman jouer les sonates de Brahms et de Chostakovitch, pour piano et violoncelle.
Une bonne soirée ! Ils sont tous deux tellement en harmonie. Vive et colorée, la sonate de Chostakovitch m’a remis un peu le moral en place. Et puis, j’ai pu retrouver Éric et Tania Heidsieck que je n’avais pas vus depuis longtemps. On projette de nouveau de se rencontrer à l’atelier. J’y ai si souvent écouté Éric !
Nous avons souhaité l’anniversaire d’Anatole dans la joie, en laissant de côté toute amertume. Juif et russe, il n’a pas boudé son plaisir en dépit des circonstances actuelles.
Aujourd’hui dimanche, marche contre l’antisémitisme. Pour le moment, pas de perturbations à Paris.
Et puis, la joie de revoir Barbara ! Partie hier de Ferrare, elle fait escale à Paris dans son petit appartement de Belleville. Mercredi, elle s’envolera vers San Francisco pour passer deux mois chez Roger et Sally. Nous avions tant de choses à nous dire ! Des nouvelles de chacun, les aventures de sa fille, ses projets. Nous nous connaissons depuis plus d’un demi-siècle et les années ne font que bonifier notre amitié.
Une fois de plus, je suis épatée par la vitalité américaine. En montant ses escaliers, encombrée de son chat et de ses bagages, elle s’est froissé un muscle dans le dos. Après une nuit douloureuse, elle a pris un taxi pour venir nous voir, sans se plaindre et refusant toute aide !
Elle craint que le volcan qui menace en Islande ne l’empêche de partir.
Dans le métro
Je rentrais de l’atelier.
Le soir, le métro est plein, surtout ces jours-ci. Profitant des vacances de la Toussaint, la RATP a fermé la ligne 14 pour la raccorder à son prolongement. Les touristes s’entassent comme ils peuvent dans des rames à fréquence réduite.
Je saisis l’occasion pour vous faire part de mon étonnement. Pourquoi les gens voyagent-ils avec des bagages gros comme des malles et plient-ils sous d’énormes sacs à dos qu’ils vous balancent dans la figure sans même s’en apercevoir ? Si encore, ils s’habillaient avec recherche pour honorer le pays hôte, mais le plus souvent, ils ne portent que des shorts courts et des tee-shirts qui ne recouvrent même pas le nombril.
Quand Gilles et moi voyageons, nous n’emportons si possible qu’une valise-cabine. Nous y introduisons tout le nécessaire, dont quelques vêtements qu’on peut laver à l’hôtel et renfiler le lendemain matin. Cela évite de faire la queue à la reprise des bagages dans les aéroports.
Donc ce soir-là, j’avais laissé passer quelques métros bondés et j’étais contente d’avoir pu m’asseoir sur un strapontin à côté de la porte.
Un homme monte, âgé, le dos courbé, il marmonne des phrases incompréhensibles. Au bout de son bras, un très gros sac, un de ces sacs qui vous signe un sans domicile fixe. Il le jette par terre à mes pieds. Autour, les gens se sont écartés avec prudence. Je lui dis
— Non, mais ça va pas ? Doucement !
Il passe devant moi et s’affale sur l’autre strapontin. Le métro démarre, il tourne la tête de mon côté et je m’attends à une volée d’injures. Il me lance :
— Qu’est-ce que vous avez dit ?
Autour, la tension monte.
— J’ai dit « doucement ! »
— Vous avez dit autre chose !
— Oui, j’ai dit « Ca va pas ? »
— Oui, vous avez dit ça !
Je le regarde. Un visage très ridé, une casquette poussiéreuse, le prototype du clochard. Difficile de lui donner un âge entre 60 et 80 ans. Manifestement, il n’a pas l’habitude d’être regardé et ses yeux me fixent. Des yeux d’un bleu clair, des yeux d’aigue-marine. Après un instant, je vois les rides de son visage remonter vers les tempes. Il retire sa casquette et me dit :
— Oui, ça va ! J’ai pas besoin de voir un médecin.
Et il ajoute :
— Et vous, vous allez bien ?
Je lui réponds :
— Oui, je vais bien, merci !
Je l’ai dit d’une voix forte pour m’amuser. Autour l’atmosphère se détend. Il continue :
— Tant mieux ! Je vous souhaite une bonne soirée, madame.
Je lui dis :
— Merci. À vous aussi, monsieur !
Il ajoute :
— Et je vous souhaite une bonne nuit.
Encore un silence :
— Et je vous souhaite de faire de beaux rêves !
Un énorme sourire s’ouvre sur son visage, découvrant des gencives roses dépourvues de dents.
Au moment où je me lève pour descendre, je l’entends dire :
— Ce soir, madame, achetez un billet de loto !
Juste le temps d’ouvrir la porte et je lui lance :
— Ah ça, surement pas !
Je ne suis pas contre le jeu, mais je trouve que c’est de l’arnaque, seule la banque est gagnante.
Il paraît surpris, même incrédule. Il bredouille une phrase que je ne comprends pas, dans le genre : « Comme c’est bête ! »
Avant que la porte se referme, j’ai eu juste le temps de voir les usagers me suivre du regard en souriant.
Guerre et paix
Aujourd’hui, changement d’heure. Je vais perdre une heure de lumière à l’atelier. On se demande pourquoi un règlement qui n’arrange personne revient tous les six mois d’année en année…
Voici qu’en bonne Française, je râle.
Oui, pourquoi râlons-nous sans cesse. Je repense aux gilets jaunes, aux innombrables manifestations qui bloquent Paris presque tous les samedis. La planète nous observe avec un étonnement grandissant. Il n’y a pas longtemps, Sally me l’écrivait de San Francisco.
Hier, un reportage à la TV sur des papys boomers à Phénix en Arizona. Des milliers sans domicile fixe, cramponnés à une couverture ou un blouson. Ils n’ont rien. On leur vole portable, vêtements, chaussures, papiers. Par deux fois, l’un d’eux s’est fait voler son dentier. Sans protection aucune, ils vont manger et se rafraîchir en été dans les institutions charitables. Ils finissent par mourir sur le trottoir dans l’indifférence générale. Ils ont travaillé toute leur existence, mais ils ne peuvent plus payer leur loyer. Certains ont été riches, mais aucun ne se plaint. J’avais fait ce constat quand nous étions aux USA. On ne s’y plaint pas, jamais. En France, on râle.
La majorité de la planète vit dans des conditions plus difficiles que nous. Les roquettes pleuvent sur l’Ukraine, sur Gaza. Les armes tuent partout. Les peuples fuient la guerre dans le Caucase, en Afrique, avec la famine pour cause ou conséquence. Les femmes, les enfants, les vieillards paient un épouvantable tribut à cette violence.
En France, on marche librement sans recevoir de bombe sur la tête, sans la peur quotidienne de perdre un ami, un parent, son logement. En France, on peut rire, on peut s’amuser librement. On peut voyager, on peut se téléphoner et dire ce qu’on veut. On peut même se faire de bons petits plats et recevoir des amis. En France, on peut pratiquer sa religion et si certains dénoncent une intolérance grandissante, les attentats restent pour le moment très rares. En France, on peut même égratigner la loi sans trop de problèmes.
Il est vrai que nous sommes aussi gagnés par la misère. Beaucoup n’ont pas pu ou su prendre le train de l’économie libérale. Avec l’inflation, il est de plus en plus difficile de boucler les fins de mois. Les sans-abris, la plupart du temps émigrés, débordent des squares et des trottoirs de Paris. La paix est fragile, c’est certain. La dette de l’état est faramineuse, l’économie sur la corde raide, les prisons pleines. Mais globalement, la société fonctionne. Et tout le monde râle. Ca fait penser à ceux qui criaient « Aux loups ! » pour rien et qui n’ont pas bougé quand les loups sont arrivés.
Un étonnement pour la Parisienne que je suis : Les Jeux olympiques !
Dans le contexte de l’embrasement du Proche Orient, le risque est énorme. Comment sécuriser les berges de la Seine, les épreuves situées à Trappes, chaudron islamique, le métro ? On ne peut pas mettre un policier à côté de chaque visiteur.
Leur coût astronomique me pose des questions au regard de la misère qui gagne du terrain. On réquisitionne les logements sociaux, les résidences universitaires par dizaine de milliers sans solution de remplacement, avec des dédommagements insignifiants. Je n’aime pas ça.
Pourtant, Thierry Breton, commissaire européen au marché intérieur, l’autre jour, s’indignait à la télévision :
— Pour une fois qu’on fait passer le dépassement de soi, la fête universelle avant la politique, la religion ou les revendications partisanes, j’estime qu’on a le devoir de soutenir les Jeux olympiques !
Serait-ce là un esprit de résistance ? Le nombre en ferait la force ? Pourquoi pas ?
Pour ma part, la résistance ne se situe pas dans ces énormes machines dépersonnalisantes. Il se situe dans des petits gestes, dans des engagements.
Je le trouve dans un sourire, dans une main tendue.
Dans les pires situations, c’est justement un geste ou une petite attention qui m’ont toujours permis de ne pas désespérer. Les prisonniers des totalitarismes vous le diront. La résistance, c’est aussi de regarder un rayon de soleil sur un mur, une étoile dans le ciel, la lune au-dessus des toits,… offrir et recevoir une existence dans le regard des autres.